Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier critique
Fabula-LhT n° 1
Les Philosophes lecteurs
Gloria Origgi

Mémoire narrative, mémoire épisodique : la mémoire selon W. G. Sebald

If I say, rightly, « I remember it », the most different things can happen, and even merely this : that I say it
Ludwig Wittgenstein, Philosophical Grammar
Notre esprit retient si peu, tout sombre sans cesse dans l’oubli, rejoint la partie de la vie qui s’est déjà éteinte ; goutte à goutte, le monde s’épuise, coulant vers sa perte, car l’histoire de la multitude de lieux et d’objets qui n’ont pas eux-mêmes le pouvoir de mémoire, n’est jamais entendue, jamais décrite, jamais transmise.
W. G. Sebald, Austerlitz
Mnemosyne, one must admit, has shown herself to be a very careless girl
Vladimir Nabokov, Speak Memory
The now ; the now. Mind this : in this is all
Earl of Shaftesbury

1La mémoire est une notion difficile pour les philosophes. Les poètes et les écrivains sont probablement bien mieux placés pour en faire leur objet d’investigation. Cela tient au fait qu’elle se situe au carrefour de questions philosophiques d’ordre varié. Elle est au cœur de l’expérience psychologique que nous avons de notre propre continuité à travers le temps, socle de notre identité personnelle. Elle intervient aussi dans notre capacité à conceptualiser le monde : pour élaborer un concept, il faut pouvoir reconnaître le retour du même. À chaque instant donné, la plus grande partie de nos connaissances se trouve dans notre mémoire. Elle nous sert aussi à nous connaître nous-mêmes en nous permettant de rapporter notre expérience de certains événements à notre autobiographie. C’est en gardant en mémoire certaines expériences passées comme siennes, que chacun d’entre nous se constitue en sujet moral, particulier et singulier. Tous les aspects de notre vie morale et cognitive semblent donc dépendre de la mémoire.

2Ces multiples facettes de l’idée de mémoire nous font douter que la philosophie puisse poser la question du souvenir ou de la connaissance du passé d’une façon claire. Et pourtant, rien ne semble plus essentiel à notre expérience existentielle que notre capacité à nous souvenir de la série singulière d’événements, de faits, et d’émotions qui nous distingue des autres. La notion même de Moi semble reposer sur le fait que nous avons conscience d’être des sujets uniques à travers le temps.

3Le présent article se limitera à l’étude de la mémoire autobiographique, c’est-à-dire de la capacité mentale nous permettant de nous souvenir des épisodes personnels qui définissent nos vies dans leur singularité1. Je voudrais notamment présenter une distinction qui a récemment été proposée par le philosophe anglais Galen Strawson, et voir comment elle peut s’appliquer à un exemple littéraire : celui de W. G. Sebald, l’un des écrivains les plus étonnants de ces dernières décennies. Dernier préambule à cette exploration : cette étude n’est pas celle d’un chercheur en littérature. Mais il nous semble que l’interrogation philosophique sur certains concepts gagne une nouvelle acuité à la lumière de lectures littéraires. L’exploration de la littérature offre de nouveaux aperçus sur la nature de notre esprit. Considérons-la comme un exercice d’« épistémologie pratique », ou une tentative pour comprendre le fonctionnement de notre pensée par l’investigation des œuvres historiques, biographiques ou fictionnelles.

4L’investigation empirique de la mémoire autobiographique, c’est-à-dire la mémoire qui implique l’expérience subjective de la personne en qui opère le travail du souvenir, révèle que les gens commettent des erreurs flagrantes lorsqu’ils racontent ce qui leur est arrivé dans le passé2. Chacun reconstruit les événements passés au lieu de se les rappeler, et la part créative de cette reconstruction est aussi fortement soumise à des facteurs contextuels et émotionnels. Les psychologues et les philosophes se sont interrogés sur la nature de ces éléments créatifs dans la reconstruction des souvenirs, en cherchant à comprendre s’il y avait des constantes dans la façon dont les gens réélaborent leur expérience passée. L’hypothèse la plus fréquente est liée à la conception du Moi qui prévaut en sciences humaines : selon cette conception, l’expérience du Moi est narrative et chacun déforme son expérience passée de façon à la faire entrer dans le moule narratif qui impose sa forme propre à son autobiographie. Dans la préface de 1966 à la nouvelle édition d’Autres rivages (Speak, Memory), Vladimir Nabokov reconnaît que son autobiographie contenait certaines inexactitudes. Il les attribue au fait qu’il avait mal établi le lien entre les événements historiques et son histoire personnelle :

Au nombre des anomalies d’une mémoire dont le propriétaire et la victime n’aurait jamais dû essayer de devenir autobiographe, la pire est cette inclination à rétrospectivement superposer mon âge et celui du siècle. Elle a occasionné une série d’erreurs chronologiques de taille dans la première version de ce livre3.

