Colloques en ligne

Julien Schuh

L’obscurité comme synthèse chez Alfred Jarry. Mécanismes de la suggestion dans l’écriture symboliste

1Dès que l’on parle de Jarry, le Père Ubu pointe le bout de sa chandelle verte ; on ne connaît finalement à son sujet que quelques anecdotes (l’amour des armes à feu, l’absinthe facile, le machinisme volontaire de son élocution…), qui font office de biographie ; on se contente pour la bibliographie des gestes du Père Ubu. Les plus érudits iront jusqu’à parler du Jarry pataphysicien, la pataphysique étant une sorte de science de l’imaginaire inventée par Jarry, et reprise depuis de façon personnelle par les membres du Collège de ‘Pataphysique. Mais une fois que l’adjectif « truculent » est lancé, tout est dit sur Jarry, et on oublie vite de lire Ubu roi même, parce que ce n’est pas très sérieux.

2Pourtant Jarry est l’auteur d’une œuvre conséquente, dont Ubu n’est qu’un des sommets ; on peut citer son premier recueil de poèmes, Les Minutes de sable mémorial, en 1894 ; des romans, comme Les Jours et les nuits (1897), Messaline (1901), Le Surmâle (1902) ; des pièces de théâtre, au-delà d’Ubu, avec César-Antechrist (1895) ou encore Par la taille. Ses premières œuvres ont en commun de s’inscrire dans un mouvement encore vigoureux au moment où Jarry entre en littérature, le mouvement symboliste — en prenant ce terme dans une acception assez large, dans la mesure où il délimite davantage un mode de communication littéraire (la suggestion, le rôle accru du lecteur, l’obscurité) qu’une esthétique bien définie.

3Il ne faut en effet pas oublier que Jarry est né en 1873 ; c’est un contemporain de Valéry, de Remy de Gourmont, de Proust, alors que l’on a tendance à le voir comme le rénovateur du théâtre du XXe siècle, sous l’influence de sa lecture par Artaud ou Breton. Jarry tente de motiver une forme de texte à la mode à son époque : les textes obscurs. Le bien nommé Mercure de France (par allusion au mercure philosophal, l’un des instruments d’une autre quête de l’obscurité, celle des alchimistes) participe à ce mouvement, en proposant des proses d’un accès difficile, particulièrement dans les comptes-rendus de lecture ou dans la critique musicale et picturale, sous les plumes de G.-A. Aurier ou de Remy de Gourmont. Jarry et son ami Léon-Paul Fargue entrent dans ce cercle, y amenant des dispositions particulièrement développées à l’hermétisme1, comme en témoignent les premières critiques de Jarry, parues dans L’Art littéraire puis dans le Mercure de France en 1894, aux côtés de notules de Fargue2, mais surtout sa première œuvre publiée, au titre lui-même énigmatique, Les Minutes de sable mémorial.

4Le compte-rendu de cette publication, qui paraît dans le Mercure de France d’octobre 1894 sous la plume de Remy de Gourmont, est révélateur de la façon dont cette œuvre à l’obscurité revendiquée pouvait être reçue par ses contemporains :

L’obscurité en écriture, quoi ? La préface de M. Jarry donne un système par lequel un anatomiste se guiderait, – mais avouons plutôt que l’obscurité n’est souvent que l’ombre même de notre ignorance ou de notre mauvais vouloir. Une œuvre d’art écrit se reconnaît à l’abondance des métaphores nouvelles ; toute métaphore nouvelle est obscure : toute œuvre d’art écrit, digne de ce nom, est obscure. Pour moi, Dieu merci ! s’il y a peu de choses neuves, il y en a beaucoup d’obscures ; ce sont les plus belles3.

5Remy de Gourmont avoue lui-même son incompréhension face aux textes synthétiques et d’approche difficile des Minutes ; mais il n’en accuse pas Jarry. Pour Remy de Gourmont, il n’y a pas d’obscurité définitive : ce qui n’est pas compréhensible immédiatement ne l’est que par la faute du lecteur, trop paresseux pour faire un effort de lecture inhabituel ; il y aurait un système, défini par Jarry dans sa préface, qui permettrait de retrouver un sens caché mais présent. L’obscurité est donc selon lui passagère, elle n’est que la conséquence fatale de la nouveauté de toute œuvre littéraire qui se respecte, nouveauté qui demande un effort d’adaptation ; mais ce voile peut être dépassé. On sait que Gourmont était un ardent défenseur de l’originalité, définissant le symbolisme comme l’individualité en art ; l’originalité nécessite forcément une période d’adaptation et un effort de la part du lecteur, et l’obscurité est la forme sensible de cette originalité. Dans un deuxième temps, Gourmont valorise pourtant l’obscurité en soi, en séparant la nouveauté de l’obscurité : cette dernière est esthétique en elle-même. Par cette hésitation, on voit naître la possibilité d’une esthétique de l’obscurité, où l’obscurité ne serait pas le signe d’une idée nouvelle, mais l’objet même de l’art.

