Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 10
L'Aventure poétique
Marc Escola

L’humour la théorie

Ce texte constitue la version écrite de la conférence inaugurale du premier Programme doctoral de littérature française de la Conférence Universitaire de Suisse occidentale (Cuso), prononcée à l’Université de Genève le 1er mars 2013.

1Chercher à analyser l’humour, disait Elwyn Brooks White qui s’y connaissait un peu (il est le créateur de Stuart Little), « c’est comme disséquer une grenouille : cela n’intéresse pas grand monde, et à la fin la grenouille meurt ». Poser la question des relations que la théorie entretient avec l’humour, c’est sans doute ajouter sur la table de dissection une machine à coudre et une presse à bras. La crainte est grande, et la probabilité plus encore, de manquer de légèreté. Et pourtant, il le faut : on n’est pas là pour s’amuser. Nous sommes des gens sérieux : c’est même à ça qu’on nous reconnaît, docteurs ou futurs docteurs ès-lettres.


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2Nous sommes des gens sérieux, et c’est au moins une partie du problème.

3Pour qui a enseigné en France au cours de la dernière décennie, il est difficile de parler des « orientations actuelles des études littéraires » sans évoquer le climat crépusculaire dans lequel sont plongées les études littéraires de l’autre côté du Jura. Depuis le livre de Tzvetan Todorov qui déclarait dès 2007 La littérature en péril, nombreux ont été les docteurs à venir au chevet de notre discipline ; il y eut même des congrès (je fus de quelques-uns : médecin malgré moi), où l’on s’accorda d’emblée sur le diagnostic, divergeant seulement sur le traitement à prescrire. Il semblerait que les ordonnances délivrées soient toutes restées également inefficaces.

4C’est peut-être qu’on n’a pas pris le pouls de la discipline au bon endroit, et qu’il eût mieux valu se fier au propos improvisé de Sganarelle dans Le Médecin malgré lui plutôt qu’au verdict calculé des Diafoirus dans Le Malade imaginaire1 – c’est le cœur qui est en cause.

5Prenons le temps de méditer la leçon de Sganarelle, qui est bien sûr celle du théâtre de Molière sinon d’Aristote lui-même (ce « grand homme tout à fait ») : « lorsque le médecin fait rire le malade, c’est le meilleur signe du monde. ». S’il y a péril, c’est pour nous tous, et c’est de ne pas rire assez. La littérature pour sa part en a vu d’autres : elle s’en remettra.


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6Notre discipline est malade de son esprit de sérieux. Il m’arrive de le penser, j’incline même à le croire. Et lorsque je me sens gagné par la mélancolie et le mutisme, j’applique le remède de Sganarelle : je me « remets sur mon lit », et je prends « quantité de pain trempé dans du vin ». Telles sont les espèces de ma fréquente communion : un essai suffisamment roboratif, je veux dire : théorique, mouillé d’un trait d’humour autant qu’il est possible.

7Des très rares auteurs qui me sont ainsi devenus toujours plus nécessaires, je ne retiendrai aujourd’hui que deux noms : Gérard Genette et Pierre Bayard – non qu’ils soient les seuls, et moins encore les premiers, à savoir traiter avec humour de la chose littéraire (j’ai dans ma besace d’autres pierres, et même trois ou quatre Jean, à semer en chemin), mais parce qu’ils semblent avoir en partage un même ton – je ne dis pas le même style ; je retiens ici le terme de ton dans son sens le plus courant : une inflexion que prend la voix, une façon de dire qui se distingue de toutes les autres pour autant qu’on parvienne à la qualifier2.

8On n’aura pas de peine à s’accorder sur ce ton : Pierre Bayard et Gérard Genette adoptent dans la plupart de leurs ouvrages un ton manifestement joueur, qui affecte la désinvolture et se montre volontiers irrévérencieux voire iconoclaste, en cultivant l’art des déclarations mi-figue mi-raisin et un tranquille humour pince sans rire (l’anglais, encore lui, dirait : tongue in cheeck, et le cuistre invoquerait le spoudogeloion, soit : l’art antique et subtil du « sérieux-marrant », dont l’œuvre d’un Lucien de Samosate par exemple fournit plus d’un échantillon3).

9Un ton qui irrite ou séduit, qu’on ne peut s’empêcher de remarquer pour s’en amuser ou s’en indigner : qui dans tous les cas donne envie de répondre, qu’on choisisse de se mettre au diapason ou qu’on refuse le jeu (les comptes rendus donnés des livres de P. Bayard fourniraient la meilleure illustration de ces effets de clivage4 – encore que la fréquence des jugements acerbes décroisse en même temps que croît la notoriété de l’auteur).


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10De cette parenté de ton, il semble d’abord que l’on ne puisse rien inférer sur un plan théorique. On aurait beau jeu de faire prévaloir les présupposés qui séparent les deux auteurs, dont les propos respectifs paraissent inassimilables l’un à l’autre : le premier n’a jamais renoncé à lire plusieurs livres à la fois (et à les aimer tous en même temps), quand le second enseigne à parler des livres que l’on n’a pas lus ; le plus jeune se plaisant à améliorer les œuvres ratées quand l’auteur de Palimpsestes a préféré s’attacher à la réfection des chefs-d’œuvre ; l’un menant l’enquête sur des œuvres singulières sans dissimuler son penchant à l’interprétation psychanalytique la moins bridée, quand l’autre se dit depuis longtemps brouillé avec l’herméneutique et traite prioritairement des catégories qui transcendent la singularité des œuvres ; celui-ci s’intéressant à la Recherche du temps perdu pour en déduire tout l’éventail des procédés narratifs, quand celui-là voudrait en ôter les passages digressifs : Proust est théoriquement trop court pour le premier (ne manque-t-il donc rien à la grammaire du récit déduite de sa seule œuvre ?), il est pragmatiquement trop long pour le second (quels passages est-on habilité à sauter ?).

