Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Essais
Fabula-LhT n° 1
Les Philosophes lecteurs
Jean-Pierre Cometti

Robert Musil et le roman

Texte issu d’une conférence donnée à la BNF en 2002

Ich kann nicht weiter…

1Il existe une tentation du roman que connaissent probablement tous les écrivains, parfois les philosophes, tentation plus ou moins heureuse selon les cas, et que Robert Musil a connue, puisqu’il a renoncé à une carrière scientifique et philosophique pour s’y consacrer entièrement – je devrais déjà dire difficilement – à un âge où, ingénieur, il avait en quelque sorte déjà choisi. C’est peut-être cela qui explique le rapport difficile, quasi passionnel et paradoxal de Musil à la littérature et au roman en particulier. Musil, dont la jeunesse s’est déroulée dans des villes de province de l’ancienne Autriche-Hongrie: Klagenfurt, en Carinthie, Brünn (Brno, dans l’actuelle République Tchèque), avait certes fréquenté des cercles littéraires, comme il en existait alors ; il s’était également exercé à écrire, non sans une certaine pose, mais ses études l’en ont très vite détourné au bénéfice des sciences, des mathématiques et de cet art très particulier, celui de l’ingénieur, qu’il ne négligera qu’en apparence, tant il est vrai qu’il lui conservera son affection. Car Musil n’est certainement pas l’homme d’une seule tentation, celle du roman, de la littérature, de la Dichtung comme disent les Allemands, que sais-je ? mais de plusieurs et peut-être par-dessus tout de deux passions que l’on tient généralement pour antagonistes, celle de la science et celle de l’art. Je crois que c’est l’une des choses qui éclaire le mieux son œuvre, et qui permet le mieux de comprendre ses attentes, ses déceptions, et la tension qui anime constamment la moindre des choses qu’il a écrites, ses essais ou ses romans, ses nouvelles, son théâtre, et surtout son grand roman L’Homme sans qualités. C’est aussi, je crois, ce qui rend son œuvre si singulière, et surtout si précieuse pour qui réfléchit à ce que peuvent apporter l’art et la littérature, en particulier en des temps, comme le nôtre, où les statues qu’on élève sans précaution masquent maladroitement la précarité des convictions qui en célèbrent la gloire.

Littérature et littérateurs

2Musil n’est pas seulement l’auteur de L’Homme sans qualités ou des Désarrois de l’élève Törless, son premier roman; il est aussi l’auteur d’un assez grand nombre d’essais publiés dans des revues ou des journaux. Il y expose des idées qui entrent généralement en rapport avec des problèmes ou des débats de circonstance, sur toutes sortes de questions, mais qui apportent très souvent un éclairage intéressant sur le sens de son engagement spécifiquement littéraire et sur la nature de son entreprise. Parmi ces textes, plusieurs laissent clairement entrevoir qu’à ses yeux, la littérature devait répondre à un défi. Ce défi, j’entends le défi majeur auquel la littérature devait faire face à ses yeux, c’est celui que les sciences imposent à l’art.

3Lorsqu’on pense à la science – le fait d’en parler au singulier contribue déjà à la diaboliser –, on imagine une puissance maléfique, ou alors, dans une hypothèse plus favorable, un champ d’activité orienté vers des buts pratiques, marqué par une pensée ou une rationalité qui laisse intactes les questions qui engagent la vie des hommes ou celle de chacun. Je m’exprime ici dans le langage de ce qu’il faut bien considérer comme un lieu commun, mais ce langage est à peu de choses près celui de toute une galerie de personnages, dans L’Homme sans qualités, pour qui la science « lance un regard mauvais » au reste de l’humanité, et qui ont entrepris de restaurer les valeurs de l’âme, de la culture, bref les valeurs authentiques, sévèrement malmenées par le « monde moderne », donc la politique moderne, le commerce, l’industrie ou le « pragmatisme » des contemporains1.