6Mais revenons au premier principe, celui d’une obscurité passagère, simple voile cachant un sens certain, que le lecteur pourrait retrouver grâce à un système de lecture expliqué en préface. Qu’en est-il effectivement de ce « système » dans le « Linteau », puisque tel est le titre donné par Jarry à sa préface des Minutes ? L’obscurité définie dans ce texte est-elle le signe d’une cohérence sémantique supérieure, d’un sens qui ne serait que caché, mais pas inaccessible ? Je voudrais essayer de montrer que les premiers textes de Jarry hésitent entre deux conceptions de l’obscurité, une obscurité « fermée », voile que le lecteur doit lever, et une obscurité « ouverte », ou plus justement une opacité, qui ne cache rien mais qui incite le lecteur à multiplier ses interprétations. Je m’interrogerai en premier lieu sur la conception de l’obscurité chez Jarry, définie comme une synthèse de sens multiples, pour montrer que sa pratique de l’écriture obscure est tendue entre une obscurité conçue comme un voile à arracher (une science du caché) et une opacité consistant moins à cacher un sens qu’à provoquer la chance d’une interprétation intéressante par un lecteur libéré de toute contrainte (une science de l’indéterminé), selon des mécanismes formels que je tenterai d’analyser dans son premier livre, Les Minutes de sable mémorial.

7« Suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots4. » : en inscrivant ce parti-pris esthétique dans la préface de son premier livre, les Minutes de sable mémorial, Jarry se place dans la filiation de Mallarmé. Nous reviendrons sur cette idée de « carrefour de tous les mots » ; ce qu’il importe en premier lieu de noter, c’est la nette opposition entre « dire » et « suggérer ». Contre le « réalisme » en littérature, contre la prétention à la sincérité, « anti-esthétique et méprisable5 », Jarry affirme qu’une œuvre littéraire doit être un objet de suggestion, c’est-à-dire de rêverie sémantique pour le lecteur. Or il explique dans le même texte que l’obscurité est la forme littéraire qui est le plus en mesure de produire cette suggestivité de l’œuvre. Pour que le texte soit susceptible du plus d’interprétations possibles, il doit éviter les redondances sémantiques et les procédés de contrôle du sens ; il doit rendre flou son mode d’appréhension, et se livrer comme une énigme : « il ne faut pas tout dire6 ». L’obscurité ne serait donc pas recherchée pour elle-même, mais elle serait une conséquence de l’esthétique de la suggestion : on ne peut pas suggérer en disant tout ; une œuvre de longue haleine dit tout, mais elle le fait avec plus d’effort et moins d’art. La suggestion est forcément obscure car simple et synthétique ; l’auteur se contente d’indiquer ce que Jarry nomme des « jalons », c’est-à-dire des points à partir desquels le lecteur, en bon navigateur, sera capable de retracer tout un itinéraire, et même autant d’itinéraires qu’il le souhaitera. On semble donc se trouver devant une sémantique du signe, de la trace, de l’indice, qui permet au lecteur, chasseur ou navigateur, de retrouver un sens considéré comme un centre vers lequel pointent tous les éléments du texte. L’obscurité n’est que la conséquence d’un choix restreint de jalons ou d’indices, nécessitant un travail accru de la part du lecteur.

8Mais Jarry distingue dans le « Linteau », deux sortes d’obscurités, deux manières de provoquer chez le lecteur la suggestion, dont la première n’est qu’une forme de fumisterie littéraire :

Comme des productions de la nature, auxquelles faussement on a comparé l’œuvre seule de génie (toute œuvre écrite y étant semblable), la dissection indéfinie exhume toujours des œuvres quelque chose de nouveau. Confusion et danger : l’œuvre d’ignorance aux mots bulletins de vote pris hors de leur sens ou plus justement sans préférence de sens. Et celle-ci aux superficiels d’abord est plus belle, car la diversité des sens attribuables est surpassante, la verbalité libre de tout chapelet se choisit plus tintante; et pour peu que la forme soit abrupte et irrégulière, par manque d’avoir su la régularité, toute régularité inattendue luit, pierre, orbite, œil de paon, lampadaire, accord final7.

9Jarry accepte dans ce texte l’idée que le sens est une construction du lecteur, et même que tout texte est interprétable à l’infini : « la dissection indéfinie exhume toujours des œuvres quelque chose de nouveau ». Le sens d’un texte n’est pas entièrement déterminé par son auteur : un objet peu travaillé peut se révéler, par une lecture particulièrement habile, plein d’une potentialité insoupçonnée. La lecture devient une sorte d’activité paranoïaque qui peut utiliser tout objet pour lui faire signifier ce qu’elle souhaite.

10Ceci a pour conséquence de permettre les textes les plus chaotiques qui soient ; « l’œuvre d’ignorance », qualifiée un peu plus loin de « chaos facile » est une œuvre obscure, mais obscure par paresse, par incapacité à se faire comprendre ; dans cette forme d’obscurité, il n’y a pas de « message », pas de sens privilégié par l’auteur – il est donc libre d’utiliser toutes les ressources de la flatterie verbale (les mots « bulletin de vote »), faisant tinter davantage ses vocables, laissant plus de liberté d’interprétation au lecteur, et feignant une maîtrise qu’il ne possède pas en disséminant des passages plus travaillés au sein d’une œuvre irrégulière. La capacité d’analyse du lecteur vainc tous les obstacles ; et, à partir de ce matériau presque brut, pourront naître des interprétations fantastiques qui seront attribuées à l’auteur.

