Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Varia
Fabula-LhT n° 15
Matthieu Dubois

Lecture et ritualité : la quête de « présence » dans la poésie et les arts martiaux contemporains

1Si la création littéraire ouvre la possibilité de constituer une communauté interprétative1, celle-ci ne peut se réaliser que grâce aux sujets qui, en recevant l’œuvre, lui confèrent sa puissance reliante2. En ce sens, comprendre la performativité des œuvres littéraires nécessite d’aborder la question de la lecture, plus particulièrement sous l’angle de la ritualité, dès lors que « la référence au rite permet de comprendre l’au-delà du code, soit l’efficacité réelle (non seulement symbolique) de la littérature, au-delà de la pragmatique textuelle, c’est-à-dire englobant les aspects axiologiques et affectifs de la lecture3 ». Cette question se pose de façon brûlante en ce qui concerne la poésie contemporaine, en ce sens que les choix stylistiques qui la caractérisent, d’ordre transgressif, introduisent une rupture brutale avec les formes littéraires traditionnelles. En particulier, les œuvres d’Henry Bauchau (1913), Christian Dotremont (1922) et Yves Bonnefoy (1923) opèrent l’effraction du sens conventionnel par des liaisons inattendues entre les mots ainsi que d’une syntaxe parfois violentée.

2Ces trois écrivains partagent une même conception de l’écriture comme « acte », c’est-à-dire comme devenir et non pas seulement comme un produit fini. Cela concerne une requalification du corps, en tant qu’il est le lieu de la vérité du « sentir » – opposée aux idéologies conceptuelles –, et qui est liée, chez eux, à l’inscription d’un imaginaire extrême-oriental singulier4. À cet égard, si le corps constitue souvent un point aveugle de la conscience esthétique en Occident, l’enjeu est de comprendre la singularité de ces œuvres phares de la production poétique contemporaine marquées par la culture extrême-orientale, en regard de la pensée de la création comme « geste » et comme présence, telle qu’un art martial oriental les met en œuvre en son propre lieu. L’intérêt d’opérer l’analyse comparative et différentielle, développée par Ute Heidmann et Jean-Michel Adam5, d’œuvres littéraires françaises et d’une pratique guerrière orientale réside dans le fait que la civilisation asiatique, plus particulièrement la culture japonaise, montre une riche tradition rituelle, particulièrement visible dans les arts martiaux. Cette tradition permet d’apporter un regard neuf, apte à éclairer à nouveaux frais la question de la lecture littéraire. En outre, poésie contemporaine et arts martiaux partagent une étrangeté similaire du point de vue du sujet de réception, liée d’un côté à une exploitation du langage en rupture avec les normes qui peut conduire à l’illisibilité, de l’autre à l’impossibilité pour les européens non-initiés, qui ont découvert pour la première fois les gestuelles martiales, de comprendre toutes leurs significations. En ce sens, tous deux exigent une initiation pour pénétrer leur univers esthétique.

3Parmi l’ensemble des arts martiaux, l’Aïkido servira d’élément de comparaison en raison de son émergence concomitante aux œuvres poétiques sélectionnées et du fait de sa mise à distance de la compétition, selon le vœu du fondateur Morihei Ueshiba (1883) – ce qui l’a écarté d’une trop grande occidentalisation propre au cadre sportif contemporain. Il fait partie des budo, avec le Judo et le Karaté, c’est-à-dire des arts martiaux modernes qui émergent à la fin de l’époque féodale et dont la vocation est d’inscrire la pratique martiale en fonction de cette mutation historique : non plus initier à lutter sur un champ de bataille, mais à transmettre un héritage gestuel et de valeurs. De la sorte, sa pratique actuelle s’avère proche de celle lors de son introduction en Europe après la Seconde Guerre mondiale.

4En premier lieu, il s’agira de fonder le rapprochement entre les œuvres poétiques sélectionnées et les arts martiaux en montrant qu’ils se rejoignent en ceci qu’ils élaborent des poétiques du secret. Dès lors que ces poétiques impliquent l’engagement du sujet de réception, cela conduira à analyser les conditions d’une ritualité de la lecture, laquelle constitue une condition essentielle pour vivre la lecture comme une « Voie », à l’image des arts orientaux, c’est-à-dire comme le lieu, par la praxis, d’une expérience de type spirituel.