11De cet humour commun, les deux intéressés n’ont que très peu à dire. Dans un entretien avec Florian Pennanech pour ce même numéro de Fabula-LHT, et interrogé précisément sur le lien que la poétique entretiendrait possiblement avec l’humour, Gérard Genette déclarait tout récemment ne pas voir « d’affinité naturelle » de l’une à l’autre5 ; Pierre Bayard, sondé sur la même question par Frank Wagner dans un entretien donné au site Vox Poetica lors de la parution de Demain est écrit (2006)6, admet que l’humour joue un rôle central dans ses spéculations critiques, où il a pour fonction de créer des « objets instables » ou déstabilisant pour la réflexion, mais c’est pour le rapporter aussitôt à l’expérience de la cure psychanalytique où se fait régulièrement jour « une différence entre ce qu’on dit et ce qu’on essaie de dire » ; un peu plus loin, il confesse toutefois une dette à l’égard de l’humour de celui qu’il appelle le « deuxième » Gérard Genette, en opposant l’auteur « lewis carollien » de Palimpsestes au théoricien systématique de Figures III : « le type d’humour que j’essaie d’avoir lui est en partie redevable. » Quelques lecteurs de Pierre Bayard s’étaient déjà avisés de cette dette, peut-être pour avoir été d’emblée sensibles à l’enjouement du premier dès le plus taxinomique de ses essais.


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12La question mérite pourtant d’être sérieusement posée : l’humour dans l’essai est-il seulement affaire d’humeur et un mode d’expression parmi d’autres, ou doit-on reconnaître une particulière affinité entre l’ambition théorique et le ton humoristique ? La deuxième option est évidemment la seule intéressante du point de vue théorique : je soutiendrai que l’humour est le penchant de l’écriture théorique, ou si l’on veut sa pente toujours glissante (mais je tiens, avec André Gide, qui a parfois de vrais bons mots au milieu de la fausse monnaie, qu’il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant).

13D’autres se sont engagés avant moi sur cette pente, dont j’aurais voulu faire mes compagnons de cordée s’ils n’avaient choisi une autre voie. L’hypothèse d’un lien entre l’humour et la théorie a été défendue par trois fois au moins à une date récente, et précisément pour les auteurs qui nous occupent : par Laurent Zimmermann dès 2003 dans un article partiellement consacré à Pierre Bayard, qui proposait de voir dans l’humour de l’Enquête sur Hamlet une façon « de porter l’herméneutique vers son point d’impossibilité7 » – vertu critique de l’humour donc, qui minerait l’interprétation jusqu’à la rendre indécidable. Je tiens pour ma part que la question des rapports entre théorie et humour n’est pas une question critique, qu’elle ne relève pas de l’herméneutique et qu’elle engage tout autre chose qu’un nouvel avatar du pyrrhonisme ou qu’une version cool de la déconstruction.

14La voie ouverte par Frank Wagner dans ce même numéro de Fabula-LHT me semble aller plus droit et viser plus haut, qui s’attache aux raisons que l’on peut avoir de ne pas aimer l’humour de Gérard Genette, pour dessiner ainsi en creux un éthos du théoricien, à prendre ou à laisser8. Mais Frank Wagner s’arrête où je voudrais commencer : il reste à prouver que dans telle note de bas de page de Nouveau discours du récit, c’est bien encore le théoricien qui fait rire cum grano salis. Un trait d’humour dans un développement théorique, j’en fais l’hypothèse, relève d’autre chose que d’une posture d’auteur.

15Quant à Franc Schuerewegen, dans un article consacré en 2008 à une confrontation entre Pierre Bayard et Michel Charles comme « critiques ironistes », paru dans les actes d’un colloque sur L’hégémonie de l’ironie mis en ligne sur Fabula et repris dans un chapitre de sa récente Introduction à la méthode postextuelle (Champion, 2012)9, il s’accommode un peu vite d’une définition assez flottante de l’ironie, en faisant bon marché de sa dimension citationnelle10. Ce n’est pas parce que l’ironie a dès longtemps reçu ses lettres de noblesse philosophiques que tout trait d’humour dans un essai théorique est nécessairement ironique : s’il s’agit d’appréhender les relations que l’ambition théorique entretient avec le ton humoristique, je crois précisément de la plus haute importance de pouvoir distinguer l’humour de l’ironie, Gérard Genette de Socrate, et Pierre  Bayard de Voltaire (je n’ai pas nommé Montesquieu).


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16Il faut partir de là. C’est-à-dire de Bergson et de la distinction qu’il propose dans un de ces passages centrifuges dont le livre sur Le Rire (1900) n’est pas avare. On la lira à la rubrique du « comique de mots » (chap. II, §. 2) : l’humour et l’ironie supposent la mise en relation de deux univers, le monde du « réel » et l’espace de « l’idéal », et plus exactement la « transposition » de l’un dans l’autre mais selon un trajet différent ; l’ironie, dit Bergson, consiste à énoncer « ce qui devrait être en feignant de croire que c’est précisément ce qui est », et l’humour à « décrire minutieusement et méticuleusement ce qui est, en affectant de croire que c’est bien là ce que les choses devraient être ». De là, dit encore Bergson, que l’ironie puisse être mise au service d’une cause, puisqu’elle est portée « par l’idée du bien qui pourrait être » (« l’ironie peut s’échauffer intérieurement jusqu’à devenir de l’éloquence sous pression ») ; de là aussi que « l’humour affectionne les termes concrets, les détails techniques, les faits précis », pour « descendre de plus en plus bas à l’intérieur » du monde tel qu’il est, c’est-à-dire imparfait, « pour en noter les particularités avec une plus froide indifférence ». Ce goût pour la précision et le petit détail technique, poursuit Bergson « n’est pas un trait accidentel de l’humour, c’en est l’essence même ». Et de conclure : « l’humoriste est ici un moraliste qui se déguise en savant, quelque chose comme un anatomiste qui ne ferait de la dissection [décidément !] que pour nous dégoûter ; et l’humour, au sens restreint où nous prenons le mot, est une transposition du moral en scientifique ».

