Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Faire débat : questions de méthode
Fabula-LhT n° 25
Débattre d'une fiction
Françoise Lavocat

Débattre d’une fiction. Essai de typologie

Debating a fiction. An attempt at typology

1Élaborer une typologie des débats sur les fictions semble une gageure. Des salons aux querelles d’écrivains, des conversations entre amis à la sortie du cinéma aux procès, les contextes, les degrés et les thèmes semblent inépuisablement divers. Et si l’on parvenait à une forme de classification, que nous apprendrait-elle ?

2Je fais ici l’hypothèse selon laquelle les débats sur les fictions peuvent concerner la connaissance, la morale et la valeur poétique, ou littéraire, ou cinématographique. En d’autres termes, ils peuvent être de nature épistémique, axiologique ou esthétique. Sans surprise, ce sont les débats à dominante axiologique qui sont les plus susceptibles de franchir les bornes de l’univers fictionnel, et concerner la réalité. À l’intérieur des fictions, bien sûr, des débats peuvent aussi avoir lieu, et c’est même souvent le cas quand des histoires y sont insérées, et qu’elles sont commentées par ceux et celles qui les ont écoutées. Il serait intéressant de se demander si les débats à l’intérieur des fictions influencent les débats qui peuvent surgir à propos des fictions1. Mais mieux vaut ici écarter les débats intra-fictionnels2 pour ceux qui éclairent l’usage et la réception des fictions. Les questions auxquelles je vais essayer de répondre sont les suivantes : Y-a-t-il une hiérarchie entre les types de débats, sont-ils tous représentés de la même façon, dans toutes les époques ? Que dit du statut de la littérature la domination de telle ou telle modalité de débat ? Y-a-t-il des usages de la fiction qui déterminent tel ou tel type de débat ?

1. Les débats qui relèvent d’un questionnement épistémique

3Les débats qui reposent des désaccords épistémiques peuvent prendre bien des formes, mais leur point commun est de générer une activité herméneutique, sérieuse ou ludique. Pour décrire ces activités, j’emprunte la distinction opérée par la tradition herméneutique entre compréhension et interprétation.

4Les débats concernant la compréhension se subdivisent entre ceux qui visent à l’explication ou l’identification d’un élément de la fiction (une unité linguistique, une entité fictionnelle, d’un aspect de la construction du monde), ceux qui portent sur les rapports entre la fiction et le monde (c’est-à-dire l’identification de ses éléments référentiels, les clefs, les allusions), et ceux qui ont pour objet des éléments extra-fictionnels (l’identité de l’auteur, le contexte). Ceux qui concernent l’interprétation peuvent porter sur le sens de l’œuvre. Ils peuvent aussi s’interroger, à partir d’une œuvre fictionnelle, sur la nature même de la fiction. Bien évidemment, des éléments qui satisfont la compréhension peuvent infléchir l’interprétation, mais ce n’est pas ici le lieu de discuter la différence entre compréhension et interprétation (qui est un classique des théories de l’interprétation).

5L’ensemble de ces activités, qui ont pour enjeu la connaissance, est sans doute occulté par le massif des débats axiologiques que j’évoquerai dans un second temps : les activités d’élucidation et d’interprétation constituent pourtant une part importante de nos usages de la fiction.

6Mon premier exemple est un débat philosophique qui porte sur la compréhension. « The great beetle debate » (« grand débat du scarabée ») a été exposé par la philosophe Stacie Friend3. Il réside dans l’identification de l’animal dans lequel Grégoire Samsa s’est transformé dans La métamorphose de Kafka. On considère, en général, que c’est une blatte. C’est systématiquement le parti que prennent les traductions françaises du livre, pour des raisons culturelles, reposant sur un consensus impensé : la bête est immonde, cela doit donc être un cafard. Or, Nabokov démontre, que pour des raisons entomologiques (la bête, si elle est sur le dos, ne peut pas se retourner), c’est un scarabée, et il n’en démord pas.

