Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 7
Y a-t-il une histoire littéraire des femmes ?
Sophie Vanden Abeele-Marchal

Histoire littéraire féminine et fiction au xixe siècle : le cas de Clotilde de Surville

1« Connaissez-vous quelque chose de plus malicieux, de plus intolérant, de plus maussade, de plus exigeant et de plus querelleur que l’humeur d’un homme quand il s’agit de porter un jugement sur les écrits d’une femme ? » Ainsi s’interroge en 1832 Alexandrine Aragon1, dans l’un de ses réguliers articles du Journal des femmes, avant de souligner la vulnérabilité des auteures, privées de tout droit de réponse. Partiale, subjective et injuste, la critique masculine est selon elle exclusivement animée par « trois raisons majeures sur lesquelles une femme doit tâcher de ne jamais se méprendre : l’esprit de préjugé, l’amour-propre et l’égoïsme2 ». Définie en termes d’antagonisme entre les sexes, et plus précisément d’exclusion et d’oppression du féminin par le masculin, détenteur du pouvoir normatif régissant l’accès à la reconnaissance et peut-être à la postérité mêmes3, la critique lui semble ressortir à « une part de privilèges qui ressemble si fort à celle du seigneur-lion, et qui fait qu’[aux hommes] seuls il appartient de peser les écrits des femmes et de faire ou défaire leur réputation4 ». Dès la première moitié du xixe siècle, juste avant que ne se systématise et ne s’amplifie durant tout le siècle la rhétorique de dénonciation des femmes auteurs5, il apparaît clairement que les critères d’évaluation esthétique obéissent à une arbitraire logique sexuée qui superpose le canon littéraire à la division sociale des sexes. De cette image de la critique à l’histoire littéraire, qui a posteriori justifie ou infirme les sélections et les exclusions, les articule en les inscrivant dans une historicité et une socialité, il y a une continuité certaine.

2Comme la littérature qui, plus que jamais au xixe siècle, est discours sur la cité et sur le monde, elles révèlent « les positionnements idéologiques et les fondements politiques de ses protagonistes6 ». Aussi Christine Planté peut-elle expliquer que « la rareté des femmes dans l’histoire littéraire apparaît liée […] aux principes qui prévalent à son écriture, et à des hiérarchies esthétiques et idéologiques7 ». À l’origine de ceux-ci, la Révolution puis le Code civil ont posé comme socle idéologique un principe d’exclusion à partir duquel se construisent au xixe siècle les représentations collectives du féminin : sur tous les plans, « la rupture opérée au tournant du siècle est aussi l’acte qui fonde l’exclusion des femmes de la vie de la cité, exclusion autrement plus radicale que celle de la féodalité8 ». Dans le domaine littéraire dont les mutations au xixe siècle accompagnent cette mise en place hiérarchique des rapports entre les sexes, on en trouve de multiples exemples contemporains : Margaret Cohen a par exemple analysé comment Balzac, dans Illusions perdues, propose un panorama de la littérature romanesque de la Restauration qui exclut radicalement toutes les œuvres féminines, pourtant abondantes alors comme en témoignent les successives Petites Bibliographies biographico-romancières du libraire Pigoreau9.

