Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Essais
Fabula-LhT n° 10
L'Aventure poétique
Frank Wagner

Aimez-vous « Genette » ? (Éloge de la poétique cum grano salis)

« C’est cela pour moi. »
(Raphaël Baroni, L’Œuvre du temps)

1Dans la diégèse de je ne sais plus quel roman de Jacques Roubaud2, est évoqué le graffiti suivant dont, rapportée à cet « objet », la tonalité amèrement désabusée peut faire sourire : « Je suis bien seul à comprendre Puvis de Chavannes. » L’avouerai-je ? Toutes choses égales d’ailleurs, lorsque, dans notre tout petit monde universitaire, le nom de Gérard Genette survient dans la conversation, « formelle » ou non, je suis bien souvent en proie à un désabusement similaire. En effet, aujourd’hui comme hier, les travaux de Genette3, pourtant l’une des plus éminentes figures de la poétique du récit, au sens moderne du terme, sont très loin de faire l’unanimité – et c’est là un considérable euphémisme. Or pour justifier, autant que faire se peut, le rapprochement avec le Puvis de Chavannes de Roubaud, ces réactions procèdent assez largement selon moi d’un défaut de compréhension des tenants et des aboutissants d’une entreprise éminemment singulière.

2Encore l’exigence d’honnêteté intellectuelle implique-t-elle ici, comme ailleurs, d’opérer un tri au sein de la foule des détracteurs du poéticien. D’une part, les rejets les plus fréquents relèvent de ce que je nommerai l’antigenettisme primaire, dont le paradigme définitoire consiste en une fin de non-recevoir anticipée et donc brusquée. Entre autres exemples, on rencontrera à cette enseigne aussi bien « l’étudiant » – il a bon dos – restant sur le seuil de, disons (presque) au hasard Figures III, en raison d’un manque d’agilité intellectuelle, et décrétant par un réflexe d’autodéfense somme toute compréhensible qu’il « n’aime pas », que Claude Mauriac, dont la recension critique assassine du « Discours du récit », dans les colonnes du Figaro, sous le titre heureux de « Du temps perdu dans la Recherche », constitue, en termes genettiens, « un beau témoignage d’occlusion intellectuelle »4. On constate d’emblée qu’en dépit des dénominateurs communs qui permettent de les subsumer sous une étiquette unique, ces deux refus ne procèdent pas tout à fait des mêmes causes : incompétence d’un côté versus incompatibilité d’« humeur » de l’autre. Mais le plus obtus n’est pas forcément celui que l’on croit : il n’est pire sot que celui qui ne veut comprendre.

3D’autre part, l’antigenettisme secondaire recouvre un autre ensemble de rejets, plus rigoureusement motivés, émanant cette fois de chercheurs – ses « semblables », ses pairs – qui se sont sérieusement confrontés à la poétique genettienne, avant de la refuser – avec parfois une virulence qui n’a pas grand-chose à envier à l’intolérance (de principe) mauriacienne. En témoigne de façon exemplaire l’Introduction du Narrateur, « livre […] né d’une indignation5 », où Sylvie Patron, sur fond de divergence de vues quant à la viabilité de l’hypothèse du « récit sans narrateur », agresse l’auteur de Nouveau Discours du récit, ouvrage qu’elle taxe sans ambages d’obsolescence théorique. Pourquoi tant de « haine » ? Pas tant pour des motifs strictement scientifiques6 – pour peu que cela existe, nous y reviendrons – qu’en raison d’une réaction épidermique à la façon dont Genette, en son temps, avait pour sa part réfuté les positions d’Ann Banfield sur cette question, en les ironisant. Dans l’antigenettisme secondaire, ce n’est donc plus tant la compréhension qui fait problème, que l’acceptation non seulement des positions genettiennes, mais encore de sa manière spécifique. De fait, dans bien des cas, cet ostracisme de/du deuxième degré est le symptôme d’une intolérance pour ainsi dire alimentaire, tant à l’évidence c’est le grano salis genettien qui ne passe pas. À en croire la légende, il est vrai que la « digestion » de Roland Barthes7 lui-même en était parfois déjà, durant les années glorieuses, quelque peu perturbée.

4L’habitude – héritée on aura deviné de qui – des modèles tripartites constitue ici une vive incitation à rechercher les manifestations d’un antigenettisme tertiaire, dont on voit hélas mal de prime abord en quoi il pourrait bien consister. Quoique : à la réflexion, ne pourrait-on rassembler dans cette rubrique ceux – dont, cette fois, je tairai les noms – qui, exécrant par principe tout ce qu’exemplifie le nom de « Genette », consentent tout de même l’effort sacrificiel d’une lecture (évidemment) critique, afin de (paraître) fonder en raison une condamnation d’origine en réalité plus organique ? Il est vrai qu’une telle rubrique empiète sur les deux précédentes, et semble par là même quelque peu malmener les règles de la logique taxinomiste. Je la maintiendrai malgré tout, en vertu de l’axiome qu’elle permet d’illustrer, et qui ne me paraît pas étranger à la sagesse genettienne : inventez une catégorie ou tracez les contours d’une case ; elles finiront bien par se remplir8.

5Cela posé, pour ma part séduit, et de longue date, par les travaux de Gérard Genette, je souhaiterais dans le cadre de cette étude – qui sera aussi voire surtout, par la force des choses, un exercice d’admiration, exposant qui s’y adonne au ridicule du ton cafard – tenter de cerner les motivations des rejets qu’a pu susciter et que continue de susciter cet œuvre, c’est-à-dire également et à l’inverse les raisons du goût durable que j’éprouve pour lui. Sur fond de survol de l’évolution des productions genettiennes, des premiers volumes des Figures à Codicille9, devrait ainsi progressivement s’esquisser en creux une « anatomie de la poétique selon Gérard Genette » – entreprise dans laquelle je n’ai pas manqué de prédécesseurs, dont les travaux me tiendront lieu, au fil de ce parcours, d’utiles béquilles. Le principal intéressé, tout d’abord, dont le chapitre de Figures IV intitulé « Du texte à l’œuvre10 » constitue l’un des textes les plus lumineux, auréolé par surcroît du prestige  et de la « force d’intimidation herméneutique11 » – ce qui est plus embarrassant – d’une parole issue directement « de la bouche du cheval12 », comme on dit chez lui, et ailleurs ; le Gérard Genette de Christine Montalbetti13 ensuite, qui souligne avec rigueur et finesse la cohérence du parcours genettien. Mais, par-delà l’intérêt pour le virtuel littéraire, les aspirations totalisantes, l’ivresse taxinomique et le vertige terminologique, il s’agira surtout de mettre au jour un ethos spécifique, où l’ironie, le jeu, l’irrévérence et le rejet de la poudre aux yeux tiennent le premier plan – ce que confirment amplement Bardadrac et Codicille, qui selon moi, en dépit des apparences, prolongent l’œuvre genettien sans réelle solution de continuité.

6Quant à la légitimité d’un tel « choix d’objet », dans le cadre d’un dossier consacré à « L’aventure “POÉTIQUE” », souffre-t-elle la moindre contestation ? « Père » de la narratologie et de la poétique « à la française », au point – j’y reviens dans un instant – de reléguer dans l’ombre d’autres géniteurs putatifs, (co-)fondateur de la collection « Poétique » et de la revue homonyme14, et concentrant par là-même sur son seul nom la plupart des reproches adressés à cette discipline, Gérard Genette s’impose ici avec une évidence qui, une fois n’est pas coutume lorsqu’il est question de lui, devrait faire l’unanimité. Mais trêve de prolégomènes : il est temps désormais de se demander de quoi « Genette » est le nom, puis pourquoi « ils » en disent tant de mal, avant, a contrario, d’indiquer quelques bonnes raisons de « l’ » aimer.