11Jarry ne se contente pas d’une telle obscurité non consciente d’elle-même : il promeut au contraire un texte construit selon des méthodes précises de suggestion – on pourrait le dire à la recherche d’une rhétorique de l’obscurité, c’est-à-dire de méthodes aptes à créer un texte aux pouvoirs de suggestion infinis mais programmés, en réponse aux lecteurs qui n’attribuent le sens qu’à leur propre habileté : « à supposer qu’une ou deux choses les intéressent, il se peut aussi qu’ils ne croient point qu’elles leur aient été suggérées exprès8. » Jarry veut laisser l’initiative du sens au lecteur, tout en conservant son autorité sur son œuvre. On peut alors considérer tout le « Linteau » comme une tentative pour sauvegarder à la fois l’intention de l’auteur, son autorité, et la liberté du lecteur, grâce à une autre forme d’obscurité, considérée comme synthèse d’une multitude de sens possibles. C’est par une conception particulière de la densité sémantique que Jarry parvient à concilier ces deux aspects apparemment contradictoires, dans une définition personnelle de l’obscurité.

12À l’obscurité chaotique, Jarry oppose en effet un idéal d’obscurité synthétique :

Mais voici le critère pour distinguer cette obscurité, chaos facile, de l’Autre, simplicité* condensée, diamant du charbon, œuvre unique faite de toutes les œuvres possibles offertes à tous les yeux encerclant le phare argus de la périphérie de notre crâne sphérique : en celle-ci, le rapport de la phrase verbale à tout sens qu’on y puisse trouver est constant ; en celle-là, indéfiniment varié. [*La simplicité n’a pas besoin d’être simple, mais du complexe resserré et synthétisé (cf. Pataph9.).]

13L’apparition de la notion de synthèse en note est particulièrement importante : ce qui distingue les deux obscurités, c’est la systématicité de la seconde, conçue comme la condensation d’une multitude de sens. Contrairement à l’œuvre à la « verbalité libre tout chapelet », l’œuvre de synthèse est une création consciente de ses potentialités sémantiques, et qui recherche expressément la polysémie. Il s’agit d’un objet « complexe resserré et synthétisé » ; un objet qui, sous une forme unique, contient en fait plusieurs sens ; un amalgame verbal. La constance du rapport de la phrase verbale aux sens possibles (« le rapport de la phrase verbale à tout sens qu’on y puisse trouver est constant ») signifie que tous les éléments du texte doivent être cohérents dans tous les contextes possibles ; il n’y a pas de sens plus probable qu’un autre, ou du moins l’équilibre entre les sens possibles est tel que le choix d’un seul d’entre eux est impossible. On doit pouvoir, par exemple, faire d’une même phrase, sans en modifier la forme, une lecture alchimique, sexuelle ou ironique ; chacun des termes doit être susceptible d’être interprété dans chacun de ces contextes, sans préférence de sens. L’auteur doit trouver la « frappe unique », la seule possibilité d’agencement qui assure ce fragile équilibre sémantique.

14La valeur ultime d’une œuvre littéraire devient alors sa capacité à condenser un maximum de sens possibles dans un espace minime, sans pencher du côté de la facilité du chaos ; chaque terme doit être pensé de façon à ce que tous ses sens potentiels soient actualisables lors de la lecture – il doit conserver dans le discours la polysémie de la langue, mais tous ses sens doivent apparaître de façon motivée. C’est ce qui permet cette densité sémantique idéale ; dans cette perspective, une image exemplaire de l’œuvre littéraire est celle du diamant.

15Le diamant mime en effet à la fois l’action de l’écriture et de la lecture idéales selon Jarry. On peut opposer dans cette image ce qui est condensation de ce qui est diffraction : la condensation est le processus synthétique de l’écrivain recueillant « toutes les œuvres possibles offertes à tous les yeux encerclant le phare argus de la périphérie de notre crâne sphérique10 ». Le génie, semblable à Argus aux cent yeux de la mythologie, est le lieu où se condense le Tout avant d’être inscrit dans une œuvre. L’écrivain fonctionne comme un athanor, le four alchimique : il est un lieu de concentration du monde, qu’il aspire par ses yeux vers un centre de concentration. L’auteur est lui-même un diamant, concentrant la lumière provenant de toutes ses facettes en un point central de luminosité synthétique. La diffraction, au contraire, représente la capacité du diamant à renvoyer au lecteur une multiplicité de sens possibles – c’est sa potentialité, sa virtualité, qui doivent permettre une suggestion infinie de sens, l’apport du lecteur étant démultiplié et diffracté. On retrouve ici une incarnation du Livre total, « œuvre unique » résumant l’univers, ou plutôt la totalité des sens possibles de l’univers ; comme l’écrit Jarry : « Tous les sens qu’y trouvera le lecteur sont prévus11 ».

