Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Mars 2018 (volume 19, numéro 3)
titre article
Chloé Brendlé

L’euphorie communicative : le style selon Kerangal

Mathilde Bonazzi, Cécile Narjoux & Isabelle Serça (dir.), La Langue de Maylis de Kerangal. « Étirer l’espace, allonger le temps », Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2017, 228 p., EAN 9782364412095

1Rares sont les auteurs qui emportent à la fois l’enthousiasme du public, de la critique institutionnelle et de l’université. Pas moins de deux adaptations au théâtre en 2016 (Réparer les vivants, de Sylvain Maurice et d’Emmanuel Noblet) et de deux adaptations cinématographiques (Réparer les vivants de Katell Quillévéré en 2016 et Corniche Kennedy de Dominique Cabrera en 2017) ont parachevé le succès de Maylis de Kerangal, tandis qu’Alexandre Gefen lui a récemment rendu hommage dans l’ouvrage né de son habilitation à diriger des recherches, Réparer le monde1. À quoi tient l’engouement pour une œuvre romanesque encore en chantier ? La parution des actes du premier colloque consacré à l’auteure, « Maylis de Kerangal, une écriture nomade », qui s’était tenu à l’Université Jean‑Jaurès de Toulouse et à l’Université Paris 4, respectivement les 9, 10 et 12 octobre 2015, vient répondre indirectement à cette question en proposant des analyses variées et souvent passionnantes des différents récits de la romancière de Je marche sous un ciel de traîne, son premier roman (2000), à À ce stade de la nuit (2014)2.

2Intitulée La Langue de Maylis de Kerangal. « Étirer l’espace, allonger le temps »3, cette étude vient enrichir la déjà très précieuse collection « Langages » des Éditions Universitaires de Dijon, à laquelle on doit des monographies sur des auteurs contemporains tels que Laurent Mauvignier, Éric Chevillard ou Sylvie Germain4. Selon le vœu des trois directrices de l’ouvrage, Mathilde Bonazzi, Cécile Narjoux et Isabelle Serça, les contributions réunies « cherchent moins à cloisonner qu’à offrir des regards croisés sur une écriture « avitaillée au multiple5 ». En dépit d’un plan précis composé en trois temps (« Écriture documentaire et éthique littéraire », « Une écriture phénoménologique » et « Une écriture nomade »), enjeux esthétiques, thématiques et stylistiques se mêlent souvent, avec une primauté accordée à l’analyse textuelle qui tient au parti de la collection mais aussi à la singularité de l’œuvre de M. de Kerangal. Attentive à l’hétérogénéité des discours, au rendu de la sensation, à l’expression de l’expérience, celle‑ci représente en effet du pain bénit pour la stylistique, et l’on peut se réjouir de l’acuité et du souci de l’écriture dont témoigne cet ouvrage collectif.

3À la lumière des différentes contributions, nous proposerons et interrogerons trois « gestes » d’écriture d’une auteure qui aime tant à plonger au cœur de l’action et dont les différents contributeurs soulignent chacun à leur façon le lien au désir et à la pulsion, voire à l’euphorie6.

Embrasser le réel : phénoménologie & exhaussement

4L’intérêt de l’œuvre de M. de Kerangal tient d’abord à sa position particulière dans le champ romanesque et narratif contemporain. Plusieurs contributeurs soulignent une singularité thématique et esthétique. Judith Mayer avance ainsi que la romancière n’a pas le regard tourné vers soi et les centres d’intérêt habituels du « microcosme artistique et intellectuel » contemporain, mais au contraire l’« œil documentaire » (p. 66), et qu’elle puise sa matière dans une attention au dehors et aux êtres, qu’ils soient adolescents en vacance(s) dans Corniche Kennedy (2008) ou professionnels en action dans Naissance d’un pont (2010) ou dans Réparer les vivants (2014). La formation en cartographie et en anthropologie de la romancière est cruciale, et de nombreux articles cherchent à caractériser l’appréhension du réel et l’appétit documentaire de l’auteure. Dominique Viart évoque des « déploiements socio‑ethnographiques » (p. 23) à propos de ses récits, tandis que Sylviane Coyault, qui consacre son article au traitement de la jeunesse, propose de parler d’« ethnologie » tant les comportements sociaux semblent s’effacer devant les attitudes et les gestuelles décrites (p. 114).