5Selon certains spécialistes de psychologie et de neurosciences, comme Jérôme Bruner et Oliver Sachs, notre tendance à inventer le récit de notre vie dépend profondément de la façon dont nous percevons notre identité : le Moi est une « histoire en perpétuelle réécriture » et, selon Bruner, nous sommes constamment en train de composer des « récits constructeurs du Moi » pour donner sens à notre passé4. Les philosophes et les théoriciens de la littérature ont allègrement rejoint les thèses de la « narratologie psychologique » selon lesquelles nous ne donnons sens à nos vies qu’en élaborant des schémas narratifs. Voici de quoi il retourne dans ce narrrativisme :

Un des attributs proprement humains est la conscience que nous avons de nous-mêmes comme êtres temporels, êtres dotés d’une histoire. Dans notre existence individuelle, comme au sein des différents groupes auxquels nous appartenons, la forme que nous donnons à notre présent est très fortement influencée par les réminiscences du passé et les anticipations du futur. Les narratologues soutiennent que l’intrigue narrative est le principal moyen auquel nous recourrons pour donner sens à cet aspect de notre vie. […] Par la « mise en intrigue » narrative, nous organisons, intégrons et apprivoisons la temporalité. La mise en intrigue humanise notre expérience de la vie en faisant en sorte que le temps qui passe ait pour nous une signification. Elle donne ordre et direction à des événements qui, sans cela, paraîtraient contingents et dépourvus liens entre eux5.

6Sous le terme de « narrativisme », on peut regrouper des courants et des penseurs très éloignés les uns des autres, comme Ricœur, pour qui la narration est la façon la plus élémentaire de connaître et d’expliquer le monde, ou Daniel Dennett, qui considère le Moi comme un ensemble de différentes versions de récits6. Enfin, une autre tendance serait représentée principalement (mais pas uniquement) par la tradition analytique qui considère la narrativité comme une donnée phénoménologique correspondant à une certaine réalité psychologique : nous ne pouvons éviter de structurer notre expérience selon une forme narrative parce que c’est le mode d’organisation de notre expérience phénoménologique. Alors que les auteurs de la tradition herméneutique, comme Gadamer ou Ricœur, considèrent que la narration manifeste dans le discours une sorte particulière de conscience du temps ou de structuration du temps7 qui ne prend sens que dans l’échange de discours entre sujets.

7Le courant « narrativiste » présente parfois une thèse plus radicale, nommée « narration éthique » : chacun ne fait moralement l’expérience d’être une personne qu’en adoptant un point de vue narratif sur sa propre existence. Telle est la position de certains philosophes comme Charles Taylor et Marya Schechtman8. Paul Ricœur semble souscrire à la même opinion lorsqu’il écrit :

Comment en effet, un sujet d’action pourrait-il donner à sa propre vie, prise en entier, une qualification éthique, si cette vie n’était pas rassemblée, et comment le serait-elle si ce n’est précisément en forme de récit9 ?

8Dans un article récent, Galen Strawson a remis en question l’idée que le récit soit au centre de notre expérience du passé. Strawson propose de rejeter les deux thèses, celle de « la narration psychologique » et celle du « récit éthique », en s’appuyant sur des considérations phénoménologiques et morales :

Il n’est pas vrai que les humains n’aient qu’une seule façon de faire l’expérience de leur être dans le temps. Il y a des gens viscéralement « non-narratifs » et il y a des façons de vivre « non-narratives » qui sont aussi bonnes que les autres. Je pense que cette vision sous-estime la compréhension que nous avons de nous-mêmes, referme des allées de la pensée qui sont pourtant essentielles, appauvrit notre saisie des possibilités éthiques, et inquiète inutilement, mais aussi injustement, ceux qui ne rentrent pas dans ce modèle. Elle peut même se révéler tout à fait destructrice dans certains contextes psychothérapiques10.

