Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

La littérature comme mémoire des discours
Fabula-LhT n° 30
La Littérature en formules
Florence Fix

« Faire pleurer Margot » : critique des larmes

A Good “Weeper”: Tears and Literature

1La formule d’Alfred de Musset, « Vive le mélodrame où Margot a pleuré », est issue du poème « Après une lecture » (composé en 1842), relevant les mérites du poète qui fait pleurer les femmes, qu’elles soient « grande dame ou grisette », pendant que « tous les pédants frappent leur tête creuse. » (1857, p. 214) L’exclamation est sincère chez Musset, car il entend contester une hiérarchie des genres qui rabaisserait les registres sentimentaux et raillerait les goûts de certains lecteurs et surtout de lectrices. En concluant « Voilà pourquoi je dis que Margot s’y connaît » (p. 215), il insiste sur la vacuité d’une poésie cérébrale et dénuée de chair, il atteste de l’intelligence sensible des lectrices de poèmes larmoyants et de nouvelles sentimentales, dont témoigne l’usage de « Margot »1, hypocoristique de « Marguerite ».

Le spectacle des émotions

2Présenté par Nodier comme « le tableau véritable du monde que la société nous a fait et la seule tragédie populaire qui convienne à notre époque » ([1835] 1971, p. ii), comme « la moralité de la révolution » (p. viii), le mélodrame propose un spectacle d’émotions particulièrement populaire sous le Consulat. Il s’appuie sur des rebondissements et des effets saisissants, prolongeant souvent par des mises en scène grandioses le succès de romans, et ce jusqu’à la fin du siècle avec La Porteuse de pain (Xavier de Montépin, roman en 1884-1885), Les Deux Orphelines (d’Ennery et Cormon, pièce en 1874 et roman en 1877) ou Roger la Honte (de Jules Mary, 1887, roman), dont les adaptations ensuite à l’écran accompagnent les débuts du cinéma muet. Pour Musset, se plaire au spectacle du mélodrame, lire des romans sentimentaux, chanter des ballades allemandes ne sont des émotions ni pauvres ni simples. Il s’inscrit en faux contre la déploration des lectures féminines comme faciles et dangereuses, topos contemporain à la popularisation des romans, et clame que le poète est du côté du sentiment, non de la rationalisation et de la théorisation critique. Dans Frédéric et Bernerette (1838), la joyeuse grisette Bernerette, qui pleure quand elle est affligée et rit quand elle est heureuse, se trouve dotée du talent de faire passer l’ennui et « donne meilleure opinion d’elle que si elle avait fait un poème épique. » (Musset, 1840, p. 54)

Facilité des larmes

3Néanmoins, « Le mélodrame où Margot a pleuré » acquiert promptement, durant le xixe siècle, une acception ironique, au prix d’un élargissement et d’un infléchissement : la formule se réduit en « faire pleurer Margot », l’expression évoquant un discours appelant la compassion de façon grossière. La référence au mélodrame s’estompe pour qualifier toute forme d’émotion obtenue avec des effets outrés : traduite dans des langues étrangères, la formule donne des expressions beaucoup plus explicites comme « tirer des larmes », produire une œuvre complaisamment larmoyante, un weeper. C’est que le mélodrame théâtral, en vogue depuis la célèbre Coelina ou l’enfant du mystère, roman (1798-1799) de Ducray-Duminil adapté au théâtre par Pixerécourt en 1800, est déjà remplacé par le drame romantique dans la faveur populaire. Plus exactement, il y est incorporé : nombre des effets pathétiques et des rebondissements du roman historico-sentimental comme des scènes historiques y trouvent leurs sources. Du Chandelier (1835) de Musset à L’Aiglon (1900) de Rostand, les larmes chez les personnages comme chez les spectateurs ne manquent pas. Mais les acteurs, et avec eux le public, au cours du siècle, ont pris le goût d’un jeu distancé avec la sensibilité désormais abordée comme une sensiblerie – quoique les plus grands, comme Antoine, Dullin, Jouvet ou Vilar reconnaissent ce qu’ils lui doivent. « Le vrai métier de l’acteur, c’est le mélodrame », rappelle Jouvet à ses élèves (1968, p. 27), marquant la difficulté de faire naître des larmes sincères.

