Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier critique
Fabula-LhT n° zéro
Théorie et histoire littéraire
Marielle Macé

« La valeur a goût de temps », Bourdieu historien des possibles littéraires

Ce qui est véritablement actuel vient toujours à temps. (Walter Benjamin)

1Alertées par « la moindre des ressemblances » (Gérard Macé le dit de Dumézil), les pensées structurales ont « l’art de créer des perspectives dans l’énorme forêt des Lettres », comme l’écrivait Valéry au sujet de Thibaudet. Si la sociologie du champ peut offrir une histoire littéraire, c’est sans doute sur ce modèle, au prix d’un détour par la géographie, au terme d’une représentation des modes d’organisation et des hiérarchies du paysage littéraire. Une histoire des lignes de force et de leurs déplacements, que ne renieraient sans doute dans son principe général ni le grand critique de la NRF, ni Julien Gracq :

Ce qui m’intéresse surtout dans l’histoire de la littérature, précise Gracq, ce sont les clivages, les filons, les lignes de fracture qui la traversent, en diagonale ou en zigzag, au mépris de écoles, des “influences” et des filiations officielles : chaînes souvent rompues de talents littéraires qui se succèdent ou qui apparaissent discontinûment, mais reviennent, aussi différents entre eux et pourtant aussi mystérieusement liés que ces visages féminins, aux résurgences chaque fois imprévisibles, dont l’amour exclusif que leur vouent certains hommes révèle seul et fait saisir la conformité occulte à un type1.

2Dans la sociologie du champ, ces modes d’organisation résident avant tout dans le recours à une ligne de fracture en particulier : la notion de genre littéraire. L’idée de « genre » est en effet très présente dans les analyses littéraires de Pierre Bourdieu, et c’est, avec celle de « style », la seule notion strictement esthétique à être constamment mobilisée dans la description des événements littéraires. Il est vrai que de toutes les notions critiques l’idée de genre est la mieux à même d’intéresser la sociologie, car c’est un concept médian, articulant le collectif et l’unique, l’universel et le singulier, une « idéalité incarnée » ou une « généralité intermédiaire », comme le disent du côté de la littérature Gérard Genette et Antoine Compagnon.

3Chez Bourdieu, l’idée de genre exerce cette fonction de médiation non à l’intérieur d’une théorie de la littérature en tant que telle, mais dans le cadre d’une pensée de la production historique de valeur. La sociologie exposée dans Les Règles de l’art (1992) invite, comme on sait, à « lever l’enchantement » et expose les enjeux des univers esthétiques en termes de lutte et de capital. C’est à l’intérieur de cette analyse critique de la production de valeur littéraire et, partant, des trajectoires agonistiques d’écrivains, que la notion de genre littéraire prend place, figurant comme objet de classement, et de classement axiologique. L’idée de genre nourrit en effet le postulat de l’« homologie », ou de la correspondance entre l’invention d’une forme et l’invention d’une position dans le champ littéraire. Elle n’est jamais prise au singulier (c’est l’aspect structural de la pensée du champ littéraire) : les genres se constituent en un espace, c’est-à-dire en un ensemble fini et bien délimité de places préconstruites ; ils désignent la part esthétique de la structuration du champ, ce sont les curseurs ou les repères des hiérarchies au sein desquelles les écrivains, qui opèrent sous une série de contraintes, sont appelés à choisir dans une logique de « distinction ». On comprend que cette vision topologique des genres, cette science des positions littéraires, qu’il partagerait d’ailleurs avec bien des génologues contemporains, n’a de sens pour le sociologue du champ que reconduite aux enjeux de la lutte pour le capital esthétique.

4La description de cette interface entre la Littérature (comme univers et comme valeur) et ses œuvres, intervient cependant à l’intérieur d’une pensée moins explicitement agonistique des « possibles », qui en déplace les implications. On a sans doute été moins attentif à la notion de « possible » qu’au concept de « valeur » dans les descriptions empiriques proposées par Bourdieu ; elle pourrait cependant faire figure de pivot de sa théorie du fait littéraire, et servir de point de contact ou d’objet de dialogue avec bien des pensées actuelles de la littérature. L’idée d’« espace des possibles », quoique synonyme déclaré de celle de « champ littéraire », impose en effet un cadrage métaphorique assez différent de ce dernier, et ouvre à des modes de temporalisation originaux qui répondent à bien des questions d’histoire générale de la littérature.

5L’espace hiérarchisé des genres est donc redéfini comme un « espace des possibles ». Cet espace est temporalisé, et ouvre la structure à une histoire – en particulier à un calcul de la nouveauté, à travers l’idée très féconde de « lacune structurale », case vide pré-désignée que l’œuvre nouvelle viendrait remplir ; cela suppose par exemple un aller et retour ou un ajustement réciproque entre le possible et son actualisation dans l’histoire, mouvement qui décide du mode d’existence des œuvres littéraires. Mais l’espace des possibles peut aussi présenter une ouverture plus radicale à la novation esthétique, et l’accent se déplacer de la représentation d’un espace fini de contraintes, c’est-à-dire au fond d’une pensée de la nécessité telle qu’elle est portée par la théorie du champ, à la conception d’un passage constant à d’autres possibles, à des univers esthétiques alternatifs qui permettent à Bourdieu de penser les véritables révolutions littéraires.

6Si la pensée des genres (et plus généralement du « champ ») comme « espace de possibles » incarne une véritable topographie de l’espace littéraire, c’est donc une topographie qui réfléchit à sa propre transformation ou à sa mise en branle, qui pense les formes de son historicité. Les propositions de Bourdieu nous invitent ainsi à inscrire la question si débattue des valeurs dans une chronologie résolument esthétique : histoire des places à prendre, des œuvres à faire et des vies à vivre, rythme des temps et des contretemps du littéraire, récit des modes de constitution d’un présent où il s’agit pour chaque écrivain, d’arriver à temps ou mieux : de faire date. Il me semble que cette dimension a été relativement négligée dans notre réception de la sociologie du champ, et c’est cette promesse d’histoire littéraire que, souhaitant cesser de renvoyer dos à dos ces « deux cultures » du fait littéraire, je voudrais examiner. On trouvera peut-être d’étrange méthode que je fasse dialoguer, malgré eux, Bourdieu avec Bergson, Thibaudet, Valéry, Gracq, ou encore une philosophe du temps littéraire comme Judith Schlanger ; mais il s’agit de souligner que, contrairement à la critique ordinairement formulée à son encontre, et via la notion pourtant la plus lourdement structurale, au moins en apparence, qu’est l’idée de genre, la sociologie de champ jette les bases d’une pensée du temps des œuvres où la littérature se reconnaît.