Poésie contemporaine et arts martiaux : poétiques du secret

5La difficulté de penser le rapprochement entre la poésie française contemporaine et les arts martiaux6 est liée, pour une part importante, à la tradition théorique en Occident qui tend à distinguer les différents domaines artistiques en fonction de leurs média spécifiques, selon une approche « objective ». Or la phénoménologie de la Vie, développée par Michel Henry, ouvre la possibilité de renouveler cette perspective en interrogeant les conditions de possibilité de tout acte créateur, telles qu’elles soient communes à toutes les formes d’expression, en dépassant les dichotomies usuelles. Elle déplace la création depuis les éléments formels dans lesquels celle-ci semble « s’incarner » vers le lieu invisible où son épreuve auto-affective assure son existence phénoménologique, et que Michel Henry désigne par le terme « chair »7. Tout langage artistique est, en ce sens, à considérer comme une « matière-émotion8 », en tant qu’expression de l’affectivité du sujet, de telle sorte que les différents langages constituent autant de façons de s’éprouver. À cet égard, bien que la poésie française contemporaine et la pratique des arts martiaux japonais diffèrent fondamentalement l’une de l’autre – mettant en jeu d’une part le langage verbal, d’autre part le langage gestuel –, toutes deux se rejoignent en ceci qu’elles impliquent la qualification du corps dans l’acte créateur. Dans les œuvres d’Henry Bauchau, Christian Dotremont et Yves Bonnefoy, cela se traduit concrètement, de façon similaire, par le besoin d’un rapport à l’écriture qui passe par une certaine ritualité rédactionnelle, c’est-à-dire par la conscientisation de l’acte scripturaire.

6L’importance de la dimension rituelle dans leur pratique d’écrivain est liée en particulier à la découverte d’un imaginaire extrême-oriental singulier, lequel repose sur une valorisation du corps. Or, pour une part importante, les liens imaginaires qui unissent l’Extrême-Orient à la ritualité reposent sur le développement des arts martiaux en Europe à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La trace de cet arrière-plan apparaît chez Bauchau à la fois dans la « sagesse du glaive9 » et dans le maniement de l’arc, qui permet d’« ancre[r] [s]es violences10 » et dont l’importance initiatique est liée à la lecture du livre d’Eugen Herrigel, Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc11. Cela fait écho chez Bonnefoy au « geste d’épée nue12 », qui renvoie pour une part à une dimension symbolique du geste scriptural, précédemment évoqué comme le « glaive nu qu’il te faut saisir13 ». Chez Dotremont, cela apparaît dans la figuration d’Oleossonne comme « le vent jiu-jitsu14 », qui évoque le rapprochement de l’acte de parole avec l’engagement guerrier – d’autant qu’il existe une proximité gestuelle profonde entre la calligraphie japonaise et les arts martiaux. La calligraphie est, en effet, au Japon, un art « considéré en lui-même comme le septième art martial15 ».

7Le fait est que l’Extrême-Orient a développé, de façon spécifique, une véritable culture des techniques guerrières qui s’articule sur un travail ritualisé du corps. Aussi les arts martiaux exigent-ils la répétition des mouvements, soit pour les codifier, soit pour en maîtriser toutes les dimensions. Ce qui les définit n’est alors pas seulement un ensemble de techniques, acquises et exécutées dans le but de vaincre tout type d’adversaires, mais également leur enseignement même. Cette ritualité s’exprime par l’étiquette sévèrement codifiée qui régit actuellement l’enseignement martial (reishiki), manifestée tant par l’organisation spatiale symbolique du dojo, que par la tenue vestimentaire des pratiquants (keikogi) et l’ensemble des conventions d’échanges (saluts, distance, postures, mouvements protocolaires). Il s’agit, grâce à eux, de rentrer dans un rôle spécifique qui puisse distinguer l’espace-temps de la pratique martiale du quotidien. Plus précisément, si l’étiquette instituée remplit une fonction pragmatique, elle joue également un rôle auto-affectif, nécessaire pour éprouver efficacement les sensations propres à la mise en scène des échanges guerriers. Aussi ce cadre rituel constitue-t-il la condition de possibilité de la pratique martiale elle-même16.