De quoi « Genette » est-il le nom ?

7On pourrait représenter cette assimilation de « Gérard Genette » et de « la poétique » au moyen d’une ou plutôt de deux de ces formules équationnelles qui, fut un temps, constituèrent en quelque sorte sa marque de fabrique : « La poétique = Gérard Genette » ; « Gérard Genette = la poétique ». Mais il devrait être évident pour tout lecteur, d’une part que ces deux formules ne sont pas tout à fait synonymes, ce qui invalide en elles la valeur usuelle du signe mathématique « = », pour cause de migration indue et/car forcée hors de son domaine d’application légitime ; d’autre part qu’elles sont l’une (grossièrement) et l’autre (plus subtilement) réductrices, et par là même (à des degrés divers) sujettes à caution. Peut-être est-il toutefois nécessaire de mettre deux points sur ces deux « i » ? Dans le doute, ne nous abstenons pas.

8« La poétique = Gérard Genette ». Même à s’en tenir au seul domaine français et à la seule période « contemporaine » – c’est-à-dire après la décisive refondation de la discipline par Paul Valéry dans le cadre de sa chaire au Collège de France –, l’équation est de toute évidence abusive. Arbre qui cache la forêt, Genette ne saurait pourtant (ni n’y a jamais prétendu) représenter à lui seul la poétique, sans qu’en pâtissent indûment nombre de chercheurs de premier plan qui, pour un temps au moins, partagèrent un certain nombre de convictions, du moins de refus, proches des siens : Barthes, Todorov, Riffaterre, Lejeune, Hamon15, pour n’en citer que quelques-uns. Gageons, d’ailleurs, que la situation dût être aussi inconfortable pour l’un, qui n’en demandait sans doute pas tant, ou si peu, que pour les autres, qui eussent pu en prendre ombrage. Sans doute y a-t-il diverses raisons à cette disparité, au premier rang desquelles les allures de manifeste de Figures III, et en son sein de la section intitulée « Discours du récit (Essai de méthode)16 », comme le succès – sinon de scandale, de controverse – qui s’ensuivit. L’explication est sans doute un peu courte, mais n’épiloguons pas : tout cela, qui ne ressortit pas directement à mon propos, appartient désormais à l’Histoire…

9« Genette = la poétique ». Pour cause de déplacement d’accent, la réduction affecte cette fois les travaux mêmes de Gérard Genette, dont il semble légitime de se demander s’ils relèvent tous du champ de la poétique, et de ce seul champ. En fait, à une telle question, qui renseigne en définitive davantage sur les présupposés de qui la pose plutôt que sur les propriétés de l’objet qu’il s’agirait d’examiner, deux réponses opposées sont envisageables – selon que l’on se montre plutôt sensible à ce qui varie dans ce qui se répète, ou à ce qui se répète dans ce qui varie… Ainsi peut-on tout d’abord estimer que classer l’intégralité des productions genettiennes sous la seule dénomination de « poétique » relève, au risque du paradoxe, d’un geste simultanément excessif et réducteur. Chacun sait – mais beaucoup oublient – en effet qu’avant Figures III, les travaux de Genette s’inscrivaient dans le champ de ce que l’on nomme communément « la critique », et étaient consacrés à des auteurs tels que Saint-Amant, Stendhal, Flaubert, Proust (déjà), Robbe-Grillet, etc. Pour cette raison même d’ailleurs, et quoi que l’on pense de sa production ultérieure, il devrait lui être beaucoup pardonné, tant ces articles témoignent de la sagacité et de la finesse de leur auteur. Selon un poncif sans doute bien éculé – ils le sont tous –, Genette fut, chronologiquement du moins, un critique de talent avant de devenir un théoricien de renom. Du moins l’hypothèse d’une telle antécédence peut-elle se défendre jusqu’à un certain point, aussi longtemps que l’on ne va pas y voir de trop près, et possède-t-elle le mérite de nous prémunir contre les gauchissements inhérents aux lectures fondées sur l’illusion finaliste et rétrospective – dont les dangers ont été à maintes reprises dénoncés par qui l’on sait. Cela, qui prétend valoir pour les premiers écrits genettiens, trouverait son pendant pour certains des plus récents d’entre eux, qu’il s’agisse, comme leur titre l’indique, des deux tomes de L’Œuvre de l’art, qui s’inscrivant dans le champ de l’esthétique excèdent par là même la poétique stricto sensu, ou des deux volumes d’« autodiction préposthume17 » que sont Bardadrac et Codicille – lesquels ne relèvent plus à première vue du même régime d’écriture. Une telle image de « Genette » a pour elle de s’attacher à la singularité des textes, qu’elle refuse de sacrifier sur l’autel de l’œuvre considéré a priori comme unitaire, mais peut-être la jugera-t-on excessivement diffractée ?

10Dans ce cas, il n’est que de procéder à un renversement de perspective (dont les études littéraires spécialisées « par auteur » nous offrent des exemples quotidiens) et de relever les éléments récurrents qui confèrent à l’édifice des productions genettiennes sa cohérence – ou plutôt, plus rigoureusement, qui permettent de les considérer, métaphoriquement parlant, comme un « édifice ». C’est, je crois, ce qu’en un sens assoupli on appelle dégager « la poétique d’une œuvre » : poétique de la poétique en l’occurrence ; ce qui, aux yeux des amateurs de symétrie, même bancale, ne devrait rien gâter. J’ai déjà signalé que Genette s’était lui-même, à la demande, attelé à la tâche dans « Du texte à l’œuvre », tout en s’efforçant, avec sa lucidité coutumière, « de ne pas trop céder à l’illusion rationalisante qui trop souvent nous pousse à imposer une unité factice à toutes choses assemblées par le hasard qui nous gouverne ». Il y tente donc à la fois de « mesurer et […] définir, en synchronie, l’éventuelle cohérence théorique de cet ensemble de travaux [les siens] » et de « reconstituer, aussi fidèlement que possible, le cheminement réel – en diachronie – qui [l’] a conduit, dans ce parcours, d’un objet à un autre »18. Des traits les plus constants dégagés au fil de cet auto-examen, retenons les suivants :

1) […] [un] principe de méthode, ou plus simplement une disposition d’esprit qui s’attache plus aux relations qu’aux objets qu’elles unissent – et, de proche en proche, aux relations entre ces relations elles-mêmes19.
2) […] un désir de rationalité, un souhait d’y voir clair, un désir de ne pas se payer de mots, que j’ai retrouvés […] dans le structuralisme, puis dans la philosophie analytique20.

11Ces dénominateurs communs à l’ensemble de ses écrits constituent de fait une vive incitation à nuancer les distinctions par trop normatives entre « critique », « poétique », et « esthétique ». Même constat, dans une perspective allographe, chez Christine Montalbetti, qui insiste à juste titre sur l’importance de la notion – bien sûr laïcisée – de transcendance dans cette poétique ouverte, dont le subjectivisme relativiste et pragmatique implique un perpétuel mouvement – lequel induit un dépassement des taxinomies épistémologiques, dont les lignes de démarcation s’en trouvent déplacées, et par là-même fragilisées.