5Étudiant la trajectoire spatiale de l’œuvre kerangalienne, Marie Fontana‑Viala montre le passage de récits « déambulatoires » ou nomades à des récits d’« ancrage »7, qui s’attachent à un lieu et aux interactions multiples qui s’y déroulent. L’intérêt de cette contribution est de reconsidérer les premiers romans de l’auteure, Je marche sous un ciel de traîne et La Vie voyageuse, parus respectivement en 2000 et en 2003, mais aussi ses plus brefs et non moins intéressants récits, « Ni fleurs ni couronnes », « Sous la cendre » (2006), et plus récemment, À ce stade de la nuit. Certes, l’inspiration documentaire s’inscrit dans une filiation réaliste, mais elle signale aussi un regain d’intérêt contemporain, dont Devenirs du roman 2 (ouvrage dirigé par les membres du collectif Inculte, auquel appartient M. de Kerangal) se faisait l’écho il y a quelques années8. Plus distinctive encore est l’absence de pessimisme, qui pourrait pourtant accompagner la description du réel. Dominique Rabaté rappelle que l’ironie est la « marque de fabrique du roman moderne » (p. 76) et qu’elle est introuvable chez M. de Kerangal. Sylvie Vignes, quant à elle (p. 101‑102), note qu’on ne saurait inclure l’auteure dans la liste des grands mélancoliques de la modernité, de Pierre Michon à Pascal Quignard, auxquels Laurent Demanze avait notamment dédié son essai9.

6Engouement pour le réel et optimisme semblent donc aller de pair dans cette œuvre dont les critiques s’attachent à montrer l’énergie vitale, visible sur les plans thématique aussi bien qu’énonciatif et stylistique. D’emblée, les directrices de l’ouvrage parlent d’un « parti pris du présent et de la présence » (p. 11). Ce que l’on pourrait aussi appeler la passion du présent se manifeste d’abord très concrètement par un emploi caractéristique des temps verbaux. S. Vignes parle d’un présent « vecteur » dans un article très justement intitulé « Un temps retrouvé : Maylis de Kerangal et le présent » (p. 102) tandis que Bruno Thibault et Joël July évoquent à propos de Naissance d’un pont un « temps vectorisé, aimanté par la prouesse technique et le succès financier » dans « Des corps et des voix : l’euphorie dans le style de Maylis de Kerangal » (p. 133). On trouve également une démonstration précise de Mervi Helkkula sur l’emploi des conjonctions « et » et « quand » dans Réparer les vivants, permettant d’attester le renversement des notions de premier plan et d’arrière‑plan temporel ; l’intensification du moment participe d’une poétique générale de présentification. C’est ce qui conduit D. Viart et Claire Stolz à s’intéresser de près à la figure de l’hypotypose, le premier dans un article inaugural qualifiant l’« ethnographie » kerangalienne de « sidérante » (p. 19), la seconde dans une étude de la prose poétique de l’auteure (p. 167). De façon remarquable, les deux critiques mettent en valeur les prolongements de l’esthétique du sublime, D. Viart rappelant ses fondements antiques, Cl. Stolz ses illustrations classiques.