L’espace des possibles

7Les genres, chez Bourdieu, désignent avant tout ce qui est hiérarchisé (on regardera aux index des Règles de l’art et des travaux qui en sont solidaires l’entrée « genre », très souvent retraduite en « hiérarchie des »). « La hiérarchie des genres et, à l’intérieur de ceux-ci, la légitimité relative des styles et des auteurs, est une dimension fondamentale de l’espace des possibles », explique Bourdieu2. Une vision cartographique du monde intellectuel s’impose, dont les genres sont nécessairement le point central ; on trouverait d’ailleurs la même hypothèse dans une pensée « pré-structurale » (Antoine Compagnon) comme celle de Brunetière, et cette vision des genres comme espace orienté pourrait tout aussi bien servir la conception moderne de la notion, modérément structurale, historique et pragmatique. Car il s’agit, précise Bourdieu, d’adopter un « mode de pensée relationnel (plutôt que structuraliste)3 ».

8Mais l’organisation, on l’a dit, est ici plus agonistique que topographique : la littérature constitue « un univers où exister c’est différer4 » : l’espace se constitue certes sur le modèle, assoupli, de la linguistique saussurienne, mais traduit dans les termes de la lutte. Le modèle pose la lutte entre agents comme premier principe structurant. Dans cette analyse, les genres constituent essentiellement une catégorie axiologique. Selon Bourdieu, en effet, tout agent littéraire (ou social en général) est un « classeur classé par ses classements », en l’occurrence par ses schèmes de vision ou de division du champ littéraire. Le système générique apparaît comme un ordre de rangement et d’évaluation, ordre qui préexiste dans un champ explicitement délimité, et que l’itinéraire de l’écrivain conduit à conserver en l’état ou à modifier. Cette théorie des genres est si classante et, surtout, si définitoire de bornes externes et de frontières de l’espace esthétique, qu’elle a par exemple souvent débouché sur la sociologie des productions littéraires dominées.

9Cette axiologisation de la notion de genre me semble en fait correspondre à un moment historique de la Littérature, celui qui superposait la valeur littéraire à la convenance générique, à la fois production de l’œuvre conforme à son genre, et choix du genre convenable. Un des points faibles de l’analyse concerne justement cette inscription de la logique générique dans l’histoire ; à l’époque moderne, le « genre » en tant que tel est peut être moins classant que déclassé. La convenance générique est le concept clé des poétiques normatives des genres. Elle s’inscrit dans un ensemble notionnel qui, des règles de la bienséance à celles de la vraisemblance, régit les rapports de la littérature avec les conventions sociales et les normes de la représentation, et permet l’évaluation des œuvres. Efficacité, propriété, justesse, l’exigence de convenance est à la mesure de la conscience générique d’une époque, elle a dominé l’histoire occidentale depuis la littérature de l’antiquité jusqu’à la fin de la période classique. Mais le Romantisme a substitué une prescription d’hybridation à l’échelle de l’œuvre à la prescription de propriété à l’échelle du genre. Bourdieu ne l’ignore pas : « Flaubert sait reconnaître les siens. Il réagit violemment contre tout ce qu’on peut nommer la “littérature de genre”, par une analogie, qu’il suggère lui-même, avec la peinture de genre5 », mais continue à recourir aux genres comme à des principes d’appartenance univoque et de classement. On comprend donc les réserves formulées par la critique littéraire, devant cette reconduction, dans la sociologie du champ, de l’étude des genres à un état ancien (plus ancien que le moment d’autonomisation du champ, et largement antagonique avec lui) de la conscience et des pratiques de la généricité.

10Les objections ont en effet fusé du côté des littéraires, qui tenaient parfois à ce sentiment d’une insuffisance d’histoire dans le maniement des catégories littéraires, en particulier dans le découpage générique. Cette vision des genres, tout d’abord, se heurte de toute évidence à une conception d’inspiration benjaminienne, largement répandue dans la modernité, de l’œuvre comme événement. L’interrogation porte aussi sur la rapidité avec laquelle les catégories génériques sont choisies par Bourdieu, en l’occurrence l’évidence avec laquelle le découpage est reconduit à ce qu’on a appelé, avec Genette, la triade romantique, en une sorte d’essentialisation des genres qui fait peut-être l’économie de l’exigence de « pertinence » des lignes de partage pourtant posée par Bourdieu lui-même ; Jean-Marie Schaeffer a par exemple montré combien le renversement de la perspective serait profitable, qui partirait de l’observation des « noms de genres » effectivement en usage à telle période et non d’un grille, fût-elle modulable6. On s’est aussi interrogé sur la surévaluation possible de la place de la valeur dans l’approche sociologique des genres, c’est-à-dire sur la polémisation a priori des lignes de partage littéraire : est-ce le placement générique qui constitue un objet de lutte ? On a enfin fait porter le soupçon sur le « tout social » embrassé par la théorie du champ : comme l’explique Paul Dirkx7, les genres sont ici passés au tamis du social, c’est-à-dire appréhendés à partir de la problématique séculaire des rapports de la littérature et de la société, le roman ayant pour spécificité, dans cette vision, d’être en phase avec le réel, la poésie étant pour sa part reconduite au pôle le moins mimétique ou le moins fonctionnel du continuum générique. Or, poursuit-il, ce mythe du poète coupé du monde est le fruit d’une conception foncièrement sociale de la poésie qui en devient la part d’ombre, conception interne à la période d’autonomisation du champ ; trop peu d’histoire, décidément.