8D’un point de vue phénoménologique, il apparaît que, par-delà les questions formelles, la ritualité en poésie et celle des arts martiaux se rejoignent en ce sens qu’elles ne constituent pas tant une contrainte technique qu’une jouissance de la reprise des gestes. En effet, l’approche phénoménologique de Michel Henry permet de considérer le caractère « hétérotypique17 » du rite comme la possibilité d’enrichir l’existence, dès lors que sa fonction consiste non pas tant à fuir le quotidien qu’à réinscrire le sujet au cœur de la Vie. Ainsi, la réitération des mouvements d’arts martiaux représente autant d’actes d’adhésion des pratiquants à leur condition d’êtres incarnés. L’apprentissage des techniques s’identifie à un geste rituel accompli, pour une part, dans le but d’honorer la venue de ce que Michel Henry nomme une Vie pathétique en soi. Inspirée par la même visée, l’écriture poétique contemporaine révèle le consentement à soi et à l’opacité des mots inscrit dans les actes de langage de Bauchau, Dotremont et Bonnefoy. Cette performativité de l’écriture explique entre autres la vitalité de Bauchau et de Bonnefoy, qui continuent d’écrire malgré leur âge avancé. Elle éclaire également la détermination de Dotremont de mettre en jeu son corps dans la création des logoneiges et des logoglaces en Laponie, en regard de sa condition de tuberculeux.

9Dès lors, se dessine en filigrane l’isomorphisme qui peut s’établir, au cœur du travail des auteurs, entre leur plume et le sabre du guerrier japonais, pris dans le contexte pathétique, au sens phénoménologique, de la pratique des arts martiaux. Sur le plan de la ritualité, les deux formes d’expression entretiennent une proximité intrinsèque en ce sens qu’elles incarnent deux voies possibles d’une transmutation d’une certaine souffrance existentielle en jouissance. En particulier, poésie et arts martiaux reposent communément sur l’échange relationnel – c’est-à-dire l’adresse à autrui et la mise en œuvre d’une « affectation » de soi et d’autrui – comme possible voie de dépassement des blessures intérieures. Or cette affectation de l’autre à l’horizon de la création littéraire et martiale, au fondement de leur performativité, s’exerce de façon codifiée et – du moins en ce qui concerne les œuvres des trois poètes – comparable par la mise en jeu d’une poétique du secret. En d’autres termes, le cadre de réception des œuvres des trois poètes correspond, tout comme l’enseignement de l’Aïkido, à celui d’une initiation, et exige un investissement de la part du sujet récepteur pour qu’il puisse bénéficier pleinement de ce sur quoi débouchent les poèmes et l’apprentissage des techniques : une transformation de soi.

10Les œuvres de Bauchau, Dotremont et Bonnefoy se caractérisent par leur difficulté d’accès, en raison du fait qu’elles ne proposent pas au lecteur un sens univoque à déchiffrer. L’écriture révèle un travail de brouillage du sens fondé sur l’inscription de la « structure d’horizon » dans les poèmes, tels que de nombreux vers donnent à lire « la perte du référent originel18 ». Toutefois, plus que de priver de toute signification possible, ce qui se dessine est la volonté de respecter une indétermination du sens. Leurs textes n’ont pas vocation à se dévoiler complètement, à révéler leur sens profond comme un trésor qu’ils garderaient jalousement : leur dimension non élucidée constitue un non élucidable, qui détient sa signification en lui-même. De ce point de vue, l’opacité stylistique qui les caractérise n’est pas d’ordre purement rhétorique – en tant qu’elle dissimulerait de façon formelle un vide –, mais constitue le cœur de la création littéraire. Aussi, l’énigme constitutive des poèmes s’assimile àun « détour » pour mieux donner « accès », ce qui fait écho entre autres à la tradition esthétique extrême-orientale19. La « structure d’horizon » qui sous-tend les poèmes fait écho à l’exigence d’un « au-delà de la figuration20 » : l’insaisissable dimension pathétique du monde, dont l’intuition a poussé les maîtres orientaux à développer un art de l’évasif, du suggestif.

