Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 6
Tombeaux de la littérature
Nathalie Chatelain

Lorsque le titre se fait épitaphe : chronique de la mort annoncée du conte de fée fin-de-siècle.

De la muse à la fée.

1« Il était une fois… », expression consacrée qui, à force d’utilisations, a perdu au fil des siècles toute son autorité. Pourtant cette étude ne saurait s’ouvrir sur d’autres mots. Il était une fois, donc, une bibliothèque aux allures confinées de boudoir capitonné d’un pourpre à peine visible, car dissimulé derrière une multitude de livres poussiéreux. S’échappant des pages jaunies, fées et génies agonisants jonchent les rayonnages. C’est la porte de cette bibliothèque qu’il s’agit de pousser au seuil de ce travail, et telle Alice chutant au pays des merveilles, l’on est aussitôt transporté à la fin du xixe siècle au pays des chimères. L’étude d’une toile de Gustave Moreau, peintre des plus représentatifs de cette période, intitulée justement Les Chimères, symbolise à merveille cette chute dans un monde autre :

Si l’on fait l’effort d’entrer dans cette toile, comme l’on entre à la loupe dans une gravure, que de beautés, que de figures vous emportent vers le rêve ! Chacun des êtres ambigus ou monstrueux semble murmurer au visiteur des paroles que la Chimère crie au saint Antoine de Flaubert : « Moi, je suis légère et joyeuse ! Je découvre aux hommes des perspectives éblouissantes avec des paradis dans les nuages et des félicités lointaines. Je leur verse à l’âme les éternelles démences, projets de bonheur, plans d’avenir, rêve de gloire, et les serments d’amour et les résolutions vertueuses. Je pousse aux périlleux voyages et aux grandes entreprises… Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés. »1

2Quelles qu’elles soient, ces chimères semblent la promesse d’ailleurs et de nouveautés, et un parcours au hasard des textes du xixe siècle finissant tend à montrer que bon nombre de poètes y ont été sensibles. Ainsi, qu’il s’agisse de contes, de poèmes ou de romans, la littérature européenne « fin-de-siècle » est envahie par les personnages imaginaires, et plus particulièrement par les fées. Mais avant de se lancer à la poursuite du lapin blanc, il paraît nécessaire de s’arrêter quelques instants sur cette notion de « fin-de-siècle ».

« Comme on meurt bien ici2 ! »

3Expression d’un climat, ensemble de manifestations communes ou assimilées plus que mouvement ou école, cette appellation semble englober toutes les réalités d’une période qu’il est aussi difficile d’enfermer dans une délimitation temporelle que dans une définition rigide. Dans une étude sur les Écrivains de l’avant-siècle, Hubert Juin évoque l’image d’un « mélange singulier qui fait pousser des fleurs splendides sur le plus immonde des fumiers3 ». Et c’est bien dans ce sens qu’il faut se représenter cette période. Certes, considérer l’Europe d’alors comme un « immonde fumier » n’est guère réjouissant, mais il faut d’emblée intégrer les prodromes d’un état d’esprit particulier empreint d’un pessimisme exacerbé, d’une appréhension mêlée à l’excitation de voir paraître les cavaliers de l’Apocalypse à chaque coin de rue. « Comme on meurt bien ici ! », constate Guy Ducrey à la lecture des romans qu’il réunit dans Romans fin-de-siècle : « Tournez les pages et regardez-les mourir. Comme ils savent mourir ! Peut-être ne savent-ils que cela : mourir encore mourir toujours. Mourir en beauté. C’est la fin du siècle ! Bientôt 1900 ! Il faut mourir4 ! »

4Il est un mouvement, ou, en tout cas, un ensemble de manifestations littéraires ou artistiques, qui correspond à cet esprit de fin de siècle, c’est la décadence. Pour situer brièvement ce en quoi elle consiste, José Santos, qui s’est intéressé, notamment, à L’Art du récit court chez Jean Lorrain, déclare que :

La meilleure définition de ce qu’est la Décadence c’est [...] un ennui, un dégoût irrémédiable de la vie, un pessimisme rédhibitoire [...] ainsi que la recherche, soit par l’art, soit grâce aux paradis artificiels, d’une évasion hors de la boue du quotidien, de la niaiserie généralisée5.