7La présentification participe d’une écriture phénoménologique, ce que corrobore à sa façon une déclaration de l’écrivaine dans une émission radiophonique citée par J. Mayer : « La tentative que j’essaie de mener, c’est la captation de la vie. Dans la disponibilité des personnages, il y a quelque chose de phénoménologique. On est au monde10 ». L’« être‑au‑monde » kerangalien se manifeste par les différents sens physiques, notamment « photographique et sonore », qui cherchent à rendre « la cacophonie du monde », ainsi que le formule Valeria Gramignia avec pertinence dans « Maylis de Kerangal : l’écriture et le réel » (p. 122 et 125). La vision et l’ouïe sont mobilisées par l’emploi de descriptions amples, à la fois fluides et heurtées : l’intégration d’onomatopées permet par exemple de matérialiser la présence hétéroclite du « réel ». De cette matérialité non seulement thématique mais langagière, l’auteure s’explique dans les entretiens sur lesquels se concluent de manière bienvenue l’ouvrage. À M. Bonazzi qui l’interroge sur les liens entre « bruits du monde » et lyrisme, elle répond que « Réparer les vivants est pour [elle] plus un livre de l’oreille que de l’œil. C’est un livre qui s’écoute ». Elle revient également avec les étudiants du master de création littéraire de l’Université Jean‑Jaurès sur le rôle primordial des lieux et l’inscription des corps dans son inspiration et dans la formation de ses projets romanesques (p. 202, 209 sq.).

8Le déploiement phénoménologique de l’écriture convoque une histoire littéraire importante, et les références des différents articles permettent d’esquisser une famille qu’on aurait aimé voir rassemblée dans une contribution. De multiples romanciers font ainsi ponctuellement leur apparition, tant du côté français (Marcel Proust, Louis‑Ferdinand Céline, Claude Simon11) que du côté américain, dont M. de Kerangal s’est nourrie également sur le plan des thèmes et des représentations. William Faulkner est ainsi convoqué par D. Viart (p. 25), tandis que Br. Thibault, dans sa contribution originale « Naissance d’un pont, roman “fleuve” à l’américaine ? » cite non seulement des Américains capitaux comme Jim Harrison et Joyce Carol Oates, mais offre une mise en regard avec des récits moins attendus tels que ceux de James Michener et de Russell Banks (p. 49 sq.). Une généalogie comparée foisonnante se dessine.

9La phénoménologie kerangalienne est aussi exaltation, et tire le réel vers l’épique, voire l’utopique. C’est ce que montrent en particulier Aurélie Adler, évoquant l’exposition, voire l’exhibition d’une narration portée à s’enthousiasmer, dans un article interrogeant subtilement la dimension épique des romans Naissance d’un pont et Réparer les vivants (p. 40‑41) et D. Rabaté dans « “Créer un peuple de héros”, le statut du personnage dans les romans de Maylis de Kerangal », lorsqu’il parle de la « magnification » (p. 81) des personnages et de leurs actions. De l’écriture sidérante, aspirant la matière du réel, à l’écriture sidérée, happée par son sujet, il y a un pas que l’écrivaine franchirait avec allégresse, et que S. Coyault souligne en reprenant le terme de « sidération », celle de l’auteur pour son sujet, ou plutôt ses sujets, les jeunes (p. 116).

Hybrider la fiction : la plastique de la langue & des genres

10L’ouvrage témoigne particulièrement bien de la tension entre réalisme et fiction, entre matérialité et symbolisation à l’œuvre chez M. de Kerangal.Son sous‑titre, « Étirer l’espace, allonger le temps » met l’accent sur la plasticité d’une œuvre romanesque ample par l’étendue des ses intérêts, par la diversité de ses sources, mais aussi par son aspect protéiforme. La syntaxe, le lexique et les registres littéraires sont autant de domaines dont la romancière s’efforce d’étendre les limites.