11Mais le profit de cette topographie des genres est peut-être ailleurs, non dans la pensée du classeur-classé, mais dans l’élaboration par la bande d’une représentation de la temporalité du littéraire ; et cela passe d’abord par la synonymie séduisante entre genres et possibles, qui change la nature même de la taxinomie. Déplaçant notre regard sur Bourdieu du geste de classement à la notion de possibles, on peut reconnaître dans ce modèle rigoureusement topographique de la littérature, et contre les objections « littéraires », une appréhension fine du mode d’historicité des œuvres, un modèle théorisant d’une façon originale leur mode d’apparition et le sens pris par cette apparition. Loin de nourrir une querelle de territoire, les propositions de la sociologie du champ entrent ainsi en résonance avec le virage pragmatique et historiciste qu’ont pris les études littéraires, et particulièrement les études génériques (Alastair Fowler, par exemple, parle à propos du répertoire historique des genres d’un « imaginary stock exchange8 », dans une métaphore parfaitement compatible avec celle de Bourdieu).

12En définissant l’agencement des genres comme un « espace des possibles », quelle conception de la possibilité, c’est-à-dire de la modalité, Bourdieu adopte-t-il ? La question est importante, car on y trouvera un point de rencontre inattendu avec ce que l’on pourrait appeler le « sentiment du temps littéraire » des auteurs eux-mêmes (Bergson, Valéry, Gracq, j’y insisterai), du moins de ceux d’entre eux qui se sont interrogés sur le temporalité esthétique et sa marche au cours du xxe siècle, après que la fixation de l’histoire littéraire comme discipline en avait peut-être durci les modèles, s’en tenant à un séquençage par siècles, par mouvements ou par chef-d’œuvres. La sociologie du champ rejoindrait ici le point de vue des agents, alors même que le regard sociologique et le regard créateur sont souvent renvoyés dos à dos dans une opposition que la première a en quelque sorte le privilège de penser, via la notion d’illusio.

13Avant de considérer le possible au plan du champ, c’est-à-dire en termes structuraux, Bourdieu l’a pensé au plan de l’habitus, c’est-à-dire en référence à l’intériorisation d’un schème de pensée fondamental, et selon un modèle grammatical dur, celui de l’actualisation, voire de la correction syntaxique, qui se lit probablement pour la première fois dans la préface qu’il a donnée à Architecture gothique et pensée scolastique de Panofsky en 1967. Le sociologue s’y intéresse à « la philosophie de l’histoire de l’art qui se trouve impliquée dans la notion d’habitus comme grammaire génératrice »9. La pensée du possible selon l’habitus aboutit d’ailleurs dans ce premier texte, non à la notion classificatoire (et nécessairement différentielle, relationnelle) de genre, mais à la notion plus identificatoire de style ; ainsi, toujours dans cette préface à Panofsky : « si l’évolution d’un style ne se présente ni comme le développement autonome d’une essence unique et toujours identique à elle-même, ni comme une création continue d’imprévisible nouveauté, mais comme un cheminement qui n’exclut ni les bonds en avant ni les retours en arrière, c’est que l’habitus du créateur comme système de schèmes oriente de manière constante des choix10 ».

14Une pensée très précise du rapport entre les possibles et les œuvres se dessine ; le champ, par exemple, se révèle plus inventif que les individus : « comme si l’habitus, cette grammaire génératrice de conduites, tendait à produire toutes les phrases concrètes dont elle enferme la virtualité [je souligne] et que jamais aucun programme conscient, surtout imposé du dehors, ne pourrait prévoir complètement11 ». C’est peut-être ce qu’on appellerait en philosophie le « réalisme modal », représenté par exemple par la position d’Aristote à l’égard de la notion de possible, pensée qui invite à considérer l’évolution comme la réalisation d’un programme, et le réel comme une perpétuelle actualisation de possibles.

15La promotion de la notion de genre dans les écrits suivants de Bourdieu maintient en partie ce point de vue : le choix d’un genre par un créateur est présenté comme le résultat de la « réduction successive des possibles » qui se présentent à lui, à l’intérieur d’une pensée de la nécessité (« la possibilité, et du même coup la nécessité12 », précise le sociologue). Il s’agit bien, là encore, d’une dynamique de l’actualisation, ce que l’on pourrait appeler la logique de « l’armoire aux possibles », en référence à un texte célèbre de Bergson. Dans un essai intitulé « Le possible et le réel », Bergson écrit en effet, à propos d’un interlocuteur qui lui demandait comment il prévoyait « la grande œuvre dramatique de demain » : « Je vis bien qu’il concevait l’œuvre future comme enfermée, dès alors, dans je ne sais quelle armoire aux possibles ; je devais, en considération de mes relations déjà anciennes avec la philosophie, avoir obtenu d’elle la clef de l’armoire13. »

16On peut considérer que chez Bourdieu, et dans une première logique, l’accent est en effet mis, pour « l’espace des possibles » (et non l’espace de possibles), non sur l’ouverture à la possibilité, mais sur le balisage a priori d’un domaine à peu près clos, non sur la modalité mais sur la prédétermination de ce qui peut advenir, non sur l’invention, mais sur l’actualisation. Cette actualisation correspond non seulement à un événement modal mais aussi à une logique temporelle très puissante, souvent présente sous la plume de Bourdieu : « il n’est pas possible […] de traiter l’ordre culturel (l’épistèmè) comme totalement indépendant des agents et des institutions qui l’actualisent et le portent à l’existence14 » ; les formes du changement, en conséquence, « dépendent aussi et surtout des rapports de force symboliques entre les agents et les institutions qui, ayant des intérêts tout à fait vitaux dans les possibilités proposées comme instruments et enjeux de lutte, s’emploient, avec tous les pouvoirs dont ils disposent, à faire passer à l’acte celles qui leur paraissent les plus conformes à leurs intentions et à leurs intérêts spécifiques15 ». On aboutit, dans l’insistance sur l’idée de grammaticalité, c’est-à-dire de correction de l’actualisation d’une règle (suivant un couple compétence vs performance formalisé par la grammaire générative) à ce que Bourdieu appelle un ars obligatoria : l’univers du pensable et de l’impensable, de la liberté et de la nécessité, « l’espace de ce qui est possible, concevable, dans les limites d’un certain champ16 ».