17L’ironie dirait donc l’idéal comme si on l’avait sous les yeux et qu’il était déjà de ce monde – par quoi elle nous invite à le faire advenir ; l’humour décrit pour sa part le monde tel qu’il est comme s’il était le seul possible, et c’est apparemment pour mieux nous en convaincre qu’il entre dans le détail de ses particularités. Mais c’est bien la précision descriptive qui reste son ressort principal (son « essence » dit Bergson), et pour tout dire paradoxal (l’humour est plus paradoxal qu’antiphrastique) : le scrupule anatomique est poussé si loin par l’humoriste que soudain le monde ainsi décrit ne nous apparaît plus comme le seul possible, et que nous commençons à admettre que la description proposée n’est qu’une description parmi d’autres – que nous avons finalement à choisir entre plusieurs façons de voir les choses. Si l’on accepte de suivre Bergson, la célèbre page de Montesquieu sur « l’esclavage des nègres » dans l’Esprit des lois (XV, 5) n’est pas ironique mais humoristique – et sa leçon implicite est bien sûr : « Indignez-vous ! » (s’il l’explicitait, Montesquieu ne ferait pas preuve d’humour, lequel prend régulièrement le risque de passer inaperçu – c’est là son élégance).


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18Il en va de cette distinction de Bergson comme de bien d’autres propositions du philosophe : on voudrait pouvoir les balayer en faisant valoir la complexité des phénomènes, et parfois le caractère contre-intuitif de certaines de ses affirmations, mais il s’avère toujours plus difficile que prévu de s’en débarrasser. Il se trouve que parmi tous ceux qui se sont essayés à la discuter, on trouve Gérard Genette – on n’a pas assez observé que le plus drôle de nos poéticiens était aussi un très sérieux théoricien de l’humour.

19Dans l’essai intitulé « Morts de rire » recueilli dans Figures V (2002)11, on peut lire en effet une discussion de la différence entre humour et ironie, qui s’ouvre sur une énoncé typique de l’auteur et qui exemplifie l’essentiel : la distinction bergsonienne, écrit-il, « me semble presque tout à fait juste » (nos italiques). Sur quoi porte la réserve ? Genette propose d’ajouter à la formule de Bergson un autre élément distinctif : à la différence de l’ironie qui suppose toujours une cible, l’humour peut s’affranchir de toute visée polémique, pour « s’élever progressivement » vers des formes « de plus en plus ludiques, dont le cas typique est ce que l’anglais nomme nonsense ». Comment s’expliquera-t-on cette (relative) autonomie de l’humour ? Genette pose que « l’ironie fait porter l’antiphrase sur le jugement de fait, l’humour sur le jugement de valeur » : « l’humour feint de trouver bon ce qu’il juge mauvais, déplaçant ainsi du fait vers la valeur toute la pointe polémique de l’antiphrase. L’ironie fonctionne ainsi comme une antiphrase factuelle, l’humour comme une antiphrase axiologique ». L’exemple allégué est pris à Morier, dans l’article « Ironie » de son Dictionnaire de poétique et de rhétorique qui ne comporte pas d’entrée « Humour » (« absence logique » note laconiquement Genette, qui connaît ses figures) : soit un patron qui s’adresse à une secrétaire particulièrement désordonnée ; s’il la félicite en s’écriant : « Quel ordre, quelle propreté ! », il est ironique ; s’il s’exclame « quel joli nid vous avez fait de mon bureau, vous avez vraiment bon goût, vous évitez les symétries faciles », il fait preuve d’humour. Explication de cet exemple (d’époque) : « Dans le premier cas, il décrit le contraire de la réalité qu’il constate et réprouve », état de fait dont la secrétaire est responsable, en quoi elle est la cible de l’ironie ; dans le second, il décrit véridiquement cette réalité, mais en feignant de lui appliquer un jugement favorable du type : “charmant désordre”. »

20Genette soutient que cet addendum « ne contredit nullement » la distinction bergsonienne qui, ainsi complétée, « laisse mieux percevoir son caractère graduel » – gradualité que le philosophe du Rire ne semblait pourtant pas prêt à admettre, qui soutenait que « l’humour est l’inverse de l’ironie » (telle était donc la valeur de l’adverbe dans l’appréciation initiale du théoricien : la distinction « me semble presque tout à fait juste »). Un énoncé peut verser d’un côté ou de l’autre, comme lorsqu’on lance à un orateur qui parle à toute allure : « si vous pouviez continuer en parlant un tout petit peu plus vite… » : il y a de l’ironie à feindre de recommander ce qu’on préfèrerait éviter (antiphrase factuelle), et de l’humour à prétendre approuver un état de fait qu’on condamne (antiphrase axiologique). L’ironie « feint de nier la réalité », l’humour « feint de la justifier, mais par des raisons qui, si peu soutenables soient-elles, sont plus “présentables” que les vraies » (Montesquieu : « le sucre serait trop cher si nous ne faisions cultiver la plante qui le produit par des nègres »), lesquelles, dans le meilleur des cas, n’osent plus se dire comme telles (soit, à peu près : « nous ne connaissons pas d’autres règles que notre propre intérêt »).

21L’un des mérites de ce supplément à Bergson, outre qu’il éclaire (c’est bien le moins mais on aura à le vérifier) une bonne part de l’humour de Genette théoricien, tient pourmoi dans le fait que l’humour ainsi pensé suppose une mobilité du jugement chez celui qui l’écoute : un temps, aussi bref soit-il, de suspension volontaire du jugement axiologique. Ce qui se trouve alors interrompue, ou trouée, c’est l’évidence du monde comme il va ; et ce qui se trouve découvert (comme on dit d’une plage lorsque l’écume se retire avec la vague), c’est que le monde est passible non pas d’une description mais de plusieurs entre lesquelles on a à choisir.