11C’est d’abord sur un art de la concrétion ou de la condensation que s’accordent les différents auteurs du livre. Pour reprendre la métaphore au cœur de Réparer les vivants (roman qui relate une transplantation cardiaque, et dont l’auteure glose la valeur dans un entretien accordé à la revue Transfuge en disant :« Je voulais que le cœur soit la forme et l’analogie du livre »12), le style kerangalien offre une tension entre diastole et systole, très attentif aux rythmes, aux effets de dilatation comme d’accélération. Dès l’article de D. Viart sont mentionnées d’un côté les syncopes et les asyndètes, de l’autre les séries exhaustivantes (p. 20 et 23), oscillant entre retranscription heurtée et fidèle du réel et tentative d’épuisement de celui‑ci. La joie des énumérations, des attributions, des classements est manifeste dans les récits de l’auteure. Cette « rythmique » a été joliment baptisée « chorégraphie de la collision » par Stéphane Bikialo et Catherine Rannoux à propos de Naissance d’un pont. Les deux auteurs y étudient avec maestria les effets de condensation induits par la parataxe et par l’emploi de constructions attributives audacieuses ; à propos de l’une d’entre elles, ils parlent de « court‑circuit syntaxique » (p. 149). S’agit‑il de lissage ou au contraire de disruption ? Toute l’énergie de l’écriture tient à cette mise en tension des éléments syntaxiques.

12L’intégration du langage familier, déjà mentionnée, est tout à fait essentielle. Anglicismes et onomatopées sont signalés par de nombreuses contributions, et en particulier dans la précieuse analyse de S. Vignes intitulée « Défense et illustration de la langue vivante » (p. 106‑108). L’originalité foncière du traitement de l’oralité et de la langue « vivante » chez Kerangal réside dans le feuilletage très fin des discours rapportés et des instances énonciatives. Karine Germoni s’attache à montrer comment Réparer les vivants consiste en une « greffe » de la « parole vive ». Elle s’intéresse dans son article au discours direct libre et aux effets d’« hybridation de la ponctuation » (p. 185) induits par le gommage des guillemets et des tirets, mais aussi par l’ambivalence des emplois des virgules et des deux points. Il faut souligner la conscience de l’écriture et spécifiquement de la ponctuation chez M. de Kerangal, qui dans un dossier de la revue Décapage mentionnait au nombre des livres qui avaient composé la « collection » d’ouvrages l’ayant accompagnée dans l’écriture de son roman Réparer les vivants rien de moins que L’Esthétique de la ponctuation d’I. Serça13. Le brouillage des frontières du discours et du récit est tel dans Réparer les vivants que K. Germoni va jusqu’à parler d’un roman « où l’actualisation narrative au présent et les subjectivèmes tirent presque constamment l’énonciation de récit vers l’énonciation de discours » (ibid.). C’est sur un autre plan que Cl. Stolz puis St. Chaudier et J. July étudient l’hétérogénéité discursive. La première envisage la dimension poétique d’une « espèce de fondu enchaîné » (p. 167) tandis que les seconds s’intéressent à son interprétation axiologique. Où se situent le narrateur et l’auteur dans l’écheveau des voix et des mots ?

13À une échelle plus grande, l’œuvre romanesque de M. de Kerangal se situe à la croisée de plusieurs registres, voire de plusieurs genres et arts. Dans son article, A. Adler avance que l’auteure « reformule l’ambition démiurgique d’un roman‑monde articulant le divers dans une forme totale » (p. 39), tout en réinvestissant avec prudence la notion d’épique, déplacée sur un terrain moins collectif, plus intime et non dénué d’ambiguïtés, celui de la sphère professionnelle. Elle fait alors appel à un modèle théorique contemporain, celui de l’éthique du care, qu’elle semble néanmoins tenir à distance. D. Rabaté, parlant quant à lui de « maximalisation de tous » (p. 82), reprend le modèle épique, voire mythique, en le tirant du côté du cinéma et de ses stéréotypes, de ses personnages parfois « bigger than life ». Le medium cinématographique dans sa dimension spectaculaire est convoqué par Br. Thibault à propos de l’ouverture de Naissance d’un pont, commentée par l’emploi de termes techniques tels que « panoramique » et « travelling » (p. 52), ainsi que par J. Mayer s’intéressant à l’incipit de Corniche Kennedy et à la dimension visuelle de situations « saisies sur le vif ». Elle rapproche cette écriture cinématographique d’une démarche de documentariste et non de réalisateur ou réalisatrice de fiction (p. 67‑68). Il n’est pas inintéressant de noter que D. Cabrera, qui a justement adapté au cinéma ce roman, en respectant le parti pris fictionnel, soit connue par ailleurs comme documentariste.