12Du reste, tout un chacun peut s’en convaincre, à la faveur d’un bref retour aux textes. Ainsi, dès les deux premiers volumes des Figures, à l’évidence les articles métacritiques ne manquaient pas : des titres comme « Frontières du récit21 », « Vraisemblance et motivation22 », « Raisons de la critique pure23 », ou encore « Structuralisme et critique littéraire24 » et « Langage poétique, poétique du langage25 » disent avec assez de clarté que Genette n’est pas soudainement « né à la poétique » en 1972, de sorte qu’il serait pour le moins spécieux de reléguer dans une manière de préhistoire de sa production tous les travaux antérieurs à cette date. Date-clef, toutefois, puisque c’est l’année où paraît le (trop) fameux Figures III, dont on verra à quel point des lectures biaisées, car excessivement focalisées – si j’ose dire – sur quelques traits saillants de l’ouvrage, ont contribué à fausser durablement l’image de « Genette », telle qu’elle s’est répandue dans le « public ». Pourtant, une confrontation dénuée d’a priori à l’ouvrage, pour peu que cela puisse exister, dans un sens ou dans l’autre, devrait suffire à établir que l’auteur s’y refuse à trancher entre critique (étude de la Recherche) et théorie (narratologie, en l’occurrence) – tension productive dont on vient de voir qu’elle informait déjà ses recherches antérieures. Un peu plus loin dans le temps, Fiction et Diction constitue certes, de l’aveu même du principal intéressé26, un livre de transition, mais en aucun cas le lieu d’une cassure ou d’un quelconque reniement. En particulier, un chapitre comme « Récit fictionnel, récit factuel27 » s’inscrit dans le droit fil des efforts de formalisation théorique déployés dans Figures III et Nouveau Discours du récit, puisqu’il s’y agit d’examiner la pertinence des outils narratologiques dès lors qu’on entend les appliquer à des textes relevant d’un autre régime que leurs objets habituels : non plus la fiction, mais la « diction », donc. Idem, même si l’élargissement de perspective y est bien sûr plus manifeste, dans L’Œuvre de l’art, qui témoigne des mêmes présupposés que les travaux de poétique antérieurs, où se manifestait déjà un intérêt plus qu’un peu ponctuel pour d’autres pratiques artistiques – par exemple l’analyse de diverses productions hyper-esthétiques dans Palimpsestes. Parler de « poétique de l’art » ne serait sans doute guère heureux, puisque le terme d’« esthétique » est déjà disponible et solidement ancré dans notre lexique, mais après tout, au risque de la lourdeur, pourquoi pas ? Enfin, à tous ceux qui estiment qu’avec Bardadrac et Codicille, Genette est résolument passé à autre chose, « devenant écrivain » au sens fort ou plein du terme, qui en bonne logique possèderait donc un sens faible ou vide, on se contentera, entre autres exemples, de conseiller la lecture, dans le premier des deux volumes, des entrées « Fictions », « Malentendus », « Récit », dans le second (en espérant qu’il ne soit que le deuxième28), des entrées « Art », « Bienvenue », « Enigme », « Goyas », « Métalepse », « Ready-made », etc. Cette petite cure homéopathique devrait suffire à créditer l’auteur d’autant de suite dans l’écriture que dans les idées.

13Pour autant, cette insistance sur la cohérence de l’œuvre genettien ne traduit ici aucune prétention à l’« objectivité », et encore moins à la « vérité » – notions que tous ses lecteurs auraient dû apprendre à considérer avec pour le moins quelque suspicion. Il ne s’agit là que de l’une des branches de l’alternative déjà signalée, dont le moins que l’on puisse attendre d’elle est qu’elle en compte deux. Pourquoi, dès lors, paraître la valoriser ? D’une part, parce que le soulignement inverse des phases successives de l’œuvre risquerait d’aboutir à la distinction d’un premier, d’un deuxième, d’un troisième, d’un quatrième « Genette » et, peut-être, etc. Cela risquerait tout de même de faire quelques « Genette » de trop. D’autre part, et puisque c’est là que je veux en venir, parce que ses détracteurs insistent eux-mêmes, sans bien sûr employer un terme aussi positivement connoté, sur l’« homogénéité » d’une entreprise qu’ils réduisent, sinon à ses constantes les plus essentielles, du moins à ses caractéristiques les plus visibles et (pour eux) « choquantes » – autant de « points de crispation » qu’il est grand temps d’aborder (moi aussi, « j’ai vu l’heure29 »), via un détour par une savoureuse anecdote rapportée dans Bardadrac :

[…] embarrassé par les indications impénétrables d’un « manuel d’utilisation » traduit littéralement du coréen en sabir technico-commercial par un polyglotte inspiré, j’appelle à l’aide la hotline du distributeur français. Après quelques mesures en boucle de Vivaldi, un préposé, avant tout échange, prend note de mes « coordonnées » : nom, prénom (ici, bref silence au bout du fil), adresse, téléphone, numéro de facture. J’expose enfin mon « problème ». Semi-glacial, mon sauveur me coupe : « Cher monsieur, quand on a écrit Figures III, on doit pouvoir décoder le mode d’emploi d’un lecteur de DVD. »30

14Comme l’atteste cet exemple, parmi d’autres, pour l’immense majorité de ceux à qui son nom dit quelque chose, sans pour autant qu’on puisse les considérer comme « ses lecteurs », Gérard Genette est et reste « l’auteur de Figures III ». Mais cela ne fait que déplacer le problème, de sorte que force est à présent de reformuler, en la réduisant, la question initiale : « de quoi Figures III est-il le nom ? » La première réponse qui vient à l’esprit est que cet ouvrage peut être considéré, dans le champ français du moins, comme l’acte de naissance de l’étude structuraliste du « discours du récit » – discipline qui sera par la suite « popularisée » (je me comprends) sous l’appellation de « narratologie ». Barthes avait certes déjà publié un article fondateur intitulé « L’analyse structurale du récit31 », Todorov son Poétique de la prose32, mais si Figures III a à ce point fait date, c’est selon moi, non seulement, comme je l’ai déjà signalé, en raison de sa dimension programmatique, mais aussi de la rigueur et de la précision de la formalisation théorique qui, en son sein, caractérise la longue section sous-titrée « Essai de méthode ». L’essai a sans conteste été transformé, au point que le modèle ternaire ou trinitaire « histoire/récit/narration » qui lui sert de point de départ, et les catégories d’ordre, de durée, de fréquence, de mode et de voix qui permettent de scruter les relations de ces trois pôles sont progressivement devenus, jusque dans l’enseignement secondaire, des outils « obligés » pour l’analyse des textes littéraires. Quel étudiant en Lettres, ou même quel lycéen n’a-t-il pas, un jour ou l’autre, fût-ce d’une oreille distraite, entendu parler de narration ou de focalisation ? Qui dit méthode dit, en effet, possibilité de l’adopter et de la reconduire ; et nombre de collègues de Genette ne s’en sont pas privés, pour le meilleur (lorsque son « modèle » a été exploité avec souplesse, et éventuellement complété, voire amendé) et pour le pire (lorsqu’il a été considéré comme un strict catéchisme narratologique).  