9Strawson distingue deux sortes d’expérience psychologique du Moi, la première diachronique, la seconde épisodique, selon la place que chacune accorde à la continuité du Moi dans le temps. Les « esprits diachroniques » se représentent naturellement leur Moi comme quelque chose qui existait dans le passé et existera dans le futur. Les « esprits épisodiques », se considérant comme un Moi au présent, ne se pensent pas comme une instance qui existait dans l’expérience passée et qui existera dans une expérience future.

10Les « esprits diachroniques » ont tendance à adopter une perspective narrative sur leur passé, tandis que les « esprits épisodiques » ne conçoivent pas leur Moi selon une qualité phénoménologique qui particulariserait l’expérience qu’ils ont de leur propre identité. Je peux savoir que je suis le même être humain qu’autrefois d’une façon très indirecte, et l’expérience que j’ai de moi-même comme d’un Moi peut être distincte de ce savoir. Henry James disait qu’il considérait les livres qu’il avait écrits comme « l’œuvre de quelqu’un d’autre, bien différent de moi », un proche peut-être, mais en tout cas pas le même Moi que celui qu’il s’attribuait au présent, même s’il ne doutait pas de sa continuité à travers le temps. Aussi, donner sens à sa vie et donner sens à son Moi sont deux choses bien différentes.

11Le « narrativisme » tend à relier ces deux points de vue sur le Moi en arguant que seule la reconstruction narrative de notre continuité à travers le temps nous permet de donner sens à notre Moi présent. Contre cette position, Strawson fait appel à des auteurs comme Proust, Borges, Woolf. Leurs œuvres révèlent combien les conditions selon lesquelles chacun se pense comme un Moi sont distinctes des conditions qui nous font être une personne identique dans passé, le présent et le futur. Les « esprits épisodiques » (au nombre desquels Sebald compte, outre lui-même et les auteurs susmentionnés, Michel de Montaigne, le comte de Shaftesbury, Stendhal, Fernando Pessoa, Iris Murdoch et un certain nombre d’autres) n’ont pas une expérience continue de leur identité à travers le temps, comme s’ils étaient un héros de roman qui traverse un certain nombre de péripéties (à l’exemple d’Edmond Dantès dans Le Comte de Monte-Cristo). Néanmoins, pour Strawson, aucun d’eux n’est dépourvu des facultés qui jouent un rôle fondamental dans l’expérience de soi comme Moi, pas plus qu’il ne manque des traits moraux requis pour donner sens à ses actions dans le temps. « La compréhension de soi, conclut-il, n’est pas forcément de forme narrative11. »

12Je partage les réticences de Strawson à considérer la narrativité comme l’élément central permettant de constituer l’identité de soi à travers le temps. Avoir conscience que le passé a donné forme à notre présent n’implique pas que l’on conscience du passé : la mémoire n’est pas une connaissance du passé mais la connaissance qui provient du passé. Je peux faire l’expérience de mon identité à moi-même, sentir peser sur elle le poids du passé, sans toutefois disposer d’un récit me permettant d’accéder à mon histoire personnelle.

13Deux raisons m’incitent à rejeter la thèse de la narrativité. Tout d’abord, je fais personnellement l’expérience de mon passé comme d’une série d’épisodes qui sont liés à mon Moi présent d’une façon très indirecte à travers le temps, l’espace, les gens et les états émotionnels. Ensuite, dans les tentatives littéraires les plus intéressantes qui ont cherché à donner sens au Moi, peu d’auteurs sont des esprits narratifs.

14Je voudrais prendre en exemple d’anti-narrativisme les écrits de Winfried Georg Sebald, surnommé « Max », né dans le village de Wertag sur Allgaü, en Bavière, pendant la Seconde Guerre Mondiale, et mort dans un accident de voiture en 2001.

15Sebald est explicitement anti-narrativiste : il refusait de considérer ses œuvres fictionnelles comme des « romans » parce qu’il détestait le « grincement des rouages » romanesques qui y accompagne les moindres mouvements du héros.

