Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 7
Y a-t-il une histoire littéraire des femmes ?
Eliane Lecarme-Tabone

L’autobiographie des femmes

1La possibilité de contribuer à une « histoire littéraire des femmes » s’est présentée pour moi à l’occasion du livre que Jacques Lecarme et moi-même avons consacré à l’autobiographie1. M’étant chargée essentiellement des développements concernant « l’autobiographie des femmes », je voudrais rendre compte ici des problèmes rencontrés dans cette entreprise qui, à l’époque, en France du moins, était encore assez neuve. Je me demanderai ensuite si cette catégorie, qui me semblait opératoire alors, garde toujours sa pertinence, compte tenu des transformations importantes qui affectent l’écriture de soi aujourd’hui.

SPÉCIFICITÉS

2Au début des années 1990, on trouvait des livres riches et stimulants sur l’écriture des femmes en général, sur le statut de la femme écrivain ou sur l’œuvre de telle auteure en particulier2, mais le genre autobiographique n’y était étudié qu’incidemment. Publié alors que notre propre livre se trouvait en cours de rédaction, seul l’ouvrage d’Hélène Jaccomard3 abordait la question de l’autobiographie au féminin dans la mesure où il utilisait, à l’occasion, des outils conceptuels élaborés par des chercheuses féministes américaines, plus engagées que les françaises dans les Gender Studies. Il me semblait évident, cependant, que ce type d’écrit, étroitement lié à l’identité de l’auteur, devait porter la marque de son appartenance sexuelle. Une telle étude avait pour but de dégager des spécificités, mais aussi de revaloriser des textes peut-être insuffisamment pris en compte.

3Pour mener à bien ce travail il fallait d’abord éviter les écueils communs à toute tentative de synthèse unifiante concernant l’écriture des femmes. Il convenait de bien se situer dans un contexte de construction historique et culturelle de la « femme » et de ne pas tomber dans le piège de la spécificité féminine essentielle (sous sa forme grossière « d’éternel féminin » ou dans ses avatars plus modernes et plus sophistiqués proposés par le « différentialisme », en vogue dans les années 1970). Pour cela, il suffisait de rappeler sans cesse les conditions historiques susceptibles d’expliquer tel ou tel comportement et de repérer éventuellement les préludes d’une transformation liée à l’évolution des mœurs. Par exemple, la difficulté d’assumer l’entreprise autobiographique, éprouvée par beaucoup de femmes, ne concernait déjà plus Simone de Beauvoir.

4En regroupant les autobiographies de femmes, on courait le risque de les enfermer dans un carcan réducteur dont, d’ailleurs, plusieurs écrivaines se méfiaient résolument (en particulier Annie Ernaux, à l’époque où nous écrivions notre livre). Il fallait surtout ne pas méconnaître la dimension universelle de leur œuvre, ni occulter les originalités individuelles. On devait donc s’efforcer de croiser les grilles de lecture de manière à ne pas appauvrir les œuvres des femmes en leur réservant une seule approche. La présence de monographies, réservées aux plus remarquables d’entre elles (George Sand, Nathalie Sarraute, Violette Leduc, Simone de Beauvoir), rendait par ailleurs justice aux réussites particulières. On pouvait ainsi respecter la singularité de chaque entreprise, tout en mettant en lumière des points communs à plusieurs d’entre elles.

5Dans le cas particulier de l’autobiographie, il n’était pas toujours aisé de faire coïncider le geste autobiographique des femmes avec les définitions usuelles de l’autobiographie. Repérer des spécificités revenait souvent à légitimer des écarts. Certes, les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir ou La Bâtarde de Violette Leduc correspondaient bien aux critères retenus, avec l’homonymat de l’auteur, du narrateur et du personnage, le caractère rétrospectif du récit, l’importance accordée à l’enfance. Mais ce n’est pas le cas de tous les écrits autobiographiques de femmes. Ainsi, le rapport au nom propre se révèle souvent problématique pour elles, surtout lorsque, mariées, elles doivent, selon l’usage, adopter le nom du (ou des) conjoint(s) : instabilité de l’identité officielle, peur de compromettre le nom d’un autre se conjuguent pour inciter les femmes qui écrivent au choix d’un pseudonyme qui leur garantit une seconde naissance. Si homonymat il y a, le nom de l’auteur ne correspond pas alors au nom de l’état-civil (c’est le cas de George Sand, de Colette, de Marguerite Yourcenar, de Marguerite Duras). Annie Ernaux, Nathalie Sarraute, elles, gardent le nom de leur mari, qui n’est donc pas leur nom de naissance. La difficulté d’assumer et de revendiquer le projet d’écrire sur soi, induit par des siècles de dépendance et d’effacement, entraînait des démarches obliques : détour généalogique qui retarde le moment d’évoquer sa propre histoire (pour Sand et Yourcenar) ; pactes ambigus (La Maison de Claudine) ou indéterminés (L’Amant) ; éclatement des textes autobiographiques en plusieurs moments successifs (chez Colette), ou fragmentation interne du récit d’enfance (chez Colette et Sarraute), qui sont des démarches étrangères à l’ambition unifiante de l’autobiographie. Les femmes se démarquaient souvent, par ailleurs, du projet confessionnel d’un Rousseau, trop impudique à leurs yeux dans l’aveu de ses fautes ou dans l’implication de ses proches. Si Violette Leduc exhibe avec intrépidité ses faiblesses et sa vie intime, Sand, Yourcenar, Beauvoir, Colette pratiquent volontiers l’omission, l’ellipse, la litote.