22La proposition explique aussi pourquoi l’humour est plus ambigu que l’ironie : ce temps de suspension, c’est aussi le moment où l’humoriste peut s’absenter de son propre discours, comme l’avait noté Oswald Ducrot que cite au passage Gérard Genette, pour laisser « la position insoutenable que l’énoncé est censé manifester » flotter pour ainsi dire « en l’air, sans support » ; « le locuteur semblant alors extérieur à la situation de discours : défini par la simple distance qu’il établit entre lui-même et sa parole », poursuit Duclos, « il se place hors contexte et y gagne une apparence de désinvolture »12; j’ajouterai que le temps de suspension laisse aussi l’auditeur face à lui-même, seul à devoir trancher l’alternative – laquelle se traduit immanquablement par une réflexion du type : « est-ce du lard ou du cochon ? ».


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23Comme il est du destin de tout arroseur de se voir arrosé, la discussion par Genette de la distinction bergsonienne s’est trouvée à son tour discutée : par Bernard Gendrel et Patrick Moran dans l’une des pages proposées à l’entrée « Humour » de l’Atelier de théorie littéraire de Fabula13. L’essentiel des réserves porte sur les liens entre humour et polémique, que Bernard Gendrel et Patrick Moran regardent comme « purement accidentels », et donc indirectement sur la nécessité ou non d’un ressort antiphrastique dans l’humour : il est vrai que Gérard Genette pose à la fois que l’humour « contrefait non la réalité mais son appréciation » (c’est précisément cette « feintise-là » qui reçoit le nom d’« antiphrase axiologique ») et qu’il commence par là à « s’affranchir de l’antiphrase » en s’élevant par degrés vers des formes de plus en plus ludiques, qui peuvent ne plus comporter de visée polémique, comme dans le cas du nonsense. Au fond, Genette n’est pas très loin de dire que l’antiphrase est toujours factuelle (l’ironie porte sur un fait) et qu’elle est le ressort nécessaire de la feintise ironique, quand la dimension antiphrastique de l’humour peut être elle-même enveloppée dans la feinte : « on affecte de croire que c’est bien là ce que les choses doivent être », disait Bergson.

24Bernard Gendrel et Patrick Moran formulent d’autres réserves, en faisant notamment observer qu’il n’est pas si simple de départager le constat d’un fait d’un jugement sur sa valeur et donc de distinguer entre périphrase factuelle et périphrase axiologique ; je laisserai mon lecteur les découvrir de son côté : j’ai du goût pour le débat d’idées, mais les forces me manquent pour une discussion au quatrième degré.


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25Retombons à Bergson amendé par Genette : l’ironie consiste à énoncer « ce qui devrait être en feignant de croire que c’est précisément ce qui est », où l’on verra donc un jugement factuel, et l’humour à « décrire minutieusement et méticuleusement ce qui est, en affectant de croire que c’est bien là ce que les choses devraient être », en posant donc un jugement axiologique.

26L’ironie prescrirait ainsi une manière de devoir ou de rappel à l’ordre (c’est là une des fonctions de l’antiphrase : « vous avez bien fait d’arriver en retard » s’entend comme « vous auriez dû arriver à l’heure ») ; l’humour s’accompagne pour sa part d’une option descriptive, et se manifeste bien souvent par le biais d’une comparaison qui se laisse filer (« les auditeurs ont été ponctuels comme des trains suisses : leurs horaires d’arrivée étaient cadencés ») ; l’ironiste ne nous laisse pas ignorer où va sa préférence ; l’humoriste, en affichant qu’il « affecte » seulement « de croire que les choses sont comme elles doivent être », nous signale qu’il est toujours possible de voir, ou tout au moins : de dire les choses autrement.

27Parce qu’il consiste à « décrire en affectant de croire » que les choses sont ce qu’elles doivent être, l’humour suppose un redoublement dont l’ironie n’a pas exactement besoin ; les deux procédés supposent certes un comme si mais, dans le cas de l’ironie, c’est en quelque sorte le réel que l’on force à se présenter comme s’il était l’idéal, alors que dans le cas de l’humour, c’est bien l’humoriste qui signe la description au moment même où il s’en absente – en la posant comme résolument contingente tout en faisant comme si elle était la bonne.

28Dans la glose que je propose ici des brèves définitions bergsoniennes comme du supplément apporté par Genette, on aura sans doute perçu un glissement subreptice : j’ai substitué sans crier gare au terme d’idéal celui de possible, et ceci pour le seul humour. Je dirai que l’ironie engage bien les rapports entre le réel et l’idéal, comme le veut Bergson, quand l’humour consiste à rapporter le réel au possible, et c’est là pour moi le geste théorique lui-même. En feignant de justifier l’état de fait qu’il décrit (et tel qu’il le décrit), l’humoriste nous donne à comprendre que le même fait peut être décrit autrement – que le monde est passible non pas d’une description ou évaluation mais de plusieurs, que le réel n’est donc qu’une des espèces du possible, sans autre privilège : telle est pour moi la formule même du passage à la théorie (comme on parle de passage à l’acte) ; tel est aussi ce qui distingue l’humour de l’ironie, et pour le dire en passant : ce qui sépare le propos théorique de l’ambition de la philosophie.


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29Il est temps d’en venir à des exemples chez nos deux auteurs, pour mieux dire les affinités particulières qui unissent chez eux (et chez d’autres qu’on nommera à l’occasion) l’humour la théorie – sans plus de virgule désormais, et pas davantage affrontés que L’Amour la poésie dans le recueil de Paul Éluard.

30À tout seigneur tout honneur : commençons donc par Genette, qui nous laisse l’embarras du choix ; ouvrons Palimpsestes (presque) au hasard : énumérant quelques-unes des « pratiques d’érudition perverse et d’hypertextualité sournoise » que Borges prête à Pierre Ménard dans la nouvelle bien connue, le poéticien s’arrête à la « transposition en alexandrins du Cimetière marin » de Paul Valéry. Le procédé reçoit aussitôt le nom de « transmétrisation » pour intégrer le répertoire des procédés hypertextuels. Le poéticien feint alors de regretter que Borges n’ait pas « produit d’illustration de l’imaginaire performance ménardienne », et poursuit :

Mais, comme pour la bombe atomique, il suffit de savoir que quelqu’un l’a fait et donc que la chose est possible. Elle n’est même, à vrai dire, que trop facile : alexandriniser un décasyllabe n’exige pas d'autre effort que l’addition de deux pieds supplémentaires aux quatre premiers pour en faire un hémistiche classique. La facilité s’appelle donc ici, comme souvent, épithète, et le résultat risque fort de s’appeler platitude. Par exemple :
Ce vaste toit tranquille où marchent des colombes
Entre les sveltes
pins palpite, entre les tombes ;
Voyez, Midi le juste y compose de feux
La mer,
la mer, la mer, toujours recommencée !
Ô
pleine récompense après une pensée
Qu'un
immense regard sur le calme des dieux !14

31La tentative reçoit ensuite ce commentaire satisfait :

[…] Je ne suis pas vraiment mécontent de mon quatrième vers où la mer, on l'aura noté, recommence une fois de plus que dans l'original. Il fallait y penser.