15Réduire la production de Genette au seul Figures III, c’est-à-dire à la narratologie, est certes discutable, et pour le moins paradoxal quand on sait que ses prédilections ne vont pas forcément au récit, mais cette tentation est somme toute compréhensible, non seulement en raison du succès du livre, mais aussi et surtout du rôle de miroir grossissant qu’il est susceptible de jouer. En effet, Genette s’y avance à visage découvert et, avec un humour que d’aucuns perçurent/percevront comme une provocation, y expose sans détours les présupposés qui informent sa conception des recherches en littérature ; dans l’introduction et la conclusion du « Discours du récit », évidemment, mais aussi dans plusieurs textes liminaires, qui durent faire grincer autant voire plus de dents que la longue section à laquelle ils préludent. Rappelons donc quelques-unes des positions défendues en 1972, et jamais reniées depuis – cure de jouvence qui devrait aider à comprendre les persistantes manifestations de rejet dont Figures III et, collatéralement, « Genette », firent et font les frais.

Pourquoi le critiquent-ils si sévèrement ? (Ou les raisons de la colère)

16À la relecture, en effet, les réactions scandalisées de certains des premiers lecteurs de l’ouvrage s’expliquent, tant Genette paraît s’y ingénier à saper ce qui constituait encore à l’époque, en ces commençantes années 1970, les fondements de la recherche et de l’enseignement littéraires – du moins dans le milieu universitaire33. À commencer, sous le titre de « Critique et poétique34 », par une remise en cause en apparence nuancée, mais qui dut tout de même en choquer plus d’un parmi ceux qui, entre les lignes, savent voir autre chose que du blanc, de la conception endoxale de la critique. Lesdites nuances proviennent du souci genettien, d’ailleurs confirmé au sein du même volume dans/par « Discours du récit », de poser une relation de complémentarité entre la critique, conçue comme étude du singulier, et la poétique, présentée comme « science » du général – en est-il d’autre ? Mais il n’en reste pas moins que, dès la deuxième page de Figures III, Genette dénonce « la problématique “immanence” de l’œuvre35 », ce qui revient à contester l’idée même de sa clôture – pourtant d’ordinaire conçue non seulement comme la base, mais comme la condition de possibilité du geste herméneutique. Réticence amplement corroborée par l’étude ultérieure de la Recherche, au cours de laquelle le poéticien déborde son objet de toutes parts, et ne prétend à aucun moment en détenir, ni même en rechercher une quelconque « vérité ». Aussi Christine Montalbetti est-elle fondée à diagnostiquer dans la poétique genettienne – dont la narratologie ne serait qu’un « canton » – « [une] hostilité ou […] [une] prudence face au geste herméneutique, considéré comme nécessairement réducteur36 ». À l’inverse, et même s’il est affirmé dès le début de Figures III que « la théorie littéraire [ici, la poétique] a beaucoup à recevoir des travaux particuliers de la critique », son objet est explicitement présenté « non [comme] le seul réel, mais [comme] la totalité du virtuel littéraire » – ce qui équivaut à revendiquer une « poétique ouverte »37, en tant que telle résolument moderne, car se distinguant ainsi des poétiques fermées des classiques, à commencer par celle d’Aristote. Effectivement, en regard d’un tel programme d’« exploration des divers possibles du discours, dont les œuvres déjà écrites et les formes déjà remplies n’apparaissent que comme autant de cas particuliers au-delà desquels se profilent d’autres combinaisons possibles, ou déductions » (idem), l’herméneutique traditionnelle a tôt fait d’apparaître comme réductrice. J’ajouterai cependant que, dans le cas particulier de Gérard Genette, les préventions contre cette tradition peuvent également provenir d’une crainte inverse, qui serait celle de l’excès interprétatif, non fondé en raison, dont la critique impressionniste en quête d’une inaccessible « intention d’auteur » fournirait tant d’exemples. Quelles que soient les motivations de ces réticences et/ou de cette prudence, on constatera de fait dans la majeure partie des études empiriques de Genette une forme de réserve quant à la question du sens. Il est vrai qu’entreprendre à toute force de le dégager reviendrait à « vouloir conclure », tentation dont la modernité nous a appris à nous méfier… Méfiance d’autant plus compréhensible chez qui estime que « la fonction essentielle de la critique […] reste d’entretenir le dialogue d’un texte et d’une psyché, consciente et/ou inconsciente, individuelle et/ou collective, créatrice et/ou réceptrice » (idem). Amateurs de vérité (révélée…), passez votre chemin : le relativisme subjectiviste et pragmatique qu’est, dès l’origine, la poétique genettienne, n’est pas fait pour vous.

17Au nombre des (autres) sujets qui fâchent, on relèvera au début de Figures III diverses piques, contre « notre [savourons le possessif] tradition positiviste, adoratrice des « faits » [goûtons les guillemets] et indifférente aux lois », et surtout contre l’histoire littéraire (et plus accessoirement l’ancienne philologie, qui n’avait pas encore accompli sa mue sous les aspects de la « critique génétique »), présentée « de manière évidente » comme « une discipline annexe dans l’étude de la littérature, dont elle n’explore […] que les à côté »38. Genette enfonce d’ailleurs ce clou dans la section suivante, « Poétique et Histoire39 », où il disqualifie les approches « historiennes » en vigueur dans le champ des études littéraires, qu’il s’agisse de l’histoire de la littérature conçue comme suite chronologique de monographies ou de la sociocritique fondée sur la notion (effectivement) bien fragile d’« homologie » ; avant d’appeler de ses vœux une « histoire de la littérature prise en elle-même et pour elle-même40 », c’est-à-dire une « histoire des formes littéraires41 », puisqu’« il n’y a de véritable histoire que structurale42 ». Qui, de Figures III, n’a lu ou retenu que « Discours du récit », conviendra sans doute que l’entrée en matière du livre mérite elle aussi le détour, en raison de la belle audace ou de l’« insolence salutaire43 » dont y fait preuve cet alors jeune chercheur qui, de façon remarquablement économique, parvient d’emblée, en une dizaine de pages, à se mettre simultanément à dos herméneutes, philologues, historiens de la littérature, et sociocritiques – sans oublier les « amateurs d’âme », dont il devrait être question sans (trop) tarder.

18Le reste, on le sait, est à l’avenant, à cette différence près, ténue dans le cadre d’un écrit, que les motifs d’irritation n’y tiennent plus tant à ce que Genette « dit » qu’à ce qu’il « fait » – ce dont ses détracteurs devraient lui savoir gré, puisqu’il alimente leur mécontentement à parts égales, sur ces deux plans. Qu’il s’agisse des méthodes qu’il rejette ou de celle qu’il adopte, et dont il fournit un exemple, les raisons de la colère sont aussi nombreuses. Les rejets les plus fréquents et les plus virulents formulés à l’encontre de l’approche genettienne portent tout d’abord sur sa technicité, dévaluée en un « technicisme » perçu ou présenté comme « gratuit », dont la propension indéniable du poéticien à la néologie constitue l’indice le plus évident. Il n’est en effet que de se reporter à l’« Index des matières » de Figures III pour, de l’« achronie » à la « voix », en passant par l’ « hétérodiégétique » ou la « paralepse », sans oublier le « singulatif », se convaincre de la place qu’y occupe le lexique spécialisé d’apparence scientifique. Qui se pique de précision et/ou d’exactitude devrait toutefois convenir que tous ces termes ne sont pas des néologismes au sens strict44, puisque Genette en emprunte bon nombre à la tradition rhétorique, quitte (tout en le signalant expressément) à en modifier quelque peu le sens – comme dans le cas désormais bien connu de la « métalepse ». Il n’en reste pas moins vrai que « Discours du récit » est le lieu d’une remarquable prolifération terminologique, que ceux qui y sont réfractaires disqualifient en criant au jargon, indice présumé d’un intolérable pédantisme. La parole à la défense : « Il y a souvent quelque jouissance à se voir qualifié de pédant par un cuistre45. » Cette question sensible du vocabulaire dont se dote le chercheur dans le cadre des études littéraires doit, me semble-t-il, être resituée dans le contexte spécifique des années 1970. Le précédent Barthes avait déjà démontré que les amateurs invétérés des Belles Lettres pouvaient réagir avec violence aux écritures attentatoires aux règles du « bien dire », fondées sur une tradition pluriséculaire au demeurant non exempte de relents nationalistes. On se souvient peut-être, en la matière, du petit « chef d’œuvre » de mauvaise foi réactionnaire que constitua Assez décodé !46.À l’inverse, il paraît clair que l’abondance de termes techniques de prime abord abscons, à moins qu’abstrus, forgés à partir d’une préfixation en homo-, hétéro-, extra-, intra-, méta-, etc., ou d’une suffixation en -isme, -ique,  -epse, -ipse, etc., visait pour partie à émailler le texte de connotateurs de scientificité – au demeurant efficaces. N’oublions pas que, dans ces années-là, l’ambition de nombre de chercheurs, sous l’influence probable de l’évolution de la linguistique, était en effet d’édifier une « science » de la littérature. Bonne ou mauvaise idée, il ne m’appartient pas de trancher ; mais c’est bien dans ce contexte historique particulier, et à l’aune de ce projet dont il ne pouvait sérieusement être présenté ni comme le premier ni comme le seul thuriféraire, que le goût de Genette pour l’invention d’une terminologie ad hoc doit être apprécié – du moins à l’origine.