5« On cherchera, semble poursuivre Jean Pierrot, à fuir l’ennui et la banalité de l’existence quotidienne en raffinant le plus possible la sensation6. » Par ailleurs, dans un article paru dans Lettres Actuelles7, Sylvie Thorel-Cailleteau constate que l’artiste fin-de-siècle considère la littérature comme essoufflée et sclérosée. Le fait est qu’assoiffé de lecture, le décadent souffre de sa trop grande érudition, car sa connaissance livresque l’amène au sentiment que tout a déjà été écrit, que plus rien ne peut être créé. En un mot, il se sent impuissant :

Nous sommes soumis aux fantômes de l’hérédité ou de l’extrême littérature. Car notre volonté ne sait plus s’appliquer aux choses extérieures, ni projeter les êtres qui naissent en nous. Les poètes regardent passer l’action, et la regrettent, mais ils n’agissent pas8.

6En d’autres termes, ces artistes ont l’intime conviction d’être arrivés trop tard, dans un monde où tout a été écrit, créé, dans un monde gouverné par le progrès, dont la rapidité leur donne le vertige et les terrorise. Bref, dans un monde qui ne leur convient pas. C’est là une génération du crépuscule, nourrie des écrits de Baudelaire, l’idole incontestée. En effet, il n’est pas possible d’évoquer la décadence sans citer ce dernier et sa métaphore du soleil couchant qui se fait théorie littéraire et promesse de pages noircies par des plumes certes agonisantes, mais sublimées par cette agonie même, en ce qu’elle est porteuse de visions et d’inspirations nouvelles :

Ce soleil qui, il y a quelques heures, écrasait toutes choses de sa lumière droite et blanche, va bientôt inonder l’horizon occidental de couleurs variées. Dans les jeux de ce soleil agonisant, certains esprits poétiques trouveront des délices nouvelles, ils y découvriront des colonnades éblouissantes, des cascades de métal fondu, des paradis de feu, une splendeur triste, la volupté du regret, toutes les magies du rêve, tous les souvenirs de l’opium. Et le coucher du soleil leur apparaîtra en effet comme la merveilleuse allégorie d’une âme chargée de vie, qui descend derrière l’horizon avec une magnifique provision de pensées et de rêves9.

7Enfin, la trivialité, chantée par le naturalisme qui vit alors ses heures de gloire, achève d’écœurer ces poètes assoiffés d’ailleurs poétiques et merveilleux. Ce dernier phénomène trouve à s’illustrer dans de forts nombreux écrits de l’époque, à l’image d’un conte de Catulle Mendès intitulé « le Soir d’une fleur »10. Après un défilé à Paris, une petite fille pauvre ramasse une fleur tombée à terre. Elle est accompagnée de ses parents, deux ivrognes violents et vulgaires. Grâce à cette fleur et aux rêves qu’elle lui inspire, l’enfant va s’évader un instant de cette vile réalité11 :

Bientôt, elle rentrerait dans un bouge puant, obscur [...] mais qu’importe, elle aurait eu, la petite misérable, l’illusion, un instant, d’être heureuse comme tant de magnifiques dames12.

8La force de cette fleur sacralisée par l’imagination, luttant contre la boue et la pauvreté, c’est la force du symbolisme s’élevant contre le naturalisme.

9En 1884, un personnage vient incarner le décadent. Sous la plume de Joris-Karl Huysmans, Jean Floressas des Esseintes se retire dans sa thébaïde13. Par sa vie d’ermite esthète, traquant le naturel dans ses moindres détails, s’efforçant de tout transfigurer par l’art, il symbolise les désirs des artistes décadents14 ou assimilés.