32Si Genette peut attenter aussi tranquillement à l’autorité du texte, c’est en feignant de s’autoriser de l’auteur lui-même :

Valéry s’était peut-être attiré de tels traitements en critiquant les heptasyllables de L'Invitation au voyage et en proposant de les allonger d’un pied : « Il fait 5+5+7 – c’est inharmonique. J’aurais fait 5+5+8, et au lieu de D’aller là-bas vivre ensemble = 7, mis : D’aller vivre là-bas ensemble = 8, ou autre chose qui fasse 8 – car son vers de 7 est prose ». Une telle suggestion excuse d’avance les pires rétorsions15.

33D’un rappel l’autre : Genette signale, non sans malice, que l’expérience fût appliquée à la première strophe de L’Invitation par Jean Prévost dans son Baudelaire (1948), tentative qu’il cite, ainsi que le commentaire qu’en donne le critique, lequel ne résout pas à trancher entre les deux leçons – ou plutôt entre Valéry et le poète des Fleurs du Mal (« ce sont deux tempéraments qui s’opposent »).

34Où est l’humour dont fait preuve le poéticien et dont s’abstient manifestement un critique ? On l’isolera dans deux moments distincts : dans l’appréciation du métier poétique en amont de la tentative (passer de dix à douze, c’est trop facile) et dans le commentaire de la valeur du résultat en aval du (fragment) de poème (la mer recommence une fois de plus). L’enchaînement des deux traits permet d’isoler les quatre caractères de l’humour théorique, qui sont aussi bien les quatre caractères théoriques de l’humour, semblablement libératoires ou émancipateurs (la théorie s’enseigne comme une pratique d’émancipation) :
1. Quelque chose se trouve délibérément suspendu dans l’affaire : c’est l’évidence de la forme, ou plus exactement le préjugé de sa nécessité comme choix insubstituable. Genette fait comme si le choix du décasyllable n’était pas décisif. Toute une doxa (une croyance) sur l’adéquation du fond et de la forme est pour ainsi dire jetée par dessus bord, et avec elle l’autorité du texte ; toute une mythologie romantique de la création se trouve du même coup mise à mal – et c’est peut-être ce que d’aucuns pardonnent le plus difficilement au théoricien. On notera toutefois que le même poéticien aura par là-même délivré une très sérieuse leçon de métrique sur la composition du décasyllabe (et incidemment sur le caractère à peu près inévitable de ce qu’on nomme les « chevilles »), en faisant comme s’il suffisait de compter sur ses doigts.
2. Le jugement sur la valeur du résultat procède de la fausse justification, et sans nul doute du pastiche (plus rigoureusement : de la charge) du commentaire académique voué par nature et fonction à justifier le texte tel qu’il est : le théoricien adopte fugacement la posture de l’herméneute en validant le sizain nouvellement forgé comme le meilleur possible – supérieur à son hypotexte même. En feignant de donner pour adéquate la description superlative qu’il donne du quatrième vers, il invite encore à admettre qu’on peut lui en substituer une autre, ou plutôt que toute autre version apparaîtrait toujours comme pleinement nécessaire dans le commentaire d’un suffisant interprète. On conçoit que le théoricien qui manifeste ainsi l’ouverture des choix possibles puisse régulièrement encourir le reproche de relativisme (voire d’« athéisme cognitif », selon le reproche adressé en son temps par Antoine Compagnon à Stanley Fish). En amont comme en aval de l’essai de transmétrisation, on trouve donc un « décrire comme » (décrire la métrique comme un exercice facile, décrire une cheville comme un gain sémantique), qui décide de deux autres caractéristiques :
3. Le trait d’humour vient décrire ce qui est comme si c’était bien là ce que la chose devrait être : on n’est pas très loin du régime des assertions feintes qui est, on le sait, celui de la fiction. Tous les jeux (constitutivement ambigus, et souvent mal compris) de P. Bayard sur la fictionnalisation de l’énonciation théorique et l’hypostase d’un narrateur paranoïaque distinct de l’auteur trouvent leur origine dans ce dédoublement ou ce « décollement »-là. Si l’on feint (seulement) d’approuver, c’est que l’on n’est pas (exactement) celui qui approuve.
4. Le procédé explique aussi le goût de nos deux théoriciens pour les logiques de réfection et de réécriture : il entre dans cet exercice d’un « droit de suite » tout autre chose qu’un trait idiosyncrasique. L’exemple allégué tient certes dans une transformation de texte, mais c’est l’humour lui-même qui engage une dynamique hypertextuelle – et si la théorie comme l’humour consiste bien à mettre en concurrence deux descriptions d’un même état de fait, on ne doit guère s’étonner que les théoriciens puissent se laisser régulièrement aller à transformer un texte en un autre. Puisqu’il s’agit de permettre le « frottement » entre deux descriptions, le plus court, si l’on ose dire, est de se donner deux textes à la fois : un roman policier où Hercule Poirot démasque l’assassin, et une autre version de ce même roman où il est réputé avoir commis une erreur judiciaire – ce qui oblige à identifier un autre coupable, en transformant alors peu ou prou le texte d’Agatha Christie pour qu’il se mette à ressembler à la description qu’on en donne (on aura reconnu l’intrigue de la plus célèbre « fiction théorique » de Pierre Bayard).