19Encore le lexique ne représente-t-il ici que l’indice le plus voyant de la technicité de la méthode genettienne, dont participe de façon plus décisive son recours systématique aux typologies. Le modèle tripartite « histoire/récit/narration » a déjà été évoqué ; on se contentera donc d’y ajouter, entre autres exemples, la définition, par recoupement des catégories de la « relation de personne » et du « niveau narratif », des « quatre types fondamentaux du statut du narrateur »47, ou encore celle des diverses formules de focalisation48. Rien de surprenant à cela puisque, ambitionnant de jeter les bases d’une « théorie générale des formes littéraires49 », la poétique doit en bonne logique repérer des invariants structurels, donc dégager des types, les nommer de façon claire, précise et rigoureuse afin de favoriser leur distinction, et les classer – par exemple au moyen de tableaux à double entrée50, qui ont fait couler tant de cette encre dont la noirceur n’a d’égale que celle de l’atrabile qui motivait son épanchement. Terminologie « savante », typologies, taxinomies, mais aussi tableaux, schémas en tout genre, formules équationnelles, etc., ces multiples vecteurs de « scientificité », du moins de technicité, constituent très probablement la cause la plus fréquente des allergies au « genettisme ». Mais le constat d’un tel rejet ne peut constituer que la prémisse du raisonnement, dont la poursuite implique, face aux valeurs récusées, d’identifier les contre-valeurs élues. Sur le plan de la langue critique, on a déjà vu que les partis pris genettiens heurtaient les fidèles d’une tradition du « bien dire » et/ou du « bien écrire », dont Boileau peut être considéré comme l’un des Pères fondateurs. Le moins que l’on puisse dire est que Figures III n’avait en effet guère de chances de trouver grâce aux yeux de ces apôtres de la sanctas simplicitas. Stylistiquement, bien sûr, mais là n’est pas l’essentiel : ce que la méthode de Genette répudie de la façon la plus décisive, au prix d’un violent choc en retour, est en fait ce qu’il nommera ailleurs la « critique des amateurs d’âme51 » – dont les divergences stylistiques qui viennent d’être évoquées ne constituent somme toute qu’un indice superficiel. En effet, sur le fond, la surenchère « techniciste » à l’œuvre dans les travaux de Genette vise à rompre en visière avec l’intuitionnisme et l’impressionnisme qui ont longtemps prévalu dans le domaine de la critique littéraire, fût-elle universitaire – et continuent hélas, aujourd’hui encore, d’y faire plus que ponctuellement retour. Ce type d’« approche », fleurant l’amateurisme de bon ton, revient à adopter une relation empathique aux œuvres, où l’élégance de la formulation engendre malencontreusement une imprécision gravement préjudiciable à la rigueur comme à la précision des analyses, dont les fondements épistémologiques ne sont jamais soumis à l’épreuve d’un pourtant nécessaire examen autocritique. Le défaut majeur d’une telle relation « amoureuse » à la littérature réside dans son oubli de la sagesse des nations, pourtant occasionnellement avisée, qui nous met en garde en ces termes bien connus : « L’amour est aveugle ». Déclaration enflammée adressée aux œuvres « chefs » (et moins « chefs ») du patrimoine littéraire national, repli prudent derrière autant de non-dit avantageux, exaltation des mystères de l’acte créateur voire des impénétrables arcanes du Génie (majuscule à l’initiale de rigueur) : de l’imprécision à l’obscurantisme, voire à l’imposture, il n’y a qu’un pas, que Genette se refuse délibérément à emboîter. La technicité de l’approche dont Figures III ne constitue qu’un exemple parmi bien d’autres témoigne ainsi, par-delà une exigence de rigueur et d’honnêteté intellectuelle dont on comprend mal comment elles pourraient être portées à son débit, d’un vif scepticisme face à la valorisation apriorique, redondante et vaine du Sacré et/ou du Sublime. Qui a lu L’Œuvre de l’art conviendra que, sur ce point comme sur bien d’autres, le compas genettien n’a pas bougé d’un pouce, tant la défiance à l’égard de toute mystique de l’art y est patente à chaque ligne, ou presque. Et il y a fort à parier qu’une majorité des fins de non-recevoir opposées à « Genette », qu’elles qu’en soient les motivations explicitement alléguées, proviennent en fait de ce divorce axiologique, portant sur des valeurs antagonistes dont on voit bien qu’elles ne sont pas exclusivement « scientifiques », mais bien plus largement existentielles.

20Cela posé, Figures III n’en recèle pas moins d’autres caractéristiques susceptibles, quand bien même à un degré moindre, de provoquer l’irritation de nombre de lecteurs. Ainsi du dédain manifeste à l’égard de l’érudition, très largement subordonnée à la réflexion, ce que devrait révéler même à un lecteur inattentif le traitement disons désinvolte des références et des « exigences » bibliographiques52. Les lecteurs de Nouveau Discours du récit savent en outre tout ce que le choix d’À la recherche du temps perdu comme « support » principal de « Discours du récit » doit à l’inclémence des conditions climatiques sévissant sur le campus américain où Genette se trouvait à l’époque53. Barthes n’est visiblement pas le seul à s’être « fait structuraliste pour ne plus avoir à aller en bibliothèque54 »… Les tenants de l’ancienne philologie durent apprécier. Ainsi, également, de la « tonalité » de l’écriture genettienne. Le survol des textes liminaires de Figures III a déjà donné quelque idée de la propension de l’auteur à manier une ironie pour le moins grinçante et polémique, qui n’aura de cesse de s’amplifier au fil de ses écrits ultérieurs. Loin de respecter l’impersonnalité ou la neutralité attendues dans le cadre d’un écrit « universitaire », Genette y laisse filtrer nombre d’affects, dont on peut espérer ou redouter, c’est selon, qu’ils suscitent des réactions du même ordre. Il ne craint pas, en outre, d’instiller dans cet écrit « scientifique » de discrets biographèmes aux accents ludiques55, comme celui-ci : « Je dois la lointaine révélation du jeu métaleptique à ce lapsus, peut-être volontaire, d’un professeur d’histoire : “Nous allons étudier maintenant le Second Empire depuis le Coup d’État jusqu’aux vacances de Pâques”56 ». Si l’entreprise genettienne est éminemment sérieuse, de tels clins d’œil, peu conformes aux règles de la bienséance académique, témoignent d’un clair refus de l’esprit de sérieux.