10Il faut s’arrêter un instant sur ce terme « assimilés », car nombreux sont les auteurs qui partageaient ce génie complexe et tourmenté qui donna vie à des personnages soumis aux volontés d’une songerie joueuse et cruelle, les amenant invariablement à rêver leur vie plutôt qu’à la vivre, sans pourtant se revendiquer clairement décadents. Ainsi, sans jamais arborer cette étiquette, leurs œuvres en possèderont quelques reflets plus ou moins distincts selon l’angle sous lequel elles sont étudiées. C’est le cas, par exemple, de Guy de Maupassant, conteur qui ne s’est jamais targué d’une quelconque appartenance à un mouvement décadent, mais qui, pourtant, se présente aux yeux de Marie-Claire Bancquart comme « un de ces artistes nerveux, compliqués et sans illusion que voit se multiplier l’époque décadente15 ». Rémy de Gourmont, quant à lui, produit des personnages pris au piège de leur rêverie, tel cet homme refusant de céder à son amour de manière à ne pas connaître les affres de la déception, et donc bien décidé à rester, comme l’indique le titre du conte, « Sur le seuil »:

Franchir le seuil ? et après ? Ce palais était peut-être un palais comme tous les palais, mais le palais de mes songes était unique et tel qu’on n’en verra plus jamais d’autres16.

11De même, c’est encore cette relation à l’irréel qui associe Catulle Mendès à cette génération, lorsqu’il prend soin de réécrire la fin de « La Belle au bois dormant », conte qui devient « La Belle au bois rêvant »17. Cette nouvelle version corrige celle de Perrault qui ne serait qu’en partie exacte ! Mendès est en accord avec le début du conte mais prétend que, dès le réveil de la princesse, ce « bon Perrault18 » aurait fabulé et trompé des générations de lecteurs : « rien n’est plus faux que la fin du conte », s’insurge Mendès qui s’empresse de rétablir la « vérité ». Lorsque le prince la demande en mariage et lui fait entrevoir l’avenir qu’il lui propose, la jeune fille prend un moment de réflexion, puis déclare au prince : « je dors depuis un siècle, c’est vrai, mais depuis un siècle je rêve. Je suis reine aussi dans mes songes, et de quel divin royaume ! [...] Pour ce qui est de l’amour, croyez bien qu’il ne me fait pas défaut ; car je suis adorée par un époux plus beau que tous les princes du monde et fidèle depuis cent ans. Tout bien considéré, monseigneur, je crois que je ne gagnerais rien à sortir de mon enchantement. » Et pour mettre un terme à la conversation, elle lui assène un : « Je vous prie de me laisser dormir19. »

12Cette mélancolie qui mène à rejeter le réel tout en louant les voies de l’imagination est l’exemple le plus remarquable dans le cadre de cette étude pour établir un lien entre les conteurs et les ranger sous un même drapeau, même si ce dernier n’est pas toujours revendiqué.

La mort programmée du conte de fée fin-de-siècle.

13Les contours du conte de fées de la fin du xixe siècle s’adaptent à la physionomie particulière de l’imaginaire fin-de-siècle, tel un vêtement qui serait fée et qui s’ajusterait de lui-même à une silhouette anguleuse, telle les silhouettes des princes et des princesses que l’on rencontre au hasard de ces récits. En effet, les réactualisations du merveilleux ont permis aux auteurs « d’habiller les contes à la mode du temps20 ». Il est donc logique de penser qu’une fois le siècle achevé, les contes de fées délaisseront cet habit fin-de-siècle pour une tenue qui siéra mieux à l’esprit du xxe siècle. Les conteurs décadents sont tout à fait conscients de ce phénomène et vont insister sur le côté temporaire du conte de fées fin-de-siècle, partageant eux-mêmes cette précarité puisqu’ils se sentent arrivés en bout de course. Ils vont utiliser ce genre comme allégorie de leur propre fin et mettre en scène la disparition programmée du genre. Certes, la mort habite déjà le cœur des récits avec l’agonie des fées, ou la maladie touchant les autres personnages, mais elle s’insinue également en marge du texte, avec des titres évocateurs. Notons que ce phénomène s’inscrit tout à fait dans une logique de littérature décadente, où la mort et la maladie touchent dans un premier temps les personnages des récits pour finalement gangrener le texte lui-même. Dans le second tome des Figures et formes de la décadence, Jean de Palacio s’attache justement à étudier les manifestations de la mort et de la maladie dans les textes fin-de-siècle, concluant finalement à une écriture à rebours, qui s’autodétruit21.

