Colloques en ligne

Stéphane BAQUEY

Versificateurs, tout de même. Usages et mentions du vers après le tournant des années 80

1 Genette a significativement placé la poésie, en tant qu’elle relèverait de la diction et non de la fiction, dans les marges de la littérature, ou du moins dans une zone aux frontières indistinctes1. Ce classement problématique peut constituer un gain pour son étude : un statut littéraire quasi-conditionnel permet de reconnaître sa dynamique extensionnelle, son exploration de la pluralité des discours, hors de toute constitution générique stable. Malheureusement, ce classement conduit aussi, bien souvent, dans un contexte où fiction est devenu plus ou moins synonyme de littérature, à enfermer la poésie dans une sorte de ghetto. En particulier, la poésie serait peu apte à la polyphonie dont le grand genre serait le roman et aurait dès lors peu accès à l’ironie – s’il est vrai que l’ironie est fondamentalement un phénomène polyphonique. Ainsi, le poétique, conçu comme un emploi émotif du langage, ou encore le lyrisme, identifié à un mode énonciatif privilégiant la première personne, peuvent-ils faire obstacle à la reconnaissance de la pluralité et de la singularité des poèmes2. Philippe Hamon, dans un chapitre de son livre sur l’ironie, prend le contre-pied d’un tel préjugé. Il affirme qu’« il y a, à l’évidence, du moins a priori, beaucoup de parentés entre poésie et ironie3 ». C’est une position que je défendrai également, tout en précisant que l’a priori en question n’impose pas une condition nécessaire et suffisante à la poésie : il n’a d’autre valeur qu’hypothétique et d’application que relative à certains corpus historiques de poèmes.

2 Mon questionnement porte donc sur la place de l’ironie dans un genre littéraire. C’est à dire que j’envisage ce type particulier d’ironie qui porte sur des procédés identifiés comme spécifiquement littéraires, le procédé ou plutôt la forme dont je parlerai étant le vers – à savoir le trait rhématique privilégié qui, selon Genette, est susceptible de rendre constitutivement littéraire la diction poétique. Ce type d’ironie, portant sur un procédé, peut être nommé parodie. Plus précisément je m’appuierai sur la distinction faite par Dan Sperber et Deirdre Wilson, dans leur article fameux de 1976 sur « Les ironies comme mention4 ». L’ironie et la parodie reposent selon eux sur un même phénomène énonciatif de « mention », ce qui les distingue étant que l’ironie est une mention de proposition tandis que la parodie est une mention d’expression. La parodie littéraire serait donc la reprise d’une expression spécifiquement littéraire, d’un procédé, le vers par exemple, mais de telle manière que cette reprise ne se fasse pas en emploi, mais en mention, autrement dit de telle manière que le locuteur ne s’identifie pas pleinement à l’énonciateur de ce procédé, l’énonciateur étant ici soit un auteur dominant dans la tradition, soit la tradition elle-même constituée en une sorte d’auteur collectif. L’enjeu de la lecture et de l’interprétation de la parodie est dès lors dans l’appréciation de l’attitude du locuteur envers l’énonciateur dont il se démarque5, autrement dit dans l’appréciation de la modalité de la reprise énonciative. Et, de même que, d’un point de vue sémantique, la parodie ne se réduit pas à la substitution du contraire implicite à l’expression littérale (que serait d’ailleurs le contraire sémantique du vers ? la prose ?), de même, d’un point de vue pragmatique, la modalité de la reprise énonciative parodique ne se réduit pas à une intention de raillerie, par exemple, mais couvre un faisceau d’attitudes bien plus large, dépendant du sens singulier de chaque œuvre. J’ajouterai qu’une telle conception de la parodie, s’appuyant, pour y reconnaître une dynamique énonciative, sur les analyses de la pragmatique, présuppose que l’on puisse considérer l’expression littéraire, autrement dit le procédé, comme un fait spécifique, autrement dit comme un trait rhématique. Ce sont les travaux des formalistes russes qui ont fondé cette possibilité et, les prolongeant et les dépassant, ceux de Bakhtine qui, dans l’étude de l’évolution des procédés littéraires, met l’accent, comme le font à leur manière Sperber et Wilson pour l’étude de l’ironie, sur le caractère dialogique de tout énoncé. C’est là un ensemble théorique sans originalité. Mais je tenais à exposer sur quels présupposés j’appuierai mon propos. J’espère qu’apparaîtra la pertinence de cet ensemble pour lire quelques versificateurs français après le tournant des années 1980, quitte à déplacer les termes, si cette pertinence vient à manquer.