6La place accordée aux autres4, plus importante dans les autobiographies féminines que dans les récits masculins, pouvait engendrer des formes inhabituelles et difficilement classables comme l’autobiographie de couple où une femme assume le récit d’une vie à deux. La possibilité d’une telle formule s’explique aussi par la situation de la femme qui, connue par ses propres accomplissements, n’en demeure pas moins tributaire de la notoriété plus éclatante de son compagnon. En fondant les deux partenaires dans un « nous » indissoluble (Simone de Beauvoir), ou en se redonnant sa véritable importance, négligée par les biographes, dans une histoire commune (Clara Malraux), la narratrice s’arroge la maîtrise rétrospective du sens et compense ainsi l’effacement relatif du « je ».

7Ces écarts traduisaient le caractère masculin des critères de définition adoptés, et les spécificités d’une condition féminine encore marquée par l’inégalité. Il était donc difficile pour certaines femmes de s’inscrire totalement dans le genre autobiographique et pour une historienne de la littérature de les y introduire sans hésitation ou scrupules. Mais élargir la définition permettait de légitimer des œuvres insuffisamment valorisées ou écartées du corpus communément admis5. D’une manière plus générale, l’attention spécifique accordée au regroupement (provisoire) d’œuvres exclusivement féminines faisait émerger des auteures sous-estimées (Violette Leduc, par exemple). Reste que, malgré ces louables efforts, les critiques masculins de notre livre firent en général l’impasse sur ces chapitres (à l’exception du Monde), alors que les chercheuses s’y référaient volontiers.

TRANSFORMATIONS

8Depuis la fin des années quatre-vingt-dix les données ont changé. Si par certains des thèmes abordés la spécificité féminine reste évidente, elle s’estompe, me semble-t-il, en ce qui concerne le geste autobiographique.

Le vécu féminin

9Les textes récents des femmes approfondissent toujours plus ce que leur expérience peut comporter de particulier, avec une prédilection pour les situations douloureuses. Certes Marie Darrieussecq célèbre avec émerveillement sa maternité et observe avec passion le « bébé » qu’elle a mis au monde, se frayant un chemin entre les clichés revisités et les phrases nouvelles que cette expérience bouleversante lui inspire. Annie Ernaux trouve, par instants, l’absolu dans la passion qui la porte vers son amant hongrois, malgré l’angoisse que cette relation engendre. Camille Laurens célèbre tous « les hommes de sa vie », dont elle cherche à percer et à dépasser l’irréductible altérité. Mais le vécu féminin dont ces écrits rendent compte se révèle plus souvent sombre et cruel : il y est question d’avortement, de viol, d’inceste, de prostitution. Dans L’Événement, Annie Ernaux revient sur l’avortement subi alors qu’elle était étudiante, événement indicible, inoubliable. Bien qu’elle dégage la dimension sociale et universelle6 de cette expérience, le devoir d’éclaircissement par l’écriture que l’écrivaine s’impose concerne bien le destin féminin : « Et si je ne vais pas au bout de la relation de cette expérience, je contribue à obscurcir la réalité des femmes et je me range du côté de la domination masculine du monde7 », écrit-elle. Consciente de sa déréliction, elle s’inscrit dans une chaîne de solidarité qui relie des femmes de tous bords, confrontées à des détresses comparables8. Christine Angot dénonce la relation sexuelle incestueuse que son père, retrouvé à l’adolescence, lui impose, source de sa « folie » et de son mal de vivre (L’Inceste). Dans Les Mouflettes d’Atropos,Chloé Delaume évoque avec une férocité démystificatrice la vie d’hôtesse de bar qu’elle a menée pendant deux ans. De manière plus nuancée, Virginie Despentes rend compte de son expérience de « call-girl » sur Minitel dans King Kong théorie.