14Dans son essai sur le paratexte intitulé Seuils, Gérard Genette procède à une étude des fonctions du titre qu’il conclut ainsi :

La première [fonction], seule obligatoire dans la pratique et l’institution littéraire, est la fonction de désignation, ou d’identification. Seule obligatoire, mais impossible à séparer des autres, puisque, sous la pression sémantique ambiante, même un simple numéro d’opus peut s’investir de sens. La deuxième est la fonction descriptive, elle-même thématique, rhématique, mixte ou ambiguë selon le choix fait par le destinateur du ou des traits porteurs de cette description toujours inévitablement partielle et donc sélective, et, selon l’interprétation faite par le destinataire, qui se présente le plus souvent comme une hypothèse sur les motifs du destinateur, c’est-à-dire pour lui de l’auteur ; facultative en droit, cette fonction est inévitable en fait [...]. La troisième est la fonction connotative attachée à la deuxième, volontairement ou non de la part de l’auteur ; elle aussi me semble inévitable, car tout titre, comme tout énoncé en général, a sa manière d’être, ou, si l’on préfère, son style – et même le plus sobre, dont la connotation sera au moins : sobriété (au plus, ou au pire : affectation de sobriété). Mais comme il est peut-être abusif d’appeler fonction un effet qui n’est pas toujours intentionnel, il vaudrait sans doute mieux parler ici de valeur connotative. La quatrième, d’efficacité douteuse, est la fonction dite séductive. Quand elle est présente, elle dépend sans doute davantage de la première que de la deuxième. Quand elle est absente aussi, d’ailleurs. Disons plutôt qu’elle est toujours présente, mais qu’elle peut se révéler positive, négative ou nulle selon les récepteurs, qui ne se conforment pas toujours à l’idée que le destinateur se fait de son destinataire22.

15On s’en rend compte, le titre a une importance indéniable car, avant même la lecture du texte, il produit une impression sur le lecteur, il désigne, informe, séduit ou induit en erreur. Premier lien, première passerelle de communication entre le lecteur et l’auteur, ses rôles sont multiples, et les conteurs décadents, adeptes des jeux de mots et de langage vont s’en faire les metteurs en scène privilégiés.

16Pour réellement percevoir la subtilité et le rôle des titres des contes de fées de l’époque, il est nécessaire de rappeler que le décadent a un penchant naturel pour le Witz23, pour la maxime ou l’aphorisme, Wilde en a d’ailleurs produit de nombreux, soit toutes ces formes où son goût pour le mot d’esprit va trouver à s’épanouir. Certes, le titre n’est pas un genre littéraire, mais en l’observant bien dans le cadre particulier des récits fin-de-siècle, on remarque un air de famille entre l’aphorisme, ou tout au moins la pensée aphoristique, et cette petite forme singulière. Par ailleurs, les auteurs de la fin du xixe siècle, rejetant le sacro-saint naturalisme, terrorisés par le siècle qui s’achève dans le bourdonnement grandissant du progrès, se trouvent en situation de crise, terreau privilégié pour l'effloraison de la pensée aphoristique24. Enfin, le pessimisme est l’ultime trait de caractère qui prédestinait les auteurs décadents à adopter cette forme de pensée et cette forme d’écriture. En effet, s’il fallait personnifier le pessimisme, la figure du décadent pourrait le représenter à merveille, et Alain Montandon considère la pratique de l’aphorisme comme « un pessimisme invétéré », « il n’est guère d’aphoriste heureux », assure-t-il, « en donnant la vision d’une réalité morcelée, l’aphorisme est le mode d’expression privilégié des pessimistes, des misogynes et des humoristes ». Décidément, il semble que ce genre, qui se caractérise à la fois par son ouverture d’interprétation offerte par les jeux de langage et l’ironie, et sa fermeture de par sa nature lapidaire, présente de nombreuses affinités avec la décadence.