3 La poésie aurait donc une parenté a priori avec l’ironie. Plus précisément, s’il est vrai que la diction poétique n’est constitutivement littéraire qu’en tant qu’elle exemplifie des traits rhématiques, alors la poésie a, plus qu’aucun autre genre littéraire, tendance à se styliser, autrement dit à asseoir sa possibilité en constituant un ensemble stable de procédés spécifiques, le vers étant l’un des procédés les plus pertinents dans la tradition. Or c’est précisément cette stylisation qui se prête à la reprise et à la distanciation parodique, au moment où, pour une raison ou pour une autre, la tradition qui a constitué cet ensemble de procédés spécifiques ne peut plus être ré-énoncée par un certain nombre de poètes. On pourrait sans doute parler de l’anti-pétrarquisme du XVIe siècle, du travestissement burlesque au XVIIe siècle. Philippe Hamon quant à lui, citant Les odes funambulesques de Banville, l’Album zutique et Les complaintes de Laforgue, pointe un moment parodique décisif dans la tradition poétique française : celui où le vaste remploi romantique de cette tradition connaît une remise en cause catastrophique6, remise en cause dont le diagnostic a été établi par Mallarmé dans « Crise de vers ». Quant au tournant des années dix-neuf cent quatre-vingt, il se pourrait qu’il soit une sorte de contre-coup de cette catastrophe de la deuxième moitié du XIXe siècle.

4 Telle est du moins la thèse qui se dégage de l’Essai sur quelques états récents du vers français de Jacques Roubaud, La vieillesse d’Alexandre, dont la première édition date de 1978, autrement dit est contemporaine dudit « tournant7 ». Mais avant d’en venir à cet essai, un mot sur l’expression que j’emploie : La poésie française au tournant des années 808. Je l’emprunte à un ouvrage collectif paru en 1988. L’auteur de la préface de cet ouvrage, Philippe Delaveau, caractérise ce tournant par l’apparition en poésie d’un « chant nouveau ». Il constate qu’il marque la fin d’une époque : « Les recherches linguistiques, le formalisme, qui caractérisaient ce qu’on appelait encore, il y a quelques années, “l’avant-garde”, ont peu à peu subi les lois sans merci de l’usure9. » L’enjeu est ainsi celui du devenir de la modernité en poésie, de cette période moderne dont un point de départ exemplaire est la trajectoire de Rimbaud, et un aboutissement tout aussi exemplaire, dans le contexte théorique des années 1960-1970 remis en cause par Delaveau, la trajectoire de Denis Roche. Tels sont justement les jalons chronologiques principaux de l’essai de Jacques Roubaud. On peut résumer le bilan qui est fait de la situation de la poésie française dans La vieillesse d’Alexandre en disant que l’offensive contre la versification classique a conduit à une situation d’impasse formelle où le principal prétendant à une relève de cette versification, le vers libre, ne s’est pas imposé comme une forme de substitution valable. Ainsi à la destruction du vers métrique classique par Rimbaud correspondrait celle du « vers libre classique » par Denis Roche, un siècle plus tard. En un sens, le bilan de Roubaud a des points communs avec celui de Delaveau : il y a bien un tournant des années 80, où s’épuise une idée de la modernité en poésie reposant sur un processus incessant de rupture, sur une conception de l’évolution littéraire comme processus parodique de singularisation dans le cadre d’une série formelle spécifique10.