10Le regard féminin sur les hommes s’affirme, suscitant des portraits d’hommes, vus par des femmes qui se délivrent avec assurance de tout filtre aliénant. Les mythologies forgées par les hommes sur eux-mêmes tombent, sans pour autant que le point de vue des femmes se révèle uniformément réducteur. Toute la palette des sentiments se déploie : depuis la gratitude amoureuse éperdue, jusqu’au ressentiment haineux à l’égard du mari adultère ou des clients concupiscents, en passant par la tendresse, la curiosité ou le dédain. Le « mystère masculin » fait parfois écho à l’ancestral « mystère féminin » : l’amant de Passion simple (Annie Ernaux), au désir incontestable, n’en demeure pas moins opaque ; celui de Pourquoi le Brésil (Christine Angot) soulève plusieurs interrogations. Camille Laurens note à propos d’un de ses amants : « Il n’est pas son genre, vraiment. Mais justement…, c’est ça qui l’intéresse : l’autre, l’homme, le sexe opposé, la rive étrangère. Pas son genre, non. Le genre qu’elle n’a pas9. » Les blasons du corps masculin répondent aux classiques blasons du corps féminin : le ton s’y fait élogieux, neutre ou dépréciatif10.

Le geste autobiographique

11Le geste autobiographique des femmes perd cependant de ses contours spécifiques à la suite d’une double évolution : on note une certaine « virilisation » de leur écriture qui va de pair avec une « féminisation » de l’écriture de soi en général.

12La réserve observée par George Sand ou par Simone de Beauvoir à l’égard de la confidence intime, notamment sexuelle, fait place, chez les jeunes écrivaines de ce début de xxie siècle, à une sincérité totale. Le « vécu » féminin qu’elles évoquent concerne, on l’a vu, essentiellement le corps, dans des aventures parfois encore inexplorées11. Or, pour en parler, elles font preuve désormais d’une franchise qui bouscule tous les interdits et s’affranchit des tabous, se mettant ainsi au diapason d’un Doubrovsky ou d’un Guibert. Cet abandon des censures concerne également leurs aînées12, qui, au même moment, lâchent aussi les amarres et passent de la liberté du « faire » déjà conquise, à celle du « dire ». Ainsi, après Passion simple (1991), qui cernait surtout les modifications comportementales déclenchées par l’obsession amoureuse, Annie Ernaux livre en 2001 aux lecteurs le journal intime tenu au moment où elle vivait cette passion (Se perdre). L’impudeur du premier récit, à visée générale, concernait surtout l’aveu de faiblesses morales, inattendues chez cette femme indépendante : comportements magiques, futilité, aliénation. Se perdre propose « une “vérité” autre », « quelque chose de cru et de noir, sans salut13 ». L’évocation érotique y est, en effet, plus précise : « Il ne reste plus grand chose à faire du Kamasoutra depuis hier14 », note-t-elle un jour. Le langage se révèle plus cru (les mots « sodomie », « fellation » apparaissent)15, même s’il reste en retrait par rapport aux audaces des femmes plus jeunes. Mais la notoriété d’Annie Ernaux, sa place dans le monde littéraire rendent ce genre de confidences plus scandaleux. Paru également en 2001, le livre retentissant de Catherine Millet, auparavant connue comme auteure d’essais sur l’art, ouvre un autre champ au dévoilement de l’intime. L’auteure de La Vie sexuelle de Catherine M. décrit, avec un vocabulaire précis et un sens aigu du détail, la sexualité de groupe à laquelle elle s’est livrée pendant de longues années. Valeureux petit soldat de la « partouze », Catherine Millet dissocie radicalement sexualité et sentiment, cherchant dans cette frénésie érotique « l’illusion d’ouvrir [en elle] des possibilités océaniques16. » La même absence d’inhibitions et d’interdits caractérise un récit où l’auteure s’empare du vocabulaire de la pornographie pour analyser, décrire, comprendre les paradoxes et les singularités de sa vie sexuelle passée.