3Si l’on peut donc définir les conditions historiques et les présupposés idéologiques de cet ostracisme institutionnalisé, on peut également renverser d’une certaine manière la perspective : il s’agit dès lors de décrire la modélisation de figures auctoriales féminines qui, correspondant aux valeurs régissant le canon littéraire, permet d’inclure dans cette histoire masculine un petit nombre de figures de femmes auteurs. Une célèbre supercherie habilement embrouillée au fil des publications10 et qui, pendant près de quatre-vingts ans, fut l’objet de controverses renvoyant aux enjeux mêmes de l’histoire littéraire en tant que telle11, en donne un aperçu par un biais anecdotique. La minutieuse invention de la châtelaine ardéchoise venue du haut Moyen-Âge, Clotilde de Surville, « poète ingénieusement créé pour l’imagination12 » selon l’expression de Nodier, offre en effet l’exemple de la création d’une figure, d’une poésie et même d’une histoire littéraire féminines : les poèmes attribués à cette supposée poétesse sont en effet assortis d’un commentaire préfaciel et d’un apparat critique qui proposent la « reconstruction spéculative de l’histoire médiévale et la fabrication contrefactuelle d’une véritable généalogie poétique13 », dès l’édition originale en 1803 d’un premier volume intitulé Poésies de Marguerite-Éléonore Clotilde de Vallon-Chalys, depuis Madame de Surville, poète français du xve siècle. Et cette construction, qui connaît immédiatement un grand succès, donne corps à une figure tutélaire et identificatoire pour les poétesses contemporaines qui en manquent alors cruellement14, jusqu’à devenir même le support emblématique d’un discours sur la femme auteur. Pourtant la publication de ces œuvres est d’emblée donnée comme un événement littéraire polémique : aussitôt révoqué en doute dans les comptes rendus successifs15, il est régulièrement obscurci aussi bien, pour ne citer que les premiers épisodes liés à la publication des volumes, par les circonvolutions de son premier éditeur, Charles Vanderbourg, dans sa très longue préface, que par la palinodie malicieuse de Nodier qui, avec son « long passé de conspirateur dilettante16 », contribue à cet astucieux échafaudage de la forgerie en éditant un nouveau volume  de vers de Clotilde17après en avoir été le critique lucide18.

4À travers cette supercherie est mis en abyme, sous la forme d’une fiction, le fonctionnement symbolique du modèle culturel dominant de la femme poète : pure émanation fictionnelle du discours collectif, elle donne à comprendre, avec les valeurs (masculines) qui autorisent cette représentation du féminin, les procédés de catégorisation présidant au récit de l’histoire littéraire dans la première moitié du xixe siècle. Les préfaces de Vanderbourg et de Nodier, comme l’analyse de Sainte-Beuve, semblent dire en effet que s’il peut exister une histoire littéraire féminine, elle ne peut qu’être secondaire, en particulier dans un champ littéraire en plein bouleversement : revers complémentaire et compensatoire d’une histoire principale destinée à enregistrer les œuvres appartenant aux grands genres réservés aux hommes, elle a pour fonction d’en combler les éclipses imposées par la violence politique – la référence révolutionnaire est omniprésente et structure alors la représentation traumatique de toute chronologie historique. Ainsi l’écriture féminine se voit-elle à la fois associée à une histoire collective et inscrite dans une marge. Il y a là une réelle habileté rhétorique : ce positionnement peut d’une part sembler une réponse à l’aporie que constitue « l’écart entre la présence de femmes écrivains dans la culture vécue et leur faible visibilité dans l’histoire littéraire19 » par cette approche historique combinant œuvres masculines et féminines en apparence indépendamment de la régulation par la norme sexuelle. D’autre part, il conforte en même temps bien évidemment cet « ethnocentrisme de classe [à l’origine des] hiérarchies symboliques du canon culturel20 » et littéraire : par une forme de délégitimation indirecte, il délimite plus que jamais le « champ de production » et, en renvoyant de manière détournée à la hiérarchie – sexuée – des genres, somme implicitement les femmes auteurs, à travers cette image faussement égalitaire, d’occuper cette marge pour exister en tant que telles. Les discours sur « la fabuleuse Clotilde de Surville », dans la première moitié du siècle, d’autant plus pertinents qu’ils participent d’une rhétorique de justification polémique, mettent en scène, sous la plume d’auteurs masculins en quête de reconnaissance ou de publicité, ce conflit implicite qui préside à la répartition des places et en montrent l’arbitraire résolution par le recours systématisant à un unique modèle culturel.