5Pourtant, en dépit de la similitude des bilans, les attitudes divergent. Delaveau définit la poésie comme l’expression d’une expérience douloureuse de l’absolu, expérience qui aurait été de tout temps celle de l’homme, et au regard de laquelle les choix formels ne sont que des considérations de surface. Il définit par ailleurs l’attitude de la poésie comme une résistance à ce qu’il appelle une « manière de dérision » en laquelle il voit « la marque reconnaissable de notre époque11 ». Quant à Roubaud, qui se trouve avoir contribué en 1988 au volume préfacé par Delaveau, il définit dans sa contribution la poésie comme « contemporaine extrême12 » (une expression qu’il emprunte à Michel Chaillou). Autrement dit, pour lui, la poésie n’est pas contemporaine, elle n’a plus d’incidence historique définissable, justement parce qu’elle ne s’inscrit plus dans une tradition formelle – ainsi la parodie moderne comme principe du processus de l’évolution littéraire n’est-elle plus possible. En cette absence de nécessité historique, la poésie, située à l’extrême contemporain, consiste, écrit-il, à « s’établir dans la singularité13 ». Dans le même temps, Roubaud réaffirme que la poésie, pour exister, doit avoir une existence formelle, autrement dit que l’existence de la poésie implique l’existence d’une « forme-poésie ». Sa définition de la poésie rejoint l’hypothèse méthodologique de Jean Molino et de Joëlle Garde-Tamine dans leur Introduction à l’analyse de la poésie qui paraît également en ce tournant des années 80 : « La poésie est l’application d’une organisation métrico-rythmique sur l’organisation linguistique14. » Toute la question est dès lors de savoir ce qui va tenir lieu d’une telle « organisation métrico-rythmique », maintenant que la tradition de la versification française s’est interrompue. En quoi cela peut-il encore être le vers ? Cette question a donné lieu à plusieurs enquêtes dans le cadre de la revue Action poétique, à l’initiative d’Henri Deluy et de Roubaud lui-même. Le numéro 133-134, de l’hiver 1993-1994, demandait ainsi : « La forme poésie va-t-elle, peut-elle, doit-elle disparaître ? » Je ne tenterai pas d’envisager toutes les réponses à cette enquête. Mon propos se limitera à caractériser, à travers quelques exemples, un certain type d’attitude : l’attitude de ceux que j’ai appelé les « versificateurs tout de même », autrement dit de ceux qui, selon plusieurs modalités que je vais essayer de décrire, font usage du vers tout en ayant conscience que cet emploi ne peut pas être sans effet de mention, étant donné que le vers est désormais privé de ce que l’on pourrait appeler une évidence énonciative. Pour ces poètes la dimension parodique de la mention n’est plus moderne, en ceci qu’elle ne s’inscrit plus dans un processus de différenciation critique. Elle n’est pas non plus assimilable au postmoderne. Elle se situerait plutôt, comme l’écrit Roubaud, à « l’extrême contemporain ». Une telle attitude de reprise parodique diffère d’au moins trois autres, dont je ne parlerai pas : l’attitude de ceux pour qui le maintien du vers ne pose pas de problème particulier de mention, le vers conservant selon eux un reste d’évidence énonciative ; l’attitude de ceux pour qui le vers est désormais sans emploi possible et qui par conséquent passent à autre chose, en particulier à différents types de prose ; enfin l’attitude de ceux qui tentent d’inventer une forme de poésie qui soit autre chose que le vers métrique ou que le vers libre. J’ajoute qu’évidemment mon parcours typologique n’a aucune prétention à l’exhaustivité. Je suis également bien conscient que cette typologie n’est qu’une manière parmi d’autres de construire une cohérence dans l’espace très éclaté de la poésie contemporaine et que l’œuvre d’un même poète transcende souvent les distinctions que je fais. Je distinguerai donc trois modalités de reprise parodique du vers.

6La première est celle qui, tout en employant le vers, en souligne la désuétude. Cette désuétude formelle, souvent commentée dans le poème lui-même, ne renvoie pas seulement à l’usure d’une tradition. Elle est la plupart du temps signifiante d’un deuil ou du moins d’une perte de sens qui dépasse la mise en question de la spécificité poétique. Le caractère métapoétique du discours qui accompagne la mention du vers est ainsi allégorique d’une mortalité qui affecte selon les cas la vie privée de l’individu ou les idéaux collectifs. L’ironie dans cet usage parodique du vers relèverait, en dehors de tout développement narratif, de l’ironie tragique, d’une ironie exprimant le renversement de l’espérance. Notons cependant que cette ironie s’accompagne d’une forme de travail du deuil, par reprise du tragique de la situation en un dispositif énonciatif distancié. La tonalité du poème varie alors, selon la distance trouvée, à savoir selon la modalité même de la mention du vers, de la gravité du tombeau à la légère quoique plaintive élégie.

7 Un premier exemple peut être trouvé chez Jacques Roubaud lui-même, qui publie en 1986 Quelque chose noir. Roubaud, après avoir fait paraître en 1967 un livre de sonnets, Le signe d’appartenance, a tenté durant les années 1970 de trouver une alternative formelle à la disparition du vers métrique traditionnel15. Quelque chose noir, tombeau consacré à sa femme morte en janvier 1983, semble abandonner cette recherche. Un poème du livre commence ainsi par l’énoncé : « Le registre rythmique de la parole me fait horreur16. » Voici ce poème :

1983 : janvier. 1985 : juin

Le registre rythmique de la parole me fait horreur.

Je ne parviens pas à ouvrir un seul livre contenant de la poésie.

Les heures du soir doivent être annihilées.

Quand je me réveille il fait noir : toujours.

Dans les centaines de matins noirs je me suis réfugié.

