Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Février 2022 (volume 23, numéro 2)
titre article
Caroline Anthérieu-Yagbasan

Vivre dans un monde augmenté

Living in an augmented world
Hélène Machinal, Posthumains en série. Les détectives du futur, Tours : Presses Universitaires François Rabelais, 2020, 389 p., EAN : 9782869067370

1Sous couvert d’une problématique tournée vers les séries à narration complexe, étudiées à travers le prisme du devenir humain, H. Machinal ouvre de nombreuses perspectives qui questionnent des domaines beaucoup plus vastes que la série de plate-forme télévisuelle. Son point de départ est la structure du récit policier dit classique, et la mise en parallèle de deux périodes aux forts bouleversements économiques et sociétaux : le xixe siècle – durant lequel est née la forme populaire du roman-feuilleton –, et notre époque contemporaine, marquée par l’explosion de séries, forme dite également populaire.

La presse périodique est le support privilégié de la forme sérielle, et elle est perçue comme un média « de masse » qui se distingue d’une littérature plus « noble », les termes usités témoignant bien ici d’une hiérarchisation entre mineur et majeur. (Introduction, p. 15)

2Ces deux périodes voient émerger également, affirme la chercheuse, la remise en question de l’identité humaine, dans un « contexte de crise épistémologique » qui éveille des inquiétudes liées à la fin du monde. C’est le début de la figure du savant fou, réinterprétée dans nos fictions contemporaines au sein d’un contexte numérique. Comparaison qui donne à la chercheuse l’occasion de développer plusieurs concepts féconds, tels que par exemple la temporalité des récits considérés. Cet ouvrage étudie ainsi des problématiques plus larges que son champ de départ, tout en les illustrant de nombreux exemples tirés de séries « à narration complexe », ainsi que de « focus » sur des concepts ou distinctions conceptuelles.

Passé & futur

3Un parallèle fécond est tracé entre récits policiers et SF. Les premiers comme les seconds s’inscrivent dans un rapport au temps qui cherche à rétablir l’ordre dans le chaos ; qu’il s’agisse de remonter le fil des événements dans un récit rétrospectif issu de l’enquête, ou d’explorer les voies complexes du futur en envisageant notre contemporanéité comme un passé du récit sous-tendant l’ensemble de la série. Sans oublier la possibilité d’une apocalypse, technologique ou non, que le détective, ou ses avatars, nous y reviendrons, peut chercher à empêcher. Dans les deux cas, ces genres explorent des rapports au temps complexes pour une époque troublée. Quand le présent est devenu anxiogène, les séries se réfugient dans le présentisme ; caractérisé par une esthétique de l’émiettement, du ponctuel, du fragment, de l’équivoque, ce dernier évoque des temps de latence, ou des temps cycliques1 : « la résurgence de la forme sérielle serait le signe d’un changement d’historicité. » (Conclusion, p. 371)

4Le jeu entre les différents temps renvoie donc également à une dynamique du chaos et de l’ordre, dans laquelle le récit parfois s’épuise à retrouver un fil directeur, et où le langage peut être problématique ; l’auteure cite par exemple l’interdiction de la lecture dans la dystopie de The Handmaid’s Tale.

5Enfin, le rapport au temps induit une différence entre l’humain et le robot, le souvenir devenant un repère identitaire.

L’humanité d’un personnage se définit par l’existence de souvenirs qui contribuent à construire soit une biographie, soit une histoire. La dynamique policière permet de suivre cette quête herméneutique (souvent celle du personnage) qui découvre ainsi son identité, synonyme de son humanité, en particulier dans le cas d’êtres non-organiques […]2.

6Le récit constitue ou reconstitue ainsi une identité problématique dans un corps éparpillé ; nous reviendrons sur ce point.