11En ce qui concerne les budo, leur enseignement ne prend sens qu’en tant que le pratiquant se trouve placé dans le dojo en un « lieu de fiance » à partir duquel il témoigne du secret21. En effet, la civilisation japonaise est marquée par une tradition de transmission du secret, qu’elle soit écrite ou orale, en particulier en ce qui concerne les arts martiaux22. Plus même, ceux-ci manifestent, de façon archétypique, une poétique du secret dès lors que, selon Michel Random, « le secret lui-même est moins important que la fidélité de la transmission23 ». Ainsi, les maîtres réservaient l’enseignement complet de leur art qu’à de rares élèves, ne donnant à la plupart qu’une approche superficielle ; de même, lors des démonstrations, seules les techniques spectaculaires, mais peu efficaces en réalité, étaient montrées. Toutefois, l’interprétation généralement admise que l’enseignement de Morihei Ueshiba a rendu accessible au plus grand nombre des principes dits secrets, issus des techniques plus anciennes d’Aïki-jutsu et de la Daito-ryu, prétendument réservées aux samouraï de rang et de niveau supérieurs24, s’avère erronée : elle est le fruit d’une tradition culturelle, propre aux arts martiaux, de mythifier l’origine des techniques, en vue de les légitimer. De la sorte, les arts martiaux s’auréolent d’une culture du secret, amplifiée par les projections imaginaires des occidentaux, qui ne font que les rendre plus mystérieux à un public non initié25.

Ritualité de la lecture

12Si on ne peut évoquer les arts martiaux sans penser à une transmission ritualisée, de la même façon les œuvres poétiques contemporaines exigent du lecteur, en raison de leur difficulté d’accès, l’acceptation de suivre un cheminement pour percer le sens des textes. En effet, la ritualité qui préside à la création littéraire d’Henry Bauchau, Christian Dotremont et Yves Bonnefoy, inspirée de la pratique des budo, signifie l’engagement du sujet scripteur dans son énonciation, tel qu’il soit tout entier dans le geste d’écrire – à l’image du maître d’arts martiaux qui engage son être dans chaque geste. Or, c’est cette qualification de la sincérité du « dire » qui invite le lecteur à s’engager en retour dans son acte de réception. Aussi la présence du secret au cœur de la poésie contemporaine et de l’Aïkido conduit-elle à interroger la ritualité qui sous-tend leur réception, en ce sens qu’elle signifie la mise au point d’une structure initiatique où se dessine la promesse d’un ailleurs plus lumineux.

13Plus précisément, nous postulons que poésie française contemporaine et budo se rejoignent également en ceci que tous deux nécessitent un acte de déchiffrement similaire qui est celui de la lecture. Ainsi, la posture du sujet de réception sera entendue comme celui qui, originairement, déchiffre les traces pour reconstituer un événement possible, au sens que développe Daniel Ferrer :

[…] le déchiffrement des indices jalonnant la piste d’un animal, ou même l’interprétation d’une empreinte unique […] engendre tout naturellement un récit. Le chasseur aurait été, par nécessité professionnelle, le premier à savoir reconstituer une série cohérente d’événements, une description, non pas de ce qui est mais de ce qui a été26.

14En ce qui concerne les œuvres littéraires, lire renvoie à l’interprétation des poèmes et concerne le déploiement des virtualités pathétiques par-delà la perception des signes typographiés sur une page, soit l’actualisation de la « matière-émotion » des textes afin d’établir, dans l’imaginaire, un échange avec l’ethos de l’auteur. Dans le cadre de la pratique et de la transmission de l’Aïkido, le terme de « lecture » désigne de façon métaphorique l’interprétation, de la part de l’élève, des mouvements du maître, pour réitérer, dans l’échange, l’exécution de la technique montrée. Il ne s’agit pas ici d’interroger la transmission écrite des techniques, qui ne représente qu’une dimension périphérique des arts martiaux et dont le développement récent est lié à l’ouverture de ces disciplines aux occidentaux, mais bien la pratique elle-même, dès lors que la connaissance d’ouvrages ne peut se substituer à ce qui se joue dans la mise en jeu réelle du corps.