Je lis de la prose inoffensive.

Les pièces sont restées en l’état : les chaises, les murs, les volets, les vêtements, les portes.

Je ferme les portes comme si le silence.

La lumière me dépasse les oreilles.

8L’énonciateur du poème semble bien avoir renoncé non seulement au vers, mais à toute recherche d’une organisation rythmique alternative. Pourtant, dans sa forme, ce poème mentionne d’une certaine manière le vers sans à proprement parler l’exemplifier. Assurément, les lignes qui le composent ne sont pas des vers. Un indice en est la disposition de prose de certains alinéas dont la longueur excède la ligne. Chaque alinéa est en fait constitué d’une phrase. On peut dire que l’unité phrase ou, plus largement, l’unité énoncé se substitue ici, dans une méditation discontinue, à l’unité vers. Pourtant, le principe numérique absent de l’alinéa réapparaît au niveau de l’organisation du livre : chaque poème est composé de neuf alinéas, chaque section du livre de neuf poèmes et enfin le livre lui-même de neuf sections suivies d’une sorte d’envoi, qui est en fait une adresse au néant intitulée « Rien ». Ici, la mention du vers repose donc sur une sorte de double négation : négation du vers pour l’alinéa et réinsertion de cet alinéa dans une structure numérique, qui peut se lire comme la transposition d’un sonnet de médiation. Le non-non-vers de Quelque chose noir est une manière de dire le deuil, de réinventer dans le deuil une possibilité de la poésie17.

9 L’un des meilleurs exemples d’ironie tragique dans l’usage du vers est celui de Jude Stefan. À vrai dire, les choix formels de Stéfan sont antérieurs au tournant des années 80. Ses vers sont à bien des titres les contemporains de ceux de Denis Roche (mais aussi bien, pourrait-on dire, de la lyrique latine, de Catulle, Horace ou Ovide). Considérons un poème d’un livre au titre lui-même ironique, La Vieille Parque, paru en 198918 :

arbres blancs arbres de mai vos

roses en beauté vos neiges explosent

hâtivement comme ausone et malherbe

qui morts têtes sans force dans leur nuit

foulent le près des blanches asphodèles

la Vieille Parque parmi les ruines y

trébuchant ramasse leurs derniers mots

les ultimes joyaux avec le râteau pour blason

si nous aimer dressés diffère de couchés,

Euphrasie, beau prénom à prendre à f…

Une petite croix endeuille ton nom une

Tombe fraîche cueillons vite la nuit

Un chien nommé Vieux Soleil y signera

Le ciment de sa pisse arabesque en

Nitchevoque alias carpe diem

10Les renversements et oppositions thématiques y sont multiples : les dépouilles de poètes, Ausone et Malherbe, foulent la floraison printanière, les joyaux sont ramassés au râteau, Euphrasie est mise au tombeau, tandis qu’à l’injonction horacienne carpe diem s’est substitué un « cueillons vite la nuit ». C’est en quelque sorte une épigramme écrite pour un tombeau de la poésie. Le poème de Stefan, au contraire de celui de Roubaud, exemplifie pourtant la forme vers. Mais c’est un vers dont le fonctionnement parodique repose sur la multiplication des transgressions, un vers ruiné. Sans décrire systématiquement les discordances entre vers et discours, on peut noter la fréquence des enclitiques en fin de vers, adverbes ou déterminants. Cet arbitraire de la fin de vers pourrait amener à lire le texte comme la transcription d’une épitaphe, la ligne écrite sur la pierre funéraire étant reportée sur la page, et faisant vers par le seul effet d’une transcription fidèle. De fait, il n’y a pas d’organisation métrique régulière, pas davantage de rime, de majuscule en début de vers, ni même de ponctuation – où l’on peut voir un autre élément épigraphique. Néanmoins, ces vers libres apparaissent typographiquement comme des vers de longueur équivalente. Qui plus est, ils ne sont pas si libres : si l’on procède à un décompte syllabique, plus de la moitié comprend dix syllabes, les autres allant de huit à quatorze (environ). Ces vers de dix ne sont pourtant pas les décasyllabes de la tradition : on y chercherait en vain une césure régulière. On peut par ailleurs considérer que la dimension du poème est une approximation de celle du sonnet ou même du dizain à la manière de Maurice Scève19. La mention du vers n’est donc pas ici pur renversement, elle n’aboutit pas à une pure et simple destruction : il y a bien une survivance du vers qui correspond à une poésie conservant quelque chose du lyrisme épicurien d’un Horace, par exemple, même si la Vieille Parque s’y est substituée aux Muses invoquées par l’auteur des Odes.