Fiction & récit

7La chercheuse problématise dès l’introduction, et jusqu’à la conclusion, la question narrative. Si le récit policier est une narration impossible3, les jeux avec les différents temps qui se développent dans la réflexion sur le futur humain et le transhumanisme sont d’autant mieux mis en valeur dans le cadre sériel qui est un jeu entre les parties (les épisodes) et le tout (la saison, elle-même inscrite dans un récit global sur la série, avec plus ou moins d’intertextualité de l’une à l’autre). Dans ce cadre, le leurre narratif du récit policier consistant à transformer le lecteur en sémioticien peut trouver différentes déclinaisons, comme l’inscription de paroles sur l’écran, dans Sherlock, ou la voix-off du personnage s’adressant directement au spectateur, de manière allusive, dans Mr Robot.

8Les nombreuses séries prises en exemple par H. Machinal problématisent bien le rapport au réel des personnages via le langage, brouillant pour certaines la notion même de réel (l’auteure parle de « contagion » entre la réalité et la fiction4). L’enjeu sera alors parfois, dans un contexte post-apocalyptique, de retrouver des signes, pour en faire du sens, et enfin un récit.

Le virtuel

9Les séries citées par H. Machinal reviennent de manière lancinante sur la question du virtuel, à relier avec l’écran bien évidemment. Le virtuel, c’est la mise en question du code et de sa signification, mais aussi de l’espace et du primordial, au sens de premier. Dans cette interrogation, Matrix apparaît comme… matriciel et exemplaire. La réflexion sur la tension entre virtualité et réalité peut ainsi mettre au centre d’un certain nombre de séries le personnage du hacker, dont l’ambivalence axiologique le place en représentant moderne des détectives et policiers. Enfin, le virtuel c’est l’absence de corps, au profit de l’image, mais aussi dans une monstrueuse mise en valeur du regard, jusqu’à l’intrusion ou au voyeurisme.

Le corps et la technologie

10Le corps est un enjeu important dans les séries évoquant l’Intelligence Artificielle au sens large. Il est bien entendu un enjeu pour le transhumanisme, lorsqu’il s’agit du corps augmenté, voire de la conscience téléchargée pour survivre au corps, comme dans un épisode de Black Mirror étudié en détails par Hélène Machinal, « San Junipero ». C’est un enjeu identitaire, comme cela a déjà été évoqué, mais également un enjeu de reconnaissance entre pairs ; ainsi, lorsqu’un androïde ressemble trop à un être humain, au point de parfois douter lui-même de son statut. Dans Better than us, Dark Matter, ou bien entendu Almost Human, ce sentiment est assumé, et il mène à cette « inquiétante étrangeté » sur laquelle l’auteure effectue un focus5. Le corps technologique en vient souvent à surpasser le corps biologique.

11De même que la technologie peut brouiller les frontières du corps, l’androïde brouille celles de l’humain. La notion de sujet serait alors à rechercher dans son récit personnel, mais peut-être également dans son regard. Les séries étudiées ici travaillent particulièrement la question du regard qui surveille, qui interagit, ou qui donne accès à l’intériorité. Point en effet intimement lié avec le statut de l’image et la figure récurrente de l’anamorphose, pour laquelle les séries considérées sont exemplaires.

Conclusion

12L’étude proposée par Hélène Machinal se présente comme une somme de réflexions qui vont bien au-delà du simple parallèle de départ entre deux époques et deux genres littéraires, et révèlent les interrogations d’une époque qui voit de façon problématique le rapport de l’humain au monde.

Les posthumains permettraient alors de problématiser le rapport au technologique, le rapport au temps, l’identité humaine et la nature de la réalité qui nous entoure. […] Le récepteur est ainsi amené à contempler ses devenirs potentiels mais dans un cadre double car à la fois générique (la SF) et formel (l’écran). Science-fiction et écran deviennent les interfaces déclencheurs d’un phénomène d’anamorphose où ce qui est projeté (un futur potentiel) renvoie à ce qui est, à la multiplicité de notre présent et au présentisme qui fonde l’imaginaire contemporain. (Conclusion, p. 373)