13Qu’elles se montrent aussi transgressives que Catherine Millet lorsqu’elles choisissent de se livrer à la prostitution, ou qu’elles usent plus simplement d’une liberté sexuelle que l’évolution des mœurs et des techniques rend désormais facile, les jeunes écrivaines ne cachent plus rien ni de leurs ébats hétérosexuels ou homosexuels, ni de leurs pratiques masturbatoires. Elles assument leurs besoins et leurs désirs, racontent sans culpabilité des expériences multiples et variées. L’exhibition de l’intime leur est commune, mais dans des tonalités différentes : froideur du constat (Catherine Cusset), prolixité plaintive ou véhémente (Christine Angot), pugnacité féroce (Chloé Delaume), autodérision (Delaume et Cusset), lyrisme (Camille Laurens). Elles privilégient en général le terme technique ou même argotique, et décrivent sans détour, quitte à susciter des réactions négatives. Catherine Cusset s’étonne du rejet rencontré par Jouir : « J’avais seulement cherché à être la plus proche possible du constat pour décrire une expérience amoureuse et sexuelle qui me paraissait être celle de toute jeune femme d’aujourd’hui, prise dans une contradiction entre le désir d’amour et le désir tout court – la banalité même17 ». Mais elle comprend que la société connaît encore des tabous qui lui sont étrangers, surtout quand il s’agit de livres de femmes. On sait aussi, cependant, que « le sexe fait vendre », comme en témoigne le stupéfiant succès international de Catherine Millet. Reste que, chez la plupart des écrivaines, l’étalage du sexuel ne cherche pas à provoquer l’excitation du lecteur, même si celui-ci peut y satisfaire ses tendances voyeuristes : ces femmes se donnent pour but un progrès de la connaissance (Millet, Cusset, Ernaux) ou obéissent à un impérieux besoin confessionnel, à visée cathartique (Angot).

14Les fantasmes, même les plus débridés, se libèrent. Catherine Cusset livre ses rêveries d’adolescente sur le viol, mises en scène à grand renfort d’accessoires. Chloé Delaume dépèce en pensée et en mots le corps de sa rivale que, nouvelle Médée, elle donne à manger au mari infidèle. Elle invente d’ingénieuses machines destinées à éradiquer le « genre queutal18 ».

15Le désir de tout dire, n’épargne plus les proches, même si certaines, par souci de préserver leurs amants, les désignent par des initiales (Ernaux, Cusset) ou gomment des traits trop reconnaissables. Plusieurs d’entre elles n’hésitent pas à évaluer les performances sexuelles de leurs partenaires masculins (Catherine Cusset, Chloé Delaume). Catherine Cusset livre les secrets de sa mère dans La Haine de la famille et note que celle-ci, se sentant dépossédée de sa vie en fut, dans un premier temps, horrifiée19. Camille Laurens a pu être poursuivie en justice par son ex-mari, il est vrai assez malmené, pour L’Amour, roman. Serge Doubrovsky avait donné l’exemple de ces indiscrétions avec Un amour de soi (1982) et Le Livre brisé (1989). Hervé Guibert, et, plus récemment, Emmanuel Carrère vont dans le même sens20. Peut-être, cependant, peut-on voir dans cette surenchère impudique pratiquée par les écrivaines un résidu paradoxal de spécificité féminine, l’excès signalant le renversement d’une situation passée.

16L’écriture de soi adopte désormais chez les femmes comme chez les hommes des procédures communes qui rappellent certains « écarts » de l’autobiographie féminine antérieure. C’est en ce sens que nous parlerons maintenant de « féminisation » de cette écriture.