4Pour tous ceux qui, à l’instar de Diotime, Arnheim, voire Clarisse ouWalter, etc., redoutent ainsi les méfaits de la raison moderne – celle de la science moderne et des Lumières, au fond –, l’art et la littérature constituent une alternative, celle que l’âme ou l’esprit tiennent pour ainsi dire en réserve, au titre du cœur ou du sentiment – on dit aujourd’hui le « sens » –, dussent-elles concevoir une alliance, comme le suggère le personnage d’Arnheim, dans L’Homme sans qualités, entre la Culture et le capital !

5Est-ce là le défi que la littérature doit relever ? Le fait que Musil en joue ironiquement dans une grande partie du livre suggère qu’il n’en est rien et que l’ironie qu’il développe à son endroit vise au contraire à dénouer les fils qui nous rendent captifs de ce type d’image. Car ce que la littérature doit faire ne consiste en fait pas du tout à se substituer à la science dans les régions que celle-ci semble avoir désertées, pas plus qu’à lui opposer les valeurs qu’elle ignore, mais au contraire à se débarrasser des malentendus dont se nourrissent ce genre de confusion – car il s’agit d’un malentendu –, pour en finir avec les dichotomies, les partages, les divisions auxquels nous avons tendance à ramener toute chose.

6Je vois cependant venir l’objection : qu’est-ce que tout cela a à voir avec la littérature ? En quoi ces questions, si tant est qu’elles se posent, concernent-elles le roman ? Dussé-je insister, je serais tenté de dire que si nous ne le voyons pas, c’est probablement parce que l’état dans lequel se trouve notre littérature ne nous permet pas de le voir. Mais surtout je soutiendrai que c’est le propre de la littérature, dans ce qu’elle est à même de nous offrir de mieux, que de prendre en charge à sa manière les questions cruciales qui se posent à une époque ou à une culture à un moment donné de son histoire. Et c’est certainement ce qui fait la grandeur de l’œuvre de Musil. Comme le disait Wittgenstein à propos de l’art : « Les hommes d’aujourd’hui croient que les savants sont là pour leur donner un enseignement, les poètes, les musiciens, etc., pour les réjouir. Que ces derniers aient quelque chose à leur enseigner, cela ne leur vient pas à l’esprit2. » Musil, à ce sujet, communiait parfaitement avec Wittgenstein, en pleine connaissance de cause.

7Mais quel était alors le défi, l’enjeu, s’il ne s’agissait pas seulement de répondre, en tant qu’écrivain, aux malaises d’un temps ou aux atermoiements de sa « conscience malheureuse » ? Et que pouvait le roman, que devait-il être pour parvenir à ses fins ?

8Sur le premier point, il est relativement facile de répondre. Pour Musil, le roman – comme l’art – n’était pas étranger à la connaissance; il était à ses yeux, un mode d’expérimentation. Il devait même satisfaire à des exigences de rigueur, d’exactitude, qu’on a l’habitude de réserver aux sciences ou – pas toujours, hélas ! – à la philosophie. On se demandera, bien sûr, ce que peut bien être l’exactitude pour un romancier. Mais comme je ne peux certainement pas m’engager sur ce terrain, on pourra du moins se contenter d’observer qu’il y a manifestement des romanciers exacts et des romanciers inexacts, et que généralement nous savons faire une différence qui épouse à peu près d’autres distinctions comme celle des écrivains et des « littérateurs ». La conviction que l’art est connaissance est ce qui permet de comprendre la nature du défi auquel j’ai fait allusion jusqu’à présent : il appartient à l’art et à la littérature de faire preuve, dans leur domaine et avec leurs ressources d’une intelligence égale à celle dont les sciences ont su tirer profit : il n’y a pas de raison de penser que l’intellect leur est étranger, ni de croire qu’il les menace.