21Bref, d’un côté, rejet de l’herméneutique, de l’histoire littéraire, de la traditionnelle philologie, de la critique intuitivo-impressionniste, de l’érudition gratuite c’est-à-dire considérée comme une fin en soi, de l’académisme et de ses pompes, de l’esprit de sérieux ; de l’autre, volonté de fonder en raison une approche du phénomène littéraire tablant sur la complémentarité de la théorie et de la critique, valorisation d’une démarche technique, voire « scientifique », se dotant de solides bases conceptuelles et terminologiques, goût prononcé pour les typologies nécessaires à la saisie des invariants structurels ; le tout saupoudré de quelques pincées d’humour et/ou d’ironie polémique : voilà, selon moi, du moins dans les grandes lignes, ce dont « Genette » est le nom – amalgame dont on voit au premier coup d’œil que, dans le contexte où il est apparu, comme de façon plus générale, il avait fort peu de chances de susciter une adhésion unanime. Or, brochant sur le tout, le succès considérable de Figures III n’a fait qu’exacerber les irritations que la teneur même de l’ouvrage avait suffi à provoquer. Sans doute y a-t-il quelque inexactitude, voire quelque injustice, à réduire « Genette » à ce seul livre, dont certains traits auront tendance à s’atténuer dans ses travaux ultérieurs, voire à en disparaître, quand d’autres au contraire s’y accentueront57 – sans même parler de la diversité des objets d’étude élus au gré de ces volumes successifs. Du moins une telle réduction aura-t-elle permis de partiellement clarifier les présupposés de l’antigenettisme, dans tous ses états.

Pourquoi j’aime « Genette » (Et pourquoi vous pourriez – peut-être – l’aimer également)  

22Ce qui précède a peut-être été malencontreusement perçu comme un  portrait de Gérard Genette  en jeune58 trublion, en proie à l’ostracisme généralisé de la communauté universitaire. Or il devrait aller sans dire qu’il n’en est rien. Certes, son œuvre a suscité et suscite toujours de très nombreuses crispations, dont il m’a paru utile de cerner les origines, mais « Genette » n’en est pas moins – et même plutôt plus – mondialement connu, et ses travaux lui valent l’estime et l’admiration de nombreux spécialistes de littérature. Afin de finir sur une note positive, bien utile par les temps qui courent, je souhaiterais insister sur quelques (bonnes) raisons d’aimer « Genette » – au risque d’une forme d’impudeur, puisque ce sont celles qui motivent mon propre goût pour son œuvre, mais le moyen de faire autrement ? Sachant bien que mes idiosyncrasies ne sont, par essence, pas celles du voisin, et vice versa, je n’aurai pas la prétention d’hypostasier mes prédilections en normes valables de façon absolue – c’est, m’a-t-il semblé, l’un des possibles « enseignements » de L’Œuvre de l’art. Mais à l’inverse, la conviction de mon « unicité » n’est pas si forte qu’elle m’ôte tout espoir de voir certains de ces engouements partagés… Bref, chacun pourra ici juger sur pièces.

23Une version particulièrement économique de cet éloge de « Genette » consisterait à affirmer de façon lapidaire que, si j’apprécie ses écrits, c’est précisément pour l’ensemble des raisons (voir supra) qui suscitent l’irritation de tant de ses lecteurs. Cela – qui risquerait de me faire taxer de passion gratuite du contre-pied – n’est pas faux, mais un peu court ; aussi ai-je bien peur de devoir entrer quelque peu dans les détails, à commencer par un bref retour sur les formules équationnelles précédemment posées, qui assimilaient « Genette » et « la poétique ». Pour les littéraires de ma génération59 qui ont accompli leur formation en France, et ont en quelque sorte appris à lire et à écrire dans Figures III, « Genette » est perçu de façon « spontanée », c’est-à-dire en fait construite par l’éducation, comme LE représentant majeur de la poétique, et en son sein de la narratologie. Il est donc tout d’abord possible de l’apprécier pour des raisons sinon mauvaises, du moins indirectes, c’est-à-dire en vertu du goût que l’on éprouve pour la discipline que son nom a, chez nous, fini par exemplifier. À cela, il ne manque pas d’excellentes raisons, dont dresser ici la liste exhaustive se révélerait à la fois partiellement hors de propos et excessivement chronophage. Disons simplement que, de l’attention portée par la poétique aux spécificités du texte littéraire (ou non) à l’opérativité analytique d’une discipline forte d’un degré de maturité conceptuelle et terminologique particulièrement élevé, sans négliger la fructueuse relation de complémentarité – gage d’ailleurs de son renouvellement – qu’elle peut entretenir avec d’autres méthodes comme par exemple les théories de la lecture, etc., cette démarche attire légitimement les suffrages de nombre de chercheurs et d’enseignants. Mais, dans ce cas, le goût pour l’œuvre genettien ne serait somme toute que la manifestation particulière d’une préférence de portée beaucoup plus générale pour tel mode d’approche de la littérature. Aussi l’emploi du verbe « aimer », même en un sens évidemment métaphorique – on l’aura compris, j’espère – pourrait-il en l’occurrence paraître excessif, et pour tout dire inapproprié.

24En revanche, au sein même des travaux relevant de la poétique, il est possible d’éprouver pour ceux de Gérard Genette une prédilection marquée, d’ordre beaucoup plus subjectif : parce que c’était lui, parce que c’était moi (ou vous)… C’est qu’il n’est pas tout à fait un poéticien comme les autres. L’une des caractéristiques les plus marquantes de sa façon de concevoir la poétique, et d’en faire, tient en effet à la préservation d’un équilibre subtil entre rigueur et souplesse, comme l’atteste cet extrait de Nouveau Discours du récit, à valeur de pétition de principe autant que de garde-fou, voire de guide-âne :

[…] le sérieux intellectuel lui-même exige que l’on sache négliger certaines données. Je renvoie ici à la lecture de certaines pages célèbres de la Formation de l’esprit scientifique sur l’excès de précision comme obstacle épistémologique. J’en dirai autant, et plus, de l’excès de rigidité dans l’usage des catégories et des définitions, dont la valeur n’est jamais qu’opératoire. […] La rigidité est la rigueur des cuistres, qui ne sauraient jamais rien négliger. Mais qui ne néglige rien ne fait rien60.

25Cette vigoureuse mise en garde (rétrospective, il est vrai) n’a pas toujours été entendue, et nombre de « narratologues » se sont voulu plus genettiens que Genette lui-même ; au point, nous dit la légende – si belle que je n’ai pas voulu enquêter de crainte de la voir infirmée –, que l’auteur de Figures III se serait fendu d’un courrier à l’Éducation Nationale pour protester contre l’usage servile et dogmatique que trop d’enseignants faisaient des catégories proposées dans « Discours du récit ». Selon Genette, narratologie et poétique n’ont pas, en effet, à être figées en un catéchisme dont l’observance stricte de la moindre règle se révèlerait en définitive sclérosante : le maniement de ces outils exige un tact, une finesse et une capacité d’émancipation, sans lesquels nous n’aurions fait que troquer une scolastique contre une autre, peut-être plus pesante encore.