7Dans sa thèse récente (décembre 2019), « Desagreeing about fiction »4, Louis Rouillé distingue les désaccords sur la fiction sans faute (J’imaginais Mme Bovary brune et dans tel film, elle est blonde : personne n’a tort, personne n’a raison), et les désaccords avec faute (l’un a raison et l’autre tort). Rouillé discute la démonstration de Friend ; l’enjeu philosophique, est de savoir si le désaccord sur la bête de la Métamorphose est un désaccord avec faute ou sans faute (pour Rouillé, il s’agit d’un débat avec faute, parce que l’on peut prouver qu’il s’agit bien d’un scarabée). Mais comme l’explique Rouillé, l’identification exacte de la bête est pour la plupart des lecteurs un enjeu secondaire de leur lecture. En revanche, ils ouvrent souvent, comme c’est ici le cas, à des controverses philosophiques sur la nature de la fiction. L’acharnement de Nabokov à défendre la thèse du scarabée peut paraître bizarre. Pour le lecteur et le spectateur, les stricts enjeux épistémiques semblent souvent accessoires.

8C’est certainement le cas des goofs (c’est-à-dire, gaffes, impossibilités, anachronismes) au cinéma, dont le théoricien de la fiction et des jeux, Olivier Caïra, a fait l’une de ses spécialités. Avant de publier sur la question un ouvrage (en mars 2020)5, il a soumis à la communauté de ses amis sur Facebook une question journalière, pendant 50 jours, qui, image à l’appui, soumettait à la sagacité collective l’identification d’un problème — un goof par jour. La conversation était nourrie, car Caïra arbitrait à peu près entre 40 et 50 réponses et hypothèses journalières. Le débat tient ici d’un jeu de devinettes et de société non sans vertus éducatives, car il entrainait à l’observation. Il éduquait aussi à un certain usage de la fiction. Lequel ? Olivier Caïra, dans un de ses commentaires, évoquait la jubilation étrange produite par une sorte de chasse au trésor : « Les chasseurs de goofs se foutent de l'intrigue, regardent en boucle certaines scènes et ont toujours du papier à portée de main en cas de climax (pour eux : trouver un goof et le noter) ». Le côté solitaire et maniaque suggéré par cette citation ne contredit pas le caractère ludique et partagé de ce genre de recherches. On pourrait aussi mentionner des discussions en ligne, chez les fans et ceux qui circulent dans un univers (composé de films, de jeux, de produits dérivés à partir de Blade Runner ou de Star Wars, par exemple), à propos des incohérences entre les différentes fictions qui composent cet univers. Le goof a plutôt un effet démystificateur et il met en évidence les procédés : ce type de pratique, fondée sur l’observation critique plutôt que sur l’immersion fictionnelle, engendre des discussions qui restent dans le domaine de la connaissance et du jeu et qui manifestent et aiguisent des compétences.

9Ce n’est pas le cas d’un autre type d’enquête, qui donne régulièrement lieu à des débats passionnés qui peuvent même prendre une tournure judiciaire. C’est un procès assez extravagant et peu représentatif qui fut attenté à Frédéric Deloffre, en 1966, par Claude Aveline6. Le premier avait identifié Gabriel de Guilleragues comme l’auteur des Lettres de la Religieuse Portugaise, le second défendait la tradition datant du XIXe siècle qui attribue ces lettres à une véritable religieuse du XVIIe siècle, Mariana Alcoforado. De même, la démonstration de la non-existence de Louise Labé7, si elle n’a pas n’a pas porté Mireille Huchon devant les tribunaux, a été vivement débattue, moins d’un point de vue scientifique que de celui du patrimoine lyonnais8 ou de la littérature féminine, nourris par l’imaginaire entourant l’œuvre de cette auteure. Corinne Noirot parle, à cet égard, « d’un petit drame critique » et interroge « l’émotivité du débat »9, qui révèle les enjeux théoriques et sensibles de la fonction « auteur ».

10Les querelles à propos de l’identification d’un auteur ont eu tendance à s’envenimer, c’est-à-dire à se doter d’enjeux nouveaux, mémoriaux et politiques, à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. Christopher Miller10 a récemment montré comment l’attribution de l’auctorialité, quand elle croisait des questions d’appropriation culturelle, déclenchait aux États-Unis polémiques et douloureux débats, dépassant les cercles académiques. C’est aussi le cas en France, quoique dans une moindre mesure (autour de Romain Gary par exemple).