17Il n’est pas question ici d’étudier l’aphorisme dans la littérature décadente, mais de souligner les affinités qui les lient de manière à bien saisir l’importance des titres des contes de cette époque. En effet, de par sa forme brève, le titre peut être considéré, avec précautions, comme un cousin de l’aphorisme dans cette période littéraire précise. Tout au moins, l’esprit et la densité propres à l’aphorisme sont mis en œuvre par les conteurs dans le choix de la formulation des titres. Par exemple, ces derniers participent de cette volonté de remettre en cause le système représenté ici par le merveilleux traditionnel, en agissant comme cette « pensée acide qui s’insinuerait dans les choses pour les désorganiser, les perforer, les traverser25 » dont rêvait Cioran. Ainsi en est-il de titres comme « Cendrillon en automobile », ou « Les Bottes de vingt-huit kilomètres »26, qui confrontent le merveilleux au naturalisme, lequel mettait un point d’honneur à représenter la réalité dans ses moindres détails, mais surtout le merveilleux au progrès, pour montrer l’impuissance du premier face au second. En effet, cette Cendrillon en automobile fait sourire et les bottes de sept lieues perdent totalement leur caractère sacré avec cette conversion des lieues en kilomètres. Déjà dans les titres, « la réalité viole la chimère27 », et engendre des formules qui annoncent la mort du merveilleux, et avec elle, la mort du conte de fées fin-de-siècle.

18Les titres des contes de fées fin-de-siècle, on le voit, n’ont rien d’innocent. S’ils sont, à la base, simplement destinés à désigner, ils permettent ici au conteur décadent d’exploiter son penchant pour le bref et le lapidaire, et de mettre tout un livre dans une formule, à défaut d’un mot, puisqu’ils expriment la mort prochaine du merveilleux en une phrase, ou une expression. Par ailleurs, le titre achève de séduire les auteurs de par sa fonction « connotative » qui leur donne l’occasion de commenter leurs textes.

19En effet, le titre, placé au seuil du texte, est l’endroit privilégié où l’auteur a la possibilité de porter un jugement sur son texte avec un minimum de recul. Certes, il peut également insérer des commentaires sous différentes formes, sous différents masques à l’intérieur même du texte, et les conteurs décadents ne s’en priveront pas, nous le verrons, mais le titre présente cet avantage d’être en dehors du texte, il n’en fait pas partie, il le nomme, ce qui lui donne un statut particulier, une distance, une certaine objectivité. Dans le cas des contes de fées fin-de-siècle, il sert à l’auteur à prévenir son lecteur que le genre de l’œuvre qu’il tient entre les mains s’est construit sur les ruines de son aïeul et que ce rejeton qui a toutes les caractéristiques des « fin-de-races », à savoir l’étiolement, la maladie et la faiblesse, vit ses dernières heures. Toutefois, il faut préciser que dans le cas particulier des recueils de contes, le titre du recueil lui-même est à interpréter avec réserve car son choix revenait souvent à l’éditeur qui considérait plus que toute autre la fonction de séduction du titre, voyant dans ce dernier ce que Gérard Genette a nommé « le proxénète du livre ». Cependant, en ce qui concerne les titres des contes insérés dans les recueils, il semble bien que ce soit les conteurs eux-mêmes qui les aient choisis.

20Le premier commentaire que le titre permet à l’auteur, consiste à jeter un certain discrédit sur le merveilleux traditionnel, ce qui reste dans la lignée des textes qui mettent en scène un merveilleux perverti. Comme dans les récits, l’accent est mis sur l’inutilité du merveilleux et sur ses faiblesses, ainsi Pierre Veber annonce-t-il l’histoire d’un « Enchanteur myope28 », Catulle Mendès une « Fée menteuse29 » ou un « Vœu, Hélas ! accompli30 ». De même, la formule Les Petites Fées en l’air31, du même auteur, ne renvoie pas à des personnages très consistants ou très sérieux, et que penser de ce Roi Béta32, imaginé par Lemercier de Neuville ? Outre-manche, la pratique est identique et les princesses, jadis comblées par les dons des fées qui se penchaient immanquablement sur leurs berceaux, font les frais de ce merveilleux fin-de-siècle puisqu’elles deviennent aussi insignifiantes qu’une poupée chez Mary de Morgan qui publie « A Toy Princess33 » en 1877, littéralement « empotées », dans « The Potted Princess34 » de Rudyard Kipling en 1893, quand elles ne sont pas réduites à néant comme dans « The Princess Nobody35 », soit la « Princesse Personne », d’Andrew Lang en 1884.

21On se rend bien compte, à la lecture de ces titres, que les contes de fées ainsi dénommés se distinguent des contes de fées classiques, plus encore, ils les raillent.