17La réflexion de Bourdieu permet pourtant de passer de ce « réalisme modal » de la structure à une autre conception des possibles esthétiques, en l’occurrence à ce que les philosophes en général et les wittgensteiniens en particulier appelleraient la « possibilisation17 » du champ présent, substituant à la causalité du nécessaire une vision ouverte des genres. De nouvelles questions peuvent alors être formulées : comment penser la potentialité, mais aussi la vacance, l’inexistence, l’illisibilité de certaines œuvres ? Cette deuxième logique de l’espace des genres fait de l’artiste un inventeur de possibles, et Les Règles de l’art la nourrissent aussi pertinemment que la première.

18Dans le texte que j’ai cité plus haut, Bergson affirme que si nous remettons le possible « à sa place », c’est-à-dire au cœur du réel dont il est une modalité, et non un état extérieur ni surtout antérieur, « l’évolution devient alors tout autre chose que la réalisation d’un programme ; les portes de l’avenir s’ouvrent toutes grandes : un champ illimité s’offre à la liberté18 ». Ici, la recherche des possibles ne présuppose pas l’existence ontologique de virtualités non encore réalisées. Le possible évoqué n’a pas d’antériorité logique ou chronologique sur le réel. Il est intéressant que Bergson, pour défendre cette conception du possible, prenne l’exemple d’une œuvre d’art, désormais pensée comme événement plutôt que comme actualisation : l’artiste crée du possible et du réel quand il exécute son œuvre, l’œuvre réelle devient rétrospectivement possible.

19Or cette réversibilité du temps des lettres, du moins ce réagencement soudain que connaissent, lorsque paraît le chef d’œuvre, les lignes de force passées, présentes, et futures de la littérature, modèle tout aussi puissant que la dynamique linéaire de l’actualisation, est également présente chez Bourdieu :

Lorsqu’un nouveau groupe littéraire ou artistique s’impose dans le champ, tout l’espace des positions et l’espace des possibles correspondants, donc toute la problématique, s’en trouvent transformés : avec son accès à l’existence, c’est-à-dire à la différence, c’est l’univers des options possibles qui s’en trouve modifié, les productions jusque là dominantes pouvant, par exemple, être renvoyées au statut de produit déclassé ou classique19.

20C’est bien ce que montre cette fois l’étude du genre de l’essai chez Philippe Olivera, elle aussi inspirée des hypothèses de la sociologie du champ20 : dans la promotion d’un nouveau genre, les frontières internes de la littérature mais aussi ses frontières externes se trouvent redéfinies, pour le présent mais aussi pour un passé nécessairement réinterprété à cette occasion.

21Ces deux conceptions du « possible », partant ces deux modes d’agencement de l’espace littéraire, Thibaudet en aurait d’ailleurs peut-être fait la ligne de démarcation entre la façon qu’ont les auteurs et la façon qu’ont les critiques de se rapporter au temps esthétique. « Il n’arrive jamais, absolument jamais, qu’un artiste de génie ait devant les yeux, avant d’avoir créé une œuvre, le modèle de cette œuvre. […] Créer dans un genre, c’est ajouter à ce genre. Ajouter à ce genre ce n’est pas se conformer à ce qu’il était avant nous, c’est le dépasser21 » ; pour l’écrivain, donc, le moteur serait tout entier futur, dans un vitalisme inspiré de Bergson, incarné par une œuvre « à faire » et non par ce que Thibaudet appelle, contre Brunetière, l’inertie pour l’acte créateur des « fragments de l’évolué ». À l’inverse, l’usage des genres littéraires par la critique suppose une synchronie de formes et de positions passées que la bibliothèque rend possibles : « le critique ne se comporte pas comme l’artiste. Il n’a pas d’œuvre d’art à faire. Il ne voit pas d’art devant lui. Il voit toutes les œuvres d’art derrière lui, comme des choses déjà faites. Son métier est de les considérer dans leur ensemble, de remarquer leurs traits généraux, et c’est de ces traits généraux qu’ils constituent ces êtres généraux que sont les genres22 ».

22C’est une analyse dont on retrouve aussi les accents chez Gracq, et qui culmine sur une formule voisine de celle de Bourdieu :

[U]ne œuvre réellement nouvelle est nouvelle non seulement par rapport aux œuvres précédentes, mais aussi par rapport à la perspective de recherche que les œuvres précédentes dessinaient aux yeux de la critique, ou plutôt semblaient dessiner. C’est même pourquoi, en littérature, une œuvre neuve peut être, au sens précis du mot, réactionnaire. L’œuvre de Stendhal, au milieu du romantisme, reste invisible non à cause de ses qualités alors sans emploi, comme on le dit souvent, mais plutôt parce qu’elle renvoie, de façon agressive, à l’idéologie du Directoire. Si ouverts que le critique essaie de tenir ses yeux, ils ne balaient jamais tout le champ du possible : ils sont orientés23.

23La distance du possible au réel, ici, est aussi celle de l’invisible au visible, c’est-à-dire la capacité d’une œuvre à exister pour son propre présent.

24Bourdieu s’accorderait-il à cette description qui, chez Thibaudet ou chez Gracq, engage à distinguer deux conceptions de l’œuvre à venir, de l’œuvre possible ou de l’œuvre à faire, selon qu’elle vient du critique ou de l’écrivain ? Aux yeux de Bourdieu, l’artiste novateur porte non seulement une œuvre, comme il était dit plus haut, mais surtout un champ tout entier « à l’existence ». Et c’est lorsque s’élargissent les possibles, c’est lorsque se redéfinissent les critères d’évaluation, que l’histoire est mise en branle : « André Antoine met en question une doxa qui, en tant que telle, était hors de question et met en mouvement tout le jeu, c’est-à-dire l’histoire [je souligne] de la mise en scène. / Il fait surgir d’un coup l’espace fini des choix possibles que la recherche théâtrale n’a pas encore fini d’explorer, l’univers des problèmes pertinents sur lesquels tout metteur en scène digne de ce nom doit, qu’il le veuille ou non, prendre position24 ». Toute histoire avance au rythme de ces reconfigurations.