11Je ne développerai pas ici la question de la factualité ou de la fictionnalité d’une œuvre, qui est souvent associée à la précédente. L’interrogation sur le statut d’une œuvre ou d’un personnage peut donner lieu à des activités ludiques (recherches des clefs), mais aussi à des réévaluations conflictuelles, voire contentieuses de l’œuvre : lorsque ce qui était donné comme vérité autobiographique ou historique se révèle une fiction, le débat tourne souvent à la confusion de l’auteur et prend parfois la forme d’une persécution : on peut mentionner le lynchage public par Oprah Winfrey de James Frey, A Million Little Pieces 2003, ou le suicide de Jerzy Kosiński en 1991, suite à la dénonciation de son autobiographie fictionnalisée, The Painted Bird (1965). Très souvent, dans le cas de mystification révélée, le livre n’est plus publié (c’est le cas du très discuté Marbot, d’Hildesheimer, 1981). Lorsque les fictions sont considérées au moins partiellement référentielles et factuelles, le débat est alors souvent (et de plus en plus) porté devant les tribunaux11. L’identification de la référence n’est dans ce cas que l’enjeu d’un débat d’un tout autre ordre (le tort causé à la personne ou l’entité référée).

12On constate que les débats épistémiques, lorsqu’ils restent circonscrits aux œuvres mêmes (concernant l’indentification d’une entité, le repérage d’un élément fautif) ne prennent pas l’ampleur qu’ils atteignent facilement lorsqu’ils concernent des éléments extra-fictionnels (l’auteur, les personnes ou les événements référencés). La fiction ne susciterait-elle de débats lourds de conséquences que lorsque ceux -ci ne portent plus seulement sur la fiction ? Les débats se multiplient aussi lorsqu’il s’agit d’artefacts qui sont à la fois fictionnels et factuels — l’hybridation entre fait et fiction se prête indéniablement au contentieux. Enfin, on peut se demander si les débats qui nous importent, qui, en tout cas dépassent la sphère académique, peuvent être de nature strictement épistémique ?

13Pour tenter de répondre à cette question, je voudrais aborder rapidement celle des débats qui relèvent moins de la compréhension, de l’identification d’un élément ou d’une entité, que de l’interprétation.

14Les débats concernant la signification d’une fiction, en tant que fiction et dégagée d’enjeux axiologiques ne sont semble-t-il pas très anciens. En tout cas, c’est une pratique contemporaine très développée. Les commentaires, les propositions d’interprétations, les discussions en vue de l’élucidation du sens d’une œuvre concernent toute sorte d’œuvres et pas seulement celles qui sont paradoxales et posent objectivement des problèmes d’interprétation. On trouve en effet en ligne beaucoup de commentaires et d’hypothèses sur la signification de nouvelles de Borges et de Cortázar, de Mulholland drive (un site présente d’ailleurs les différentes interprétations sur ce film sous forme de « débat »12) The Matrix, ou sur des jeux vidéo comme Assassin’s Creed. Un site de la BBC propose, en 2011, l’exposé de dix significations possibles de Frankenstein13. Mais il existe aussi des sites qui s’interrogent sur le sens de Pride and Préjudice, qui n’est pas un roman particulièrement énigmatique. Il serait vraiment utile de cartographier plus précisément cette pratique, de savoir de qui elle émane (fans, simples lecteurs, étudiants, professeurs, journalistes ?) et aussi d’analyser les méthodes interprétatives mobilisées. Selon une analyse rapide que j’ai pu effecteur à propos de nouvelles de Borges et de Cortázar, l’allégorie domine largement14.

15Cette pratique témoigne en tout cas d’une activité herméneutique intense, en marge de la sphère académique, qui relève pleinement d’une démarche épistémique — il s’agit de comprendre et non pas de juger. Le privilège donné à la pluralité des interprétations (« dix significations possibles … ») suggère que la recherche de l’objectivité (l’interprétation juste) cède parfois le pas à une exploration ludique des ressources de l’interprétation.

16Je voudrais mentionner pour finir les débats à propos de la fictionnalité, dans le cadre de la philosophie analytique, qui prennent pour point de départ des fictions. Les questions classiques (« Combien d’enfants avait Lady Macbeth15 » ; « Mme Bovary a-t-elle un grain de beauté sur l’épaule16 », « Est-il vrai que Sherlock Holmes habite 221b Downing Streets ? ») servent à éclairer le problème de l’incomplétude des univers fictionnels ou du statut de vérité des énoncés dans une fiction. Elles appartiennent au registre des débats épistémiques à propos de la fiction. Elle ne vise en aucun cas (contrairement au « Great beetle debate ») à éclairer le sens d’une fiction ou d’une entité fictionnelle.