14Donner à voir, saisir le réel : ces gestes impliquent des choix langagiers mais aussi des partis pris génériques. M. de Kerangal paraît sans cesse déplacer, rejouer des mots et des registres, hybrider les éléments, ou, pour reprendre un terme qui lui est cher, être poreuse. Sa puissance imaginative est à la fois celle d’une appropriation du réel et d’une recréation fictionnelle parfois très fantaisiste dont l’onomastique est le signe le plus palpable, et que rappellent notamment A. Adler (p. 39) et J. Mayer (p. 61). Mais ce brassage esthétique ne va pas sans soulever une interrogation axiologique : quel ethos narratorial et auctorial se dégage ? Où se situe l’auteure dans ce monde qu’elle recrée ?

Prendre part : s’incorporer au monde plutôt que s’engager

15Phénoménologie vitaliste et hybridation confèrent à l’œuvre de M. de Kerangal une dimension résolument positive. Revient dans le volume la mention de « clichés » pour caractériser certains passages romanesques, qui relèveraient d’une outrance du réel et des sentiments. D. Rabaté évoque ainsi la « grandiloquence assumée » (p. 77) d’une scène de baiser très cinématographique (ou très romanesque) de Réparer les vivants et y voit la croyance foncière de l’auteure en un dépassement de soi :

Contrairement au schème bovaryen, où le cliché est l’indice d’une aliénation de l’existence, où vivre comme dans les livres ne peut servir à se réconcilier avec le monde horrible de la réalité, le stéréotype cinématographique sert ici à agrandir l’espace intérieur. Il communique parfois ce sentiment rare d’être enfin le héros de sa propre histoire. (p. 78)

16En d’autres termes, M. de Kerangal serait professeure de joie. Non seulement les sentiments sont exaltés, mais chacun des personnages est optimisé en quelque sorte dans sa fonction sociale, à sa place. Cette exaltation fait appel à la libido sciendi du lecteur s’intéressant à une transplantation cardiaque ou au chantier d’un pont, ainsi que le rappelle A. Adler (p. 42). Elle n’est pas dénuée d’ambivalence ; en effet, la frénésie d’activités est aussi celle d’un modèle capitaliste efficient et bien huilé, dont certains personnages sont les parangons. Si la première partie de La Langue de Maylis de Kerangal s’intitule « Écriture documentaire et éthique littéraire » et que de nombreux critiques illustrent le ou la « geste politique et esthétique » (p. 16) de la romancière, plusieurs contributions s’interrogent à juste titre sur la portée politique de son enthousiasme narratif : s’agit‑il de reconduire le monde comme il va, dans un foisonnement enthousiaste ? Autrement dit, qu’est‑ce qui triomphe de l’écriture et de la lecture des récits de M. de Kerangal, l’éthique ou l’esthétique ?

17A. Adler nuance l’optimisme kerangalien en arguant que des aspects négatifs du travail sont évoqués, tels que la solitude. Br. Thibault met quant à lui en tension l’opposition conflictuelle entre les différents personnages et l’effet global du roman qui serait consensuel. D’un côté, il montre ainsi comment Naissance d’un pont met à mal le « roman national américain » en tentant d’en déjouer les clichés. Par exemple, il oppose aux figures de la ville américaine moderne celle de l’« Indien misérable, sale et déplaisant, obèse et alcoolique », « loin du “modèle esthétique pour tous les nostalgiques du Bon Sauvage14”, [qui] fait son apparition sur la scène sociale (et romanesque) pour dénoncer de façon spectrale sa propre figure folklorisée » (p. 55). Mais d’un autre côté, il évoque le final idyllique du roman, réunissant le maître du chantier et l’ouvrière dans le fleuve, en parlant alors de « conclusion désinvolte » et en proposant de caractériser l’esthétique de l’auteure comme esthétique du « juste milieu » (p. 59).