5Avant tout Clotilde de Surville est « une fable poétique » destinée, comme quelques années auparavant l’Ossian de MacPherson ou le moine Rowley de Chatterton, à servir de prétexte éditorial : la fiction de son autorité de poétesse est conçue à partir d’un imaginaire collectif historiquement déterminé, sur lequel ses créateurs masculins ont spéculé. Cette complexe histoire de faussaires fait en effet de la femme auteur un enjeu fictionnel à travers lequel il est question de savoir comment rendre vraisemblable ce qui a priori est à cette époque à la fois improbable (un génie féminin) et romanesque (la découverte dans les décombres sanglants de la Révolution d’œuvres venues d’une époque inconnue et dont « le sort […] est de se trouver environnées de mystère21 » dès leur origine).

6Le premier mystificateur et « le trouvère bien plus probable d’une poésie chevaleresque, monarchique, toute consacrée aux regrets, à l’honneur des dames et au culte de la courtoisie22 » selon la description de Sainte-Beuve est un officier royaliste ardéchois, le marquis Joseph-Étienne de Surville (1755 -1798), « émigré, un peu chouan et fusillé comme tel23 » : c’est pendant ses années d’émigration dans le Hainaut et en Wallonie qu’il semble avoir écrit les trois volumes de manuscrits dont sont tirés les premiers extraits publiés dans le Journal littéraire de Lausanne autour de 1795 et les vers composant les volumes successifs de 1803 et 182724. Comme le suggère toujours Sainte-Beuve, il cherche alors à profiter de la « réaction chevaleresque » née au xviiie siècle des progrès de l’érudition et de la philologie qui, avec la création de l’Académie des Inscriptions, suscitent « toute une école de chevalerie et de poésie moyen-âge, de trouvères et de troubadours plus ou moins factices [qui] pavois[ent] la littérature courante de leurs couleurs »25. Œuvre de circonstance, sa poésie doit ses caractéristiques à cet air d’un temps pris d’un « engouement et d’[une] fureur qui, pendant plus de trente ans et, jusqu’en 89, s’attachait à la renaissance de notre vieille poésie26 ». Son personnage de poétesse n’est qu’un alibi pour cet opportuniste et habile imitateur en quête de reconnaissance qui « échoue en homme et pour son compte » mais « réussit en femme et en muse sous la cornette27 ». Mêmes motivations du côté de Charles Vanderbourg (1765-1827) lorsqu’il entreprend de publier ces poésies, qui très tôt ont éveillé son intérêt : il n’est pas encore cet éminent et discret germaniste, latiniste émérite à qui la traduction des Odes d’Horace vaut l’entrée à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1814. Après plusieurs années d’émigration et une traduction, quasi inaperçue, du Laocoon de Lessing, il embrasse tout juste le métier de journaliste littéraire : la poétesse créée par Surville lui semble un tremplin idéal. Sa correspondance atteste qu’il n’a aucun doute sur l’inauthenticité des manuscrits qu’il publie, choisissant avec circonspection et habileté les pièces de vers qui semblent devoir être les moins évidemment fausses pour faire de son ouvrage un succès de librairie28. Lorsque Nodier, chez qui « la passion des livres participe d’un net penchant pour la fabulation29 », « prolonge30 » la supercherie et approfondit cette fiction d’auteur féminin en 1827, « c’est avant tout par jeu31 » – et peut-être parce qu’il est séduit par ce que cette poésie, qui renvoie à la veine gothique exploitée alors par la droite monarchique, évoque en termes politiques. L’invention de cette poétesse et de sa poésie, tout en répondant à des intérêts bien particuliers, s’inscrit donc dans un contexte idéologique et culturel qui les rend possibles, les informe et les légitime. D’une part la découverte, l’étude et l’appropriation politique du Moyen-Âge et de ses représentations32, grâce au développement de la philologie moderne qui favorise par contrecoup le goût pour ce que l’on appelle alors les « supercheries », ouvrent un espace neuf, propice à toutes les projections et réécritures fictionnelles fondées sur « l’irraison33 ». D’autre part la poésie féminine n’est pas en 1803 un enjeu majeur dans « le champ de production » littéraire. Même si le rapport à la création des « belles qui veulent devenir poètes34 » est encadré voire stigmatisé, ce type d’écriture n’est en effet guère convoité à une « époque où l’exercice de la poésie, peu valorisé, en particulier en raison des préjugés relatifs au vers français perçu comme un carcan, est souvent lié aux circonstances, et volontiers laissé aux femmes35 », relativement nombreuses, comme Constance de Salm, Adélaïde Dufrénoy ou Victoire Babois, à s’y exercer et à préfigurer un renouveau poétique. De ce point de vue, en 1827, avec la Restauration, lorsque « l’avènement du romantisme accélère l’entrée en désuétude des poétesses élégiaques du tournant du siècle36 », le raidissement de la situation des femmes oblige Nodier dans sa préface à accentuer le conformisme du portrait qu’il brosse de Clotilde de Surville, nous le verrons.