9Musil n’était pas seulement convaincu que l’art devait faire la preuve d’une audace au moins aussi grande que celle des mathématiques ou de la physique. Il s’est fixé cette tâche, et le résultat, c’est L’Homme sans qualités, une œuvre immense, d’une ambition rarement égalée, quoique inachevée, fragmentaire en certaines de ses parties, en permanence guettée par l’échec ou le sentiment de l’échec, qui s’imposa à Musil plus d’une fois, dans les dernières années de sa vie. Ajouterai-je que significativement L’Homme sans qualités partage plus d’un trait, à ce sujet, avec les grandes œuvres romanesques qui dominent la littérature du xxe siècle ? Irai-je jusqu’à dire, de ces œuvres, qu’elles n’ont rien à envier aux grandes œuvres scientifiques ou philosophiques qui leur sont souvent contemporaines ? Mais comment tout cela peut-il prendre sens dans un roman, au point que l’art du romancier s’y fonde et y trouve pour ainsi dire sa définition ? Il faut, pour s’en convaincre, se débarrasser des fausses dichotomies qui semblent nous contraindre à ne voir l’œuvre de la connaissance que dans la science, tantôt pour s’en féliciter, tantôt pour le déplorer.

Le sentiment contre l’intellect

10La grande affaire de Musil, si je puis dire, de son premier roman : Les désarrois de l’élève Törless à L’Homme sans qualités, en passant par ses nouvelles, et jusque dans ses principaux essais, c’est le divorce du sentiment et de l’intellect. Il aurait pu, comme d’autres, comme Max Scheler, par exemple, à qui il rend hommage dans l’une des dernières notes de ses Journaux, traiter cette question en philosophe, ronger son os de manière froide, comme il le dit également quelque part. Non seulement il en était incapable, mais il a certainement pensé que ce n’était pas la meilleure manière de procéder. Car l’une de ses convictions fut, à tort ou à raison, que pour certaines questions, d’apparence intermédiaire et qui laissent une place à l’indétermination – dans ces domaines qu’on pourrait dire flous ou « soft », comme on dit volontiers aujourd’hui, l’art peut offrir ce que les sciences ne peuvent nous donner. Il en allait ainsi à ses yeux pour les questions qui touchent aux sentiments, aux émotions, à tout ce qu’il faisait entrer dans ce qu’il appelait – d’un terme particulièrement laid – le « non ratioïde ». Mais ces termes mêmes prêtent à confusion, car l’essentiel sur ces questions tient à ce que le sentiment et ce qui s’y rattache ne seraient rien sans l’intellect – ce qui revient à prêter aux émotions une dimension cognitive –, et à ce que l’intellect lui-même ne peut être tenu étranger au sentiment – tout comme il n’y a pas lieu de distinguer les faits des valeurs, au sens où ils ne communiqueraient pas.

11De toute distinction de ce genre, on pourrait dire qu’elle constitue une erreur philosophique, une illusion typique, mais ce qui est grave ou du moins préoccupant, c’est que la plupart de nos idées sur l’art, la science, la philosophie, la culture, voire nous-même, lui sont subordonnées. Les romans de Musil en portent témoignage. Törless, dans le roman qui porte son nom, vit ce partage sur un mode adolescent, jusqu’à ce qu’il comprenne, grâce à un exemple mathématique que ses tourments, loin de le condamner à vivre sur le mode de la division, s’ouvrent sur une autre vie. Qu’as-tu ? lui demande à peu près sa mère, alors qu’elle l’emmène avec elle, loin du collège. Rien, dit-il, « une idée ». Musil, en fait, après ce premier roman, s’est même engagé dans la voie périlleuse d’une exploration du sentiment qui culmine dans la plus difficile et la plus troublante de ses nouvelles : « Noces » (Vereinigungen), dont le titre à lui seul indique à quel point le problème est celui de la séparation et de son abolition dans une sorte de vie retrouvée du moi ou plutôt de soi à laquelle les cases dans lesquelles on tend à ranger toute chose, comme dans la morale, – ces moules à gaufres – ont cessé de faire obstacle. Cette question, celle du soi, du sentiment et de l’intellect, de ces deux « moitiés de la vie », Musil l’a thématisée comme nul autre. C’est elle, pourtant, comment ne pas le remarquer, qui est au cœur de nombre d’œuvres significatives, à commencer par la Recherche de Proust. Et c’est la même question qui sous-tend, dans les philosophies les plus neuves et les plus audacieuses, la recherche d’une rationalité soustraite aux amputations qui lui ont été imposées par l’histoire.