18La distance vis‑à‑vis des clichés semble ainsi un enjeu majeur de cette œuvre. C’est beaucoup plus fermement que St. Chaudier et J. July relèvent l’aspect consensuel et le lissage axiologique des romans, à partir d’une comparaison éclairante de Naissance d’un pont et de Réparer les vivants. Très inspirés, ils proposent de parler de « pathétisme » en démontrant, syntaxe à l’appui, comment les valeurs et les croyances sociales ou politiques sont remplacées par un vitalisme et une prime aux sentiments et concluent :

[…] ainsi s’explique l’euphorie communicative de ces romans qui semblent avoir définitivement fermé la double page de l’idéologie et de la mélancolie. Les idées rendent tristes, alors que les actes rendent joyeux : telle est la pierre angulaire de cet évangile néo-nietzschéen. (p. 142)

19Sans « bouder leur plaisir » de lecteurs, pour reprendre leur expression, ils montrent les limites et les contradictions d’un univers romanesque.

20En un dernier tour d’écrou, c’est un retour au corps et à la matérialité qu’il faudrait opérer, ce que font d’autres contributeurs. J. Mayer tente ainsi de définir la position de l’auteur à partir de la notion de « corporalité » :

L’ethos de l’auteur est incorporé dans le texte, au sens donné par Dominique Maingueneau : c’est la représentation dans son exhaustivité qui prend en charge la responsabilité de l’énoncé, tel un garant qui lui confère un caractère et une corporalité. (p. 70)

21S. Vignes met en avant l’« immersion » de l’auteure aux côtés de ses personnages par opposition à une posture de « surplomb » (p. 104). Enfin K. Germoni, dont l’article clôt l’ensemble des contributions, propose de parler d’« incorporation », et voit un « geste politique » dans « le refus d’une norme typographique imposant des guillemets ou des tirets qui séparent et hiérarchisent les voix, dans l’horizontalité ou la verticalité textuelles, au lieu de favoriser leur contiguïté et leur circulation » (p. 196). Plutôt que prendre parti, les figures narratoriale et auctoriale prendraient ainsi leur part au monde des personnages, manifestant une empathie tous azimuts. La tension axiologique que les articles révèlent est passionnante en elle‑même et invite à débattre d’une œuvre en cours et de ses possibles. Mais que ce soit pour en souligner l’ambivalence ou pour en apprécier la solidarité affective, les critiques s’accordent sur une adhésion communicative du style de M. de Kerangal.


22L’intérêt majeur du recueil proposé par Mathilde Bonazzi, Cécile Narjoux et Isabelle Serça est de montrer les enjeux et la cohésion d’un style qui n’est pas séparable d’un engagement (qu’il soit physique ou politique) dans le monde, d’un souci de la langue indissociable d’une attention au réel. Les études qui le composent sont pour la plupart très sensibles à cette articulation et à la dimension de « fabrique », d’atelier que l’auteure laisse par ailleurs volontiers et généreusement entrevoir. En témoignent les échanges en fin de livre, ou d’autres entretiens comme celui donné à la revue Décapage, mais aussi le rôle de transmission que la romancière assume en tant que lectrice au comité des éditions Gallimard et sa participation, il y a déjà quelques années, au Master d’écriture de l’Université Paris 8 Vincennes à Saint‑Denis (dir. V. Message, Olivia Rosenthal, L. Ruffel). Inspirantes, les contributions réunies parviennent à communiquer leur enthousiasme pour une œuvre en cours, et à ouvrir un chantier critique, dans des voies aussi variées et complémentaires que l’axiologie, les représentations, la syntaxe, les sources, la littérature comparée.