7À lire les préfaces censées, par une stratégie rhétorique de persuasion très traditionnelle surtout quand il s’agit de textes féminins, imposer l’autorité de la poétesse avec d’autant plus de force qu’elle est inconnue, on ne peut qu’être frappé par les glissements successifs qui associent subtilement l’argumentation historiographique et philologique à la vraisemblance du romanesque et du sentiment. C’est en effet un enchâssement de récits qui y est donné à lire. Et les préfaciers rivalisent d’ingéniosité dans un défaut de logique qui est bien celui, il est vrai, de la forgerie littéraire, installant le lecteur dans « cette sorte d’indécision entre le réel et l’imaginaire, constitutive de toute supercherie37 » : Vanderbourg l’exprime bien dans une lettre à la veuve de Surville lorsqu’il explique chercher à « balancer les opinions pour ou contre avec l’air de l’impartialité et faire en sorte cependant de rendre la cause de Clotilde victorieuse38 ». Comme l’ont montré la plupart des commentateurs,  Vanderbourg – suivi par Nodier qui reprend le même principe avec surenchère – se contente de « sauvegarder la vraisemblance » : « il ne cherche jamais à faire croire, mais laisse croire ceux qui, nolens volens, se prêtent au jeu39 ». L’ambiguïté de cette position est d’autant plus essentielle que ce sont un auteur et un texte féminins qu’il s’agit de rendre vraisemblables.

8Ceux-ci sont donc insensiblement installés dans un cadre romanesque à double entrée. Vanderbourg raconte en effet deux histoires qui se superposent et surtout, par un effet de brouillage systématique des niveaux de narration, partagent des éléments scénariques et des effets communs. En premier lieu il y a le récit de découverte au fil duquel se retrouvent tous les ingrédients, largement étudiés par les nombreux exégètes de cette supercherie, de la biographie imaginaire qui « repose souvent sur une accumulation de stéréotypes : découverte tardive d’un “génie” méconnu, reconstitution de sa “vie” d’après des sources nécessairement sujettes à caution et peu abondantes, publication posthume de ses œuvres par un érudit ou par un ami qui joue ainsi le rôle d’exécuteur testamentaire en même temps que de biographe parfois de traducteur40 ». Tragique, le récit de découverte, dont le sujet est « l’absence trop vraie de l’éditeur naturel qui [jette dans la préface et le volume] comme une tache de sang41 », a pour personnage central le marquis de Surville. Dans le cadre de ce récit qui se développe au rythme d’épisodes pathétiques de Révolution, de guerre, d’arrestation, de condamnation à la guillotine, d’autodafé et de novissima verba, celui-ci devient une figure bien connue dans l’espace imaginaire contemporain, la « version malheureuse du nobliau émigré qu’une exécution obscure a empêché d’être, comme certain autre, l’homme à la coupée du siècle42 ». Son destin tragique combiné à la description de la piété filiale dont il fait preuve pour son aïeule et à celle de son abnégation à transmettre les œuvres oubliées de cette dernière régit l’économie de ce récit de découverte à tiroirs puisqu’il ne fait là que redoubler celui qui évoque l’épouse du cinquième descendant de Clotilde, Jeanne de Vallon, elle-même victime d’un cancer au xviie siècle alors qu’elle travaillait sur les poésies retrouvées. Cette figure de Surville est intéressante ici pour le décalage qu’elle permet au préfacier d’opérer : longuement évoqué, ce destin masculin vient se placer au premier plan de la préface, estompant un long moment la figure de créatrice féminine. L’effet est habile qui procède d’une délégitimation implicite du féminin. En outre, le fait que les doutes sur l’authenticité des poésies ne soient pas masqués conduit naturellement à évoquer au fil de ce récit – certes pour la réfuter – la possibilité que le marquis, dont seules les « bizarreries » d’ailleurs expliqueraient qu’il écrive comme une femme, puisse être l’auteur des poésies attribuées à Clotilde. En 1873, l’association du pastiche à un auteur masculin deviendra un argument essentiel, au nom des hiérarchies régissant le canon littéraire, toujours implicites : « dès qu’il est admis que l’œuvre est un pastiche, il nous semble qu’un homme seul a pu lui donner cette perfection43 ».