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35Genette ne devait pas en rester là, et a depuis fait mieux, ou plutôt : fait moins, comme le savent les lecteurs de Codicille, qu’on peut lire à l’instar des deux autres titres du récent triptyque comme un large post-scripum à l’essai « Morts de rire » ; on prendra l’entrée « Cimetière », qui nous vaut une autre spéculation. « On peut aussi supposer (on l’a fait) que c’est en réalité Valéry qui a réduit en décasyllabes le célèbre poème de son confrère nîmois. » Sète n’est décidément pas bien loin de Nîmes – surtout si l’on vient par la mer. La supposition est due à Michel Lafon, qui a su inventer une Vie de Pierre Ménard (Gallimard, 2009) conforme à l’œuvre visible et invisible du poète nîmois. Toujours soucieux d’exactitude et manifestement désireux d’apporter sa pierre au grand édifice de l’histoire littéraire la plus positive, Genette prétend alors « révéler qu’il n’en est rien », en faisant état d’un « heureux hasard » :

Le « Cimetière marin » résulte bien d’une décasyllabisation, mais son hypotexte n’est autre qu’une première version en octosyllabes, qu’une personne de ma connaissance (décidément !) a découverte un jour à la Bibliothèque de France, incompréhensiblement reliée avec les brouillons d’Un Cœur simple16.

36Cinq strophes nous en sont généreusement données à lire, dont on citera ici la première et la dernière pour apprécier ensuite le commentaire proposé par l’auteur (de Codicille) :

Ce toit où marchent des colombes
Entre les pins, entre les tombes,
Midi y compose de feux
La mer toujours recommencée
Récompense d’une pensée
Qu’un regard au calme des Dieux !
[…]
Le vent se lèvre, il faut bien vivre !
L’air immense ferme mon livre,
La vague ose jaillir des rocs !
Allez, pages tout éblouies,
Vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit où picorent des focs !
Le reste est forcément à l’avenant. Valéry, suppose-t-on faute de glose de sa part, aura jugé ce premier jet trop aride, et souhaité l’étendre un peu, à raison de deux syllabes par vers, ce qui ne lui aura pas coûté grand peine : s’allonger fatigue parfois moins que de se restreindre. Il est pourtant permis de préférer ce rythme plus alerte, qui convient mieux, selon moi, à l’air sec et aux pierres coupantes de l’endroit, sans compter que « Il faut bien vivre ! » me semble plus conforme à l’idée toute pragmatique, voire un brin cynique, que le poète se faisait de sa fonction littéraire. Mais enfin, comme il disait lui-même en occasion similaire, « on comparera »17.

37Un quart de siècle sépare, non les deux versions attribuées à Valéry, mais les deux essais de poétique appliquée, dont l’un produit un hypertexte plausible et l’autre l’hypotexte supposé du même (?) poème, toutes versions entre lesquelles il n’est peut-être pas nécessaire de choisir. Leur confrontation devrait logiquement nous garder d’opposer un Genette à un autre, et la collection « Poétique » à la collection « Fiction et Cie » (où le dernier terme ne peut signifier que « diction »)18.


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38On s’en convaincra mieux en ouvrant l’ouvrage de Gérard Genette réputé le plus austère, qui lui vaut aujourd’hui encore, et jusque chez un Pierre Bayard, une réputation de formaliste réfrigérant (« théoricien : toujours froid ») : Figures III et son « Discours du récit ». Pour qui veut bien lire avec les yeux de Sganarelle, et quoi qu’en aient pu dire, de loin en loin et de père en fils, les modernes Diafoirus, la grande machinerie théorique ne fonctionne que parce que l’humour vient régulièrement huiler ses rouages. On n’en retiendra qu’un seul exemple, soit, pour le confort du lecteur : le canapé de Tante Léonie, sur lequel le narrateur d’À la Recherche du temps perdu nous apprend, au moment où le héros (dans À l’Ombre des jeunes filles en fleurs) le donne à une entremetteuse, qu’il a connu « pour la première fois les plaisirs de l’amour » avec une « petite cousine » jamais alléguée dans le récit des séjours à Combray. Le poéticien identifie là une « variété d’ellipse latérale », conséquemment nommée paralipse (« le récit ne saute pas par-dessus un moment, il passe à côté d’une donnée ») et définie comme l’« omission d’un des éléments constitutifs de la situation, dans une période en principe couverte par le récit », lacune qui n’apparaît comme telle que lors de (ou dans) son « comblement rétrospectif », par analepse donc. La description du procédé peut alors s’achever sur cet abrupt sommaire :

Cette petite cousine sur canapé sera donc pour nous – chaque âge a ses plaisirs – : analepse sur paralipse.

39Formule elle-même inoubliable, et bien susceptible de donner du plaisir d’âge en âge : découverte dans le cours de ma vingtième année, elle n’a cessé depuis lors de faire mes délices, et de ravir tous ceux de mes étudiants auxquels, génération après génération, j’ai eu le bonheur de la lire ou la dire19.


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40Suspension de la croyance en la nécessité de la forme, fausse justification entée sur une description elle-même feinte, fictionnalisation latente ou tout au moins léger « décollement » énonciatif, et exercice d’un droit de suite sur la lettre du texte : les quatrièmes de couverture ou les incipits respectifs des essais de Pierre Bayard pourraient venir illustrer solidairement ces quatre critérium de l’humour théorique. Ainsi : « Proust est trop long. Tirant les conséquences logiques de cette constatation qui décourage de nombreux lecteurs potentiels, ce livre se propose de réduire la Recherche en supprimant les digressions20. »