16La valeur littéraire par excellence est alors définie par Jarry selon un rapport simple, que l’on peut mettre en équation :

17valeur littéraire = valeur sémantique / taille du texte

18C’est-à-dire que la polysémie est recherchée pour elle-même, un texte ayant d’autant plus de valeur qu’il suggère un maximum de sens dans le plus petit espace possible. L’obscurité n’est alors, comme la définit Jarry, que « simplicité condensée » ; elle est la conséquence nécessaire de cette concentration sémantique, la polysémie voulue de chaque terme entraînant une plus grande difficulté pour le lecteur, obligé de construire tous les sens possibles aux phrases présentes dans les textes.

19Cette esthétique est fondée sur un paradoxe : suggérer la totalité en écrivant le moins possible. Cette conception du sens permet donc à Jarry de penser le texte comme un objet suggestif, un objet virtuel que le lecteur déploie, dont il dévoile les potentialités. L’obscurité idéale de Jarry est donc une obscurité synthétique, née de la concentration alchimique du monde en une œuvre diamant presque entièrement virtuelle, en tout cas débarrassée de tout élément accessoire. La véritable obscurité est marquée dans le « Linteau » par sa motivation : chaque terme est surdéterminé, son emploi est calculé, et l’ensemble du texte pointe vers une multitude de sens certes seulement possibles, mais assumés par l’auteur. Jarry semble donc d’accord avec Remy de Gourmont ; il y aurait une vérité absolue, un sens ultime, moins caché par un voile d’obscurité que sous-entendue par l’absence de certains éléments attendus.

20Mais est-ce tout à fait le cas ? Il semble y avoir contradiction entre la potentialité affirmée de l’œuvre, susceptible de toutes les lectures, et l’affirmation d’un sens définitif caché derrière elle. C’est en étudiant les mécanismes spécifiques utilisés par Jarry pour mettre en œuvre, concrètement, son esthétique et ses conceptions sémantiques, que l’on peut tenter de départager dans cette théorie de l’obscurité ce qui relève d’un mystère caché ou d’une opacité sans fond.

21Jarry semble hésiter en effet dans le « Linteau », et dans les textes mêmes des Minutes, entre une science du caché et une science de l’indéterminé ; entre une vision essentialiste du sens et l’abandon de la maîtrise sémantique au lecteur. À chacune de ces conceptions du sens s’attache en tout cas une poétique, une certaine façon de construire son œuvre ; deux poétiques coexistent donc dans les Minutes, deux façons de créer de l’obscurité, et surtout deux façons de faire lire le lecteur.

22La première version de l’obscurité pour Jarry affirme l’existence d’un sens au-delà du texte. Le lecteur est pris à parti : ce qui peut lui être suggéré par les textes des Minutes lui est suggéré « exprès ». Sous cette conception, on retrouve une forme d’obscurité de type allégorique : l’allégorie est une sorte de code, qui fait correspondre a priori des éléments du texte avec d’autres signifiés. L’allégorie peut être entièrement réduite par une lecture avertie, aucun élément ne restant inexploité dans la construction d’une cohérence de niveau supérieur ; une fois que le principe de construction du texte est compris, le lecteur peut relativement facilement dégager un sens second. Tout, dans l’allégorie, se réduit donc à deux isotopies, celle de l’allégorisant et celle de l’allégorisé. On retrouve ici une conception de l’obscurité proche de l’herméneutique biblique : le texte n’est obscur qu’à un premier niveau ; différentes couches de sens allégoriques en expliquent la forme extérieure.

23Or certains textes des Minutes semblent correspondre à ce type d’herméneutique, qui peut se réduire à une lecture tabulaire : le texte possède différents niveaux de cohérence, et chacun de ses éléments peut être lu conformément à l’isotopie d’un certain niveau. Il s’agit finalement simplement de transposer les éléments d’une isotopie dans une autre, de traduire un texte de départ par une série de métaphores, pour obtenir un texte difficile d’accès pour qui n’en possède pas la clef allégorique. On peut étudier ce mécanisme de transposition dans le texte « Phonographe12 », très obscur pour qui l’aborde tel quel, mais qui prend un sens très clair dès que le lecteur a compris que Jarry ne fait que décrire un phonographe comme une sirène, qui tient ceux qui l’écoutent captifs :

La sirène minérale tient son bien-aimé par la tête, comme un page d’acier serre une robe. Le livre se ferme pour écraser les mouches, 8 nimbés de gaze, abat-jour de lampes charbonnées. Elle plaque ses mains estropiées d’un geste brusque sur la droite et la gauche de la tête de son amant passager, et elle ne le blesse point, la vieille amoureuse, ni ses griffes ne l’écorchent : comme au vent d’hiver les bouts de branches sèches, le temps les a declouées de son souffle froid. Ses doigts ont roulé sur le sol en jeu de quilles ; paralysés, organes rudimentaires, ils ont disparu ; et comme aux chevaux depuis le déluge, un seul os coiffé d’un seul ongle. Elle ne le blesse point, la vieille amoureuse, ni ses griffes ne l’écorchent : son doigt unique, col de fémur dont un fourmilier a lapé la moelle, greffe son érection cordée aux tragus de l’écouteur. Sabot de cheval, bec d’éguisier, piaffe et farfouille aux tragus qui, pour le métal instillé, t’encorbellent cinq minutes : tes bourdonnements s’étouffent au cérumen dont tu t’es oint depuis des âges, copulant avec tout venant. Et les deux noires sangsues pendent aux oreilles de l’écouteur.