12Je sens bien, toutefois, que je ne suis pas au bout de mes peines, et que je ne fais que reculer devant la question que je n’ai cessé de poser : pourquoi le roman ? Eh bien, parce que le roman peut être source d’intelligibilité, et pas seulement en ce qu’il permet de faire circuler des idées. Des idées, certes, il y en a dans les romans de Musil. Certains pensent même qu’il y en a beaucoup trop, comme si cela nuisait au roman. Mais ce ne sont pas ces idées en tant que telles qui permettent d’apparenter l’art du romancier ni celui de Musil à la connaissance. C’est plutôt leur usage, la façon dont elles entrent en effet dans une structure d’intelligibilité propre qui nous permet de comprendre, à la faveur de ce qu’on pourrait appeler l’« expérience romanesque », ce que peut-être nous ne comprendrions pas sans cela, et qui nous concerne au plus près de nous-même.

13Un roman est en effet une « expérience », c’est-à-dire la possibilité de mettre à l’épreuve, en les frottant pour ainsi dire les unes contre les autres – un peu comme dans la dialectique platonicienne, dans une évocation proposée par Platon – des croyances, des discours, des représentations dont la particularité est d’être étroitement liés à nos vies, c’est-à-dire à nos comportements, nos réactions et nos habitudes. À ceci près que ce qu’il y a en elles de sédimenté, et surtout d’unilatéral, se dénoue, grâce à la fiction autant qu’à la narration, bénéficie de points de vue moins exclusifs, et en ce sens s’illumine davantage. Le roman, à cet égard, bénéficie d’un avantage sur la philosophie, et il le doit à sa plasticité, à la pluralité qu’il fait jouer en permanence, c’est-à-dire au rôle qu’y joue ce que Musil, dans L’Homme sans qualités, a si justement appelé le « sens du possible ». Là où le philosophe trace des limites qui se transforment aisément en un improbable carcan, le romancier joue sur des parentés ouvertes, des variations qui sont source d’un autre éclairage, plus propre à faire la part des contextes dont nos actes comme nos discours sont à vrai dire indissociables. Il est certes des philosophies qui permettent cela, mais il n’est pas sûr qu’elles y parviennent mieux que le roman. Car la fiction en est un élément essentiel. Wittgenstein disait que rien ne vaut les « concepts fictifs » qui nous aident à comprendre les nôtres. Cela s’applique parfaitement à Musil, et c’est en ce sens que le roman est une expérience – une « expérience de pensée », pour être plus précis – l’une de ces expériences qui permettent d’observer le comportement d’un élément dans des conditions que l’on pose et que l’on fait varier pour en apprécier les effets. Tout roman, à sa manière, réalise de telles expériences, naturelles contreparties de la narration et de la fiction. Mais chez Musil, c’est quelque chose de particulièrement clair, comme le montre la construction même de son roman : L’Homme sans qualités.