41On préférera alléguer un article méconnu du même Pierre Bayard, issu d’un « chantier » collectif baptisé, pour des raisons qui mériteraient à elles seules un article, Banlieues de la théorie, et publié en 2008 dans l’Agenda de la pensée contemporaine sous le titre « Comment rendre un texte incompréhensible21 ? » Cet essai se donne pour terrain d’exercice l’article célèbre de Jacques Lacan « Lituraterre » paru en 1971 dans le n° 3 de la revue Littérature. Pierre Bayard y déclare d’emblée que le texte de Lacan n’est pas seulement difficile : il est rigoureusement incompréhensible (« Pour dire les choses franchement, aujourd’hui que j’ai atteint un stade de ma carrière où je peux me permettre de parler sans fard, je n’ai pas la moindre idée de ce que Lacan a voulu raconter dans cet article ») – voilà qui suspend la croyance en la nécessité de la forme, en sapant du même coup l’autorité du psychanalyste. Pierre Bayard soutient ensuite que l’obscurité n’est pas un effet inévitable de la scientificité du propos lacanien ou le résultat contingent d’une rédaction trop hâtive : elle est selon lui délibérée – voilà pour la justification paradoxale issue d’une pluralité de descriptions admissibles (« parmi toutes les hypothèses possibles, il en existe une qui n’a pas à mon sens retenu suffisamment l’attention. Elle consiste à penser que cette obscurité, loin d’être une conséquence de la scientificité ou un accident de parcours, est en réalité voulue […] »). Le commentaire ainsi amorcé feint ensuite de justifier les choix rhétoriques de Lacan, en faisant comme si le psychanalyste n’avait pas eu d’autre but en rédigeant « Lituraterre » que de rester incompréhensible ; mais dans la mesure où Pierre Bayard feint seulement de justifier Lacan, il introduit une distance entre lui-même et « la position insoutenable que [son] énoncé est censé manifester », selon la formule déjà citée d’Oswald Ducrot : le procédé offre au théoricien un peu plus qu’une « apparence de désinvolture » ; il amorce un discret processus de fictionnalisation, qui fait du « je » une sorte de double du professeur qui signe l’article, en dépit de quelques coïncidences entre la biographie du narrateur et celle de l’auteur (tous deux enseignent par exemple dans une université de banlieue, mais le premier est manifestement plus avancé dans sa carrière que le second – ce qui l’autorise seul à « parler sans fard »). Le propos de Pierre Bayard engage finalement une logique de réécriture : des fragments du texte lacanien s’y trouvent analysés comme s’ils avaient été codés pour ne pas être compris – la simple lecture supposant donc de refaire le texte autrement (« Sans se lancer dans une réécriture complète du texte de Lacan, il est possible de montrer que certaines clarifications auraient pu être pratiqués […] »). Et c’est à la faveur de ces exercices de réfection que se trouve ainsi esquissée, de façon assez systématique, une théorie de l’obscurité, laquelle culmine dans une très sérieuse (?) « théorie des trous » (italiques dans l’original) ; le texte hermétique est à considérer comme un « texte troué » : « la partie restante d’un texte plus clair, certes inaccessible en tant que tel, mais dont le fantôme demeure présent à titre de virtualité », et qui reste donc à forger dans l’exercice d’un droit de suite (métonymique).


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42Dira-t-on notre hypothèse trop dépendante du corpus envisagé ? On montrera une autre fois (on l’a peut-être déjà montré) qu’elle conviendrait à un Franco Moretti aussi bien qu’à Gérard Genette ou Pierre Bayard, et alors même que le professeur italien se donne volontiers comme un historien plutôt qu’un théoricien de la littérature – s’il est théoricien, c’est précisément dans les tranquilles provocations qu’il formule, au détriment de la candide quiétude des historiens de la littérature, sous le sceau d’un humour souvent mal compris. Quel statut épistémologique accorder, par exemple, à ces « modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature » qui ont fait (une part de) sa célébrité ? Quelle vertu heuristique peuvent bien avoir « les graphes de l’histoire quantitative, les cartes de la géographie, les arbres des théories de l’évolution », sinon de nous autoriser à voir les choses autrement, en mettant délibérément en concurrence plusieurs façons de décrire, par exemple, le temps long de l’histoire du roman européen22 ? Il entre une part de feinte dans ces descriptions, où l’essayiste emprunte aux modalités de construction du savoir dans le champ des sciences expérimentales pour suspendre toute perspective téléologique et se permettre d’envisager que le cours de l’histoire aurait pu être différent. On rejoindra ainsi les conclusions de Jérôme David dans un article à paraître consacré aux désormais classiques « Conjectures on World Literature » du même Franco Moretti :

La dernière variable qu’il convient selon moi de garder à l’esprit en lisant cet article, c’est le style très particulier de pensée et d’écriture de Moretti. Son « ton », on l’aura compris, s’est forgé à distance des actes de colloque et des presses universitaires. L’élan qui porte son désir de convaincre n’est pas d’un érudit, d’un empiriste ou d’un théoricien, mais d’un littéraire soucieux de démontrer la pertinence sociale et politique des savoirs sur la littérature. Plus encore, Moretti se plaît à endosser l’ethos savant de l’expérimentateur plutôt que celui, plus attendu sur la littérature, de l’interprète. Tout cela est sérieux et engage un rapport aux textes qui, pour être encore philologique et formaliste, n’est plus guère herméneutique, ainsi qu’une idée collective de la recherche calquée sur le modèle du « laboratoire ». Mais il y a beaucoup d’humour aussi dans ce style d’enquête où l’auteur met en scène ses tâtonnements, ses ratés et ses perplexités. Cette attitude me semble proche, par exemple, de la nonchalance calculée dont faisait jadis preuve Gérard Genette dans son Nouveau discours du récit – et l’on sait désormais l’inanité des études qui ont pris la nomenclature de Figures III trop à la lettre. Bref, cette sorte d’ironie discrète invite à lire les propositions de Moretti en adoptant un point de vue spécifique sur la théorie et la méthode, qui s’abstiendrait de tout fétichisme. « Conjectures on World Literature » : nous sommes dans l’espace logique des hypothèses, des forçages conceptuels et des cas-limite, où affleure parfois chez l’auteur la joie d’être surpris par ses propres audaces. Se couper de cette malice, c’est négliger un élément crucial des travaux de Moretti23.