17On sait le succès actuel de l’autofiction dont la vogue traduit un scepticisme nouveau face à la possibilité de dire la vérité sur soi-même et sur sa vie. Ce genre (aux nombreuses définitions21) privilégie les pactes ambigus et favorise la fragmentation du récit. Par ces caractéristiques, l’autofiction prolonge la manière dont certaines femmes jouaient naguère avec le projet d’écrire leur vie. Rétrospectivement, certains de leurs écrits apparaissent comme des autofictions avant la lettre (c’est le cas de Colette ou de Duras). Les jeunes écrivaines s’y sentent particulièrement à l’aise, mais elles partagent, désormais, ce goût avec les hommes. Elles choisissent, pour qualifier leurs récits, le ou les sens qui leur conviennent parmi les possibilités offertes par les théoriciens ou les autres praticiens de l’autofiction. Elles en proposent de nouveaux elles-mêmes. Catherine Cusset reconnaît comme autofictions trois de ses œuvres (Jouir, La Haine de la famille et Confessions d’une radine). Elle dit s’en remettre à la définition de Serge Doubrovsky22, bien que, à la différence de celui-ci, elle occulte son propre nom ou le transpose de manière transparente. Mais, dit-elle, « ce sont des récits à la première personne, au présent, et dans lesquels je n’ai rien inventé23 ». Dans ses livres qualifiés de « romans », Camille Laurens joue avec le nom propre puisqu’elle choisit un pseudonyme littéraire étroitement lié à son nom d’origine (Laurence Ruel), qu’elle livre, de surcroît à la fin de L’Amour, roman. Elle mêle fiction et vérité biographique et donne comme vocation essentielle à l’autofiction « l’exigence d’une forme24 ». Chloé Delaume fait porter l’accent sur le travail stylistique qui prend le vécu comme simple matériau. Elle élargit ensuite son projet, parlant d’autofiction « expérimentale » : il s’agit de provoquer des événements pour que l’écriture puisse les explorer. Marie Darrieussecq pense que « la définition la plus stimulante, ou la plus efficace » de l’autofiction serait : « récit à la première personne, avec concordance nom du narrateur / nom de l’écrivain, mais avec toutes les marques de l’invraisemblance (de la fiction)25 ». Ainsi les femmes apportent leur propre contribution théorique et créatrice à l’élaboration d’un genre dont elles n’ont pas, cependant, l’exclusivité.

18Qu’elles écrivent des autofictions ou des « récits vrais » (Annie Ernaux), les femmes (comme les hommes désormais) préfèrent au récit rétrospectif linéaire et unifié des fragments de vie morcelés, découpés selon des critères thématiques (la radinerie, la vie sexuelle pour Catherine Cusset ; la vie sexuelle, la jalousie pour Catherine Millet), chronologiques (Christine Angot consacre un nouveau livre à chaque expérience), ou chronologico-thématiques (Annie Ernaux). Le filtre qu’apporte un point de vue sélectif éparpille le sujet et marque une rupture avec l’ambition du projet autobiographique, soucieux de maîtriser un sens global. Doubrovsky, Emmanuel Carrère procèdent de la même manière.

19On a pu voir dans les « récits de filiation », qui « déplacent l’investigation de l’intériorité vers celle de l’antériorité26 », l’un des renouvellements récents de l’écriture de soi, aussi bien masculine que féminine : le sujet se cherche à travers l’héritage transmis par ses ascendants, tout en laissant le premier rôle à un autre. L’auteur navigue entre la biographie, l’autobiographie et le roman. Mais n’est-ce pas là, plutôt, la continuation, sans doute enrichie, d’une forme déjà pratiquée par des femmes : George Sand (qui consacrait un tiers de son autobiographie à l’histoire de sa famille et plus particulièrement à la figure paternelle), Colette (qui ressuscitait et réinventait Sido), Marguerite Yourcenar (qui explorait sa double ascendance) ? Avec La Place (1984) et Une femme (1988), Annie Ernaux continue ce genre de récit auquel elle apporte sa marque personnelle (écriture blanche et regard sociologique). Catherine Cusset s’interroge aussi sur elle-même à travers l’histoire de sa mère, dont elle reconstruit la vie sentimentale passée avec le même sens du romanesque que George Sand. Mais les hommes adoptent la même démarche, eux qui, comme Pierre Michon, Pierre Bergounioux ou Emmanuel Carrère27, se tournent vers leurs ascendants pour mieux les connaître et pour mieux se comprendre.

20La catégorie « autobiographie des femmes » a donc perdu de sa pertinence au cours de la dernière décennie, sauf à concevoir, en parallèle, une section « autobiographie masculine » : celle-ci montrerait comment, sous la pression des réflexions sur le « genre », les autobiographes masculins rendent compte, eux aussi, d’un vécu spécifique, qui ne se donne plus, d’emblée, comme universel. La similitude nouvelle des gestes autobiographiques masculins et féminins s’explique très évidemment par les progrès accomplis en matière d’égalité entre les sexes.

21S’il est vrai, par ailleurs, que les nouvelles formes d’écriture de soi reflètent la crise du sujet contemporain, il n’est pas étonnant qu’elles entretiennent des affinités avec des approches naguère plutôt assumées par les femmes, ces êtres humains à qui leur condition a si longtemps refusé le statut de sujet à part entière.