24 Les phonographes, à l’époque de Jarry, ne sont pas assez perfectionnés pour amplifier suffisamment le son ; l’auditeur est obligé d’enfiler des écouteurs, semblables à ceux d’un stéthoscope – il est, d’une certaine manière, captif par les oreilles. Le texte de Jarry ne parle pas à première vue du phonographe ; mais il transpose tous les éléments de l’isotopie du phonographe dans l’isotopie de la sirène mythologique – en particulier la forme marine de la sirène. On peut « retraduire » ce texte dans son contexte phonographique, en retrouvant les métaphorisés sous les métaphorisants :

Métaphorisant

Métaphorisé

« La sirène minérale tient son bien-aimé par la tête »

Le phonographe et l’auditeur avec ses écouteurs

« Elle plaque ses mains estropiées d’un geste brusque sur la droite et la gauche de la tête de son amant passager »

Les écouteurs placés sur les oreilles

« ses deux uniques bras de poulpe noirs et si froids »

Les fils des écouteurs

25On pourrait poursuivre ce travail, et rendre compte de la quasi-totalité du texte. Quel est l’intérêt de ce tableau ? Simplement de montrer que le texte est réductible grâce à un outil rhétorique, la métaphore, considéré comme principe de décodage. Il s’agit tout simplement d’une interprétation de forme tabulaire, décrit par exemple par le Groupe μ dans Rhétorique de la poésie13.

26Le procédé herméneutique de l’allégorie n’est que l’envers du procédé poétique qui a permis de construire le texte : il y a autant de travail d’encodage que de décodage. On peut noter la présence d’éléments qui pointent simultanément vers les deux isotopies du texte et permettent le passage d’une isotopie à l’autre par un phénomène de syllepse (assez discrets dans ce texte) ; on peut citer par exemple le « chant », qui appartient à la fois à l’isotopie du phonographe et à celle de la sirène ; éléments que l’on peut considérer comme les « jalons » définis dans le « Linteau », des points d’ancrage qui permettent au lecteur de retrouver le sens, et à l’auteur de le créer. Dans cette perspective, la coexistence d’un mot sur plusieurs isotopies forme une confirmation, une motivation de la transposition, et permet de lancer le processus interprétatif. Il s’agit ici de ce qu’on peut appeler un mécanisme de transposition, de traduction dans un autre contexte d’éléments textuels préexistants, à l’aide de « jalons » représentés par des éléments surdéterminés car susceptibles d’être lus à la fois sur les deux isotopies, sans métaphore. La transposition serait un premier mécanisme pour rendre un texte obscur : le texte traduit dans une certaine isotopie les relations entre des éléments appartenant à une autre isotopie ; ce qui paraît immotivé et insensé à première lecture peut facilement être compris par un travail inverse de décodage.

27Le texte « Phonographe » serait alors une pure allégorie, dont l’obscurité ne serait qu’un voile provisoire. Le lecteur peut ainsi lire deux textes en un seul, grâce au travail de condensation de l’auteur, qui s’est efforcé de ne conserver de deux situations que les éléments susceptibles d’être lus simultanément sur les deux isotopies. Dès que le lecteur a saisi le système, il peut l’appliquer et retrouver un sens double sous l’apparente incohérence du texte. Mais certains éléments n’appartenant à aucune des deux cohérences viennent perturber ce modèle : la métaphorisation de l’écouteur en « sabot de cheval, bec d’éguisier » et « érection » déstabilise le parallélisme des deux isotopies, introduisant un renversement sexuel, l’érection étant attribuée au phonographe normalement féminin. La fin du texte repose également sur une autre isotopie, celle du décervelage, les écouteurs devenant des « clous » ou des « dents » par lesquels la sirène se nourrit de la « chaude cervelle » de l’auditeur. Des cohérences locales se créent dans le texte, fondées sur d’autres analogies, qui tendent à déstabiliser le modèle herméneutique du lecteur. On voit ici que Jarry n’applique pas strictement la poétique de l’obscurité comme voile provisoire, même dans les textes les plus allégoriques ; un autre principe de suggestion y est également à l’œuvre.

28Les textes des Minutes fonctionnent également selon d’autres principes de suggestion, qui nous éloignent de cette conception allégorique, dans laquelle un sens final existerait (selon Jarry, évidemment – nous savons que le sens n’est toujours qu’une construction du lecteur), sens que le lecteur doit reconstruire à partir du texte, pour nous amener vers une obscurité plus complexe, qui feint de cacher un sens pour mieux provoquer les mécanismes interprétatifs du lecteur. Il s’agit d’une seconde science de l’obscurité, qui est moins une science du caché qu’une science de l’indéterminé : le texte peut feindre l’inachèvement pour provoquer l’intérêt du lecteur, avide de reconstituer les éléments qui lui font défaut. Le premier principe de cette technique de l’indétermination sémantique est celui que Jarry nomme lui-même « l’impression d’inachevé14 ».

