Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Fanzone : débats d'aujourd'hui
Fabula-LhT n° 25
Débattre d'une fiction
Charles Coustille et Clément Sigalas

Le couple en débat : “We were on a break!” (Friends)

The couple in discussion: “We were on a break!” (Friends)

1Les fictions qui mettent en scène des disputes de couple donnent parfois l’occasion de débattre. On se demande si Emma Bovary aurait pu se comporter autrement à l’égard de Charles ou, par exemple, si une autre Emma, celle d’Abdellatif Kechiche, a eu raison d’abandonner aussi brutalement son amante dans La Vie d’Adèle. Bien que la conversation puisse porter sur des éléments purement esthétiques, il est probable qu’un bon nombre d’interprétations constituent une manière plus ou moins détournée pour les spectateurs de parler de leur propre expérience, de la manière dont ils envisagent la séduction, la fidélité, les séparations, les relations amoureuses en général.

2Dans cet article, nous aimerions analyser quand se déclenchent de telles conversations, quelles en sont les modalités, et dans quelle mesure la fiction peut modifier la vision des relations conjugales. Ces premières interrogations en appellent d’autres : quels types d’œuvres sont susceptibles de provoquer des débats ou des disputes de couple ? Dans le sous-texte d’une conversation sur les affres d’un couple fictionnel, comment les dimensions esthétiques, affectives et morales se mêlent-elles ? Les mécanismes d’identification à un couple fictionnel fonctionnent-ils de la même façon qu’avec un seul personnage ? La multiplicité des œuvres et la diversité des rapports au couple rendent délicate toute réponse tranchée, et il est raisonnable de nous arrêter sur l’étude d’une seule scène pour analyser, en fonction de son cadre narratif, les multiples interprétations et débats qu’elle peut ou qu’elle a suscités. Du côté du cinéma, certains titres viendraient immédiatement à l’esprit, dont Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman, peut-être L’Amour l’après-midi d’Éric Rohmer, ou encore le récent Marriage Story de Noah Baumbach ; autant de films qui semblent avoir été écrits afin de provoquer des débats au sein des couples qui les regardent. En littérature, les exemples d’œuvres seraient également nombreux, mais, aspirant aux conclusions les plus larges possibles, nous avons choisi de nous arrêter sur une sitcom au succès mondial, plus précisément sur ce que nous pensons être la dispute la plus commentée de la culture populaire : celle de Rachel (Jennifer Aniston) et Ross (David Schwimmer) dans Friends.1

3Dans l’épisode 15 de la troisième saison, Rachel, accaparée par sa nouvelle carrière dans la mode, reste à son bureau jusqu’à une heure tardive, alors que Ross l’attend pour célébrer le premier anniversaire de leur relation. Lorsqu’elle rentre finalement, une dispute éclate et elle suggère l’idée d’une « pause ». Ross quitte l’appartement, puis l’appelle pour amorcer une réconciliation : il a alors la surprise d’entendre la voix de Mark, collègue de Rachel dont il est jaloux, venu chez elle pour la consoler. S’ensuit une nuit d’alcool lors de laquelle Ross finit par coucher avec une autre femme, Chloe. Le lendemain (épisode 16), Rachel l’apprend par un tiers. Ross se justifie par ce qui deviendra la phrase-signature de la série – “We were on a break!” – que Rachel ne peut entendre. Le couple devra se séparer et, après diverses tentatives avortées, ne sera réuni qu’au cours du dernier épisode de la dernière saison.

4Nous avons nous-mêmes débattu de cette dispute à de nombreuses reprises, à divers moments de nos vies amoureuses respectives, avec des amis ou avec de simples connaissances ; inévitablement, cet article se fonde en partie sur les souvenirs de ces discussions. Mais il s’appuie surtout sur un grand nombre d’articles et de commentaires postés sur des forums consacrés à la dispute entre Ross et Rachel, dont les titres, quasiment interchangeables, traduisent bien l’intensité des débats : “Were Ross & Rachel Really On A Break?”; “9 Reasons They Were On A Break (And 5 Reasons They Weren't)”; “Who's side are you on in the "We were on a break" debate?2, etc. Encore récemment, le 20 juillet 2020, vingt-trois ans après la sortie de l’épisode original, lorsque David Schwimmer a fermement défendu le comportement de son personnage, il a déclenché une énième vague de commentaires sur Youtube3.