26Cette nécessaire souplesse informe également la conception genettienne de la typologie, dont le tableau à double entrée constitue la concrétisation la plus notoire. Par exemple, si, en 1972, Genette s’est refusé à présenter une synthèse générale des catégories de temps, de mode et de voix, c’est, précise-t-il dans Nouveau Discours du récit, « parce qu’un tel achèvement, outre le ridicule, et l’impossibilité matérielle, serait sans doute plus stérilisant que stimulant : une grille doit toujours rester ouverte61 ». Ainsi conçu, le tableau a pour fonctions essentielles de stimuler la réflexion, de simplifier la saisie des données, et de « dramatiser un problème62 ». Dans sa conception comme dans sa réalisation, il est donc bon de savoir jusqu’où (ne pas) aller trop loin, puisque une complexité excessive se retournerait en définitive contre l’objectif poursuivi. D’où, entre autres exemples, l’ironie de Genette à propos de la « mirifique rosace63 » élaborée par Franz K. Stanzel pour rendre compte de la diversité des « situations narratives ». Bref, qu’il s’agisse de définitions, de catégories ou de typologies, la spécificité de la poétique selon Genette tient à son insistance sur l’indifférence aux détails non pertinents, comme sur la nécessité de la souplesse et de l’ouverture – ce qui devrait suffire à le distinguer d’un certain nombre de ses « confrères ».

27Emblématique de cette poétique ouverte est en outre l’intérêt prononcé de Genette pour la ou les cases vides des tableaux qu’il construit, ce qui confirme, si besoin était, que son « objet d’étude », par-delà les actualisations empiriques, embrasse la totalité du virtuel littéraire. Chacun se souvient sans doute ainsi des dernières lignes de Nouveau Discours du récit :

[…] ce qui est sûr, c’est que la poétique en général, et la narratologie en particulier, ne doit pas se confiner à rendre compte des formes ou des thèmes existants. Elle doit aussi explorer le champ des possibles, voire des « impossibles », sans trop s’arrêter à cette frontière, qu’il ne lui revient pas de tracer. Les critiques n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter la littérature, il s’agit maintenant de la transformer. Ce n’est certes pas l’affaire des seuls poéticiens, leur part sans doute y est infime, mais que vaudrait la théorie, si elle ne servait aussi à inventer la pratique64 ?  

28Le moins que l’on puisse dire est que tous les poéticiens ne partagent pas cette ambition, qui révèle donc a contrario une nouvelle spécificité de la poétique genettienne. On remarquera en passant que le « programme » qu’il esquissait en ces termes en 1983 a depuis lors été actualisé, certes en marge de la poétique, par le « critique à paradoxes65 » qu’est Pierre Bayard – en qui il est tentant de voir un héritier particulièrement décomplexé de certains aspects du travail de Genette, « grano salis » inclus. Sans doute n’est-ce pas là ce que l’auteur de Nouveau Discours du récit entendait par « inventer la pratique », mais peut-être conviendra-t-on que, de Qui a tué Roger Ackroyd ?66 à L’Affaire du chien des Baskerville67, l’interventionnisme théorico-critique de Bayard constitue une illustration probante, parmi d’autres, de l’un des sens que peut revêtir cette formule.

29Invité par mes soins à spécifier ses relations avec l’œuvre de Genette, l’auteur de Demain est écrit68 me fit d’ailleurs cette réponse éclairante, aux allures d’hommage appuyé, doublé d’une « reconnaissance de dette » :

J’ai en effet une grande admiration pour son œuvre. Comme vous le savez, il y a derrière le Genette le plus connu – celui de la poétique des années 70 –, un Genette de la taxinomie exhaustive, un Genette plus lewis carrollien, plus humoristique, celui des cases vides de ces taxinomies. Et certains passages de Genette, je pense à Palimpsestes, sont très drôles. Je me situe donc plutôt du côté de ce « deuxième » Genette, moins évident, mais qui est très important, probablement aussi à ses propres yeux, parce qu’il incarne une sorte de remords de la science. Le type d’humour que j’essaie d’avoir lui est pour une part redevable.

30Les observations de Pierre Bayard me paraissent remarquablement justes, et il est fort probable que l’hostilité à l’égard de « Genette » provient tantôt d’une absence de perception, tantôt d’un rejet de son humour très particulier – humour souvent grinçant, dont la frontière avec l’ironie polémique se révèle des plus ténues. En témoigne de façon spectaculaire le passage de Nouveau Discours du récit qui, du propre aveu de l’intéressée, suscita l’irritation de Sylvie Patron :

Le récit sans narrateur, l’énoncé sans énonciation, me semblent de pures chimères, et, comme telles, « infalsifiables ». Qui a jamais réfuté l’existence d’une chimère ? Je ne puis donc opposer à ses fidèles que cette confession désolée : « Votre récit sans narrateur existe peut-être, mais depuis quarante-sept ans que je lis des récits, je ne l’ai rencontré nulle part. » Désolée est d’ailleurs une clause de pure courtoisie, car si je rencontrais un tel récit, je m’enfuirais à toutes jambes : récit ou pas, quand j’ouvre un livre, c’est pour que l’auteur me parle. Et comme je ne suis encore ni sourd ni muet, il m’arrive même de lui répondre69.

31Sans même considérer le fond du débat, et quelles que soient les opinions du lecteur quant à la question du « récit sans narrateur », on peut comprendre qu’une telle séquence suscite la surprise courroucée des un(e)s ou des autres, puisque en lieu et place de la contre-argumentation serrée à laquelle ils (elles) s’attendaient probablement, Genette choisit d’ironiser la position qu’il entend réfuter. Pour le dire autrement, alors que Nouveau Discours du récit paraît globalement régi par une logique démonstrative, il est émaillé de passages (comme celui-là) relevant plutôt d’une logique persuasive. Nous retrouvons là sous une autre forme les deux « Genette » identifiés par Pierre Bayard, en même temps qu’un exemple de ce « remords de la science » qui est peut-être un autre nom du refus de l’esprit de sérieux – du moins de son excès. Passer ainsi sans crier gare d’une logique à l’autre risque bien sûr de déconcerter, voire de provoquer une forme d’indignation face à cette infraction au fair play ; mais après tout, les règles de ce « juste jeu » de la théorie ne sont écrites nulle part, et c’est visiblement un autre sport que pratique Genette, comme il nous en avait charitablement avertis quelques pages auparavant : « […] une certaine dose de mauvaise foi n’est pas malvenue dans la controverse, c’est une des règles du genre […]70 ». Nouveau Discours du récit constitue certes un cas particulier, puisque son auteur y entreprend de répondre aux nombreuses critiques plus ou moins pertinentes et bien intentionnées qu’avait suscitées « Discours du récit », mais les lecteurs de l’œuvre dans son ensemble savent bien que la vis polemica en est une indéniable constante. Voilà donc une autre particularité de la poétique genettienne qui, pour certains dont je suis, constitue un facteur de séduction supplémentaire – et non des moindres. Cette ironie souvent mordante, dont on sait qu’elle constitue une « communication à hauts risques71 », complique sans doute la réception des écrits genettiens, mais elle les dote d’une épaisseur supplémentaire en introduisant une distance entre la théorie et elle-même, voire entre le théoricien et lui-même. Les futurs lecteurs sont prévenus : les propos du poéticien doivent parfois être reçus « cum grano salis » – formule récurrente sous sa plume –, parfois non ; et une bonne partie du sel de l’entreprise provient de l’indécision ainsi habilement provoquée, et maintenue ad libitum.