16Né en 1944, il a étudié la littérature allemande à Fribourg, avant de partir en Angleterre en 1966, d’abord à Manchester, puis à Norwich où il enseigna la littérature allemande à l’Université d’East Anglia jusqu’à sa mort, à 57 ans. Lors de sa parution en Angleterre en 1996, la série des Émigrants fut considérée comme un chef d’oeuvre, et son auteur présenté comme une nouvelle « voix de la conscience » en Europe, à l’égal de Nabokov, de Kafka, de Canetti et de Thomas Bernard.

17Cette œuvre mêle les genres : biographie, poésie, essai, documentaire, et fiction. Digressions et descriptions y abondent, qui détaillent les paysages et les objets entourant le narrateur. S’y trouvent aussi des photos en noir et blanc, sans légendes, disséminées entre les pages comme au hasard. Leur rapport avec le texte s’éclaircit progressivement, au fur et à mesure que le lecteur essaie de donner sens au réseau complexe d’histoires, de descriptions et de souvenirs que Sebald rassemble en une patiente reconstruction du passé. Son œuvre semble guidée par une unique interrogation : comment le souvenir des gens et des événements du passé vient hanter nos vies et résonner dans l’espace qui nous entoure. Mais la reconstruction est toujours indirecte, pleine d’objets disparates qui, de leur silence, évoquent une absence, comme dans une nature morte. Les Émigrants raconte l’histoire de quatre exilés : le propriétaire de la maison que Sebald occupait à Manchester, qui était un juif allemand, l’instituteur homosexuel de son village natal en Bavière, un de ses oncles, émigré aux États-Unis, et Max Ferber, artiste né en Allemagne. D’eux d’entre eux se suicidèrent, un troisième mourut à l’asile. Alors que Sebald tente de reconstruire ces vies en mêlant entretiens, biographie et images, les émigrants semblent s’effacer peu à peu, comme s’il était impossible de les sauver de l’inévitable anéantissement qui les attend dans notre mémoire. « And so, they are ever returning to us, the dead ».

18Les souvenirs personnels et les souvenirs historiques sont également dispersés dans un bric-à-brac d’objets, de paysages, de photographies et d’images mentales, qui semblent s’évanouir à l’instant même où on essaie de les évoquer :

Mais que pouvons-nous savoir par avance du cours de l’histoire, qui se déroule selon une loi impénétrable, court en avant, change de direction aux moments cruciaux sous l’effet d’événements aussi minimes qu’impondérables, un souffle d’air, une feuille qui tombe au sol, un regard échangé par dessus la foule anonyme ? Même un regard rétrospectif ne nous permet pas de voir comment étaient les choses avant un moment précis, et comment tel ou tel événement d’envergure planétaire a pu intervenir. La plus minutieuse étude du passé s’approche à peine autant de la vérité inimaginable que cette absurde déclaration faite par un historien amateur travaillant en Belgique, Alfonse Huyghens, qui avait consacré des années de recherche à Napoléon : tous les événements cataclysmiques que l’empereur des Français avait provoqués à travers l’Europe seraient dus au fait que Napoléon était daltonien et qu’il ne pouvait distinguer le rouge du vert. À en croire le chercheur belge, plus le sang coulait sur le champ de bataille, plus, aux yeux de Napoléon, l’herbe paraissait verte12.

19Le voyage est pour Sebald une façon d’accéder au passé, en observant patiemment les traces publiques de la mémoire collective (bâtiments, musées, monuments…) et la sensation très forte, pour le voyageur, d’être déplacé dans le présent. Dans sa première œuvre fictionnelle, Vertiges, il livre ses impressions de voyage, lorsque parcourant l’Italie du Nord, il met ses pas dans ceux de Stendhal et Kafka. En reconstruisant la campagne transalpine que Stendhal avait menée en 1800, alors qu’il n’avait que 17 ans, Sebald décrit la façon dont la vision de chevaux morts sur le champs de bataille a profondément marqué la mémoire du jeune Beyle :