5Comprendre pourquoi les épisodes 3.15 et 3.16 de Friends ont fait l’objet de tant de débats et d’un tel investissement affectif implique tout d'abord de décrypter la façon dont ils ont été programmés pour cela. Dans son étude sur Eugénie de Franval, Aurélien Maignant a envisagé les « conditions de jugement possible » de cette nouvelle de Sade se prêtant à une grande diversité de lectures. Il nous semble, comme lui, que l’ « étude du cadre textuel de détermination des prises de position du lecteur » doit être menée avant toute prise en compte des « jugements envisageables » afin de déterminer les « conditions du débat possible »4. Une fois ces conditions établies, il faudra se demander ce que peuvent être les réactions et les prises de parti des téléspectateurs, pour savoir si une dispute de couple fictionnelle peut éviter une dispute de couple réelle et si son analyse peut déboucher sur un apprentissage concret : Ross et Rachel pourraient-ils servir de conseillers conjugaux ou serait-ce trop en demander à des personnages de fiction ?

Comment faire parler les couples

6Premièrement, les débats passionnés sur les torts éventuels de Ross ou de Rachel proviennent du traitement égal de chacun des personnages et de la variation des points de vue afin de multiplier les interprétations possibles. Le titre de la série comme celui du pilote original (« Six of One »5) le disent assez : le héros de Friends n’est autre que le groupe. Jean-Pierre Esquenazi a bien montré comment cette « culture du groupe » était mise en avant dans le générique (à travers le canapé occupé par les six amis, « signe que chacun des personnages ne vaut que par rapport aux autres », et la chanson « I’ll Be There For You ») comme dans la structure narrative (« chaque épisode recèle exactement trois développements narratifs autonomes […], de telle sorte qu’aucun personnage ne cristallise trop longtemps l’attention »). Le public ne s’y est pas trompé : dans l’enquête de réception menée par le chercheur, presque aucun fan de Friends n’identifie spontanément un héros dans la série, la grande majorité nommant les six personnages ou répondant par un laconique « tous »6. La série produit un attachement au groupe plus qu’aux individus, ce qui ne peut qu’attiser la discussion si d’aventure un téléspectateur prend parti pour un personnage au détriment d’un autre.

7Les techniques narratives destinées à provoquer l’empathie du lecteur pour les personnages, mises au jour par Vincent Jouve dans L’Effet-personnage dans le roman, s’appliquent très bien à Friends. Si « notre sympathie à l’égard de quelqu'un est proportionnelle à la connaissance que nous avons de lui »7, un téléspectateur ayant suivi la série depuis le début aura bien du mal à ne pas s’attacher à des personnages en compagnie desquels il a passé 22,7 heures (62 épisodes de 22 minutes) au moment où commence la dispute entre Ross et Rachel. Friends place en son cœur les affects et les valeurs que Vincent Jouve considère comme les plus à mêmes de produire un effet de sympathie : l’amour, le désir, l’authenticité. On peut émettre l’hypothèse que le rapport d’intimité qui se crée ainsi entre le téléspectateur et l’ensemble des personnages détermine l’intensité et la teneur des discussions sur la dispute entre Ross et Rachel : il rend possible un débat passionné parce qu’il nous autorise à prendre indifféremment parti pour l’un ou l’autre des six amis, tous jouissant d’un haut degré de sympathie. En outre, et contrairement à la grande majorité des autres séries mettant en scène des groupes familiaux ou amicaux (La Petite Maison dans la prairie, Hélène et les garçons), Friends ne propose pas de « personnages régulateurs, chargés de diriger, de choisir ou d’évaluer : de dire la vérité de l’action. […] Aucun d’entre eux n’apparaît comme une figure tutélaire ou paternelle »8. Entre sa capacité à susciter l’investissement affectif du téléspectateur et son refus de mettre en scène une figure morale univoque, Friends réunit plusieurs conditions pour nourrir les débats de ses fans.