15À cet égard, si les arts martiaux constituent une voie d’approche de la ritualité de la réception – ainsi que l’invite le rapport à l’Extrême-Orient de Bauchau, Dotremont et Bonnefoy –, la lecture ne peut se comprendre qu’à partir d’un dispositif qui invite l’individu à entrer dans une approche ritualisée de la lecture. Plus concrètement, cela signifie que lire, pour se concevoir comme un rituel, s’inscrit dans un temps et un espace propres où s’exercer, et qui, par sa répétition, vise à un enrichissement du sujet. Dans le cas de l’Aïkido, l’espace-temps de déchiffrement concerne le cadre codifié de l’enseignement. L’espace est celui délimité du dojo et le temps de « déchiffrement » correspond à la fois au moment où les élèves, dans une posture spectatrice, tentent d’assimiler le mouvement présenté par le maître, et le moment d’exercice lui-même, en tant que le corps du partenaire se conçoit comme le support corporel, en fonction de sa corpulence et de son expérience, où se révèle lisiblement la maîtrise du pratiquant. Le caractère initiatique de cet enseignement est lié au fait que la transmission des techniques n’implique pas d’explications détaillées de la part du maître, afin de mettre d’emblée le pratiquant à l’épreuve. De ce point de vue, l’effet de l’enseignement traditionnel se fonde sur une imprégnation progressive par la pratique (répétée de façon régulière, voire quotidienne), de sorte que, progressivement, l’acuité de l’élève se développe et lui permette de saisir de plus en plus précisément l’usage du corps du maître qui conditionne l’efficacité des mouvements, ainsi que de saisir la justesse de son propre mouvement par lui-même. La capacité d’interpréter renvoie ici à une sensibilité de plus en plus accrue à l’égard des potentialités du corps dans la rencontre avec l’autre.

16De manière comparable, structurellement, l’œuvre littéraire produit « ses propres mécanismes de mobilisation27 » du sujet : comme le rappelle Umberto Ecco, « un texte est un artifice syntaxico-sémantico-pragmatique dont l’interprétation prévue fait partie de son propre projet génératif28 ». C’est pourquoi, pour Myriam Watthee-Delmotte, « le lecteur, loin d’être une éponge, est invité à prendre une part active dans le processus de lecture29 ». Ce dispositif est particulièrement prégnant pour les œuvres poétiques contemporaines, car il conditionne la mise au point de leur écriture, laquelle exige du lecteur d’entrer dans leurs œuvres patiemment. Le livre devient l’espace même où se vit un rapport ritualisé à la lecture : le rapport symbolique à l’objet livre, décrit par la médiologie30, évoque celui lié à l’organisation spatiale d’un dojo traditionnel31, en ce sens que tous deux représentent un microcosme à l’image du macrocosme. Par ailleurs, lire implique nécessairement un temps spécifique, d’autant plus pour les œuvres des trois poètes, lesquelles requièrent de multiples relectures pour en pénétrer pleinement tous les effets de sens, en raison tant de leur complexité que de leur nombreux textes qui invitent le lecteur à circuler parmi eux pour les mettre en relation et suivre l’évolution intérieure des auteurs.

17On voit qu’il y a initiation dès lors que les œuvres poétiques, à l’instar de la pratique de l’Aïkido, exigent du temps pour ouvrir non pas tant à un sens précis, mais à une sensibilité, c’est-à-dire un être-au-monde spécifique : celui d’un individu attentif aux potentialités émotionnelles du monde. Ce sur quoi débouche leur initiation est le développement d’une sensibilité de la « chair », en particulier le pouvoir d’inscrire des dimensions nouvelles dans l’expérience tant de l’art que du réel. La lecture répétée des poèmes et des gestes exerce ce pouvoir, de sorte qu’en regard du temps qu’elle requiert, cette ritualité se conçoit comme la structure qui permet à la sensibilité de s’épanouir32. Plus précisément, la ritualité se fait le lieu même de l’initiation qui ouvre au développement de la capacité à lire, c’est-à-dire à enrichir l’expérience affective de soi par l’art.