11 Bernard Noël fait paraître en 1997 un livre composé tout entier en vers de onze syllabes, Le reste du voyage. La première section évoque en cinquante-cinq fragments de longueur variable un séjour dans un monastère russe du mont Athos. Ce monastère est en ruine et n’est plus habité que par une poignée de moines. Ici le délabrement du culte orthodoxe devient fraternel à celui de la poésie : il y aurait dans la poésie comme dans la religion ainsi abandonnée une même résistance à l’usage logique du langage, référé à plusieurs reprises à la logique aristotélicienne. L’énumération des débris, la parataxe, le ressassement de la ruine trouvent une correspondance dans un emploi paradoxal du vers. Le vers de onze syllabes régulièrement comptées de Noël est purement arithmétique et coupe arbitrairement, semble-t-il, le mouvement continu de la phrase, en évitant tout de même de couper un même mot, sans même les enjambements polémiques de Stéfan. En l’absence de concordance entre mètre et syntaxe, le rythme du vers n’est pas davantage identifiable par une marque distinctive comme la rime. Pourtant, la disposition typographique et la proximité du vers de onze syllabes avec la mesure de l’alexandrin ne cessent de susciter à la lecture un fantôme métrique qui hante tout le poème, un fantôme qui s’appuie sur ce « e » muet que Jacques Réda a qualifié de « pneumatique » et sur la tendance du lecteur, encore accoutumé à l’ancienne métrique, à marquer une césure autour de la sixième syllabe du vers. La mention d’Alexandre est ici flottante, pour ainsi dire spectrale. Elle correspond à une poésie de la déréliction où s’élève malgré tout une sorte de souffle, et même, dans la célébration de la blancheur entre les ruines, le pressentiment d’une béatitude20 :

un mot cherche mon cœur moi autour de lui

je cherche comment s’accroche à son présent

un peu de cette chose qui flotte ici

partout dévastation ruines et cependant

que sa belle image est mordue par le temps

saint Jean trempe sa plume dans la lumière

12Outre Roubaud, Stéfan et Noël, d’autres exemples pourraient être analysés, chez Christian Prigent21 ou chez le Emmanuel Hocquard des Elégies22, en particulier, de ces mentions du vers qui reposent sur un sentiment de désuétude de la forme sans empêcher pour autant que lui soit encore arraché comme un second souffle. Ces poèmes, emplis de négativité, semblent porter le deuil de la modernité.

13Dans un deuxième type de reprise parodique que j’envisagerai maintenant, la mention du vers se fait de manière plus relâchée. Le sentiment de la perte est moins prégnant tandis que s’affirme un pouvoir d’invention pour ainsi dire détaché de toute dépendance envers la tradition. Telle est, exemplairement, l’attitude du compositeur oulipien de poésie selon Roubaud. L’un des principes de l’invention oulipienne est ainsi de reprendre des formes poétiques traditionnelles tout en les généralisant sur la base d’une axiomatique mathématique. L’un des exemples les plus remarquables de cette démarche est la définition mathématique de la quenine, dont la désignation est dérivée du nom de Queneau. Il s’agit d’élever à n’importe quel ordre de groupement les permutations de la sextine, la forme inventée par Arnaut Daniel au XIIe siècle. Roubaud écrit au sujet d’une telle démarche : « La littérature oulipienne n’est ni moderne, ni post-moderne, mais est ce que j’appellerai une littérature traditionnelle d’après les traditions23 ». Il s’agit donc pour le compositeur oulipien de poésie de ne pas renoncer à l’invention moderne, sans que la liberté de cette invention ne conduise à la répétition, de moins en moins consistante, de plus en plus épuisée, d’un geste de rupture, mais aussi de prendre acte de la situation postmoderne, qui est celle de la perte de l’historicité des formes (qui implique aussi bien une libre disposition de toutes les formes), sans pour autant dissoudre la poésie dans un mimétisme, fût-il critique, des signes de la société de communication24. C’est une position de compromis, de survie ludique, non nostalgique, de la poésie.

14Prenons, pour commencer l’exemple d’Emmanuel Hocquard après Les Elégies. En 1998, il publie un livre de sonnets intitulé Un test de solitude. Voici l’un de ces soi-disant « sonnets25 » :

Si je pose en règle que tout énoncé est une tautologie, il s’ensuit que toute proposition, parlée ou écrite, dit ce qu’elle dit et ne dit pas autre chose.

Un rhinocéros traverse la pièce.

Une tautologie est autolittérale.