8Dans les épisodes 3.15 et 3.16, le rejet d’une autorité morale en surplomb se traduit par une savante alternance des points de vue. Le plus souvent, ce dernier est neutre, c’est-à-dire que le téléspectateur dispose des mêmes éléments que chacun des partenaires. C’est le cas lorsque les personnages se disputent à la fin de l’épisode 3.15, avant que Rachel ne propose de faire une pause : à ce moment-là, le téléspectateur en sait autant que Ross qui en sait autant que Rachel. Mais la série joue aussi habilement de la restriction du point de vue. On adopte uniquement celui de Rachel, par exemple, lorsqu’elle reçoit Mark chez elle, puis qu’on la voit seule et triste à sa fenêtre. Le spectateur sait alors d’elle ce qu’ignore Ross : elle n’a pas d’histoire avec Mark et elle ne veut pas rompre. La réciproque est tout aussi vraie : lorsque l’on voit la mine déconfite de Ross après la rupture et la façon dont il rejette plusieurs fois Chloe avant de céder à ses avances, on en sait bien plus que Rachel. Cette mobilité du point de vue a deux effets majeurs : d’une part, elle suscite un fort attachement envers des personnages touchés par le malheur (Rachel appelant en vain Ross chez lui juste avant qu’il n’embrasse Chloe, Ross persuadé que Rachel le trompe avec Mark), d’autre part, elle rend possible plusieurs interprétations de la même scène pour peu que le téléspectateur choisisse un camp plutôt qu’un autre. Ainsi le modérateur du Fan Club Français de Friends (FCFF) relaie-t-il la seule vision de Ross quand il résume la fin de l’épisode 15 :

Ross a pris cette phrase pour une rupture et Chloe, une fille dont il a fait connaissance le matin même, ne l’a pas aidée puisqu’il s’est retrouvé, bien malgré lui, dans son lit avec elle. Il faut dire qu’il avait été excédé par sa tentative de réconciliation avec Rachel au téléphone pendant laquelle il s’était rendu compte qu’elle passait la soirée avec Mark, son rival dont il était très jaloux. La confusion aidant…9

9Un autre membre de la communauté Reddit fait exactement l’inverse lorsqu’il défend Rachel sans prêter attention aux éléments que Ross ignore : « She never slept with anybody else even though she had the opportunity. She obviously sent Mark home and then waited it out by the phone. That's respect »10. Un autre point de vue est fourni par Monica, Phoebe, Chandler et Joey écoutant la scène à travers la porte de la chambre attenante. Au sein de cette structure d’enchâssement très théâtrale, ils constituent une figuration possible du téléspectateur, et sans doute une lecture souhaitée de la dispute. Le chœur des quatre amis nous place dans la position de celui qui souhaite avant tout préserver l’unité du groupe, donc assister à la réconciliation du couple. Au bout du compte, le jeu sur les points de vue conduit le spectateur à voir la scène sous tous les angles possibles : il peut par exemple éprouver simultanément envers Ross deux sentiments contradictoires (la colère, puisqu’il cède à Chloe, et l’empathie, puisqu’il croit que Rachel a cédé à Mark). Comme le dit si bien Philippe, du Fan Club français de Friends :

Les seuls éléments que Ross a en main au moment où il croise la fille de la photocopieuse sont 1/ il s’est fait jeter par Rachel et 2/ un mec est avec elle. C’est toujours facile de critiquer vu de l’extérieur, mais de l’intérieur c’est tout à fait autre chose.11

10Voilà comment la construction narrative de la série s’attèle à fragiliser tout jugement définitif. Mais elle le fait également en multipliant les ambivalences et les doubles lectures possibles. La scène qui met le feu aux poudres est exemplaire à cet égard. Elle est sans aucun doute construite pour rejeter l’essentiel des torts sur Ross, mais il est tout aussi clair qu’elle lui fournit un certain nombre de circonstances atténuantes. D’un côté, Ross est évidemment fautif. Il ne comprend pas l’importance que revêt aux yeux de Rachel son travail et s’impose sans son accord dans son bureau, où il se montre particulièrement bruyant et peu attentionné (« Ross, you’re not listening to me »), avant de mettre accidentellement le feu à une corbeille. Dans la discussion qui suit, à l’appartement, Ross dédouane Rachel plutôt qu’il ne s’excuse (« I completely understand, you were stressed »), rejetant donc la faute sur elle, puis il amène le sujet de Mark, dont il est jaloux : son comportement est typiquement patriarcal, lié à un double désir de contrôle sur la vie professionnelle et privée de sa compagne.