18À partir de ces éléments, il apparaît que la lecture constitue bien un acte : l’acte d’appropriation de l’œuvre par le lecteur ou de la technique par le pratiquant. Car les poèmes ne cessent d’être réactualisés à chaque lecture, de la même façon que chaque mouvement reproduit par un pratiquant correspond à sa recréation toujours unique ; c’est-à-dire qu’ils ne cessent de produire du sens et des tonalités émotionnelles à « l’avant d’eux-mêmes33 ». Pour reprendre l’analyse que développe Stanley Fish34, l’activité de construction de sens de la lecture signifie que l’œuvre se trouve réappropriée par la personne qui en fait l’expérience, de façon indéfinie et toujours renouvelée, et l’assimile à un faiseur de textes – par extension, le pratiquant devient un faiseur de techniques. L’acte de réception est, en ce sens, à entendre comme un acte de recréation des potentialités pathétiques de l’œuvre ; plus largement, un acte de création d’ordre auto-affectif. Tout sujet récepteur incarne un co-créateur, dès lors que l’existence d’une réalisation n’est valable que pour et par un sujet vivant.

19Cela signifie qu’en tant que matière affective, l’art détient la propriété de passer d’une substance extérieure à une substance incorporée, de sorte que l’individu imprime en lui le contenu de l’œuvre et le reflète. Cela renvoie à la puissance transitoire du langage, tant verbal que gestuel. Ce qui se dessine est la notion de « Procès », élaborée par la tradition chinoise, laquelle renvoie au mouvement d’une auto-transformation des éléments du monde à l’opposé de celle de la « création », propre à la culture occidentale35. Ainsi, le processus d’affectation qui motive le geste créateur (l’interaction du monde et de l’affectivité) se continue sur un autre plan par la réappropriation du contenu par le sujet de réception, lequel ouvre l’œuvre à un horizon indéfini à l’avant d’elle-même. Dès lors, l’exercice rituel de la lecture, en tant qu’acte de recréation des potentialités affectives des formes, dit le pouvoir du sujet de transformer la matière pathétique de ce qu’il déchiffre en accroissement de soi – pouvoir qui ne cesse de se désirer à l’œuvre encore et encore.

La Voie de la lecture : lire l’invisible

20On peut être tenté, à partir de cette perspective phénoménologique de la lecture, de ne voir que l’expression d’un solipsisme aliénant. Si lire se conçoit comme une réappropriation de l’œuvre par le sujet, le risque est en effet que l’individu soit conduit à ne plus lire que lui-même, sur le mode d’une projection de soi démultipliée. Toutefois, si la phénoménologie de la Vie conduit à fonder une approche originale du monde en faisant droit à la subjectivité, l’enjeu, ultimement, est de pouvoir fonder les conditions de possibilité de l’être-ensemble, c’est-à-dire de l’intersubjectivité. En d’autres termes, il s’agit de pouvoir éclairer la question de l’expérience d’autrui, laquelle fait partie des énigmes de type métaphysique pour Michel Henry :

Parce que la vie est un « s’éprouver soi-même », elle est chaque fois celle d’un Soi. Dans la relation érotique, il y a bien deux Soi transcendantaux en communication l’un avec l’autre. En raison de l’appartenance de chacun à la vie, de l’immanence de celle-ci en chacun, la question se pose de savoir si, dans une telle communication, chaque Soi atteint l’autre dans sa propre vie, s’il la touche là où elle touche à elle-même. Une telle question n’est rien de moins que celle de la portée métaphysique de l’expérience d’autrui36.

21À cet égard, les œuvres poétiques contemporaines, ainsi que l’enseignement des budo, constituent deux voies qui offrent chacune une approche spécifique de l’intériorité d’autrui.