9Le second récit, « le roman de l’aïeule » pour reprendre l’expression de Sainte-Beuve, joue sur un double plan qui produit le même effet. D’une part est affirmée l’existence d’une véritable créatrice, égale voire supérieure aux grands auteurs ; d’autre part elle est dans le même temps, par le biais de la fiction, déréalisée, délégitimée pour être réduite à une image consensuelle et son œuvre renvoyée aux stéréotypes qui rendent l’écriture féminine acceptable et surtout bien plus probable. Placée au second plan dans les préfaces, la biographie de Clotilde est développée de manière significative. Bien qu’elle soit destinée à incarner l’instance auctoriale principale, la figure de la poétesse semble destituée de son statut au moment même où il est affirmé. Tout se passe en effet comme si Vanderbourg, et Nodier à sa suite, la dépouillaient de son autorité tout en affirmant celle-ci par un mouvement rhétorique contradictoire. De moins en moins définie au fil du texte, ou plutôt définie par la négative, elle finit par n’être plus qu’une improbable figure en creux, une absence, pure esquisse dont les contours sont estompés après avoir été fixés. A priori pourtant tout fait de Clotilde de Surville « un phénomène littéraire », un « prodige »44 : elle est présentée comme un « heureux génie45 », comme il se doit prédestiné, assoiffé d’écriture et de reconnaissance46. Bref une femme comme il ne peut en exister puisque tout en elle évoque le sexe opposé, seul détenteur légitime d’une telle force créatrice. D’ailleurs tout le propos des préfaciers est une variation sur « l’impossible47 » : Vanderbourg n’affirme-t-il pas chercher à « rendre moins invraisemblable[s] la correction, la régularité, le goût, l’harmonie que l’on remarquera dans ses vers48 » ? Et de décliner malgré tout des qualités masculines : une érudition qui fait d’elle une bibliophile humaniste hors pair ; une ambition à créer, après avoir renoncé à l’imitation (féminine), « de grands ouvrages pour intéresser tous les temps49 » ; une maîtrise de la composition poétique comme de la langue, supérieure à celle de Marot même50 ; un lyrisme « aussi étonnant que la correction [des vers51] » et enfin une descendance poétique pour celle qui « dicta des règles de goût et de versification française52 », « forma des élèves qui héritèrent d’une partie de ses talents53 » et influença jusqu’à Voltaire54. Égale des plus grandes, de Sapho à Christine de Pizan, elle est aussi présentée comme la rivale des plus reconnus. Un exemple de sa supériorité est développé, sur le modèle de la querelle de Christine de Pizan et de Jean de Meun, dans un long épisode qui la montre triomphant à plusieurs reprises de la mesquinerie et de la jalousie du secrétaire de Charles vi et Charles vii, diplomate et poète courtois, Alain Chartier. En témoignent, dans le volume même, plusieurs rondeaux comme « Le feu d’enfer » ou « L’air de la cour » qui mettent en cause l’esthétique de ce dernier pour promouvoir une autre voie poétique et bousculer les modèles dominants55. Un arrière-plan de jalousies masculines va jusqu’à suggérer la partialité critique et expliquer en partie l’occultation par la postérité. Clotilde de Surville apparaît comme un personnage fort et fascinant, ainsi que le suggère d’ailleurs la vocation exclusive de son descendant Joseph-Étienne.