Le mélodrame, une tragédie populaire

4Le mélodrame, écrit par un Pixerécourt « Corneille du pauvre » mettant sur les planches des « Talma du boulevard » (surnom de Frédérick Lemaître), essuie une critique à triple entrée : esthétique, portant sur la dévalorisation du registre larmoyant théâtral (à la différence de l’élégie en poésie) comme facilité sans profondeur, offrant au passage une disqualification des genres et goûts populaires ; discursif, au motif que l’argumentaire des larmes ne peut être que pauvre, élaboré aux dépens de la rhétorique argumentative à l’aide d’une gestuelle outrée ; politique enfin, tant faire appel aux larmes convoque des émotions fortes, prétendument universelles, communes dans tous les sens du terme, édulcorant les enjeux économico-sociaux singuliers.

5En ce sens, le mélodrame est considéré au xxe siècle par la critique post-brechtienne comme conservateur, inscrit dans « l’histoire d’une restauration, d’un retour à l’ordre naturel » (Ubersfeld, s.d., n.p.), abolissant toute problématisation et contestation. L’usage de la formule par les hommes politiques du xxe siècle n’est guère à l’avantage de l’objet commenté : « faire pleurer Margot » et sa variante « faire pleurer dans les chaumières » impliquent une manipulation des émotions, nuisible au débat d’idées. Aussi cette formule prend-elle un tour mensonger, manipulateur, artificiel, selon une évolution des mentalités et des façons d’aborder les émotions dans l’espace public : si les contemporains de La Nouvelle Héloïse et de Paul et Virginie exprimaient sans ambages les ravissements de la lecture sentimentale, les critiques post-Sainte-Beuve disqualifient le pathos, ouvrant la voie au « renversement historique » dont Roland Barthes résume ainsi la teneur : « ce n’est plus le sexuel qui est indécent, c’est le sentimental. » (1977, p. 209) La salle de cinéma ou la télévision ont remplacé le théâtre de l’Ambigu-Comique, mais surtout les pleurs y sont suspects. Devant l’étalage d’injustices et de tourments, « gare à l’infâme qui sourirait », « mais gare aussi au naïf qui se bornerait à pleurer » (Eco, [1978] 1993, p. 25). Pleurer est à envisager sous un angle sociologique, comme l’une des ficelles, mais aussi des délectations de grands succès populaires romanesques, théâtraux et filmiques. Pour Musset, il s’agit aussi de l’un des ressorts de lectures adressées à des jeunes gens sentimentaux. Il y a de la nostalgie dans la formule, ancrée dans le souvenir d’avoir pleuré, d’avoir aimé pleurer, d’en avoir été capable pour des bluettes, et d’en sourire tendrement a posteriori.

Le pathos à l’épreuve

6Dans le champ politique, faire pleurer Margot la caissière, faire pleurer les foules populaires, c’est adopter une démarche populiste. Dans le champ de la critique littéraire et artistique, faire pleurer Margot, c’est s’accommoder de la facilité et renoncer à toute ambition esthétique. La formule est négative : elle situe un raté de cinéaste ou de romancier qui se laisse aller au mélo. Ce ne sont alors pas tant les larmes qui se trouvent congédiées, que la façon de les provoquer : par des émotions sans consistance, en lien avec une critique du goût et du parler populaires. Le pathos vu comme « honte de la littérature : sa mauvaise herbe, sa mauvaise conscience, sa mauvaise foi et sa maladie honteuse » jusqu’à sa « maladie mortelle » (Coudreuse, 1999, p. 14) mettrait en danger sa qualité. Margot (la lectrice) pleure devant des personnages de Margot qui pleurent : de grandes actrices du cinéma muet et les stars du mélodrame, d’Hollywood à Bollywood, ont construit leurs carrières sur leur capacité à essuyer une larme, à retenir le chagrin, à pleurer élégamment, à montrer explicitement un désarroi dont aucun mot ne saurait rendre compte.

7La réhabilitation des pleurs dans le champ critique, par le biais du mélodrame cinématographique hollywoodien notamment, redonne à la formule « faire pleurer Margot » de la consistance esthétique. On en reconnait l’adroite fabrique et la capacité à intégrer dans la critique les émotions sensibles et physiques. L’école du mélodrame est une école du spectateur, qui n’est pas nécessairement dupe de ses affects, mais capable de reconnaître dans le spectacle vu ce qui les produit. Faire « pleurer pour Jenny » (Eco, 1978, à propos du film Love Story, 1970) selon une logique d’autant plus imparable de la part du metteur en scène ou de l’écrivain qu’elle est au fond délectable pour le spectateur, c’est rendre le public conscient qu’« une intrigue bien ficelée suscite les émotions qu’elle s’était fixées comme effet. » (p. 13)