17II existe donc bien actuellement un espace pour une activité interprétative, spécialisée et non spécialisée, qui concerne les fictions, et donc les enjeux sont principalement ou exclusivement épistémiques.

2. Les débats axiologiques

18Les débats axiologiques, qui reposent sur une évaluation morale, représentent la majorité des discussions, des controverses, des polémiques concernant les fictions. Thomas Pavel estimait la fiction est un monde « de normes et de biens »17. Cela est probablement vrai ; pourtant, pour d’innombrables lecteurs et spectateurs, et sur la très longue durée, les fictions ne représentent pas assez, ou représentent de façon inadéquate, les valeurs et les normes.

19Plusieurs remarques préliminaires s’imposent. La première est que l’on assiste actuellement à une résurgence des débats à tonalité axiologique, après qu’ils ont été bannis (en tout cas dans la sphère académique, à l’école), ou au moins mis à distance. Le retour de la morale, dans l’appréciation des artefacts culturels, repose-t-il sur le recyclage d’anciens arguments (c’est un peu ce que supposait Jean-Marie Schaeffer en parlant de la résurgence interminable du néo-platonisme18) ou en propose-t-il de nouveaux ?

20On peut aussi remarquer que, malgré leur domination et la validation qu’elles ont reçue par de grandes figures critiques (en particulier Martha Nussbaum) les appréciations axiologiques restent dévaluées. Elles n’ont ni la dignité des appréciations épistémiques (qui, même ludiques, sont en rapport avec le savoir), ni celle des évaluations esthétiques. Si ce constat est juste, qu’est-ce qui explique ce discrédit ?

21Enfin, il conviendrait de distinguer les évaluations morales qui concernent les fictions elles-mêmes, et celles qui ont pour objet leurs effets supposés sur les croyances et les comportements de ceux qui y sont exposés. Il faudrait encore distinguer l’exposition par identification (pour aller vite) et celle qui met en cause les conditions matérielles de cette exposition : la lecture rend aveugles les ouvriers au XIXe siècle, la promiscuité des corps et des classes sociales au théâtre ou au cinéma corrompt les mœurs et met en danger, tout particulièrement, les femmes, l’influence des jeux de rôles et des écrans sur la santé et le cerveau est délétère… Ces considérations, sur lesquelles je ne reviendrai pas, se drapent régulièrement de scientificité mais reposent sur des a priori et arguments axiologiques déguisés.

22La question est si vaste que je vais me contenter de quelques remarques à propos de la façon dont sont présentés les arguments axiologiques en prenant quelques exemples dans la première modernité et aujourd’hui, en vue d’une comparaison.

23À la fin du XVIe siècle et au XVIIe siècle, les évaluations morales sont omniprésentes, mais elles ne s’avancent pas seules. Les grandes controverses reposent toutes sur une articulation entre des principes poétiques, logiques et moraux. La chose est bien connue : la pierre de touche du triomphe de la vraisemblance est d’élargissement du périmètre de celle-ci aux bienséances. L’étau se resserre d’ailleurs de façon spectaculaire : dans la deuxième partie du XVIe siècle, un débat tout à fait vif, mobilisant quatre auteurs (trois pro et un contra)19, a pu concerner la possibilité de représenter sur scène un inceste entre frère et sœur (La tragedia di Canace et Macareo de Speroni, publié en 1546), ce qui entraîna un long débat sur les conditions de la catharsis. Au début du XVIIe siècle, c’est l’amour d’une fille pour l’assassin de son père, associé au respect des trois unités (Le Cid) qui déchaine la polémique. Dans la deuxième moitié du même siècle, c’est l’éveil amoureux d’une innocente (L’école des femmes), l’aveu d’un amour adultère d’une femme à son mari (La Princesse de Clèves) qui allument les débats et le feu des critiques. On voit que la susceptibilité des doctes, et peut-être d’une partie du public, s’est aggravée. La question des effets est parfois invoquée de façon brutale : ainsi Barbier d’Aucour peut-il affirmer, à propos de L’École des femmes de Molière, que « la naïveté malicieuse de son Agnès a plus corrompu de vierges que les écrits les plus licencieux »20.