10Pourtant cette image est d’emblée brouillée et ne tient pas. En effet, sous prétexte de contextualisation et donc de vraisemblance, la poétesse est située dans un cadre exclusivement féminin qui dévalue sa singularité et donc sa position dominante de génie – ou qui, en d’autres termes, « déconstr[uit] son agentivité et [sa] subjectivité56 ». Et ce à plusieurs titres. Tout d’abord, selon un argument dépréciatif connu, sa poésie est inscrite dans la tradition élégiaque initiée par Sapho, ce qui revient à la renvoyer à une sorte d’invariant littéraire féminin, « cri de passion plus qu’œuvre de langage où l’art n’entre quasiment pour rien57 ». Cet aspect est accentué par la mise en scène autour de Clotilde d’un véritable cénacle féminin, « réunion singulière de cinq jeunes personnes, toutes jolies, toutes pleines d’esprit, et vivant dans l’amitié la plus parfaite » : « il est à peu près certain, explique Vanderbourg sous la plume de Surville, qu’elles travaillèrent de concert »58. Du panégyrique d’un génie féminin, fiction « invraisemblable », on glisse donc vers l’évocation, tout aussi fictive, d’une écriture à plusieurs mains, dont l’œuvre, désormais collective, apparaît qui plus est avoir été corrigée encore deux siècles plus tard par Jeanne de Vallon. La singularité qui est le propre du génie créateur s’efface subtilement, d’autant qu’en amont est posée une filiation poétique féminine qui renforce l’idée : de sa mère, Pulchérie de Fay-Collan, à sa grand-mère, Justine de Lévis, elle-même disciple d’Amélie de Montendre, et ainsi de suite en remontant jusqu’au règne de Philippe Auguste, est évoquée une guirlande de femmes poètes, mélangeant figures inventées et historiques, aux qualités superposables. Sans doute parce que l’écriture féminine ainsi présentée est encore trop imposante, le préfacier procède en même temps à un véritable brouillage des sexes.  Non seulement il introduit des tutelles masculines – chacune de ces poétesses reçoit un mentor qui amende ses œuvres, parmi lesquelles celle de Clotilde est d’ailleurs plusieurs fois revue, par Jean du Sault, « savant distingué et homme de beaucoup de goût59 », puis Surville –, mais il finit par suggérer l’indécidable attribution sexuelle des poésies de « la muse du Vivarais », en faisant de son descendant, probable correcteur et hypothétique auteur, un être hybride, fantasque, « bizarre ». Un épisode en particulier, relatif à Justine de Lévis, suggère que l’œuvre parfaite, dans une étonnante reprise de mythe de l’androgyne, ne pourrait même naître que de l’union des capacités masculines et féminines. Ainsi cette poétesse italienne, dont « la réputation alarma la vanité de Pétrarque60 », après son mariage avec un « damoisel français riverain du Rhône61 », adopta la langue de son époux et « ils cultivèrent ensemble la poésie », dans un équilibre retrouvé des genres et des aptitudes puisqu’il composa « lui dans ces élégies si purement cadencées, en hexamètres et pentamètres entrelacés ; elle, dans ces idylles pleines de verve, dont la richesse surabondante est le défaut le plus saillant »62. Cependant cette union parfaite s’il en est, dans laquelle le poète « se laissait corriger et même embellir par elle, sans jamais en être jaloux », correspond à l’un des épisodes les plus romanesques qui soit de la préface. La rencontre des deux époux, dans une atmosphère de légende où se déploient tous les ingrédients du récit d’aventures courtois, marque en effet l’un des sommets de la fiction : dans une forêt inconnue, la jeune poétesse aperçoit un bel endormi, auprès duquel elle dépose quatre vers italiens. « Louis de Puytendre (c’était son nom) ne s’occupa plus que de la recherche de l’inconnue : il parcourut inutilement l’Italie entière ; il