Beyle, qui affirme avoir eu à l’époque, en raison d’une éducation aberrante et visant uniquement à développer les habitudes bourgeoises, la constitution d’une fillette de quatorze ans, relate aussi l’impression que lui avaient laissée la quantité de chevaux morts sur le bord de la route et la présence de maints autres impedimenta abandonnés derrière elle par l’armée dans sa lente progression, une impression si forte qu’entre-temps il n’avait plus aucune idée précise de l’effroi qui l’avait envahi sur le moment. La violence de l’émotion, lui semblait-il, avait conduit à anéantir celle-ci. C’est pourquoi le dessin qu’on verra ci-dessous ne saurait être qu’un procédé par lequel Beyle tente de retrouver la réalité de l’instant où, à proximité du village et du fort de Bard, la colonne avec laquelle il marchait fut prise sous le feu de l’ennemi. Par ailleurs, Beyle écrit que même là où le souvenir dispose d’images plus proches de la vie, on ne peut guère faire fond sur elles13.

20Poussé par une forte émotion, née du pressentiment, du ressouvenir et de l’oubli du passé, Sebald répète, sept ans après, le voyage qui l’avait autrefois mené de Vienne à Vérone en passant par Venise, voyage au cours duquel un brusque sentiment de malaise l’avait fait soudainement quitter un restaurant de Vérone pour prendre le premier train de nuit en partance pour Innsbruck. Après un détour par Riva del Garda et Milan, il finit par revenir à Vérone :

[je] me retrouvai pour finir en face de la Pizzeria Verona, que j’avais fuie sept ans auparavant en ce fameux soir de novembre. Les lettres au-dessus du restaurant de Carlo Cadavero étaient restées les mêmes, mais l’entrée était condamnée par une plaque d’aggloméré et tous les volets des étages supérieurs étaient fermés, ainsi que, au fond, me dis-je aussitôt, je m’y étais attendu. L’image qui s’était ancrée dans ma mémoire lors de mon départ précipité de Vérone et que mes yeux avaient revue constamment avec la plus grande netteté avant qu’enfin l’oubli m’en libère, cette image me revenait aujourd’hui, parcourue d’étranges striures – deux hommes en redingotes noires à boutons d’argent sortant de l’arrière d’une maison une civière où sous une étoffe à motif floral gisait de toute évidence une forme humaine. Cette obscure apparition avait-elle occulté la réalité pour un instant seulement ou pour un laps de temps plus long ? Je n’aurais su le dire, lorsque je revis la lumière du jour et les passants qui longeaient la pizzeria depuis assez longtemps fermée sans manifester les signes apparents d’un trouble quelconque14.

21Le lecteur reconstruit le fait que pendant la soirée que Sebald a passée à la Pizzeria Verona sept ans auparavant, un des patrons du restaurant eut un accident lors d’une partie de chasse. L’image du cadavre, probablement évoquée par le nom de l’autre patron, Carlo Cadavero, avait fait fuir Sebald comme s’il avait eu le pressentiment d’être dans « l’instant crucial précédent la catastrophe imminente15 ».

22Austerlitz, le seul de ses livres qui soit entièrement une œuvre de fiction, raconte l’histoire d’un homme qui, en suivant de façon presque inconsciente de vagues souvenirs qui lui reviennent et les sensations étranges que certains lieux lui évoquent, retrouve le souvenir, cinquante ans après, de son enfance à Prague et de ses origines juives, qui avaient été entièrement effacées par ses parents adoptifs, des protestants Gallois. Alors qu’il est en train d’étudier l’histoire architecturale de la gare de Liverpool, Austerlitz ressent peu à peu « des lambeaux de souvenirs qui commençaient à flotter dans les régions externes de [son] cerveau » :

C’est ce genre de souvenirs qui me venaient dans la « Ladies Waiting Room » désaffectée de la Liverpool Street Station, des souvenirs derrière lesquels, et dans lesquels, se cachaient des choses encore plus anciennes, toujours imbriquées les unes dans les autres, proliférant exactement comme les voûtes labyrinthiques que je croyais distinguer dans la lumière grise et poussiéreuse, à l’infini. J’avais en vérité le sentiment que la salle d’attente où je me tenais, frappé d’éblouissement, recelait toutes les heures de mon passé, mes angoisses, mes aspirations depuis toujours réprimées, étouffées, que sous mes pieds le motif en losanges noirs et blancs du dallage était un échiquier étalé sur toute la surface du temps, sur lequel ma vie jouait sa fin de partie16.