Rien ne l’explique. Elle n’explique rien. Elle se suffit. Rien ne l’amène, rien ne la suit. Elle est elle-même, seule, évidente.

« Comme notre vie. »

Elle ne peut pas être une phrase, même si elle y ressemble, parce qu’une phrase n’existe jamais seule.

Les phrases s’enchaînent les unes aux autres.

15La mention de la forme n’a ici que peu de valeur dans le système signifiant du poème. Le sentiment de la désuétude du vers n’y a plus guère d’importance. Hocquard se sent délié de la tradition, il a franchit, pour reprendre le titre d’un livre paru en 1988, Le Cap de Bonne-Espérance26, le seuil au-delà duquel l’ancien monde ne contraint plus sa mémoire. Je cite un passage de la préface à une anthologie de la poésie contemporaine qu’il a rassemblée en 1995 : « Pour s’en tenir à la poésie dans le livre, un renversement est en train de se produire. Tandis que naguère, le poète coulait sa pensée dans la forme-poésie parfaitement identifiable comme telle, surfant sur le rythme et la musique des vers, aujourd’hui il invente la forme de sa pensée27. » Les anciennes formes poétiques sont réduites à des conventions arbitraires, ayant perdu toute fonctionnalité, tandis que la poésie découvre un espace neuf, où le poème peut se disposer selon une grammaire qui serait celle de la pensée elle-même28. Les sonnets d’Un test de solitude se composent ainsi de quatorze lignes de prose et non de quatorze vers, ce qui rend très lâche le lien entre la reprise de la forme fixe et l’organisation du discours. C’est que ce qui importe, ce n’est plus guère la mention d’une forme-poésie, celle du sonnet, mais la mise en place d’un dispositif qui permet un exercice de pensée, à savoir la juxtaposition d’énoncés discontinus, de telle manière que le vers ou du moins ce qu’il en reste (la ligne) transforme toute phrase en une sorte de tautologie, indépendante de tout contexte, tel l’énoncé dont Wittgenstein refusait de reconnaître le caractère contrefactuel alors qu’il se trouvait en train d’assister à un cours de Russel : « Un rhinocéros traverse la pièce ». L’isolement de tels énoncés constitue pour Hocquard Un test de solitude : l’établissement d’une insularité de la conscience, niant au langage la capacité de donner un tableau cohérent du monde dans un déploiement discursif. Il y a bien là une attitude suprêmement ironique envers les prétentions du langage à décrire la réalité. Le vers transposé en ligne de prose est l’instrument de cette ironie. Mais ce n’est plus tant sur lui que porte l’ironie, que sur les pouvoirs mêmes du langage.

16 Cette relative indifférence envers l’effet de mention qui n’annule pas pour autant tout remploi ni toute modalité ironique, se retrouve dans le texte programmatique par lequel Pierre Alferi et Olivier Cadiot présentaient en 1995 le premier numéro de la Revue de littérature générale. On y lisait : « (mal)traitées, les anciennes formes ne cessent pas pour autant d’agir. Elles peuvent se redéployer autrement, devenues souples. Plus arbitraires, en tant qu’acteurs fictifs, que lorsqu’elles restaient inscrites dans l’Histoire ; acquérant, d’un autre côté, une nouvelle nécessité, plus vivante et interne, dans le corps du texte29. » Je prendrai brièvement deux exemples d’une telle démarche. Tout d’abord dans L’art poetic’ d’Olivier Cadiot, paru en 198830 :

Je vois Pierre – Je vois qu’il est là

Ta robe bleue. C’est ta robe bleue. Ta robe est bleue

Leur amour grandit face à : Il grandit les difficultés

     Admirablement belle

bien trop peu, bien peu, trop peu, bien trop

ah ! oh !

brrr !

Viens là à côté de moi

Songe, / songe, / Céphi // se à cette nuit / cruelle

(dire, raconter, penser, croire…)