24Elle peut l’être de façon plus subtile, comme c’est le cas dans la lettre de Valincour à propos de La Princesse de Clèves (1678), qui se présente comme le produit d’une appréciation entièrement gouvernée par un point de vue esthétique. Pourtant, sa perspective est essentiellement axiologique et se prévaut de l’appui d’un groupe social. Écrite de façon à simuler un débat (elle est adressée à une marquise fictivement priée de répondre de façon critique21 ), elle se fait l’écho d’une voix collective. Valincour se présente d’abord comme l’antagoniste isolé d’une foule admiratrice du roman, puis comme le porte-parole de très nombreuses personnes, hommes et femmes, qui expriment leurs réserves : ce sont « les femmes prudes » (p. 8) « les femmes habiles » (p. 9), Monsieur *** […] qui a poussé les beaux sentiments toute sa vie » (p. 11) « nostre amie » (p. 41), etc. C’est donc un chœur critique. Or, les reproches formulés par ce collectif fictif ont la particularité de porter systématiquement sur le comportement des personnages, blâmé au nom de la vraisemblance, mais surtout et très souvent en vertu de normes sociales et comportementales. Pour s’en tenir à la scène de la rencontre entre Mlle de Chartres et M. de Clèves, Mme de Chartres n’aurait pas dû laisser sa fille sortit seule ; une fille de seize ans n’a rien à faire chez un joailler ; Mlle de Chartres aurait dû rencontrer M. de Clèves à l’église ou au jardin du Luxembourg. Mlle de Chartres n’aurait pas dû rougir. M. de Clèves aurait dû faire suivre Mlle de Chartres pour savoir qui elle était…. Marc Escola a bien étudié ce type de critique qui propose un monde alternatif à la place du roman22.

25Cette lettre illustre parfaitement le chevauchement des modalités. Les dimensions épistémiques et esthétiques ne sont pas absentes de la lettre de Vaulincour : il se pose en connaisseur, en évaluateur difficile, objectif et attentif, sensible aux beautés du texte23 . Mais malgré le talent et la compétence manifestées, c’est bien la perspective axiologique qui domine.

26Pourquoi mettre tant de soin à l’envelopper ? Les réponses sont sans doute multiples. Le XVIIe siècle étant celui qui voit l’établissement de règles par des instances d’évaluation telles que les académies, une compétence dans le jugement esthétique est sans aucun doute valorisée, alors que le jugement moral est accessible au moindre prédicateur, bigot ou bigote (aujourd’hui, aux étudiants et aux mères de famille)24. Le thème de la corruption des mœurs par les romans était par ailleurs si rebattu qu’il n’y avait sans doute peu de gloire à s’en prévaloir (il est cependant encore agité, au XVIIe siècle, par Camus, Renaudot, Bary, Sorel, Perrault, Bellegarde, Villiers…)25. Il domine encore l’éventail des effets néfastes prêtés à la fiction, qui comprend aussi la falsification de l’histoire, l’incitation à l’oisiveté, à l’athéisme, à toutes sortes de passions mauvaises ou d’émotions excessives (au point que la faculté de théologie de Leipzig, en 1775, a interdit la publication de Werther de Goethe, rendu responsable d’une épidémie de suicides)26.

27Qu’en est-il aujourd’hui ? J’ai évoqué une résurgence du débat axiologique. Celui-ci avait été marginalisé, dans un contexte de disparition des procès faits aux œuvres pour immoralité27, de l’affirmation de l’esthétique depuis le XIXe siècle, et du courant formaliste insistant sur le fait que les personnages ne sont que des créatures de papier. Cependant, aux État-Unis, dans la lignée de Stanley Cavell, Cora Diamond et Martha Nussbaum28, les œuvres littéraires et cinématographiques ont continué29 à être envisagées comme des modèles de vie. En France, les oppositions que suscitent les questions morales posées aux fictions témoignent de la dévalorisation durable d’une perspective axiologique dans les milieux académiques. Mais sa reconnaissance et sa pénétration dans les pratiques enseignantes sont indéniables30.

28L’éventail des querelles axiologiques concernant les fictions est si différent de celui que l’on trouve au XVIIe siècle qu’on s’étonnera presque de trouver quelques points communs. On reproche toujours aux fictions de falsifier l’histoire (comme en témoigne le débat déjà un peu oublié autour de Jan Karski de Yannick Haenel, en 2009)31, et les jeux vidéo prennent le relai des romans pour leur incitation supposée à l’oisiveté, les passions mauvaises et le suicide. La question du blasphème n’est pas non plus nouvelle. Naturellement, les débats concernant le racisme ou l’appropriation culturelle sont l’apanage de notre temps.