11Les choses seraient donc nettes si la série ne donnait pas au même moment quelques arguments à d’éventuels défenseurs de Ross. Les scénaristes ont pris soin de le montrer, en amont de la scène, bouquet de fleurs dans les mains, enchanté de célébrer son amour pour Rachel. Au bureau, sa maladresse n’a d’égale que sa candeur et son excitation, de sorte que le spectateur peut osciller entre irritation devant l’homme avide de contrôle et tendresse devant l’adolescent amoureux – Ross étant les deux à la fois. Enfin, l’épisode joue sur l’ambiguïté de la relation entre Rachel et Mark, cultivée depuis l’épisode 11. On n’est pas obligé, en effet, de croire à l’innocence de ce bel homme apparu comme par magie pour offrir un poste à Rachel, l’appelant le soir même où elle doit fêter sa liaison avec Ross, puis s’imposant chez elle. D’autant qu’un fan de la série peut se souvenir, en revoyant l’épisode, que ce même Mark, quelques épisodes plus tard, fera explicitement des avances à Rachel (3.19).La jalousie de Ross paraîtra plus motivée lors d’un second visionnage que lors du premier : la même scène se prête à deux lectures possibles, non seulement en fonction de la personnalité des spectateurs, mais aussi en fonction de leur degré de connaissance de la série.

12Les interprétations varient également selon la temporalité de la dispute. Dans Production de l’intérêt romanesque, Charles Grivel écrit que « le récit inclut la participation du lecteur : il lui est notifié qui “aimer”, qui “haïr” »12. Nos épisodes s’ingénient à juxtaposer ces éclairages, en faisant alternativement juger positivement puis négativement (ou inversement) chacun des personnages, et en recourant pour cela aux quatre spectateurs internes. Dans la grande scène de dispute, Ross alterne les arguments, convaincants ou non. L’affaire, on le sait, est mal engagée, comme nous le confirme le « Oh my God ! » de Monica lorsqu’elle l’apprend à travers la porte. Quand Rachel lui demande « How was she [Chloe] ? » et que Ross s’avère incapable de dire autre chose que « It was different », les quatre amis signifient leur mécontentement par des exclamations de dépit. Mais un peu plus tard, ses protestations d’amour réitérées suscitent cette fois chez le chœur un « Ooooh » d’émotion, puis des larmes. Le spectateur est ainsi amené à donner (ou non) son assentiment à chacune de ses paroles : on est atterré quand Ross retombe dans la niaiserie (Rachel : « I am gonna order a pizza » ; Ross : « Order a pizza, like I forgive you ? »), ému lorsqu’il s’excuse et dit son amour, embêté dans tous les cas lorsqu’il s’agit d’émettre un jugement stable sur lui.

13Un dernier élément tend à réduire la responsabilité des personnages, et de ce fait, à alimenter les débats sur les fautes des uns et des autres : le rôle du hasard. Trois enchaînements de circonstances défavorables mènent au drame final. Premièrement, comme on peut s’y attendre après une rupture, Ross va rejoindre ses amis (3.15). Or Chandler et Joey ont été invités le matin même à une soirée par Chloe, que le second présente au début de l’épisode comme la « hot girl » du « copy-shop ». La grande habileté de la série pour orchestrer ce hasard est de fondre deux branches narratives que l’on pensait autonomes : Joey, Chandler et Chloe d’un côté, Ross et Rachel de l’autre, ou, si l’on préfère, le sexe et l’amour, l’aventure et le sérieux, l’instant et la durée. Ce croisement s’avère fatal pour le couple, puisqu’il précipite Ross dans les bras de Chloe.