17L’effet de mention est ici généralisé puisque le poème est composé de la reprise littérale d’exemples de grammaire, ceux-ci incluant un vers : un alexandrin de l’Andromaque de Racine agrémenté de la notation de ses coupes accentuelles à la manière de Mazaleyrat. Cette notation métadiscursive est évidemment une manière de couper l’énoncé versifié de son emploi dans un cadre générique traditionnel. L’étrange est cependant que, par l’effet du montage des citations, une narration s’esquisse avec les restes du poème. On peut y voir le « synopsis » d’un roman possible. Quant à Pierre Alferi, il propose avec Kub or, paru en 1994, un livre composé de sept sections de sept poèmes de septains de sept syllabes – une section de sept photos s’insérant entre la quatrième et la cinquième sections, suggérant ainsi une équivalence entre texte et image. Le premier de ces septains dit le refus de se moquer de la leçon du Maître de Philosophie à Monsieur Jourdain au sujet de la différence entre vers et prose et propose, pour la refonder, une redéfinition du vers comme instrument de traversée des signes qui informent la réalité contemporaine, de compactification du mouvement des images. Ce mouvement, cette cinétique des images, seraient restitués à la lecture des vers, comme il arrive lorsque l’on manie les pages d’un flip-book31 :

au lieu de moquer marquise

me font vos beaux yeux mourir

penser images seconde

arrangement d’étourneaux

qui vont à la ligne haute

tension battre le flip-book

et revoir le mouvement

       cinéma

18Cette seconde modalité de reprise parodique du vers se situe donc dans un entre-deux. Roubaud, Hocquard, Cadiot, Alferi sont soucieux, face à l’usure des anciennes formes, d’expérimentation formelle, sans s’interdire à l’occasion de remployer ces anciennes formes, dépassant ainsi le seul effet de mention ironique. S’ils se libèrent de l’allégorie, du deuil de la modernité, la légèreté de leurs dispositifs et leur tonalité volontiers ludique n’occultent pas l’intuition fondamentale d’un vide, d’une vacuité ontologique aussi bien qu’historique, avec laquelle il s’agit désormais de jouer. Cela ne va pas sans l’invention d’une autre manière d’être dans l’espace et dans le temps, en assumant une contingence radicale de soi et du monde. Nous sommes là tout près de ce que l’on peut appeler le postmoderne.

19Je terminerai mon propos par un unique exemple illustrant une troisième attitude de reprise parodique du vers qui repose sur un retour, en amont de l’alternative indécidable entre moderne et postmoderne, à une généalogie romantique peut-être essentielle à la compréhension du contemporain. C’est le cas de Philippe Beck. Sa pratique poétique ne se situe plus dans le cadre théorique sur lequel je me suis appuyé jusqu’à présent : il ne s’agit plus pour lui d’une ironie par mention d’un procédé d’expression spécifiquement poétique, d’une ironie s’inscrivant dans un processus continu de différenciation ou dans l’épuisement de ce processus, condamné à la répétition. Il propose de penser autrement le lieu générique de la poésie. Dans une préface qu’il a écrite en 1996 à la Poétique d’Aristote32, il identifiait la poésie, telle que le romantisme l’a réinventée comme genre sans genre, ouvert à toutes les hybridations, à la case vide de la Poétique : ce serait la poésie lyrique romantique qui serait en réserve dans l’art « sans nom », ce serait elle, la « parodie ». De ce point de vue, la parodie n’est pas la contrepartie du seul genre narratif noble, mais de tout le système de la Poétique, en tant que sa poéticité ne repose plus sur l’imitation d’actions (sur la fiction). Et cette poéticité ne repose pas davantage sur la seule continuité dans le cadre d’une série formelle, mais également et surtout sur la contiguïté d’une élocution organisée par le vers avec la prose extra-littéraire33. Autrement dit, le chant parodique naîtrait plus encore de sa contiguïté avec la prose hétéronome, que de sa continuité avec une série formelle autonome, dont la consistance est justement devenue indistincte34. La poésie lyrique serait ainsi parodique par l’écart qu’elle instaure, par son attachement à l’autonomie résiduelle du signifiant, avec la prose, tant celle, ordinaire, de l’opinion, que, celle, philosophique, où tente de se systématiser une vérité générale. Elle est l’autre de la prose. Dans un autre essai35, Beck définit un tel lyrisme critique comme un « entretien lyrico-ironique » à mi-chemin du chant et du didactisme.

20Ce lyrisme critique est très proche de l’ironie romantique, à savoir du projet de formation de soi dans l’infini de la réflexion. Friedrich Schlegel parlait ainsi pour la poésie d’une « bouffonie transcendantale », qui, avec ses moyens propres, serait voisine de l’ironie philosophique36 :

Seule la poésie là encore peut s’élever à la hauteur de la philosophie ; elle ne prend pas appui, comme la rhétorique, sur de simples passages ironiques. Il y a des poèmes, anciens et modernes, qui exhalent de toutes parts le souffle divin de l’ironie. Une véritable bouffonie transcendantale vit en eux. À l’intérieur, l’état d’esprit qui plane par-dessus tout, qui s’élève infiniment loin au-dessus de tout le conditionné, et même de l’art, de la vertu et de la génialité propres ; à l’extérieur, dans l’exécution, la manière mimique d’un bouffon italien traditionnel.