29Dans le « Linteau », il répond ainsi par avance aux objections de manques dans son texte : ce texte est fragmentaire, décousu, il lui manque des citations probantes, des appuis philosophiques :

Il est très vraisemblable que beaucoup ne s’apercevront point que ce qui va suivre soit très beau (sans superlatif : départ) ; et à supposer qu’une ou deux choses les intéressent, il se peut aussi qu’ils ne croient point qu’elles leur aient été suggérées exprès. Car ils entreverront des idées entrebâillées, non brodées de leurs usuelles accompagnatrices, et s’étonneront du manque de maintes citations congrues, alors qu’il se compile des manuels où tout jeune homme lit ce qui est nécessaire pour suivre lesdits usages15.

30Or c’est cette situation de manque qui lance la machinerie interprétative du lecteur, qui doit comprendre qu’il ne s’agit en aucun cas d’un oubli, mais du choix conscient d’une esthétique qui ne dit pas tout, car cela est bas et relève de la petite cuisine personnelle qui n’intéresse personne. Il y a donc un choix délibéré du manque, de l’inachèvement, qui permet la rêverie.

31On peut décrire deux dispositifs textuels de contrôle du sens participant de l’indétermination sémantique : la décontextualisation et la surdétermination. Le premier consiste à effacer tous les contextes d’un texte pour le présenter dans une sorte d’éternité et de lieu vide (comme l’action d’Ubu Roi, située « en Pologne, c’est-à-dire Nulle Part16 ») ; le second, à créer un réseau d’analogies qui conduisent le lecteur à chercher, sans cesse, une allégorie là où n’y en a pas forcément.

32On sait que la polysémie est réduite, dans le discours, par le contexte. L’absence de contexte est donc un outil rhétorique de polysémie, puisque rien n’empêche l’actualisation par le lecteur de tous les sens possibles des mots qu’il rencontre. Par l’effacement des contextes de son texte, Jarry l’épure ainsi, le rendant plus court et plus ouvert à des lectures diverses. L’obscurité est donc ici liée à la difficulté à construire un modèle de lecture de ces textes, parce qu’ils n’en proposent pas, ou qu’ils sont rendus allusifs : il s’agit d’effacer les éléments qui aident habituellement le lecteur à construire un sens univoque. Le lecteur se voit donc contraint, par une rhétorique de l’effacement contextuel, à construire des modèles de lecture partiels, instables et dynamiques.

33On peut définir plusieurs formes de contextes dont l’effacement rend l’interprétation du texte plus difficile. Le paratexte en est une première forme ; Jarry applique ainsi la pratique de la décontextualisation à la couverture des Minutes de sable mémorial, en refusant d’y inscrire la moindre indication écrite. Seul un blason d’or sur fond noir peut faire signe – sans que l’on puisse déterminer s’il s’agit du blason de l’auteur, du livre, voire des deux :

img-1-small450.jpg

34Alfred Jarry, Les Minutes de sable mémorial, Mercure de France, 1894.

35Couverture de l’édition originale17.

36Si le titre apparaît cependant à l’intérieur du recueil, sa forme n’est pas simple, et nécessite une certaine dextérité de la part du lecteur – certaines lettres n’apparaissent qu’une fois, lorsqu’elles sont communes à plusieurs mots, en facteur commun, comme le M de Minutes et Mémorial ; le sens même du titre est difficile à cerner. Ce que l’on peut dire pour l’instant, c’est que le lecteur des Minutes de sable mémorial a très peu d’indices sur la façon dont il doit appréhender ce volume : l’auteur est un jeune inconnu, dont quelques textes hermétiques ont paru de façon dispersée dans des revues qualifiées de symbolistes ; le titre du recueil est énigmatique, et on ne trouve pas d’indication générique – elles viennent ensuite, dans des titres rhématiques, tels que « Lieds funèbres » ou « Berceuse du mort pour s’endormir18 ».

37Au niveau du poème19, la décontextualisation opère différemment, affectant cette fois le contexte intra-textuel : il est rare que le lecteur connaisse le contexte spatio-temporel fictif dans lequel se situe l’action décrite. Ainsi de cet extrait d’une scène d’Haldernablou, dans lequel Jarry tait le nom de l’objet décrit :

Le fond de la terre et la pesanteur ont dans leurs mains qui réchauffent ses orteils de mandragore. File ton rouet, féline Drosera. Tourne le charbon lumineux de ta courroie, fleuve Océan qui encorbelle les Ixions païens aux X de bras philosophaux. Tu es embryon par le continu de tes gestes circulaires, mais tu es ton centre et ta circonférence, et tu te penses toi-même, Dieu métallique, essence et idole20.

38Il s’agit en fait d’une sorte de métaphore in absentia, décrivant une locomotive ; un élément de contexte permet pourtant de nommer cet objet, la scène ayant lieu « dans une gare ». Le discours peut alors retrouver une cohérence, dans la mesure des capacités du lecteur à utiliser des outils rhétoriques de décodage pour reconstruire à partir de ces éléments hétéroclites les rouages d’une locomotive ; on peut reconnaître ainsi, par des opérations analogiques, la forme d’une roue et d’un essieu dans la Drosera filant son rouet21. On est ici très proche de l’exemple du « Phonographe » ; sauf que cette fois ci, les allégorisants sont démultipliés.