eut diverses aventures ; enfin, au bout de dix-huit mois, il se rendit à un tournoi […] ce fut là que Puytendre retrouva Justine, qu’il en devint amoureux, qu’il en fut reconnu, et l’épousa63 ». Une nouvelle fois la fiction déréalisante prend le pas pour faire de Clotilde et de ses semblables des personnages d’une fable, dans l’économie de laquelle le Moyen Âge est traité comme un espace imaginaire, ce « bout du monde » historique que Sainte-Beuve a bien décrit pour dénoncer le « roman » de Clotilde : « L’originalité de M. de Surville, c’est précisément d’avoir passé la frontière de Marot, et de s’être aventuré un peu au-delà, à la lisière du Moyen-Âge. De ce pays neuf, il apporta la branche verte et le bouton d’or humide de rosée »64. On ne saurait mieux métaphoriser la fiction de Clotilde de Surville et la ramener à ses présupposés.

11En effet ce procédé de renversement de l’évocation de Clotilde de Surville, par le recours à la fiction, aboutit à la reprise des topoï contemporains de l’exclusion qui superposent insidieusement à l’image du génie féminin, définitivement renvoyée à une improbable fantaisie où toutes les fictions de filiation poétique sont autorisées – Sainte-Beuve ne s’y arrête d’ailleurs pas qui les balaie d’un rapide et dédaigneux : « je ne sais quelle postérité sous la bannière d’Héloïse65 » –, une image conventionnelle qui en appelle finalement aux représentations iconiques de la muse et de la madone tout en correspondant à la hiérarchisation sexuée des genres et des places. On retrouve là le procédé de transposition et de projection systématiques des présupposés idéologiques contemporains qui font entrer toute œuvre féminine en résonance avec un archétype normatif. Il est ici doublement favorisé par l’éloignement historique – accentué, au xixe siècle, par l’état encore primitif de la recherche médiéviste sur le haut Moyen Âge – et par la supercherie. Que reste-t-il donc de Clotilde de Surville sinon, en creux, cet indéfini féminin, évidence tacite qui fonde l’argument essentialiste selon lequel « [une femme] est toujours femme66 » ? Vanderbourg le pose dès les premières pages de sa préface lorsqu’il distingue la lecture érudite de la lecture naïve, parlant au « cœur », seul capable de démêler intuitivement « si un homme a pu composer ses poésies, où le cachet du sexe le plus tendre et le plus désintéressé dans ses affections est si fortement empreint67 ». Nodier, après avoir repris rapidement les éléments du double récit de ce dernier, en fait d’ailleurs l’argument principal de sa démonstration, délimitant ainsi un espace exclusivement féminin, qui réunit tacitement femmes auteurs et lectrices : « la réputation de Clotilde […] écrite en caractères de feu dans le cœur de toutes les jeunes mères qui ont lu, ou plutôt qui ont retrouvé ce qu’elles avaient déjà ressenti68 ». S’il engage les femmes à « défendre la gloire du sexe contre la science orgueilleuse des hommes69 », reprenant ainsi la distinction initiale de Vanderbourg, c’est pour mieux affirmer cet archétype du féminin aux caractéristiques tacites et marginalisantes : « Il n’est pas vrai que l’on fasse du sentiment avec de l’esprit ; et si l’esprit le plus vif brille dans les poésies de Clotilde, il n’y paroît que comme accessoire du sentiment70 ». Dès lors, même dans les œuvres qui relèvent des genres masculins, « Clotilde est toujours femme71 », « une femme brillante de grâce, de naïveté, d’esprit et de raison72 », dont les qualités correspondent au canon en vigueur, qui permettent de l’associer à l’évocation la plus conventionnelle qui soit des poétesses contemporaines comme « la spirituelle et gracieuse Mme Amable Tastu, qui n’a point d’égale, la touchante Mme Desbordes Valmore, la poétique Mlle Gay73 ».