32Toutefois, à la lecture des travaux de Genette, le rire ou le sourire (jaunes, ou non) ne sont pas exclusivement déclenchés par l’ironie, et l’on peut s’étonner que n’aient pas été davantage soulignés les traits d’humour qui les parsèment – comme, entre autres multiples exemples, l’attestent ces deux nouveaux extraits de Nouveau Discours du récit :

[…] je précise pour les lecteurs soupçonneux que « Pierre est venu » n’est pas un résumé du roman de Melville, ni « Je marche » un résumé des Rêveries du promeneur solitaire72.
[…] (j’apprécie autant Flaubert, James ou Hemingway que Fielding, Sterne ou Thomas Mann) [suivi de ce correctif en note de bas de page :] Pour être tout à fait honnête, ce n’est pas vrai73.

33Tel n’est pas mon propos, mais il faudrait un jour que quelqu’un s’attelle, sous un titre un peu plus subtil, à l’analyse des « formes de l’écriture comique dans l’œuvre de Gérard Genette » – beau sujet de thèse proposé à l’attention des générations futures. Esprit de jeu, humour et ironie ont d’ailleurs notablement contribué au succès de Bardadrac et de Codicille ; mais si leur présence y a paru légitime et (/donc ?) réjouissante, c’est que ces deux textes, parus dans la collection « Fiction & Cie », ne semblent pas relever du même régime d’écriture que les précédents écrits du même auteur, dans une autre collection. Par contraste, on voit donc ce qui pour nombre de lecteurs fait apparemment problème dans la poétique genettienne : une indéniable propension au jeu, accompagnée d’une mise en scène récurrente du sujet de l’écriture, se manifestant dans des écrits estampillés « de théorie ». Il n’est pourtant prescrit nulle part (et par qui ?...) que la théorie doive nécessairement être régie par une uniformité de ton, austère ou même simplement sage ; et l’on peut à l’inverse savoir gré à Genette de ménager dans des écrits dont la lecture nécessite une certaine contention d’esprit autant de respirations humoristiques. Son œuvre constitue ainsi une réfutation en acte de la distinction spécieuse, car relevant d’une attitude indûment ségrégationniste, entre « écrivant » et « écrivain ». Contrairement à l’idée reçue déjà évoquée, Genette n’est pas devenu écrivain avec Bardadrac, il l’était déjà, et de longue date. Entre ce volume et, disons, Palimpsestes, la différence n’est à mes yeux après tout pas si énorme : plus de théorie ici, plus d’humour et de biographèmes là. J’exagère à dessein, et il serait certes excessif, et pour tout dire absurde, de nier ou même de minimiser la différence d’identité générique de ces deux livres, sous-tendus par des projets distincts, mais une fois cela rappelé, qui relève de l’évidence, on peut estimer que ce qui se joue dans l’écriture genettienne depuis Bardadrac relève d’un déplacement d’accent ou de poids relatif, portant sur les mêmes ingrédients que dans les livres antérieurs – de sorte que, d’un écrit à l’autre, il serait selon moi abusif de vouloir à toute force repérer (ou introduire) une solution de continuité74. Sans parler (notamment faute de temps) du style genettien, facteur d’homogénéité de ses écrits : d’un usage spécifique de la ponctuation au sens de la formule, en passant par le recours aux locutions latines « de collège » (plutôt que de cuisine ou de sacristie75), etc., maints stylèmes se repèrent aisément du fait de leur récurrence, où le lecteur peut voir autant de genettismes. Là encore, de plus compétents que moi devraient bien, un jour ou l’autre, y regarder d’un peu près, pour peu qu’ils ne reculent pas devant la dimension méta-métacritique d’un tel examen.

34Pour résumer, l’une des spécificités majeures de cette poétique tient à la très forte charge affective qui s’y manifeste, Genette soufflant alternativement le chaud (de l’humour) et le froid (de la polémique). Qu’une telle caractéristique, inusuelle en regard des usages académiques, divise le lectorat, n’est guère surprenant : on peut à l’évidence aussi bien détester qu’adorer cette liberté de ton, dont détracteurs et zélateurs, pour une fois unanimes, devraient toutefois pouvoir reconnaître l’originalité qu’elle confère à la poétique genetienne.

35Dans le domaine de la rhétorique, on le sait, on parle d’ethos pour – entre autres significations – désigner l’attitude et les valeurs qui sous-tendent le discours d’un locuteur donné. Un dernier bref extrait de « Du texte à l’œuvre » aidera à affiner la présentation de celui de Genette, en manière, sinon de conclusion, du moins de terme – pour partie arbitraire – à ce parcours de/dans l’œuvre :

On a parfois accusé la poétique telle que je la pratiquais avec d’autres de « dessécher » les études littéraires – c’est-à-dire de les dé-spiritualiser –, et je suppose qu’on pourrait aujourd’hui adresser le même reproche à ma conception de l’art. J’estime ce reproche largement infondé, mais à tout prendre et s’il faut choisir, je préfère, aujourd’hui comme hier, la sécheresse à la confusion, ou à l’imposture76.

36Sévère, mais juste, le propos a  en outre le mérite de clarifier les dessous de la démarche genettienne. Voir dans sa poétique une technologie sans âme, par là même desséchante, n’a en effet guère de sens, à partir du moment où l’on s’avise qu’elle est fondée sur un rapport profondément affectif à la littérature et aux discours qu’elle suscite – comme je viens de tenter de le démontrer. Mais c’est surtout la hiérarchie établie in fine qui, ici, doit être relevée : dans cette valorisation de la rigueur et de la précision, au risque assumé de la sécheresse – puisque de deux maux il faut choisir le moindre –, on retrouve ce « refus de se payer de mots » dont il a déjà été question – attitude sans concession que les Américains illustrent au moyen de l’expression imagée et vigoureuse « no bullshit ». À l’occasion d’une critique qu’il adresse à Stanley Fish, Antoine Compagnon parle d’« athéisme cognitif77 » : si l’on accepte de dépouiller la formule des connotations péjoratives qu’elle charrie sous la plume de l’auteur du Démon de la théorie, je l’appliquerais pour ma part volontiers, et de façon tout à fait positive, à la poétique comme à la théorie de l’art genettiennes. Pour un athée bon teint féru de rationalisme, autant que défiant à l’égard du « Sublime » comme du « Sacré », et dont les choix théoriques reposent sur les mêmes valeurs que celles qui régissent les autres aspects de son existence, ce n’est pas le moindre attrait de l’entreprise que, volume après volume, et depuis près d’un demi-siècle, poursuit Gérard Genette.

37Au moment d’enfin me taire, me revient à la mémoire ce fragment du Vol d’Icare de Raymond Queneau, qu’en forçant (un peu…) le trait on pourrait considérer comme un plagiat par anticipation de L’Œuvre de l’art : « Des goûts et des couleurs… […] / non est discutandum78. » Bien que souscrivant pleinement à ce sage précepte, donc ne me faisant guère d’illusions quant au potentiel « persuasif » de ces pages, il ne m’a pas paru totalement inutile d’insister sur quelques-unes des raisons, évidemment bonnes à mes yeux, que l’on peut avoir d’aimer « Genette ». Que l’on daigne donc à présent me pardonner cette trop longue bouffée de « prosélytisme », d’autant plus dérisoire, les lecteurs de Bardadrac s’en souviennent peut-être, que Gérard Genette « souhaite modestement, comme Stendhal, être lu en 193079 ».