14Le « hasard » frappe une deuxième fois lorsque Mark s’invite chez Rachel et que Ross l’entend au téléphone. Jouant le double rôle de concurrent de Ross et de confident de Rachel (c’est à lui qu’elle avoue ne pas vouloir rompre avec Ross), Mark est à la fois la cause (indirecte) du drame, puisqu’il laisse penser à Ross qu’il a une aventure avec Rachel, et l’image même du malentendu.

15Enfin, le sort se déchaîne lorsque Ross tente de « remonter la piste » reliant Chloe à Rachel. Chloe a tout dit à son collègue et ami Isaac, qui l’a dit à sa sœur Jasmine, qui l’a dit à son colocataire Gunther, dont on sait depuis les épisodes 3.7 et 3.8 qu’il est fou amoureux de Rachel. L’enchaînement des événements défavorables, brillamment scénarisé, produit une impression d’inéluctable. Une forme de fatalité pèse sur le couple, qui ne supprime pas le libre-arbitre mais amoindrit les torts – encore un terrain fécond pour le débat, qu’explore par exemple Stef du FCFF :

Et pour revenir au moment clé de la série, d’accord il n’a pas à penser à une autre, mais n’oublions pas qu’il a bu et qu’il rejette pas mal Chloe. Il ne veut pas danser, il ne veut pas parler. Quand elle l’embrasse et lui saute au cou, il est surpris… Bon après, c’est un homme...13

16Évidemment, cette configuration tragique (avec son fatum, son chœur et son confident) est traitée dans Friends sur le mode comique : il n’est pas question ici d’assassiner son père ou d’épouser sa mère, mais de coucher avec la « hot girl » de chez Xerox. Il n’en reste pas moins que ces personnages emportés par la malchance visent à susciter l’empathie des spectateurs : il s’avère aussi difficile de pointer l’entière responsabilité de l’un ou de l’autre que d’échapper au débat portant sur la balance de leurs fautes ou la réalité de leur séparation.

Quand un couple réel discute d’un couple fictionnel

17Certains fans en ont fait l’expérience plusieurs fois, seuls ou en couple : regarder les dix saisons de Friends prend un temps considérable. À tel point qu’on pourrait supposer que ce visionnage a quelque chose d’abrutissant, qu’il sert à fuir les contraintes de la vie quotidienne. Dans un entretien récent, Sandra Laugier indique ne pas croire à cette hypothèse :

Les séries ne sont pas juste un divertissement pour débiles permettant d’échapper au monde réel. C’est même tout le contraire. Elles offrent la possibilité de se plonger dans la réalité, voire d’élargir son expérience. La série Friends […]présente des personnages qui, à mesure qu’on les fréquente, deviennent réellement nos amis. […] On apprend à les aimer pour leurs imperfections, et ainsi à se soucier des autres.14

18Autrement dit, grâce à la fréquentation sur la longue durée de personnages fictionnels, les séries, et Friends en particulier, permettraient de développer des qualités d’empathie, utiles en amitié et pourquoi pas dans la vie amoureuse. Afin de savoir si le visionnage de Friends est susceptible de contribuer à l’épanouissement du couple, il faut entrer plus avant dans l’argumentation de Sandra Laugier.

19Dans Nos Vies en séries, ouvrage dans lequel Friends est brièvement évoqué, l’argumentaire de la philosophe repose sur la conviction que les séries télévisées sont le lieu d’une « conversation démocratique »15 d’un genre nouveau. Le caractère « démocratique » découle du très large public touché – et tel est bien sûr le cas de Friends, sitcom au succès planétaire – contrairement à d’autres formes artistiques plus élitistes ou confidentielles. Le terme de « conversation » renvoie principalement aux discussions des téléspectateurs portant sur les personnages, à l’égard desquels, on l’a dit, se crée un effet de proximité et d’attachement. Alors que devant un film, on aurait tendance à discuter du « réalisme » d’un personnage, à mettre en cause les choix du scénariste ou du réalisateur, face aux épisodes d’une série, le téléspectateur met plus souvent son esprit critique de côté, comme si l’investissement en temps renforçait l’acceptation tacite du contrat fictionnel ; on explore alors « la texture des personnages », leur histoire individuelle, leurs espoirs et désillusions ; on discute des personnages comme s’ils étaient des personnes réelles, des voisins, des amis ou même – en regardant une série comme Friends dans laquelle les relations amoureuses sont cardinales – de potentiels conjoints. 

