Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Entretiens
Fabula-LhT n° 7
Y a-t-il une histoire littéraire des femmes ?
Jean-Louis Jeannelle

Entretien avec Jean-Yves Tadié, directeur de La Littérature française : dynamique & histoire I et II (Gallimard)

Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Franck Lestringant, Georges Forestier et Emmanuel Bury, La Littérature française : dynamique & histoire, I, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2007.

Michel Delon, Françoise Mélonio, Bertrand Marchal, Jacques Noiray, et Antoine Compagnon, La Littérature française : dynamique & histoire, II, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2007.

1- Comment est né le projet d’une histoire de la littérature publiée en « Folio » ?

2L’idée m’en est venue à la fin du siècle dernier : je me suis demandé s’il était encore possible de raconter l’histoire de la littérature française. Initialement, je pensais écrire cette histoire moi-même, ainsi que Lanson l’avait fait. Mais la bibliographie était bien trop vaste, et je ne concevais pas cette histoire comme étant de seconde ou de troisième main : je n’aurais pu l’écrire de première main que pour les deux derniers siècles. J’ai par conséquent décidé de m’entourer des meilleurs spécialistes. Mon intention était de faire une histoire structurale comme je l’avais fait dans mon Introduction à la vie littéraire, parue chez Bordas en 1970 (et rééditée depuis à plusieurs reprises – dernièrement en 2006 dans la collection « Agora » chez Pocket) : dans cette histoire pas de considération sur les grands auteurs, les chefs-d’œuvre du canon, les continuels découpages chronologiques… C’était dans cette perspective que j’entendais me placer.

3- Comment s’est fait le choix des collaborateurs ?

4Mon idée était de ne pas sortir de la Sorbonne où je me trouvais bien : j’ai de très bons amis au département de français et ils formaient la meilleure équipe que l’on puisse désirer : Jacqueline Cerquiglini pour le Moyen Âge, Franck Lestringant pour le xvie siècle, Georges Forestier, avec Emmanuel Bury, ou Michel Delon pour les siècles classiques (Patrick Dandrey n’était pas libre)… Je les ai donc sollicités. Bertrand Marchal ne pouvait pas tout de suite, lui-même terminait l’écriture d’un ouvrage consacré à Mallarmé. Françoise Mélonio préférait travailler en équipe et ne pas prendre en charge tout le xixe siècle : Jacques Noiray et Bertrand Marchal l’ont rejointe. Pour le xxe siècle, j’avais pensé le faire moi-même, puis j’ai pensé à Antoine Compagnon. À partir de là, nous avons organisé quelques réunions (mais assez peu, chacun ayant un calendrier chargé), mon intention était de garder une histoire échappant aux monographies, au positivisme, à l’accent mis sur les événements historiques ou les arrière-plans sociologiques. Certains des collaborateurs ont vraiment joué le jeu, d’autres moins. Mais c’est ainsi dans la réalisation d’un projet collectif : Finalement, les gens font toujours ce qu’ils veulent ou plutôt ce qu’ils ont l’habitude de faire.

5- Quelles directives aviez-vous données ?

6L’enjeu principal était celui des catégories que nous devions choisir. Il aurait été artificiel d’imposer les mêmes catégories de Rutebeuf jusqu’à Duras. Il fallait que chaque auteur invente ses catégories : Jacqueline Cerquiglini a fait un très beau travail, une merveilleuse histoire du Moyen Âge en 150 pages ; d’autres siècles sont moins surprenants. Emmanuel Bury et Georges Forestier ont écarté une partie du xviie siècle : il n’y a pas dans leur histoire un xviie siècle oublié qui correspond aux écrivains que l’on peut désigner comme plus « réalistes » (dans le domaine de la fiction ou en poésie, comme Saint-Amant) : le réalisme de certains mémorialistes, de certains épistoliers. Françoise Mélonio a placé l’accent sur les idées politiques, Jacques Noiray sur les grands concepts du roman ; Bertrand Marchal a préféré ne pas traiter toute la poésie d’un seul coup et a opté pour un développement chronologique qui ne correspondait pas à mon choix initial. Antoine Compagnon, à ma grande surprise, a fait quelque chose aussi d’assez chronologique. Tout cela pour dire que les grandes catégories comme celle des femmes ou de la littérature féminine étaient laissées à la responsabilité de chacun. Peut-être était-ce un tort.