39Enfin, au niveau des mots mêmes, on peut repérer une forme de décontextualisation différente. Par l’usage de mots rares ou de néologismes tirés du grec, Jarry pratique une forme courante d’obscurité, consistant à ne pas fournir la définition d’un mot complexe. Un mot inconnu est le signe d’une lacune dans l’encyclopédie du lecteur, lacune contextuelle externe au texte. Mais il suffit d’un dictionnaire pour la corriger, et retrouver une cohérence sémantique satisfaisante. C’est le cas par exemple du « tragus » du « Phonographe », qui désigne le petit cartilage dans l’oreille qui retient les écouteurs.

40L’obscurité de ces textes, leur difficulté, n’est donc pas liée à l’absence de tout « message » – Jarry, en dernière instance, décrit toujours un objet que l’on peut reconnaître –, mais dans le fait que les dispositifs qui permettent au lecteur de recréer le contexte sont absents ou fonctionnent de manière allusive. La décontextualisation est une sorte de figure rhétorique de niveau transphrastique : elle provoque une syllepse généralisée. Tous les mots du texte sont susceptibles, en l’absence de contexte, de voir leurs différents sens actualisés simultanément par le lecteur. L’effacement des éléments textuels qui permettent habituellement au lecteur de prévoir le sens, avant même la lecture, provoque une mise en disponibilité des éléments présents, qui peuvent rentrer dans tous les contextes puisque aucun contexte n’est privilégié. Il s’agit d’une forme d’autonomisation des signifiants : refusant la transcendance du sens, Jarry propose des formes susceptibles de plusieurs lectures possibles.

41Mais un deuxième procédé s’ajoute à l’absence de contexte clair pour rendre les textes des Minutes pleins d’une virtualité infinie. Il ne suffit pas à Jarry de rendre son texte obscur en effaçant ses contextes : le lecteur doit avoir l’impression qu’un sens plus haut, un mystère, se cache derrière la totalité du livre ; que ces textes ne sont pas réunis par hasard, mais qu’un vaste réseau de sens permet de les relier et d’expliquer leur juxtaposition. Jarry joue des rapprochements de métaphores pour faire de son texte un pseudo-réseau, invitant à lire les Minutes comme si elles avaient été écrites de façon unifiée et pensée, comme si un réseau secret de significations les traversait.

42Pour inciter le lecteur à pratiquer une lecture analogique totalisante, Jarry met en place à travers le recueil des Minutes de sable mémorial un réseau d’éléments récurrents. Par un jeu de comparaisons, de métaphores et d’analogies formelles, ces éléments tendent à devenir équivalents pour le lecteur, invité à étendre l’équivalence explicite entre certains « jalons » à tous les ensembles du texte, en pratiquant une transposition forcée des ensembles sémantiques du texte les uns sur les autres. Le recueil doit devenir pour lui un immense texte tabulaire, dont tous les éléments sont des syllepses ou des métaphores.

43Certains poèmes fonctionnent ainsi comme des lieux de diffraction du sens, en proposant des chaînes d’équivalence d’éléments textuels ; pour poursuivre la métaphore du carrefour, il s’agit de sortes d’échangeurs routiers, qui permettent aux différents ensembles du recueil de se connecter entre eux. Ainsi de cet extrait des « Prolégomènes de Haldernablou » :

[…] je vis son Phallus sacré, que les Indous appellent Lingam, ramper à travers un temple croulant. Il inclina sa tour d’ivoire, et son crâne naïf qui n’a point encore de suture sagittale, pareil à l’œil d’un caméléon albinos.

Et le grand Phallus, comme un serpent d’eau et surtout comme une galère à trois rangs de rames, glissa sur la nappe unie du bitume.

[…] découvrant à mes yeux son sexe, beau comme un hibou pendu par les griffes22.

44On reconnaît ici les chaînes de comparaisons en « comme » que Jarry a pu imiter de Lautréamont, qu’il admirait beaucoup. Ces comparaisons et métaphores, fondées ici sur des analogies formelles, proposent une multitude d’équivalences pour le terme « Phallus » : « tour d’ivoire », « crâne », « œil [de] caméléon », « serpent », « galère » et « hibou ». Une fois leur équivalence posée, ces termes deviennent des jalons permettant de mettre en parallèle les ensembles sémantiques auxquels ils participent. La récurrence de ces éléments dans le reste du recueil laisse au lecteur l’opportunité de réactiver les analogies construites auparavant : les métaphorisants et les comparants, lorsqu’ils apparaissent ensuite en tant que thèmes du discours, tendent à garder cette fonction de représentation pour le lecteur23. Ainsi, le texte « Animal », qui décrit un hibou aux yeux hypnotiseurs, pourra être lu selon un registre sexuel par le simple fait d’être inséré dans le recueil à côté d’un texte qui compare le hibou à un phallus. Ce sens, qui n’était sans doute pas prévu lors de l’écriture du texte, est un effet du double mécanisme de décontextualisation et de mise en réseau : aucun contexte ne venant empêcher le lecteur de pratiquer une telle interprétation, et la préface du recueil l’y incitant au contraire, tout est fait pour autoriser l’utilisation du texte au sens d’Umberto Eco. Par ce moyen, tous les éléments du recueil de Jarry sont susceptibles d’être traduits dans une autre isotopie ; la valeur sémantique de chaque poème est ainsi multipliée par les valeurs de tous les autres poèmes du recueil.