20Sandra Laugier insiste particulièrement sur une dimension de ces échanges, leur composante morale. La série offre la possibilité d’explorer concrètement diverses attitudes face à un problème : le spectateur pourra, en se posant des questions sur les choix moraux des protagonistes, prendre des décisions individuelles « parce que la vie du personnage lui permet de questionner la sienne et d’enquêter sur la sienne »16. Dans le cas de la dispute entre Ross et Rachel, lorsque les internautes débattent des torts des personnages, ils ne prennent pas la peine de mettre en perspective les bases morales qui régissent la vie des couples dans la série, ils les acceptent d’emblée comme valides et établissent une continuité entre leur système moral et celui de la série (qui est pourtant loin d’être neutre). Une des forces de Friends est indéniablement sa tendance à présenter les valeurs des personnages comme universelles : alors que les conventions du couple reposent sur une vision que l’on pourrait qualifier a minima de conservatrice (le mariage est une institution hautement respectable, le bonheur conjugal passe par les enfants, etc.), sur les forums, les fans, quelles que soient leurs convictions, ne questionnent jamais les choix des scénaristes ou la vision traditionnelle du couple se dégageant de la série ; lorsqu’ils débattent du rapport à la fidélité de Ross et Rachel, ils dissèquent les comportements des personnages à l’aune d’un certain nombre de normes acceptées, intériorisées. Ils peuvent évaluer ce qui s’apparente à un acte déviant et sont ainsi capables d’une casuistique complexe. À la manière d’un ecclésiastique médiéval cherchant à calculer le nombre d’années de purgatoire méritées par chacun des personnages, I_spoil_girlsévalue les responsabilités de Ross et Rachel en leur attribuant des « points de culpabilité » :

I rate them as follows.
Rachel is too busy at work to make Ross feel like he has a girlfriend. Not her fault but still it's her problem. I give her 0.5 points of guilt.
Ross comes down to her office with a picnic. Shit move. +1 point.
Ross didn't apologize. +0.5.
Rachel tries to solve the problem by taking a break. +1.
Ross tries to actually solve the problem by having frozen yogurt. -0.5.
So far, Rachel has +1.5 and Ross has +1.17

21Pendant l’épisode, le spectateur réfléchit à la nature des décisions morales des personnages, les compare aux siennes dans des situations similaires, puis, parfois, discute avec ses proches, amis ou conjoints (ou avec d’autres téléspectateurs sur les forums consacrés) de la légitimité ou non d’un comportement fictionnel, et ce dans les mêmes termes qu’il utiliserait pour commenter le comportement d’une personne réelle. Comme on le voit dans le choix des mots de I_spoil_girlsou des autres fans de Friends, le langage utilisé est proche de celui avec lequel les personnages s’expriment (si le vocabulaire de la série est pensé pour coller à l’époque, il n’en reste pas moins vrai que les spectateurs s’en imprègnent et s’approprient certains tics de langage)18.