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43Laissera-t-on Bergson témoigner seul de l’intérêt des philosophes pour la question ? On s’en voudrait ne rien dire ici de Kant, soit : du § 54 de « L’analytique du sublime » qui délivre sa philosophie de l’humour ; on se souvient des trois (rares) exemples allégués, qui n’ont probablement jamais fait rire aucun des lecteurs de la Critique de la faculté de juger : s’est-on assez étonné qu’aucun de ces échantillons n’illustre adéquatement la succincte définition que le philosophe donne du rire, comme « affect qui résulte du soudain anéantissement de la tension d’une attente » ? C’est peut-être qu’ils exemplifient non le comique d’une situation mais l’humour d’un récit, compris comme mise en concurrence de deux descriptions possibles d’un même état de fait, dont le conteur feint de retenir la moins raisonnable comme la plus plausible. Ainsi de l’anecdote de l’Indien de Surate, qui voyant une bouteille de bière déborder de mousse s’étonne que tant de mousse « y ait pu entrer » ; ou du riche héritier qui s’indigne de la gaieté de pleureurs trop bien récompensés (« plus je donne d’argent à ceux que j’ai engagés pour pleurer le disparu, plus ils paraissent gais ») ; ou encore du marchand qui, de retour des Indes, doit jeter à la mer « toute sa fortune réalisée en marchandises » et voit dans la nuit blanchir… sa perruque24. Dans les trois cas, nous rions moins d’une attente trompée, comme le voudrait le philosophe, que d’une façon de décrire un état de fait en privilégiant une causalité manifestement erronée. Kant, dont on prétend qu’il n’a ri qu’une fois, n’avait pas l’art, ni sans doute le goût, du récit, qui lui aurait permis de s’exclamer, comme tout un chacun à la lecture ou à l’audition de telle de ces anecdotes : elle est bien bonne – ce qui signifie toujours et à peu près : il est possible de comprendre l’affaire autrement, mais ce serait moins drôle.


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44Les plus brefs traits d’humour sont-ils susceptibles de la même analyse ? On en mentionnera trois pour finir, qui se passent à peu près de commentaires ; le premier est attribué à Jean XXIII, le regretté Souverain Pontife ; le second au regretté comédien Jean Poiret ; le troisième à Jean de La Fontaine, dès longtemps immortel et qu’il n’y a donc pas lieu de regretter.

45Le mot de Jean XXIII figure dans l’essai « Morts de rire », dont on ne sort pas indemne : « On demande à Jean XXIII combien de personnes travaillent au Vatican : “À peu près la moitié”, répond-il. » L’énoncé nous donne une description possible mais manifestement feinte, qui repose évidemment sur une confusion logique volontaire entre deux sens du verbe travailler ; cette façon de mettre en concurrence les deux acceptions est aussi une façon indirecte de signifier que les autres coincent la bulle25.

46Le mot de Jean Poiret est puisée à la même source, décidément généreuse : interrogé sur l’essence du genre comique, l’acteur déclarait « la comédie, c’est une tragédie qui tourne mal ». Décrire une tragédie comme une comédie imparfaite, ou mal dénouée, c’est une très sérieuse proposition théorique. Roland Barthes, qui faisait un autre métier, était arrivé par d’autres chemins au même constat, s’agissant au moins de Racine : « Sans Ériphile, Iphigénie serait une très bonne comédie. »

47On laissera à Jean La Fontaine le mot de la fin (mais non pas le dernier) : on pourrait le prendre dans toutes les fables ou presque, tant la gaieté semble la loi du genre chez l’héritier d’Ésope. Au hasard du recueil donc : « Un lièvre en son gîte songeait / (Car que faire en son gîte, à moins que l’on ne songe ?)26 ». La question méritait d’être posée en effet : qu’y fait-on lorsqu’on ne songe pas ? Placée au point de départ de la narration, la parenthèse enveloppe la possibilité d’un autre conte : il y a toujours dans une fable de quoi en faire une autre. Le propos d’un apologue n’est certes pas théorique, mais il se pourrait bien que l’art de la fable suppose une théorie (enjouée) de la narration.


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48L’humour n’est pas le tout de la théorie littéraire, et toute théorie ne doit pas nécessairement s’énoncer tongue in cheek (et moins encore en tirant la langue) : il est d’autres façons de théoriser, et on n’a pas toujours rigolé avec la théorie ; il fut un temps où elle engageait un rapport thétique au réel, dont les théoriciens d’aujourd’hui n’ont plus le désir ; un mien ami, et fin lecteur, me faisait un jour observer que les articles de Gérard Genette antérieur à mai 1968 ne faisaient aucune place à l’humour : j’objectais l’article « Vraisemblance et motivation » et l’invention du « théorème de Valincour », avant de m’aviser qu’il date de… 1968. Si Gérard Genette a jeté cette année-là un pavé, c’est dans le marigot de la « nouvelle critique » – en entamant par ces quelques pages son divorce avec l’herméneutique, qui suivit d’assez près sa rupture avec le marxisme27. On a voulu caractériser ici sous le nom d’humour une façon de faire de la théorie (Pitch of theory), qui est aussi un signe de notre époque, en la disant comme la plus salutaire in dürftiger Zeit. Chez ceux-là même qui ne la décrient pas ouvertement, la théorie est trop souvent regardée comme la boîte à outils de la critique littéraire ; or il n’est pas de pire façon de la trahir que d’en faire l’auxiliaire de l’herméneutique : le geste théorique consiste à faire régulièrement une place au possible quand l’interprétation se voue à justifier, avec le concours des disciplines historiennes (voyez les programmes de Master), le texte tel qu’il est ; dans l’actuelle fatigue des études littéraires, qui est d’abord celle des doctrines herméneutiques, il faut imaginer des théoriciens heureux.

49On ne se demandera donc pas davantage, s’agissant de l’avenir de la théorie, « que reste-t-il de nos amours ? », et on dira pas de sitôt adieu à la littérature : le dernier mot doit rester à Sganarelle : « Ne vous mettez pas en peine : j’ai des remèdes qui se moquent de tout, et je l’attends à l’agonie. »