22Dans le cas des œuvres poétiques, l’opacité stylistique qui les caractérise, tant par des associations sémantiques improbables (Bonnefoy) que par l’inscription d’un rythme singulier (Bauchau) ou par l’exploitation de la matérialité de l’écrit (Dotremont), exprime le témoignage de soi de l’écrivain. La texture émotionnelle des textes fait partager le foyer d’une perspective que le lecteur ne peut posséder37, en ce sens que la dimension d’illisibilité des textes traduit l’invisibilité constitutive du sujet « précisément parce qu’il est le foyer d’une autre perspective sur le monde38 ». En d’autres termes, l’acte de lecture, comme on le voit chez nos trois poètes, ne peut que déboucher sur la reconnaissance de l’altérité radicale, révélée par un usage du langage en rupture parfois violente avec les normes qui régissent la pragmatique communicationnelle. Leur écriture tente de partager l’inaccessible intériorité du sujet scripteur par un rapport renouvelé à la matérialité du langage, en tant que la « présence » du monde, inscrite dans la « matière-émotion » des textes, signe une présence au monde.

23De façon comparable, dans la pratique de l’Aïkido, c’est la confrontation avec d’autres partenaires qui aboutit à reconnaître l’irréductibilité de la présence d’autrui qui, par sa résistance, limite le pouvoir du sujet – le corps devenant le lieu de l’inscription de l’altérité. Il s’agit même d’une condition sine qua non de maîtrise, dès lors que la maîtrise signifie non le pouvoir d’appliquer mécaniquement une technique en toutes circonstances, mais la capacité de s’adapter à toutes les variations qui se présentent, c’est-à-dire à demeurer réceptif à ce que « donne » le partenaire et à y répondre adéquatement. Par ailleurs, l’enseignement des mouvements, qui implique l’interchangeabilité régulière des rôles de tori et uke (respectivement celui qui exécute le mouvement et celui qui prête son corps pour son exécution), invite spécifiquement à faire l’expérience de la « chair » souffrante et jouissante de l’autre, puisque la technique réalisée sur un partenaire se trouve ensuite éprouvée dans la « chair » même du pratiquant.

24On comprend que le langage poétique, par le biais de la « matière-émotion », ainsi que le langage gestuel, par la mise en œuvre des pouvoirs du corps, disent la Vie absolue, l’affectivité, avant de transmettre des contenus noématiques – c’est-à-dire se révèlent « parole [geste] de Vie39 ». Comme le souligne Michel Henry, en ce qui concerne les formes d’expression artistique « abstraites », « le problème n’est jamais devant nous, il est toujours en deçà du spectacle » : « [c]’est le lieu où le langage doit prendre racine et ce lieu est le corps40 ». De ce point de vue, on voit ce qui relie la poésie contemporaine de la pratique de l’Aïkido. L’analyse que Michel Henry propose de la danse peut éclairer les budo afin de rendre compte de la façon dont ils ont pu (et peuvent encore aujourd’hui) être perçus lors de leur introduction en Europe :

La danse n’est pas figurative, elle ne représente rien, elle a affaire aux mouvements même du corps, à ses potentialités. Ce qu’elle va exprimer ce sont les capacités motrices du corps, les pouvoirs qui sont en lui tels que je les vis originellement. […] La danse ne raconte pas une histoire, elle dévoile des pouvoirs en les donnant à sentir au spectateur dans son propre corps41.

25Ainsi s’éclaire la mise en jeu de poétiques du secret : avec le secret, comme le souligne Michel Lisse, le lecteur ne peut que décoder la présence de « l’illisible », car « le secret exemplaire de la littérature [et des arts martiaux] tient dans cette impossibilité de lire autre chose que le secret42 », tel que « nous lisons l’illisible43 ». Or, cette dimension « illisible » fait écho au mystère de l’incarnation que développe Michel Henry, s’il est vrai que cela consiste à « être chair44 » dans la génération d’une Vie qui vient en soi – une Vie qui est soi-même et plus que soi-même – et que cela débouche sur une définition nouvelle de l’homme : celle d’un « homme invisible en même temps que charnel – invisible en tant que charnel45 ». Dès lors, l’illisibilité qui se joue in fine dans la lecture renvoie à l’invisible de la « chair », l’invisibilité de la Vie absolue qui génère chaque soi vivant.