22Prolongeant les réflexions des penseurs du langage ordinaire que sont Austin ou Wittgenstein, Sandra Laugier affirme que « c’est dans l’usage du langage (choix des mots, style de conversation) que se montre publiquement ou s’élabore intimement la vision morale d’un personnage »19. Le spectateur est amené à discuter non pas seulement de situations données mais aussi des termes choisis aux moments clés, qu’ils soient comiques ou décisifs pour l’intrigue. Divers fans de Reddit ont débattu de la manière dont Rachel initie la rupture et de la première réaction de Ross : pour I_spoil_girls, « When Rachel says, "A break from us." Ross silently agrees with slamming the door. The break is a fact. » L’analyse de Sweetiiii diffère : « it was just a suggestion. She said, "Maybe we should just take a break" and he stormed off” »20. Est-il certain que le « maybe » de Rachel change réellement la portée de la phrase ? Ou doit-on plutôt penser qu’il s’agit d’une simple formule polie d’atténuation ? Les scénaristes ont bien sûr souhaité rendre cette réplique la plus ambiguë possible, de telle façon que chaque spectateur puisse proposer une interprétation et étayer sa conviction d’arguments concrets mais jamais définitifs. En admettant qu’un couple réel débatte de ce « maybe » ou d’une autre des nombreuses formules ambivalentes distribuées au cours de la scène, on peut supposer que le décryptage des mécanismes langagiers donnera conscience de l’importance du choix des mots, particulièrement dans les situations conflictuelles. Cette activité de décryptage rappelle la fonction attribuée à la fiction par Lisa Zunshine ou Blakey Vermeule, deux chercheuses américaines dont les travaux s’appuient sur les acquis de la psychologie cognitive. Qu’elles l’envisagent dans le cadre du mind reading (Zunshine) ou du gossip (Vermeule), elles considèrent la fiction comme un outil d’intelligence pratique, permettant de mettre à l’épreuve son sens du jugement ou sa compréhension des intentions d’autrui. Lire ces écrits théoriques en pensant à une discussion de couple implique de leur ajouter une dimension interpersonnelle : s’il est vrai qu’« évaluer certains états d’esprit est la manière la plus normale par laquelle nous construisons et naviguons dans notre environnement social »21, ou que la fiction « donne aux spectateurs une chance de mettre à l’épreuve leurs connexions émotionnelles avec d’autres personnes »22, on peut penser qu’interpréter à deux le comportement de Ross et Rachel est une façon pour le couple de se mettre à l’épreuve et peut-être de renforcer leur compréhension mutuelle.

23Ce type de raisonnement revient à admettre, dans le sillage de Stanley Cavell dont la pensée « perfectionniste »23 irrigue le travail de Sandra Laugier, que la série permet d’éduquer les spectateurs, d’augmenter leur expérience vécue grâce à ce que la fiction leur a appris : dans notre cas, cet apprentissage consiste à décrypter une dispute exemplaire pour éviter de prochaines disputes réelles ou pour les rendre les plus productives possibles. La fiction sert de médiation et permet de débattre des différentes visions du bien et du vrai de chaque membre du couple. Il y a progrès si, par le débat, le couple parvient à se mettre d’accord sur les termes par lesquels un problème donné doit être formulé et s’il parvient à réduire les écarts d’interprétation d’une scène délicate. Faisons par exemple l’hypothèse d’un couple qui discuterait afin de savoir si la consommation d’alcool amoindrit ou non la culpabilité de Ross. Tout d’abord, il s’agirait de savoir à quel point Ross était ivre, à la manière de Deeewiiit, qui écrit : « Wasn't he like super drunk, so he was only in control of like 50% of his actions? »24. Puis, les membres du couple parleront probablement de leur propre rapport à l’alcool et à l’excès ; s’établira un entrelacement entre les propos qui tiennent de l’expérience vécue et ceux qui prétendent interpréter la fiction en toute extériorité. À la manière d’Emily33, un des membres du couple pourrait se comparer à Ross et affirmer qu’il se comporterait différemment : « I would never have done such a thing even if I was completely wasted. Alcohol isn’t a valid excuse for lowering your inhibition to do something completely out of character. » Le commentaire de la scène consiste alors à inventer des variantes rassurantes par rapport à la version des scénaristes : « He wasn't too drunk. He could have untangled his arms from her and walked out. » Inventer des variantes, c’est nommer ce qu’il aurait fallu faire : il s’agit, à deux, de se mettre d’accord sur la juste manière de corriger la fiction pour la diriger dans le bon sens. L’analyse de cette scène nous conduit à relire la notion de « feintise ludique partagée » proposée par Jean-Marie Schaeffer25: si la fiction est partagée, ce n’est pas seulement parce que l’émetteur et le récepteur s’entendent autour du pacte fictionnel, c’est aussi parce que plusieurs récepteurs se livrent à une même expérience de simulation (« que ferais-tu, que ferions-nous, si cette situation était réelle? »). De la même façon que la culture populaire en général, et la comédie de remariage en particulier26, permettait un progrès moral dans l’esprit de Cavell, le couple spectateur est susceptible de se perfectionner moralement et pratiquement en discutant des échanges conflictuels entre Ross et Rachel.