25En d’autres théories encore, le possible sera dit horizon (c’est la place que lui font les théories de la réception), répertoire (c’est la définition de l’espace des genres chez A. Fowler, espace hétérogène, absolument ouvert, fait de tous les noms de genre disponibles et en usage à une époque donnée), bibliothèque (c’est, on le reverra, l’image privilégiée par Valéry), ou même livres fantômes. Cette dernière conception est incarnée par la notion de « textes possibles », aujourd’hui familière aux poéticiens, mais dont on pourrait redégager les plis temporels ; selon l’expression de Michel Charles (qui retrouve à ce titre les belles descriptions, par Gracq, des épaves de récits possibles échouées au seuil de l’œuvre), et dans la lignée des analyses de Valéry sur l’arbitraire du récit, tout texte demeure environné de ses possibles, qui fonctionnent autour de lui comme autant de satellites. Parmi les récits possibles, mais généralement rejetés au seuil de l’œuvre dans la période moderne, il y a d’ailleurs le récit conforme génériquement25.

26C’est peut-être via cette promotion du possible que la sociologie du champ peut s’émanciper de l’anachronisme relatif d’une théorie des genres fondée sur la notion de conformité, de convenance, ou de grammaticalité. L’« espace des possibles », de ce point de vue, est un assouplissement du « champ », et une autre façon d’en déployer la structure ; certes, partout « champ » et « espace des possibles » sont considérés comme synonymes par Bourdieu ; mais les registres métaphoriques en sont fort éloignés : d’un côté un univers agonistique, de l’autre le déploiement d’une temporalité différentielle. D’ailleurs la notion d’espace des possibles est un point d’articulation essentiel avec le grammaticalisme de Foucault (c’est autour de cette idée d’espace que Bourdieu fait une sorte de bilan critique des conceptions de la littérature, et mesure ses propositions à celle du philosophe). Le dialogue se noue en effet dans Les Règles de l’art autour de la répétition de l’expression foucaldienne de « champ de possibilités stratégiques26, » et le point d’achoppement porte précisément sur l’analogie avec la grammaire et son peu d’historicité : « il [Foucault] refuse explicitement de chercher ailleurs que dans le “champ du discours” le principe de l’élucidation de chacun des discours qui s’y trouvent insérés27 », et les formalistes russes, « comme Michel Foucault, restent très proches de la philosophie de l’histoire saussurienne28 », modèle peu historique du changement « dans lequel les mécanismes essentiels sont des abstractions ultimes, identité et différence29 ».

27Cette question du changement littéraire est donc peut-être ce que Bourdieu trace avec le plus d’acuité ; et les mécanismes qu’il mobilise, dans ce dialogue implicite avec un Foucault structuraliste, ne sont alors plus structuraux, mais justement chronologiques : non pas simplement identité et différence, mais contemporanéité, retard, novation…

Une histoire des places à prendre

28Bourdieu pense en effet les modèles temporels associés à sa représentation de l’espace littéraire, et ces modèles temporels sont directement greffés sur la topographie des possibles.

29La tension qui définit le contemporain, tout d’abord, naît directement de la spatialisation des valeurs : « La question fondamentale devient alors de savoir si les effets sociaux de la contemporanéité chronologique, voire de l’unité spatiale […] sont assez puissants pour déterminer, par-delà l’autonomie des différents champs, une problématique commune, entendue non comme un Zeitgeist, une communauté d’esprit ou de style de vie, mais comme un espace de possibles ». Valéry s’interrogeait lui aussi sur le voisinage des contraires, qu’il comparait à la synchronie d’une bibliothèque ; je souligne cette convergence de vues pour suggérer que cette sociologie de la production littéraire n’exclut pas le point de vue des acteurs. Voici ce qu’écrivait Valéry au sujet de ses contemporains :

Ces auteurs si divers sont infiniment voisins. Ils ont eu les mêmes livres, les mêmes journaux, - suivi les mêmes lycées, et généralement eu les mêmes femmes…
Voir à la fois les grands ouvrages et la poussière des petits dans le ciel intellectuel. Voir coexister la constellation Égypte – et celle Hellas et la Renaissance, comme nous le faisons, comme le permet une bibliothèque, un musée – une tête érudite – et les vagues lueurs des choses disparues, soupçonnées…
Comme on le voit au plafond des apparences célestes, des corps et des groupes, d’âges énormément différents… La rétine fait toutes choses contemporaines30.

30Pour Bourdieu aussi la « simultanéité des non-contemporains », ainsi que le dirait l’école historique viennoise du début du siècle, est le propre du présent littéraire, « dans la lutte qui synchronise des temps discordants ou, mieux, des agents et des institutions séparés par du temps et dans le rapport au temps31 ». L’espace des possibles se trouve ainsi subtilement temporalisé, et non plus dépendant d’une chronologie associant mécaniquement le virtuel à l’actuel. Chaque période offre cet aplatissement de la contemporanéité ; le sociologue s’attarde ainsi sur « l’éternel présent de la culture consacrée où les tendances et les écoles les plus incompatibles “de leur vivant” peuvent coexister pacifiquement, parce que canonisées, académisées, neutralisées32 ». Le canon, c’est-à-dire le décret de valeur, est inséparable de cette synchronie. Tout ce qui se présente aux yeux du créateur comme le « déjà fait », c’est-à-dire aussi le « faisable », se présente aux yeux du public comme le « déjà lu », c’est-à-dire aussi le « lisible ».

31La lutte, ou la valeur, restent centrales, mais elles s’inscrivent dans une temporalité singulière, et résolument esthétique – contrairement à ces histoires de la littérature qui rabattent les principes de leur scansion sur des modèles temporels empruntés ; elle permettent de configurer ce que Judith Schlanger appellerait un « passé pertinent33 », ou la conscience d’une dette, c’est-à-dire de la persistance, au présent, d’une tradition : « L’héritage accumulé par le travail collectif, explique Bourdieu, se présente ainsi à chaque agent comme un espace de possibles, c’est-à-dire comme un ensemble de contraintes probables qui sont la condition et la contrepartie d’un ensemble fini d’usages possibles34 ». Cette conception, et les implications temporelles qui s’en dégagent, me semblent décrire avec acuité la venue à l’existence d’œuvres liées à de fortes contraintes génériques, en particulier dans le domaine de la poésie ; la structure formelle très stricte du sonnet, par exemple, est un véritable défi lancé par l’histoire aux poètes ; le genre y incarne un passé déterminant, exigence radicale de concentration esthétique pour l’auteur, et cadre de perception très fort qui détermine une attente du sens pour le lecteur. L’état d’un univers poétique à une période donnée se décrit bien alors selon un agencement de possibles contemporains les uns des autres pour le regard de l’écrivain ; dans sa belle étude sur Apollinaire35, Anna Boschetti suggère d’en voir la figure dans le défilé des ancêtres magiquement contemplé par le poète : « Le cortège passait et j’y cherchais mon corps ».