L’utopie de L’Homme sans qualités

14L’idée d’« homme sans qualité » est l’un de ces concepts fictifs. Un « homme sans qualité » est un homme à qui toutes les propriétés (les attributs) constitutives de ce qu’on appelle une personne font défaut : un être qui ne possède rien en propre, et dont le moi est à l’image d’un anneau au centre duquel il n’y a rien. Un tel concept est en fait la traduction d’une thèse qui peut aussi s’énoncer comme un théorème, soit : un monde sans qualités est strictement équivalent à un monde de qualités sans homme; ou alors ce théorème de l’amorphisme humain selon lequel l’homme est une substance moralement colloïdale qui peut aussi bien manger de la chair humaine que bâtir des cathédrales. Mais un tel être existe-t-il ? Le moi dût-il être une fiction, comme l’ont dit tour à tout Ernst Mach, Nietzsche et jusqu’à Musil lui-même qui, certainement, souscrivait à cette thèse, la personne a au moins cette réalité (fonctionnelle) qu’elle se vit, comme elle vit le monde et les autres, sur le mode de l’identité personnelle. Aussi un tel concept, projeté sur le mode narratif dans un monde constitué d’autres personnages, tout aussi fictifs mais pourvus de qualités (également par hypothèse), revient-il à pratiquer une expérience dont le roman est comme le compte rendu. Un peu comme dans Le Chevalier non existant, de Calvino, L’Homme sans qualités figure la singulière possibilité d’un monde où ce qui n’existe pas, si l’on veut, peut exister – c’est-à-dire se conjuguer à des possibilités de sens – en entrant dans un réseau de relations induites à partir de ce qui s’y trouve projeté. Mais quel en est le bénéfice ?

15Je n’ai pas besoin de dire que si tel est bien le principe élémentaire de construction autour duquel Musil a conçu son œuvre majeure, il serait difficile d’en résumer ne fût-ce que l’essentiel. On me permettra donc de mettre seulement en relief quelques aspects qui me semblent intéressants, dans la ligne de ce que j’ai commencé à indiquer. D’abord, on le voit ou on l’imagine, cette hypothèse que constitue – comme tout personnage de roman sans doute, et comme le premier d’entre eux : Don Quichotte –, le personnage de Musil : Ulrich, fonctionne comme un principe de variation qui dépend entièrement des ressources de la narration, en même temps qu’il les problématise, car si son identité est elle-même problématique, il va sans dire qu’elle contribue à relativiser, pour ne pas dire à compromettre, les principes éprouvés de la narration simple – et significativement ceux de la temporalité. De sorte que l’expérience autorisée par la fiction romanesque devient en même temps une expérience du roman, je veux dire une mise à l’épreuve de la forme romanesque. Ce n’est cependant pas tout. L’un des bénéfices de la construction hypothétique à laquelle Musil se livre est aussi de projeter une lumière, faite de contrastes et de contextes de possibilités, sur les représentations, les sentiments et les idées qui entrent dans le récit. Je ne peux qu’en donner des exemples, mais la question de la responsabilité, étroitement liée au « cas Moosbrugger » dans le roman, en constitue un exemple, de même que les questions qui touchent à l’histoire (passablement en panne, elle aussi, dans L’Homme sans qualités). Mais, comme je l’ai déjà suggéré, la grande affaire de Musil, c’est le sentiment. Or, quant au sentiment (et à ses rapports avec l’intellect), L’Homme sans qualités est certainement – avec l’œuvre de Proust, peut-être –, la plus extraordinaire tentative à laquelle le roman ait jamais donné lieu.

16Ulrich, dans toute la première partie du roman (les deux premières pour être plus précis), vit à l’essai le parti qu’il a pris de suspendre, par une décision purement intellectuelle, les croyances que nourrit ordinairement l’illusion du moi. En ce sens, il incarne hypothétiquement le seul choix de l’intelligence, et son indifférence – celle qu’il manifeste par exemple à l’égard de ses maîtresses – est à la mesure de ce choix. C’est ce qui fait que la question du sentiment intervient sur deux modes : celui des personnages qui s’y livrent aveuglément et démesurément, comme ils le feraient d’un remède, et celui d’une question en suspens, suspendue si je puis dire au personnage d’Ulrich – je devrais dire à l’« hypothèse Ulrich » qui figure ainsi comme question la possibilité d’un sentiment et d’une éventuelle vie du moi qui ne serait pas subordonnée aux attendus ou aux illusions d’une âme qui ne parvient à se trouver qu’en se rétractant, négativement, c’est-à-dire en se pensant comme étrangère à l’intellect et en creusant ainsi davantage les divisions de l’esprit. L’apparition d’Agathe, la sœur d’Ulrich, bientôt « sœur jumelle », comme pour en enrichir l’hypothèse, n’est pas du tout l’effet d’une décision arbitraire, comme le roman semble toujours en préserver la possibilité. Agathe n’est en rien comparable à « la marquise qui sortit à 5 heures » de Paul Valéry. Elle est au contraire l’hypothèse conséquente qu’appelle l’hypothèse Ulrich (c’est cela l’exactitude dans le roman, pas la vraisemblance), et qui est destinée à explorer la possibilité des noces de l’intellect et du sentiment, de l’âme (cette énigme irrésolue, dit Agathe, en empruntant ce mot à Novalis) et de l’intelligence. Que cette « histoire » prenne la forme d’une union incestueuse ne doit pas nous étonner – encore moins nous choquer – : Agathe et Ulrich sont frère et sœur, et doubles : ils se réfléchissent l’un dans l’autre comme deux faces de l’esprit. Mais il ne s’agit pas d’une allégorie. Leur histoire, l’utopie qu’ils tentent de vivre est une exploration du sentiment et de ses rapports avec l’intellect.