26Ainsi, pour paraphraser le philosophe, lire renvoie dans le cadre de la poésie contemporaine – par le biais de la « structure d’horizon » – et des arts martiaux – par la mise en jeu d’un usage du corps spécifique – au pouvoir de lire l’invisible. En cela, l’acte de déchiffrer signifie rituellement une quête de la « présence », c’est-à-dire de l’autre dans ce qui fait son énigme. Car la venue de la Vie en soi, impliquant de ne pouvoir faire l’épreuve que de soi, place les tonalités affectives de la vie d’autrui dans un champ à jamais inaccessible – tel que ce corps qu’il est, qui se donne voir, dérobe la réalité vitale de son être. De la sorte, la ritualité peut constituer un « do » au sens oriental, c’est-à-dire une Voie, de la lecture, en ce sens qu’elle ouvre possiblement à une spiritualité. Lire permet en effet de lutter contre l’épreuve d’un monde privé de la possibilité d’être partagé en regard de la subjectivité radicale qui conditionne l’existence humaine, et, dès lors qu’elle donne accès à l’invisible, représente un cheminement pouvant déboucher sur une expérience de l’autre et de la Vie de type sacré.


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27Il apparaît donc que l’expérience de la poésie moderne, ainsi que celle des budo, vise un enrichissement de soi, en tant que tous deux offrent un supplément d’existence grâce à une initiation à l’invisible – c’est-à-dire à l’au-delà du donné sensible. La lecture représente la mise en jeu rituelle du pouvoir auto-affectif d’inscrire du sens, c’est-à-dire d’enrichir le donné sensible, au sein d’une expérience relationnelle – que ce soit avec une autre subjectivité ou par le biais d’un medium esthétique. Dans le cas de la création poétique contemporaine et gestuelle des arts martiaux, il s’agit en particulier de déchiffrer l’au-delà des signes visibles (textes ou gestes), soit les pouvoirs du corps du créateur : la Vie souffrante et jouissante qui se déploie en creux.En ce sens, ce que les œuvres poétiques de type de celles de Henry Bauchau, Christian Dotremont et Yves Bonnefoy (qui ont servi de point de départ à l’analyse) opèrent, c’est la requalification de l’acte de réception de leurs poèmes où se joue possiblement une expérience d’absolu : celle de faire l’expérience métaphysique de la vie d’autrui, qui est toujours à renégocier en raison de son invisibilité.

28En dernier lieu, cela implique que l’on ne peut comprendre la lecture si on ne fait pas droit au fait que, si la Vie se désire elle-même ici-maintenant dans l’expérience charnelle et évidente du monde, celle des objets, des satisfactions corporelles premières (manger, dormir, boire, etc.), elle se désire également tout autant dans l’imaginaire. En d’autres termes, la lecture implique de faire droit, nécessairement, à la pluralisation du pâtir de soi46, qui fait que l’expérience du monde peut toujours déjà se doubler d’un enrichissement symbolique de la part du sujet. Ce qui fait écho aux thèses développées par Gilbert Durand :

Dans ce « monde plénier » qu’est le monde humain crée par l’homme, l’utile et l’imaginatif sont inextricablement mêlés ; c’est pour cette raison que chaumières, palais et temples ne sont pas des termitières ou des ruches, et que l’imagination créatrice orne le moindre ustensile afin que le génie de l’homme ne s’y aliène point47.

29Cette pluralisation de l’expérience du monde se réalise aussi dans la pratique martiale elle-même, bien qu’elle se positionne à l’encontre de la fuite dans l’irréalité et des spéculations abstraites, en tant que le dojo représente un espace transitionnel dans lequel le sujet joue, sérieusement, à être un guerrier.

30In fine, la lecture, tant en poésie que dans les arts martiaux, s’assimile à un acte par lequel l’individu élabore son être-au-monde, en tant qu’elle détient une dimension paradoxale : le fait que l’œuvre, si elle précède le sujet dans le temps, se déploie à l’avant de lui – de sorte que le créateur le plus éloigné de nous dans le temps comme dans l’espace peut se faire notre contemporain par le biais de la lecture/pratique48. En particulier, la poésie française contemporaine rejoint les arts martiaux en ce sens qu’ils tentent d’initier à entrer dans une immédiation à soi, lieu d’une plénitude d’être vivant dont témoignent les poètes et les maîtres et d’une plus grande disponibilité à déchiffrer l’au-delà toujours enrichissant du visible.