32L’histoire littéraire qui en découle est une histoire où il s’agit non seulement de « différer », comme l’impliquait l’insistance sur la composante structurale de l’organisation du champ, mais aussi de prendre sa place, et de la prendre à temps, d’arriver en son heure. Judith Schlanger retraduit elle aussi, pour son propre compte, la question des valeurs en problème temporel : comment une création peut-elle « faire la différence ? », demande-t-elle, ce qui se transforme en question posée à chaque œuvre : « pour moi, maintenant, seras-tu un événement36 ? » L’espace des possibles, explique Bourdieu, est « un espace orienté et gros de prises de position qui s’y annoncent comme des potentialités objectives, des choses “à faire”, “mouvements” à lancer, revues à créer, adversaires à combattre, prises de positions établies à “dépasser”, etc.37 »

33Le temps est ici perçu sur le mode de la prescription ; ce n’est pas une histoire de la surprise, mais une histoire des situations à occuper, inscrite dans la notion extrêmement forte de « lacune structurale », à laquelle on peut désormais donner un goût de temps, c’est-à-dire un goût d’attente.

Pour que les audaces de la recherche novatrice ou révolutionnaire aient quelques chances d’être conçues, explique Bourdieu, il faut qu’elles existent à l’état potentiel au sein du système des possibles déjà réalisé, comme des lacunes structurales qui paraissent attendre et appeler le remplissement, comme des directions potentielles de développement, des voies possibles de recherche. Plus, il faut qu’elles aient des chances d’être reçues, c’est-à-dire acceptées et reconnues comme “raisonnables”, au moins par un petit nombre de gens, ceux-là mêmes qui auraient sans doute pu les concevoir38.

34La notion de « lacune structurale » désigne donc à la fois une faisabilité et une lisibilité, le genre comme système de compétences et comme objet de reconnaissance39. Des positions vides mais prédéterminées pourront être occupées par un nouveau contenu, sans que pour autant la nouvelle donne issue de cette resémantisation ait été prévue par la configuration d’origine ; ces positions conceptuelles déjà prêtes du champ littéraire sont surtout, pour souligner qu’une dimension temporelle met en branle le « cortège » des positions, des « pierres d’attente ».

35On trouvera peut-être intéressant que cette histoire des places à prendre entre à nouveau en résonance avec la perception du temps littéraire exposée par un écrivain, en l’occurrence avec les analyses de Gracq dans « Pourquoi la littérature respire mal » :

[C]omme ces politiciens qui savent d’avance de quel côté l’histoire penche, [les critiques] savent, à défaut de la faire, de quel côté la littérature a le devoir d’aller. La critique moderne intelligente, par exemple, est ce que j’appellerais une critique de gaillard d’avant : elle a l’œil braqué d’avance sur les nouveaux mondes. Ces mondes nouveaux, elle en a déjà dépassé beaucoup : elle s’est fait à la longue une idée de leurs signes distinctifs : elle sait qu’avec chacun tout est neuf et étrange, dépaysant : les fleurs, les odeurs, les bêtes, et ces mondes neufs s’appellent, si l’on veut, Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, Jarry, les poètes du surréalisme ; ils s’appellent aussi, dans un autre ordre, Proust, Joyce, Kafka. Elle s’est fait tant bien que mal une idée du moment où il convient de crier : “Terre !” Elle sait que chaque fois l’apparition a été marquée par une sorte de secousse d’ordre métaphysique : une modification violente, très apparente, des rapports de la conscience avec le monde, avec le temps, avec la liberté. Quoi d’étonnant à ce qu’elle découvre maintenant, sous le nom de nouveau roman, ces curieux romans en zinc, qui semblent voués à je ne sais quelle assomption du réverbère, de la lampe Pigeon et du bouton de guêtre, et qui par ailleurs font redescendre par un certain côté à la littérature tout le chemin que la peinture a dû remonter de Meissonier et de Detaille à Picasso. Une littérature d’où l’homme est enfin expulsé au profit de l’objet, et qui le claironne, c’est précisément une découverte que la critique moderne était préparée à faire maintenant, c’est, si je puis dire, une découverte dans la ligne, une découverte prévisible, ce qui ne va pas sans nous la rendre du même coup vaguement suspecte40.

36Gracq manifeste ici une méfiance envers une représentation romantique de l’événement littéraire, qui n’est peut-être pas éloignée de celle de Bourdieu : « La littérature n’est pas toujours, n’est pas obligatoirement une croisière de conquistadors, ou du moins elle n’en a pas toujours l’arrogance très affichée. Pendant de longues périodes ou rien en apparence ne bouge, on la dirait occupée seulement à transfuser dans des formes stables un sang différent, plus subtil41. »

37La vertu historique du modèle sociologique vient en effet de ce qu’il permet une perception différentielle du temps : la place désignée plus haut, la lacune structurale, l’œuvre qui est « à faire », c’est-à-dire qui détermine un présent de l’art, l’artiste vient l’occuper plus ou moins vite, avec plus ou moins d’avance ou de retard. Cet intérêt discret de Bourdieu pour la notion de délai (là encore, on peut songer à Gracq, cette fois à son essai intitulé « Proust considéré comme terminus ») me semble être le signe d’une pensée très aboutie de la Littérature, fortement déterminée comme un espace-temps. Chaque conception d’ensemble du littéraire engendre ses modèles historique privilégiés ; celle-ci, construite autour de la lutte pour la valeur et la définition d’un univers de possibles esthétiques, s’incarne dans un ensemble de réflexions sur les contretemps constitutifs de l’histoire littéraire : avant-garde, arrière-garde, temps d’avance ou temps de retard… « [L]a valeur a goût de temps », écrivait Judith Schlanger. La pensée de Bourdieu donne un visage concret, des lois et une méthode potentielle à cette belle maxime.