Une œuvre inachevée

17Des remarques qui précèdent, on pourra aisément inférer que si le roman devient ici source de connaissance, c’est en tant que roman, car c’est bel et bien l’élaboration narrative et la part de la fiction qui en constituent le principe et la source. C’est pourquoi Musil disait : « C’est dans l’écriture que se décide ce que je crois ». Que le sentiment s’y marie à l’intelligence et que l’œuvre en constitue une exploration, c’est même ce que suggère à l’évidence l’écriture musilienne dans les magnifiques pages des dernières parties du roman. Les pages les plus précises, les plus intelligentes, sont aussi celles de la plus extrême sensualité. Elles accomplissent, à coup sûr, dans ses visées les plus exigeantes, le projet qui conduisit Musil, plus de vingt années durant, à tenter de venir à bout de l’une des entreprises les plus ambitieuses du xxe siècle. Ces ambitions expliquent, pour une large part, que cette œuvre soit restée inachevée : Musil est mort en 1942, sans avoir réussi à vaincre les difficultés qui s’étaient multipliées au fur et à mesure qu’il avançait ou qu’il croyait avancer. Faut-il y voir un échec ? Lui-même en a éprouvé du découragement, mais il faut rendre justice à la modestie de l’entreprise, laquelle ne s’oppose en rien à ses ambitions, bien au contraire. Si Musil a tenté, avec L’Homme sans qualités, d’embrasser les questions les plus cruciales qui lui paraissaient être celles de son monde, et s’il en a fait l’objet d’une expérimentation, il n’a jamais attendu de la littérature des réponses totales ou définitives. Il était bien trop méfiant à l’endroit des grands systèmes ou des super-concepts, pour se laisser aller à cette naïveté. Peut-être sa conscience scientifique l’en a-t-elle préservé. La littérature, pour lui, pouvait tout au plus apporter ce qu’il appelait des « solutions partielles », c’est-à-dire des solutions susceptibles de fournir un éclairage (une intelligence) dans un contexte donné, pour des questions limitées, à un moment donné. On peut y voir, si l’on veut, une expression de son faillibilisme. Mais cela ne prive en rien son œuvre, bien au contraire, de ses vertus, pas plus d’ailleurs que son caractère inachevé. La question que se posent, à un moment, Ulrich et Agathe : « Comment vivre ? » n’est probablement pas de celles qu’on peut espérer résoudre une fois pour toutes, et c’est précisément celle que pose ce roman. Mais du coup, ce caractère qui donne à l’œuvre de Musil toute sa signification et sa portée pose aussi des problèmes d’édition.