12Les hiérarchies, avec la répartition des qualités intrinsèques, sont donc bien rétablies. Clotilde est désormais « une mère tendre, une épouse embrasée des feux d’un chaste amour, poète par sentiment bien plus que par désir de gloire74 » : elle incarne un immuable féminin rassurant, propre à toutes les identifications. Elle s’inscrit dans un décor finalement aussi peu réaliste que symbolique : l’évocation du Moyen Âge est destinée, à travers cette icône féminine ainsi devenue consensuelle, à évoquer « un monde perdu, et peut-être un mythe étiologique, qui cherche à replacer la poésie dans un temps parfait, temps d’avant la faute, temps de l’innocence75 » – temps d’avant la Révolution également car de toute évidence le xve siècle et les règnes agités de Charles v et Charles vi sont une métaphore des peurs postrévolutionnaires et de la morale conservatrice qui en est résulté. Les glissements opérés par la fiction aboutissent en effet aux arguments moraux : Clotilde devient la garante des valeurs normatives qui ont présidé, après la Révolution, à l’exclusion du féminin et à son enfermement dans la sphère familiale : « il ne faut rien s’exagérer, conclut Sainte-Beuve : ce qui fait vivre Clotilde, ce qui la fait survivre à l’intérêt mystérieux de son apparition, ce sont quelques vers touchants et passionnés, ces couplets surtout de la mère à l’enfant. […] Les Verselets à mon premier né seront lus toujours ; le reste ensemble ne suffirait pas contre l’oubli76 ». La fiction de Clotilde, empreinte d’une nostalgie des origines aux couleurs bien entendu féminines, a sans doute pour fonction de rappeler aux femmes que leur fonction est d’incarner cette stabilité et cette permanence dont la maternité est une des métaphores les plus conventionnelles et les plus rigoureusement encadrantes dans les représentations du féminin au xixe siècle. La femme, dans ses œuvres, quelle qu’en soit la nature, doit garantir les mœurs, le goût et la morale par-delà tous les aléas historiques : à ce titre l’histoire de Clotilde et de ses poésies renvoie bien à ce double mythe de fécondité et de régénération par un enracinement naturel qu’évoque l’image de « la branche verte et [du] bouton humide de rosée » à laquelle Sainte-Beuve l’associe77.

13On comprend dès lors que cette figure de poétesse, devenue un emblème du lyrisme maternel et sentimental, ait pu avoir la vie longue parmi les femmes auteurs contemporaines, contraintes de s’adapter à la misogynie idéologique des représentations contemporaines de la femme et donc d’adopter des postures énonciatives conservatrices78, seules possibles pour avoir voix au chapitre. C’est sans doute parce qu’elle est une figure ainsi consensuelle, une caution autorisée au même titre que la tout aussi fictive Clémence Isaure, que Clotilde de Surville est si souvent présente dans les paratextes féminins ou relatifs à la littérature féminine : dédicataire d’épîtres de Victoire Babois ou de Marceline Desbordes Valmore79, elle se trouve ainsi régulièrement inscrite, tout au long de la première moitié du siècle, dans les panoramas de la poésie féminine que ce soit par exemple dans le Journal des femmes en 183280 ou même dans ces publications régulières du type des Chefs-d’œuvre poétiques des dames françaises depuis le xiiie siècle jusqu’au xixe siècle81 publiés en 1841. En 1847-1848 encore, son nom protège même l’anonymat d’une chroniqueuse régulière du conservateur Conseiller des dames. Journal d’économie domestique et de travaux domestiques. Preuve s’il en est que la fiction féminine que met en abyme cette célèbre supercherie fonctionne à plein et constitue un des fondements de l’histoire littéraire telle qu’elle s’est constituée au xixe siècle.