38Le sociologue a par exemple forgé, au détour d’une phrase, la notion étonnante d’« âge artistique42 », qui ne désigne pas une ère ou une séquence temporelle, mais la conjonction, dans tout événement esthétique, d’une place (c’est-à-dire d’une valeur différentielle) et d’un moment : les œuvres naissent plus ou moins jeunes, plus ou moins vieilles, et cet âge esthétique est « mesuré à la position que le champ leur assigne dans son espace-temps ».

39La notion d’avant-garde, elle aussi, mêle une axiologie et une forme temporelle, et manifeste l’existence d’une chronologie interne à chaque région de la littérature, en l’occurrence sa marche vers l’autonomisation, coextensive à l’avance qu’elle désire prendre. « Ainsi […] se développe, au sein de chaque genre, un secteur plus autonome – ou, si l’on veut, une avant-garde. Chacun des genres tend à se cliver entre un secteur de recherche et un secteur commercial43 », deux marchés qui sont aussi deux moments esthétiques. Gracq disait lui aussi, dans « Pourquoi la littérature respire mal », en une bipartition qui rejoint celle de la production de masse et de la production restreinte proposée par le sociologue que, « depuis plus d’un siècle maintenant la France n’a plus une littérature, mais deux – presque étrangères l’une à l’autre ». Contrairement à Bourdieu cependant, Gracq n’oppose pas le haut au bas, il oppose deux hauteurs, décrit deux excellences littéraires : celle d’une littérature de rupture et celle d’une littérature de tradition ; mais comme Bourdieu il insiste sur les puissances de la synchronie : « dans cette coexistence qui se prolonge, une règle est violée : la règle historique qui veut que l’apparition de la première annonce à bref délai la mort de la seconde44 ». C’est encore un effet de contretemps, où l’invention littéraire ne se paie pas de la progression chronologique qu’elle désire incarner : il y a, précise Bourdieu des avant-gardes sans avancées45.

40L’avant-garde ainsi conçue traduit encore une fois en termes temporels la contrainte de la recevabilité : il faut qu’une nouveauté ait des chances d’être reçue, expliquait-on plus haut ; or cette chance de la réception, c’est celle de l’entrée dans une série chronologique. L’écrivain peut en effet avoir un temps d’avance, dans une représentation qui mêle elle aussi topographie (en l’occurrence couplage) et chronologie : « En fait, à condition d’y être attentif, on trouve des témoignages nombreux des représentations de l’espace des possibles : c’est, par exemple, l’image des grands devanciers par rapport auxquels on se pense et on se définit, comme les figures complémentaires de Taine et Renan pour telle génération de romanciers46 ». Et il peut avoir un temps de retard, un retard esthétique jugé après-coup. Bourdieu a étonnement mis en schéma cette figure du retard dans Les Règles de l’art, en une sorte de cortège des « générations artistiques » disposées suivant leur période de péremption.

41L’artiste intervenant à contretemps devient, sous sa plume, l’équivalent d’un créateur de fausse monnaie : « Sorte de fossiles d’un autre âge, ces peintres qui font dans le présent ce que faisait l’avant-garde du passé (comme les faussaires, mais à leur propre compte) font un art qui n’est pas, si l’on peut dire, de leur âge47 ». Cette conjonction de hiérarchie et de moment faisait déjà le cœur de la seule remarque que Bourdieu retenait de Zola, à propos de tout un genre, d’un genre marchant d’un pas constamment décalé et pour cela considéré comme mineur : le théâtre « est toujours en retard sur le reste de la littérature48 ». « Il est significatif, ajoute Bourdieu, que Gide évoque explicitement le retard de la littérature par rapport à la peinture pour exalter le “roman pur”, débarrassé du sens » : « Je me suis demandé par quel prodige la peinture était en avance, et comment il se faisait que la littérature se soit ainsi laissé distancer49 ? » Au terme de ces aperçus sur les avant- et les arrière-gardes, le sociologue conclut en ces termes : « Il s’ensuit que, dans l’espace du champ artistique comme dans l’espace social, les distances entre les styles ou les styles de vies ne se mesurent jamais mieux qu’en termes de temps50 ». La production de valeur recouvre un système de contemporanéités étagées, d’avancées, d’éloignements, de retards.

42La théorie de la valeur dont on a montré qu’elle était fragile lorsqu’elle ne se disait qu’en termes de classement, se trouve ainsi transformée en histoire. La dialectique de la distinction voue ce qui a « fait date » à passer à l’histoire, le classique à être déclassé. « C’est la lutte même qui fait l’histoire du champ ; c’est par la lutte qu’il se temporalise »51 ; le vieillissement, de ce point de vue, ou la péremption, ou l’oubli des œuvres, ne consistent pas en un passage mécanique au passé, de même que la venue à l’existence ne consiste pas nécessairement en une actualisation : « Faire date, c’est inséparablement faire exister une nouvelle position au-delà des positions établies, en avant de ces positions, en avant-garde, et, en introduisant la différence, produire le temps ».

43L’histoire littéraire qui en découle est une construction fine, modulée, où chaque point du temps est passé au tamis d’une hypothèse théorique forte : l’idée de retard est impliquée par une pensée de la hiérarchie, celle de contemporanéité permet de poser la question du style, celle de la novation intègre une théorie de la réception ou de l’acceptabilité des révolutions esthétiques.

Le « désir de vivre plusieurs vies »

44Déplacer l’accent de la notion de champ à l’idée de possible permet ainsi de passer d’une taxinomie à un « montage de temps hétérogènes » (selon le mot de G. Didi-Huberman). Le passé, c’est-à-dire l’héritage, est tout entier embrassé dans l’espace des possibles, l’avenir y est indiqué mais aussi préservé (dans l’opposition à Foucault, c’était d’ailleurs la nécessité de penser la novation esthétique qui faisait la différence), et le présent s’y trouve configuré, doté d’un sens.