18En mourrant, en 1942, Musil laissait un vaste chantier sur lequel il travaillait avec difficulté depuis plusieurs années. Seules les deux premières parties de L’Homme sans qualités avaient été publiées, et les quelques chapitres apparemment achevés que son éditeur avait essayé de lui arracher, à titre de suite, lui paraissaient encore à ce point provisoires qu’il les lui avait retirés au dernier moment. Dans les années qui ont suivi sa mort, on a toutefois vu paraître des projets d’édition qui tentaient d’offrir, à partir des matériaux laissés par Musil, une édition d’ensemble, inachevée mais assemblée si je puis dire, comme si l’architecture pouvait en être induite ou supposée. L’édition que l’éditeur de Musil fit paraître en 1953 présentait ce caractère ; c’est celle qui est encore en circulation en France et qui devrait bientôt laisser la place à une autre. Car, comme pour d’autres exemples auxquels on pourrait également penser, le seul parti imaginable – à supposer que l’on ait quelque raison de ne pas s’en tenir aux parties publiées par Musil de son vivant en intégrant toutes les parties posthumes – est celui qui consiste à laisser les manuscrits en leur état, en évitant surtout de leur donner un ordre qui figure un récit ou une finalité sous-jacente. C’est la décision qui a été prise pour les nouvelles éditions du roman qui ont vu le jour dans plusieurs pays au cours des dernières années. Pourquoi ? Probablement parce que les difficultés auxquelles Musil s’est heurté dans la dernière partie du roman sont aussi instructives que les parties qui ont été achevées. L’expérience dont je parlais tout à l’heure n’était pas destinée à converger en un point où elle prendrait tout son sens, comme un récit qui éclaire à rebours le processus qui en est constitutif. C’est l’une des différences, je crois, qui distingue Musil de certains de ses prédécesseurs; c’est aussi ce qui le distingue des visions téléologiques que la philosophie a connues; et c’est peut-être ce qui s’accorde le mieux avec ses propres suspicions ou ses propres doutes à cet égard. Comme on l’a dit parfois, cet aspect de son œuvre est ce qui l’apparente le plus à ce qu’il appelait lui-même un essai : « Les œuvres de l’esprit, disait-il, ont quelque chose d’inachevable et n’ont jamais, à proprement parler, de but accessible3. »

19C’est dire que le caractère inachevé de cette œuvre ne nuit en rien à sa grandeur. Bien entendu, on peut toujours imaginer qu’il en soit venu à bout. Mais ce n’est pas à la même œuvre que nous aurions alors affaire. Pour des raisons évidentes, bien entendu, mais aussi pour deux raisons que je voudrais indiquer en terminant. La première tient à ce qui est tenté dans cette partie qui le plaçait devant des choix impossibles, et qui se concentre dans deux chapitres concurrents : « Le voyage au paradis », où l’histoire d’amour du frère et de la sœur s’achève dans l’inceste et dans le drame, avec la guerre comme issue ; « Les conversations sacrées », dominées par une heureuse tension inachevée et inachevable. C’est là que le roman atteint un point culminant qui en interdit l’achèvement et qui s’ouvre sur une prolifération comparable aux sentiers qui bifurquent de Borgès, comme Italo Calvino l’a bien indiqué dans ses Leçons américaines.

20Quant à la seconde, elle repose sur un trait que seules les œuvres inachevées présentent, en ce que leur fait défaut l’identité qui appartient à d’autres. Dans la mesure où leur texte, à moins de le réduire à sa seule inscription, auquel cas il faudrait le livrer tel quel dans son état radical d’inélaboration, se donne comme pluriel et s’ouvre sur plusieurs versions, il cesse d’être unique. C’est le propre des œuvres inachevées, et on ne peut pas les en priver sans les priver de ce qui en fait, plus que d’autres, des œuvres indéterminées et ouvertes. L’Homme sans qualités est de celles-là et ce caractère est ce qui la rend si ardue, si peu propice à une lecture simple et apaisante. N’allez pas croire, toutefois, qu’elle ne réserve aucun bonheur, bien au contraire. Elle réserve à tout lecteur attentif et patient des moments d’humour, de sensibilité et d’intelligence dont il n’y a pas beaucoup d’exemples, et qui rendent difficile lorsqu’il s’agit d’apprécier ce qui nous est proposé sous le même label.