23À l’instar du vertige que provoque le fait de regarder un objet selon une perspective oblique, la réminiscence du passé se manifeste comme une sorte de tourbillon d’images, d’objets et de mots flottant dans notre esprit. Se souvenir, c’est donc reconstruire, mais pas selon un mode narratif : comme les fragments disparates d’espace et de temps qui meublent un cabinet de curiosités, le passé émerge selon des procédures complexes pour s’évanouir à nouveau dès que l’on essaie de lui donner sens.

24L’absence de mode narratif et le mélange des genres qui caractérisent l’œuvre de Sebald ne semblent pas mener le Moi du narrateur à sa dissolution, puisqu’il est fortement présent tout au long de ses pérégrinations, pas plus qu’ils ne font disparaître la dimension éthique de la mémoire qui semble hanter toute cette œuvre, celle d’un Allemand ayant grandi dans une profonde aversion pour les années d’après-guerre, une horreur secrète et inexpliquée. L’impératif moral de sauver l’expérience individuelle de la « catastrophe du silence » imprègne toutes ses oeuvres comme si seule la ressaisie d’une perspective subjective pouvait donner du sens à notre relation à l’Histoire.

25Lors de sa visite à la forteresse de Breendonk, près d’Anvers, qui avait été utilisée comme camp par les Nazis jusqu’en 1944, puis avait été laissée à l’abandon avant d’être transformée en mémorial national et en musée de la Résistance belge, Sebald écrit :

Personne ne saurait expliquer exactement ce qui se passe en nous lorsque brusquement s’ouvre la porte derrière laquelle sont enfouies les terreurs de la petite enfance. Mais je sais encore que dans la casemate de Breendonk une odeur immonde de savon noir vint frapper mes narines, que cette odeur dans une circonvolution perdue de mon cerveau, s’associa à un mot que j’ai toujours détesté, et que père employait avec prédilection : « la brosse de chiendent », « Wurzelbürste17 ».

26Le narrateur propose un lien entre la présence historique de l’horreur physiquement ressentie à Breendonk et les douloureux souvenirs d’une enfance passée en compagnie d’un père qui ne parlait jamais de la guerre. Comme l’écrit André Aciman : « Sebald ne mentionne jamais l’Holocauste. Pourtant, le lecteur ne pense à rien d’autre. »

27Sebald redoute la perte de la mémoire individuelle dans les sociétés urbaines contemporaines. En commentant les rites funéraires et les croyances aux fantômes qui avaient cours en Corse, il écrit :

Il était vital de se souvenir et d’assurer la conservation du passé quand la densité de population était faible. Peu d’objets étaient manufacturés et seul l’espace était une donnée abondante. On ne pouvait se passer des autres alors, même après une fois mort. Au contraire, dans les sociétés urbaines de la fin du xxe siècle, où chacun est instantanément remplaçable, et superflu depuis le jour même de sa naissance, il nous faut sans cesse jeter du lest par dessus bord et oublier tout ce dont nous risquerions de nous souvenir : notre jeunesse, notre enfance, nos origines, nos prédécesseurs et nos ancêtres. Sur Internet a récemment été créé un site funéraire, « Memorial Grove » : vous pouvez y « enterrer » vos chers disparus et aller leur rendre hommage sur leur tombe virtuelle. Mais ce cimetière virtuel à son tour sera atteint de caducité, finira par se dissoudre dans l’éther, et le passé tout entier s’écoulera en un flot informe et silencieux. Au jour de notre mort, quittant un présent sans mémoire, entrant dans un futur qu’aucun esprit ne peut envisager, nous quitterons la vie sans ressentir le besoin d’y séjourner plus longtemps ni même d’y revenir de temps à autres18.

28Écrivain de la mémoire, – on l’a même surnommé « l’Einstein de la mémoire » –, Sebald illustre l’esprit épisodique tel que Strawson l’a décrit, mais il nous fait aussi ressentir le rôle central de la mémoire dans notre vie, le caractère unique de nos souvenirs et les obligations morales de notre réminiscence. La nécessité de faire appel au récit comme seul mode de cohérence du Moi, qui est devenue un topos de la philosophie et de la théorie littéraire contemporaines, semble perdre sa légitimité dès que l’on examine un seul des nombreux exemples qui manifestent la position anti-narrative envers le passé.
Traduction de Marie de Gandt