29Je voudrais faire quelques remarques concernant ceux qui ont pour objet l’immoralité sexuelle, afin de souligner le retour fracassant de la perspective axiologique. Je ne parlerai pas de l’affaire Matzneff, car ce qui est incriminé ne concerne pas spécifiquement la fiction, mais de la querelle à propos d’« Oarystis », poème d’André Chénier figurant au programme de l’Agrégation de lettres, en 2017, qui a donné lieu à la production d’à peu près treize prises de positions, entre 2017 et 2019, impliquant, outre un collectif d’étudiants, d’étudiantes, de professeurs, essentiellement sept intervenants, qui se répondent les uns les autres, constituant ainsi un véritable débat, avec des échos dans la presse non spécialisée (certaines de ces prises de position ont été publié dans Marianne, Le Figaro, Le Point) et sur les réseaux sociaux32.

30On se souvient peut-être que dans la querelle de L’École des femmes, l’un des points de cristallisation du débat était le « le… » (acte V, scène 2), qui laisse entendre à Arnophe et au spectateur qu’un acte sexuel a eu lieu. La ligne de défense, parfaitement de mauvaise foi, de Molière, était que l’obscénité était le fait de l’interprétation du public, puisqu’en effet, littéralement, Agnès ne parle que d’un ruban. Dans le cas d’« Oarystis », c’est l’inverse qui se produit : Chénier évoque un viol, et les auteurs de la première lettre (adressée au jury de l’agrégation) demandent, de façon que l’on peut juger rhétorique, ce que les candidats et les candidates doivent dire de ce texte en situation de concours. Plus largement, et c’est ce qui a déclenché la querelle, ils et elles demandent que leur interprétation soit partagée et qu’il y ait accord sur l’identification et la désignation de ce dont parle le texte : un viol. Les réponses apportées (toutes émanant de professeurs d’université), révèlent un désaccord qui porte soit sur l’identification (ce n’est pas un viol)33, soit sur la désignation (c’est un viol, mais il ne faut pas l’appeler ainsi)34, soit sur le sens et la portée de cette lettre (dans les prises de positions plus tardives, l’enjeu est démesurément élargi à la censure, à l’influence des États-Unis, à la « cancel culture »)35. Nul doute que l’enjeu est en effet plus vaste que l’expression d’une inquiétude de candidats à l’égard d’une épreuve de concours : à leurs yeux, le refus de reconnaitre et de nommer un viol dans une fiction pourrait bien refléter le déni et l’aveuglement de la société à l’égard des violences sexuelles. Au XVIIe siècle, on craignait que l’obscénité sous-entendue des fictions ne contamine les spectateurs et surtout les spectatrices et les incite à la luxure ; au XXIe, on craint que l’obscénité sous-entendue des fictions ne serve de modèle à l’escamotage des violences sexuelles et incite à les minorer. Les termes ont changé, mais la critique axiologique repose toujours sur la croyance dans une relation d’homologie entre la fiction et le monde.

31J’ajouterai que, dans ce contexte, l’imbrication des modalités axiologique, épistémique et esthétique a été particulièrement polémique. De la part de certains contradicteurs, tous professeurs, la mobilisation d’un savoir érudit, sur les genres et la tradition littéraire, l’époque, le contexte, servait généralement36 à torpiller la perspective morale. Quant aux signataires de la première lettre, elles ont plus facilement revendiqué une position politique qu’assumé une perspective morale37, ce qui est pourtant, en l’occurrence, rigoureusement la même chose. Elles n’ont pas non plus renoncé à mettre en avant une position savante et une visée épistémique, ce qui, au vu de leur statut et de leur situation, est tout à fait compréhensible.

32Il ressort de cette analyse que la dimension axiologique a opéré un retour et domine à nouveau le débat ; même si sa visée a changé (non plus déjouer la censure en faveur de la liberté des mœurs, mais alerter contre les violences sexuelles), elle repose sur des postulats inchangés (la faculté des fictions à influer sur le monde). Mais elle n’a toujours pas conquis la dignité des visées épistémiques et esthétiques.