22Par ailleurs, il est des titres dont le rôle de commentaire est encore plus significatif, en ce qu’ils vont jusqu’à amorcer une réflexion sur le genre même du conte de fées fin-de-siècle, en annonçant sa fin toute proche. Pour ce faire, les conteurs procèdent de deux manières : la première, très explicite, revient à énoncer tout simplement la mort des personnages tutélaires du merveilleux. Par métonymie, et sans même prendre connaissance des textes qui laissent entrevoir un nouveau merveilleux reposant sur d’autres piliers que les personnages féeriques, on en déduira la mort du conte de fées : « Pourquoi il n’y a plus de fées36 », « La dernière fée37 », « The Last of the Dragon38 », ou le dernier dragon, « Le dernier sylphe39 », ou encore « La Mort des fées40 ».

23La seconde façon pour les auteurs de signifier la mort toute proche du genre qu’ils exploitent revient à réfléchir sur le conte pour finalement conclure à son inutilité. Pour cela, certains auteurs ont choisi de mettre en exergue la filiation de leurs récits avec ceux des classiques, mais encore une fois, une filiation sous le signe de la dégénérescence, les contes de fées fin-de-siècle devenant, au mieux, des avatars de leurs pères. Ainsi, Catulle Mendès publie-t-il un recueil intitulé Nouveaux contes de jadis41, comme pour insister sur cette tentative de renouveler le corpus du merveilleux tout en jouant sur ce paradoxe nouveau / jadis qui montre d’emblée que le projet est irréalisable. De même, avec les Contes pour les enfants d’hier42, Mockel colore son recueil d’un halo de nostalgie. Théodore de Banville quant à lui, également lucide quant à l’impossibilité de faire revivre Perrault, intitule son recueil Contes féeriques43, sorte d’alternative au conte de fées.

24Ainsi, les contes de fées classiques sont bel et bien morts et toute tentative pour les ressusciter est vaine. Alors, il reste la solution de les copier. « La littérature de demain sera imitative44 », déclarait Téodore de Wizewa en juillet 1893 dans un article intitulé : « D’un avenir possible pour notre chère littérature française », engageant ses contemporains à ne rien créer d’original, mais à imiter l’ancien avec une plume moderne. Cette démarche transparaît d’ailleurs au travers de certains titres, sous la forme très prisée par les décadents de la parodie. Ainsi en est-il des suites telles Les Contes de Perrault continués par Thimothée Trimm45, « La Suite de Grisélidis46 », ou des réécritures à l’image du « Petit Chaperon rose47 », Les Ogresses48, Les Sept femmes de Barbe-Bleue49, Barbe-Bleuette50, ou encore, « La Belle au bois dormant ne s’est pas réveillée51 ». Si selon Téodore de Wizewa, l’imitation était le seul remède pour renouveler la littérature, les conteurs fin-de-siècle ne partagent pas tout à fait cet avis, car l’imitation permet tout au plus de prolonger le conte de fées, et pour ces auteurs, le genre est bel et bien voué à disparaître. C’est ce dont témoignent les titres qui insistent sur son caractère futile et mineur. Par exemple, Camille Lemonnier intitule un de ces recueils, Les petits contes, et présente ailleurs ses textes comme des récits abêtissants et infantiles, tout juste bons à être adressés à des nouveaux-nés, Bébés et joujoux ou Les Joujoux parlants52, de même, Charles Buet publie en 1879 ses Contes à l’eau de rose, et en 1881 ses Histoires à dormir debout53. Quant à E.T.A. Hoffmann, il semble vouloir rendre crédible un de ses récits merveilleux en l’intitulant Conte véridique54, tandis qu’Anatole France ressent le besoin d’ajouter à son récit Les Sept femmes de Barbe Bleue, un sous-titre qui vient corroborer les faits énoncés dans le texte : d’après des documents authentiques. Willy insiste, pour sa part, sur la tromperie à l’œuvre dans les récits féeriques avec ce jeu de mots « Mécomptes de Fées55 ». Enfin, Henry de Régnier présente son recueil comme un recueil sans lecteurs, puisqu’il ne s’agit que de Contes à soi-même56

25En définitive, ces titres amènent un constat : le conte de fées traditionnel n’est plus, et son descendant se meurt dans une inutilité manifeste.