21Cette ironie romantique est la dynamique même de la réflexion transcendantale par laquelle le sujet s’arrache à toutes les déterminations. On a reproché à Schlegel, après Hegel, de se fonder ainsi sur l’affirmation d’une souveraineté pour ainsi dire irresponsable, d’une subjectivité sans légalité37. Philippe Beck, quant à lui, déplace l’instance judicative. Pour lui, il ne s’agit plus d’une « bouffonie transcendantale », qui opère par un jeu de histrionique derrière lequel s’affirme une subjectivité absolue. Plus rien de divin dans cette instance, mais, si l’on ose dire, du bovin. Elle est « bouphonie transcendantale », la distance ironique reposant désormais sur une naïveté pour ainsi dire animale, sur un attachement du poème à la matière d’un cri non encore signifiant, non encore intentionnel38. On trouve ce néologisme de « bouphonie transcendantale », faisant entendre le bœuf dans la voix, dans un poème de Poésies didactiques, en 2001, un poème qui définit précisément le discours versifié en transposant la caractérisation par Schlegel de l’ironie poétique39 :

Sacrifice du bœuf

Ou bouphonie.

Transcendantale.

Ce qu’on appelle bœuf est autre chose

que le bœuf à cause

de l’arbitraire ou volontaire

bâtisseur espace

de l’horizon qui tombe, tombe.

Il se renonce en sillonnant

une vie d’impossible outil

de soi.

Voulant labourer les vers

ou les déterrer.

Mais rien n’est vers

sous l’aspect de l’éternité.

La versure appartient à l’histoire

des interprétations du corps

creuseur.

22La voix du poème, sa « bouphonie transcendantale », est caractérisée comme le cri du bœuf, celui qui traçait le sillon du labour, dans l’instant de son sacrifice40. Si le bœuf est considéré comme l’animalité lyrique, comme ce qui trace le boustrophedon poétique, le poème didactique en sacrifie le mouvement naïf par une critique sentimentale. L’ironie transcendantale du vers est ici celle qui reconnaît la perte de la naïveté, d’une vie entièrement immanente, hors temporalité. Le « bœuf » y devient « arbitraire ou volontaire bâtisseur » ou encore « outil de soi », renonçant, par une exigence morale, au rêve d’hypostasier l’éternité dans la régularité métrique, ceci pour tenter de s’inscrire, par une « versure » moins définie, dans la prose de l’histoire : « Mais rien n’est vers / sous l’aspect de l’éternité. / La versure appartient à l’histoire / des interprétations du corps / creuseur. » Le vers serait ainsi témoin de l’histoire, il serait l’instrument, par la suspension de l’usage ordinaire du langage, d’une réduction où l’expérience historique se donne dans l’ouverture d’un devenir.

23Voilà bien un vers qui n’est plus parodique parce qu’il mentionnerait un usage spécifique institué dans une tradition, mais par sa position même dans le système de la littérature. Il ouvre ce système au-delà de la fiction tout en maintenant l’impératif d’une forme qui distingue la poésie de l’usage ordinaire de la langue. En fin de compte, quand l’ironie du vers ne peut plus guère fonctionner comme mention distanciée d’un procédé dans une tradition, c’est l’insistance même de la forme poétique, quelle que soit son absence de nécessité générique, qui est ironique au regard de l’usage ordinaire du langage. Jacques Roubaud remarque : « La difficulté principale de la poésie aujourd’hui est qu’elle est poésie. […] Ce qui rebute a priori, c’est la pensée qu’on peut employer un mode aussi peu ordinaire d’exercice de la fonction du langage41. » Toute poésie, en tant qu’elle s’affirme comme poésie, par le vers ou par un autre procédé de construction métrico-rythmique, est ironique par le seul fait qu’elle se mentionne elle-même comme poésie. Et il importe que cette ironie ne soit pas sans incidence en dehors du monde de la poésie. Elle engage une critique et une responsabilité. Elle permet l’affirmation d’une pratique sans aucun doute minoritaire, et revendiquant même cette minorité, mais qui, sortant du deuil de la modernité et de l’indécision postmoderne, retrouve le vœu romantique d’une formation ou d’une éducation esthétique, et cherche par là même une forme de popularité. L’atopie du poème dans l’ordre des discours, affirmée par l’ironisation de ces discours, est la condition de cette formation. L’ironie peut dès lors être celle de versificateurs résolus.

24 Stéphane Baquey, Université de Provence