3. Les débats qui reposent sur des normes esthétiques

33Nous avons déjà vu affleurer la perspective esthétique dans nombre de débats et querelles où dominent d’autres modalités. Nous avons aussi pu constater que considérations poétiques et morales étaient étroitement articulées au XVIIe siècle, mais que dans le cas de la querelle sur le poème de Chénier, elles entraient facilement en conflit. En fait, la dimension esthétique, dominante dans la plupart des grands débats de la première modernité, est toujours pourvue d’un certain prestige (peut-être surtout dans les milieux académiques) mais a connu un formidable déclin.

34Tous les grands débats de la littérature du passé se situent essentiellement sur le terrain poétique. Débats autour d’œuvres (« Querelle des sonnets »38, à propos de La Jérusalem délivrée, de Gil Blas, « Bataille d’Hernani »…), de passages (l’envol de Médée au théâtre, l’anachronisme de la rencontre entre Didon et Énée dans l’Énéide…)39, autour de l’héritage d’Homère (« Querelle des anciens et des modernes »)40, de la promotion d’une forme (« bataille du vers libre »). Quelque aient été les enjeux personnels et politiques de ces confits, ils portent essentiellement sur des questions de poétique. L’histoire littéraire se noue autour des querelles, qui la dynamisent et la dramatisent, en sont le moteur de changement et en assurent la publicité. Les querelles sont des sortes de monuments discursifs, dont certains, canonisés, font partie du patrimoine culturel41, en particulier, de la France, contribuant sans aucun doute à son rôle de capitale de la république mondiale des lettres42.

35Or, si les querelles ne disparaissent pas au XIXe et XXe siècle43, Jean-Pierre Bertrand, Denis Saint-Amand et Valérie Stiénon, qui les ont étudiés, soulignent que dès le XIXe siècle, elles prennent un tour plus personnel que par le passé et s’apparentent le plus souvent à une querelle d’écrivains. Les polémiques récentes qui ont un certain retentissement, autour de Renaud Camus (2000), de Camille Laurens opposée à Marie Darrieussecq (2007-2012), de Michel Houellebecq, ont toutes une dimension plus politique et morale qu’esthétique44. Le livre dont on a certainement, dans ces dernières années, le plus débattu, en dehors des cercles universitaires, est Soumission (2015) : or, ce n’est certainement pas pour des raisons touchant à la poétique de roman. La disparition des querelles esthétiques (ou la mobilisation tendancieuse d’arguments esthétiques pour faire pièce à une argumentation qui se réclame de l’éthique, comme on l’a vu pour l’affaire Chénier), pourrait bien être le signe d’un déclin du statut de la littérature ; à moins que les questions esthétiques (qui interviennent malgré tout, au moins en partie, dans les instances d’évaluation, comme les prix) ne soient, contrairement aux questions éthiques, jugées si relatives, qu’elles ne suscitent pas assez d’engagement pour les défendre au moyen de la vis polemica.

36Les débats sur les fictions cependant, ne se limitent pas aux querelles, et encore moins aux querelles d’écrivains. Les mobilisations de lecteurs, de spectateurs, de fans, pour se plaindre de la mort d’un personnage45, au point d’en obtenir parfois la résurrection (Sherlock Holmes ou Jon Snow dans GOT)46, relèvent-ils de l’esthétique ? On peut moquer l’attachement à un personnage, mais ces tentatives d’intervention dans la fiction peuvent aussi être motivées par des considérations poétiques et des intuitions narratologiques ; il s’agit après tout de préférer un dénouement à un autre. On ne peut en tout cas dénier à ces récepteurs engagés d’être animés par un goût violent pour une fiction.


37Je me suis concentrée sur les enjeux des débats sur les fictions, en essayant de mettre au jour les tensions entre les perspectives épistémiques, axiologiques et poétiques47. Sans doute certains usages (j’ai évoqué la traque des goofs, les commentaires en ligne, mais aussi le parcours didactique dans le cadre de l’agrégation) favorisent-ils telle ou telle posture critique, amenant à favoriser une modalité ou une autre. Ce panorama incomplet met au jour la résistance, jusqu’à aujourd’hui, des débats et des pratiques liées au savoir. Il met néanmoins en évidence le monopole exercé par les questions morales et politiques, qui ont désormais éclipsé la dimension esthétique, ce qui va de pair avec une transformation du statut des fictions, en particulier littéraires. La longue collaboration entre visées poétiques et morales, les unes servant probablement à dissimuler ou rendre acceptables les autres, a laissé la place — qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore — à la domination de l’axiologie.