7- Une telle catégorie vous semble-t-elle a priori utile dans un tel cadre ?

8Dans l’un des cours que je donnais à Paris III et où nous avions abordé cette question de l’écriture féminine, j’ai proposé à des étudiants de leur distribuer une série de textes dont ils devaient reconnaître s’ils étaient écrits par un homme ou par une femme. Le nombre d’erreurs a été colossal. Nous en avons conclu que ce n’était pas une catégorie valable. J’en avais discuté avec ma grande amie Nathalie Sarraute, qui disais : « Quand j’écris, je ne suis ni homme ni femme ». C’est en vivant en Angleterre que j’ai vu apparaître les Women’s Studies, avec les Gay and Lesbian Studies. Ça ne me plaisait pas beaucoup. Je suis, dans tous les domaines, anti-communautariste. L’essentiel ici est de savoir si le concept est éclairant pour l’histoire de la littérature. Il est, c’est absolument vrai, important de montrer, lorsque c’est le cas, que les femmes ont pu être opprimées ou oubliées. Mais inverser le problème, c’est-à-dire montrer que Mme de Sévigné est sublime parce que femme, je n’y crois pas. Il en va de même pour les lectures gay et lesbienne : pour lire les premières pages de Sodome et Gomorrhe, il n’y a aucun intérêt à se demander si l’auteur était homosexuel ou non.

9Je n’ai donc donné aucune consigne sur ce point. Et aucun de mes collaborateurs n’a accordé une place considérable à la question, y compris les femmes, Jacqueline Cerquiglini et Françoise Mélonio.

10- Avez-vous collectivement  discuté de la place des femmes à un moment ?

11Non. Une autre question s’est posée à plusieurs moments, celle de la francophonie, que nous avons finalement choisi de ne pas traiter directement car ce n’était pas notre rayon. Mais il n’a pas été question des femmes en tant que telles – même si, bien entendu, les grandes femmes écrivains sont présentes : Louise Labé chez Lestringant, etc.

12- Pensez-vous à présent qu’il y aurait eu intérêt à le faire ?

13C’est un enjeu que l’on peut saisir à tous les niveaux : celui de la langue, des représentations, des normes culturelles… Mais pas au niveau de la phrase ou des formes qui est celui qui m’intéresse. Simone de Beauvoir ne revendique pas une littérature« féminine ». J’avais d’ailleurs donné des extraits de Simone de Beauvoir à mes étudiants et tout le monde les avait attribués à un homme. Que faut-il en conclure ? On pourrait très bien soutenir que des extraits de Proust, de Giraudoux, de Morand, ou de Modiano, seront probablement attribués à une femme (Morand pourrait être confondu avec Louise de Vilmorin), mais cela reste faussement significatif. Faut-il l’attribuer à l’homosexualité de certains de ces écrivains – qui n’en relèvent d’ailleurs pas pour la plupart de ceux qui sont ici cités ? L’homosexualité coule complètement le problème : faut-il définir une 3e écriture ? Est-ce que Beauvoir semble écrire comme un homme parce qu’elle aurait été lesbienne ? Tout cela ne mène à rien.

14- La question n’a-t-elle aucun intérêt ?

15Non, je n’irai pas jusque là. Je reconnais l’intérêt de telles approches lorsqu’elles sont bien menées et j’ai beaucoup fréquenté les rayons de Women’s Studies ou de Gay and Lesbian Studies. Et je n’ignore pas qu’on peut juger scandaleuse cette absence théorique dans l’histoire littéraire que j’ai dirigée. Mais à mes yeux, le manque serait de ne pas parler de Christine de Pisan, de Louise Colet, de Mme de Sévigné,… et non pas de ne pas poser la question de la place des femmes. Je défends une histoire des formes. Or il n’y a pas des formes pour les hommes et des formes pour les femmes.

16- L’enjeu n’est pourtant pas vain à un niveau simplement sociologique ou politique.