24Jusqu’ici, notre raisonnement présuppose que le couple est capable d’une conversation équilibrée et rationnelle, ce qui, chacun en conviendra, n’est pas toujours le cas. Le langage ordinaire charrie parfois son lot d’imprévus, sa puissance est toute relative. C’est d’ailleurs ce que Rachel fait comprendre à Ross lorsque celui-ci croit encore à la possibilité d’une réconciliation. La simple pensée de Chloe qui traverse désormais son esprit anéantit l’effort d’une conversation qui finit par s’épuiser : « it doesn’t matter what you say, Ross. It’s just changed, everything. Forever. » Quant au débat d’un couple sur une fiction, de la même façon, dans diverses situations, il est tout à fait possible qu’il tourne court et ne donne lieu à aucun « perfectionnement ».

25François Flahault raconte dans La Scène de ménage un épisode de sa vie sentimentale avec Laurence, qui l’a quitté peu de temps auparavant. Les anciens amants discutent d’un film et le débat porte sur une question esthétique : le réalisateur, qui montre son héroïne dans un hôpital psychiatrique afin d’en souligner la détresse, a-t-il fait le bon choix ? François Flahault se rappelle avoir défendu que la scène était lourde ; Laurence l’a trouvée émouvante.

Ce que j’ai dit du film, je le pensais. Mais, je m’en rends compte, ne l’ai pas dit seulement parce que je le pensais. J’étais travaillé par le désir d’afficher « On n’en meurt pas, de ces histoire-là ; je n’en mourrai pas, de notre séparation. » C’est pourquoi je tenais à montrer que je ne m’étais pas laissé prendre au pathos du film. Qu’attendais-je de Laurence ? Qu’elle reconnaisse la pertinence de mes remarques. Cela explique mon irritation de la voir persister dans une opinion contraire à la mienne. À la réflexion, non. Ce que je désirais vraiment l’entendre dire, c’est que j’avais tort, qu’à travers le désespoir de l’héroïne, c’était le chagrin d’être séparée de moi qui l’avait touchée, que ce pathos, par conséquent, n’était pas de trop. M’aurait-elle donné raison, j’aurais pris cela pour le témoignage indirect qu’elle supportait sans peine notre séparation. Elle me donnait tort, mais non pour la raison que j’attendais. […]  Ainsi, un sujet de conversation que L. pensait neutre, sans rapport avec nos points de friction, leur était en fait relié par les invisibles ramifications que développe ma sensibilité blessée.27

26Comme on le voit ici, les blessures réelles qui précèdent la conversation sont trop profondes pour que le commentaire de la fiction demeure objectif. La « scène de ménage » au sens de Flahault commence lorsqu’un membre du couple ne parle plus vraiment du film, mais bien de lui-même et du couple réel, abolissant consciemment ou inconsciemment toutes les subtilités qui auraient pu rendre la conversation enrichissante.

27Or la dispute entre Ross et Rachel a aussi un fort potentiel pour provoquer des scènes de ménage. Son indécidabilité quasi-parfaite nécessite des participants à la conversation qu’ils soient ouverts aux contre-arguments et à un certain esprit de nuance : le membre du couple chez qui la scène réveille une sensation trop douloureuse aura tendance à faire preuve de mauvaise foi, à tenir un discours qui évide la fiction pour se dissoudre dans l’histoire propre au couple. Nous nous abstenons de reproduire ici les récits des pires disputes réelles que nous avons entendues au sujet du conflit entre Ross et Rachel (la diversité des points de départ de ces disputes mettant encore en avant la finesse du scénario, de l’écriture, de la mise en scène). Une bonne raison nous en dissuade : elles n’ont rien à voir avec la série et mettent plutôt en évidence des problèmes qui préexistaient au sein des couples.

28Pour conclure en un mot, disons que nous sommes convaincus que les conversations sur les couples fictionnels peuvent contribuer à l’harmonie des couples réels – et à ce titre, Friends, par l’intermédiaire de la dispute entre Ross et Rachel, nous semble exemplaire. Toutefois, notons bien que l’épisode en question est potentiellement explosif. Il vaut mieux parler de Ross et Rachel avant que ne survienne l’idée de « faire une pause » ; après, la chose sera sûrement plus risquée.