45Doté d’un sens en effet, comme tout ce qui fait matière à récit. Le point ultime de cette temporalisation, qui permettra aussi de déplacer in fine le regard vers un Bourdieu écrivain, et qu’on me pardonnera de traduire en termes existentiels, en façon de se rapporter au monde social, il me semble en fait le trouver dans l’omniprésence de cette même notion d’« espace des possibles » dans l’entreprise (auto)-biographique du sociologue, Esquisse pour une auto-analyse. Mieux encore qu’en histoire esthétique de la littérature, en histoire accordée à la perception des acteurs, la topographie du champ aboutit en effet en récit de vie. Et le récit d’une vie ou d’une œuvre où, là aussi, il s’est agi de « faire date ».

46Lorsqu’il présentait le répertoire des genres offert à Flaubert, Bourdieu précisait que Flaubert voulait couvrir l’espace des possibles, « jouer pleinement de toutes les ressources inscrites dans l’espace des possibles qui, à la façon d’une langue ou d’un instrument de musique, s’offre à chacun des écrivains comme un univers infini de possibilités enfermées à l’état potentiel dans un système fini de contraintes52 ». Cette façon de penser le contexte rend au passé sa structure de présent ouvert, elle lui restitue l’énergie de l’histoire. Le possible, c’est ainsi la place tournée vers l’action, la place « plus » le temps, sans doute l’équivalent (ou le concurrent triomphant) de la situation sartrienne. Or Bourdieu s’identifie à l’évidence à Flaubert (et via Flaubert il lutte avec Sartre), il le répète à l’envi dans l’Esquisse : lui aussi triomphe de cette dialectique de liberté et de nécessité, lui aussi est un inventeur de places : « tout concourait à faire que l’espace des possibles qui s’offrait à moi ne pouvait pas se réduire à celui que me proposaient les positions constituées dans l’espace de la sociologie53 ». Cette « protestation de singularité », comme eût dit Barthes, est passionnante : déterminer, ou transformer de façon monumentale « l’espace des possibles » du savoir est bien l’objet central de l’Esquisse pour une auto-analyse.

47Le possible est en effet aussi une catégorie de la pensée biographique de Bourdieu, et sans doute une notion plus investie qu’il n’y paraît : elle est en quelque sorte poussée à l’extrême de ses vertus d’invention lorsqu’il s’agit d’analyser une vie, la sienne, allant jusqu’à la charge affective et à l’invention d’univers fictionnels. Cette notion centrale de la pensée biographique est aussi un moteur narratif, qui tient lieu d’univers ou de coordonnées du récit ; elle ponctue chaque grande articulation narrative de l’auto-analyse, occupant la place qui est celle des actions héroïques ou des choix des grands romans réalistes : « l’espace des possibles tel qu’il m’apparaissait », l’expression revient à tous les carrefours de l’existence, figure en quelque sorte le déploiement du vaste monde devant le héros d’un roman d’apprentissage. « Peut-être n’est-il pas tout à fait déplacé en effet de voir une sorte de Bildungsroman intellectuel dans l’histoire de cette recherche », écrit au passage Bourdieu54.

48Le possible confie la vie aux scénarios de roman, à chaque pivot du récit, à chaque moment de choix ou d’invention. L’auto-analyse s’ouvre ainsi discrètement à la narrativité dans ce qu’elle a de plus romanesque. Le chapitre intitulé « L’illusion biographique », dans Raisons pratiques, emprunte d’ailleurs aux théories sémantiques de la fiction fondées sur la notion de monde possible, qui étaient déjà présente dans la pensée des genres des Règles de l’art. L’univers du savoir apparaît comme un décor désirable ; il est question, par exemple, de « ces professeurs qui, notamment les femmes, proposent un univers de découvertes intellectuelles et de relations humaines que l’on peut dire enchantées55 ».

49Dans cet espace des possibles d’existence, l’accent n’est pas mis sur la délimitation des frontières, mais, comme dans la « possibilisation » du champ et dans l’invention esthétique, sur la multiplicité de places à prendre, sur l’infinité des recherches à mener pour celui qui s’est vécu et figuré, à la manière de Flaubert, comme le « forçat » colérique de la sociologie française. Les possibles incarnent la promesse d’un anti-destin : j’aurais pu être autre, et j’étais d’ailleurs, précise Bourdieu, toujours autre et mobile, à la fois « anti-tout » et « attrape-tout56 ». Cette sorte de phénoménologie du temps laborieux, ou du temps opéral, que la para-auto-biographie permet d’esquisser, n’est peut-être pas étrangère à un vieil intérêt du sociologue : Bourdieu raconte avoir déposé auprès de Canguilhem un sujet de thèse sur « les structures temporelles de la vie affective », et avoir longtemps écrit le soir à propos de « la structure de l’expérience temporelle selon Husserl57 ». Avant de clore son récit, l’autobiographe rapporte enfin les pénibles scènes de course pour le réfectoire à l’internat, en une singulière expérience temporelle qui dit la peur de subir, comme dans l’espace et l’histoire littéraires, la sanction due au retard, les « luttes quotidiennes, […] toutes les ruses qu’il fallait, à chaque instant, déployer pour obtenir son dû, conserver sa place, défendre sa part, […] arriver à temps58 ».

50Une métaphore bien choisie finit toujours par offrir beaucoup plus que ce que l’on y a mis, c’est un peu ce que suggérait Bourdieu lorsqu’il commentait les images dont usait Lévi-Strauss. « L’espace des possibles » est peut-être pour lui ce que fut la métaphore de la « Situation » pour Sartre ou celle du « Regard éloigné » pour Lévi-Strauss : une signature intellectuelle et existentielle, le choix d’un certain rapport au monde social ; entre ces trois penseurs les images font sens : pour le philosophe elle incarne un désir de solidarisation avec la réalité, pour l’anthropologue une distance méthodique, pour le sociologue une pluralité de places prises ou à prendre, de situations à occuper ou à transformer dans le réel. Fidèle à une vision du monde social, l’image terriblement projectible d’un « espace des possibles » continue pour nous de porter le « désir de vivre plusieurs vies » dont il est tant question dans l’Esquisse pour une auto-analyse et qui traduit, in fine, un sentiment du temps, « une vraie passion, qui ne s’est jamais démentie, pour les vraies avant-gardes59 ».