17Considérons le cas du xixe siècle d’un point sociologique : au xixe siècle, est-ce que l’on a méprisé Sophie Cottin ou Mme de Staël plus que Pigault-Lebrun ou d’autres écrivains populaires eux aussi très méprisés ? Non. Georges Sand n’a jamais été oubliée. Bien sûr, Jane Austen a dû écrire dans un coin du salon, mais on peut penser que les conditions qu’elle a rencontrées ont stimulé sa créativité – c’est une thèse que l’on applique souvent à l’extension de la foi : les obstacles en favorisent la propagation. Les pressions qui se sont exercées sur Colette ou Labé ont pu augmenter leur valeur. Il est indéniable que les femmes étaient brimées dans le système scolaire, mais toutes les femmes qui avaient une grande œuvre à écrire l’ont écrite. Elles n’ont pas été exclues de la littérature, même lorsqu’elles écrivaient des textes sulfureux, comme  Renée Vivien. J’ai dirigé une thèse sur la littérature féminine de l’entre-deux-guerres sur Irène Némirovsky, Germaine Beaumont… : Jennifer Milligan y montrait l’existence d’une très important courant littéraire féminin et reprochait à l’histoire littéraire d’avoir occulté cette création, mais cela n’était pas vrai des contemporains de ces écrivaines, qui n’était pas plus ignorées ou méprisées que des écrivains qui écrivaient à l’époque le même genre de littérature. Irène Némirovsky connaît d’ailleurs aujourd’hui une gloire extraordinaire.

18- Quelle lecture faites-vous des travaux menés par les tenants des courants féministes ?

19Je ne nie pas l’intérêt des recherches des spécialistes américaines ou anglaises sur la littérature féminine, mais il me semble qu’on ne peut pas prétendre que les textes des femmes concernées ont été oubliés parce que leur auteur était de sexe féminin : ce serait comme de dire que la littérature des frères est aujourd’hui victime d’un scandaleux oubli et que l’on n’accorde pas la place qui leur revient aux récits des frères Taraud, des Chadourne ou des Goncourt… On pourrait très bien imaginer une histoire des minorités opprimées et j’admets tout à fait que l’on me fasse le reproche de ne pas avoir pris en compte la minorité des femmes écrivains. Mais alors le même reproche devrait aussi être fait au sujet des minorités politiques (peu de place a été accordée à la littérature prolétarienne). Notre histoire n’est pas vulnérable uniquement au sujet des femmes : il y aurait aussi par exemple le cas de la littérature religieuse, scandaleusement négligée aux yeux de certains.

20À mes yeux, le point essentiel est le suivant : la question féminine ne se rencontre pas au niveau de la phrase, contrairement à ce qu’affirme Hélène Cixous. Or c’est à ce niveau que se joue la littérature.

21- Vous-même avez été conduit à prendre en compte la question de l’homosexualité chez Proust dans votre biographie.

22Vous savez, la biographie de Proust était pour moi avant tout un défi. C’est un genre que je méprisais un peu. Quand on m’a proposé cette commande, je me suis dit que c’était pour moi une gageure. J’ai souvent dit que j’écrivais la biographie de l’œuvre, même s’il reste bien sûr indispensable de connaître la vie d’un écrivain et si la biographie est aussi une forme d’art (comme chez Zweig).

23- Récemment, Sophie Rabau, Marc Escola, Alain Cantillon et Christine Noille ont organisé une rencontre au « University of Chicago Center in Paris » autour de La Princesse de Clèves. Au cours des discussions, tous ont noté que ce n’était pas hasard qu’un « petit classique », écrit par une femme, relevant du genre de la « nouvelle historique et galante » avait été attaqué ; le Président n’aurait pas osé attaquer Raciné ou Victor Hugo. Cela aurait conduit à remettre en cause l’enseignant des lettres dans le secondaire. Mais le livre de Madame de Lafayette…

24Oui, l’idée est intéressante. Vous savez que chez Gallimard, il y a quinze jours, on vendait encore 500 exemplaires dans la semaine,  de La Princesse de Clèves. Quelle publicité ! Mais je pense que ce serait accorder à l’auteur de ces remarques sur La Princesse des intentions trop élaborées, trop raisonnées. Un conseiller lui avait glissé une fiche plus vraisemblablement. Ou il n’a parlé que par instinct.

25Cela me fait penser à une remarque de Groucho Marx (dans Duck Soup je crois) : « Je ne m’attaque qu’aux veuves et aux orphelins ».