45On peut appeler ce principe un principe de transmutation, pour reprendre la métaphore alchimique dont fait souvent usage Jarry, qui consiste à multiplier les rapports d’équivalence entre différents éléments du texte pour en augmenter le sens. Il n’y a qu’une différence de degré entre la transposition et la transmutation : si une transposition met en rapport deux isotopies, comme celui de la sirène et celui du phonographe dans l’exemple que nous avons vu, la transmutation invite le lecteur à pratiquer une sorte de lecture analogique généralisée, en faisant correspondre toutes les isotopies textuelles entre elles.

46Cependant ce principe ne repose pas, comme la transposition, sur une poétique systématique de type allégorique : Jarry ne peut pas construire un texte dont tous les éléments sont effectivement transposables dans toutes les isotopies possibles. Il invente alors une rhétorique visant à inciter le lecteur à pratiquer lui-même une lecture analogique totalisante. Contrairement à l’allégorie, qui demande un travail poétique complexe de transformation, la transmutation est un principe économique de création du sens. Dans l’allégorie, le modèle du texte est préconstruit ; dans la transmutation au contraire, seuls des points de jonction entre les différentes isotopies du texte sont ménagés. Jarry peut se contenter de placer des « jalons », c’est-à-dire des éléments textuels servant de carrefours entre plusieurs ensembles, qui fonctionnent comme des indices pour le lecteur, incité à produire des transformations à partir du texte sans que l’auteur les ait préconstruites. C’est ici que la différence profonde de ce modèle avec celui de l’allégorie apparaît : l’allégorie est un système fermé, dont le nombre d’ensembles sémantiques est réglé ; le texte de Jarry convoque au contraire une multitude d’ensembles, dont les rapports ne sont pas prédéfinis, et qui sont susceptibles d’être augmentés indéfiniment – il est ici très proche de la première obscurité, « chaos facile », qu’il disait vouloir éviter.

47Jarry fait donc preuve d’une grande ironie en ouvrant cette œuvre fragmentaire, hétérogène, composée de pièces écrites à des époques très éloignées, selon des inspirations très diverses et parfois à deux mains, par une préface prônant une méthode systématique de suggestion. Le « Linteau » est en fait un outil d’unification et de cohérence, une machine à rendre homogène.

48L’un des outils les plus puissants pour inciter le lecteur à construire le texte des Minutes selon un modèle d’universelle analogie est en effet sa préface ; le modèle esthétique défini dans le « Linteau » informe le modèle herméneutique du lecteur. Même si le texte répond au moins partiellement aux exigences de ce modèle, la totalité qu’il recherche n’est pas possible. Le texte donne par son introduction un effet de totalité, qui participe à la construction d’un modèle paranoïaque de lecture – paranoïaque, au sens ou le lecteur pense voir dans chaque élément du texte un signe au second degré. Lisons en effet cette affirmation du « Linteau » :

Tous les sens qu’y trouvera le lecteur sont prévus, et jamais il ne les trouvera tous ; et l’auteur lui en peut indiquer, colin-maillard cérébral, d’inattendus, postérieurs et contradictoires24

49Il y a deux attitudes paradoxales dans cette affirmation. Si tous les sens sont prévus, le texte est un objet absolu, construit d’une façon si serrée que toutes les actualisations possibles par la lecture sont prédéterminées. Le texte serait alors un réseau entièrement motivé, une immense allégorie. Mais la deuxième partie de la phrase contredit cette totalité. L’auteur est constructeur de sens : par des indications, des indices (selon la métaphore de la chasse au trésor, du colin-maillard), il peut infléchir la réception de son texte, de façon interne ou externe (préfaces, disposition des textes entre eux, articles, réutilisation, etc.). L’affirmation du « Linteau » dit à la fois que le sens se construit, et que son œuvre dit tout ; c’est une mise en pratique de sa propre théorie, un indice incitant le lecteur à lire le texte qui va suivre comme si tous les sens en étaient autorisés car prévus.

50Le jeu de colin-maillard représente bien une rhétorique visant à créer un modèle herméneutique flou, où le lecteur, privé de repères préalables, construit son interprétation par des stabilisations locales de sens et des rapprochements inattendus. En ajoutant de nouveaux textes à son œuvre, Jarry augmente à chaque fois le potentiel sémantique de l’ensemble, dans le mesure où le « Linteau » fonctionne pour le lecteur comme une préface à la totalité de son œuvre plus qu’aux seules Minutes de sable mémorial. L’auteur, par sa position particulière, peut ainsi modifier le sens de ses textes en affirmant que d’autres sens sont possibles et en rajoutant au fil de son œuvre de nouvelles interprétations, qui s’ajoutent aux formes existantes pour les rendre encore plus polysémiques.

51La multiplication des sens possibles de ses textes passe donc paradoxalement par un accroissement du rôle de l’auteur, là où Mallarmé tendait à le faire disparaître pour mieux laisser la place au lecteur ; pour Jarry, il est nécessaire d’étayer la figure de l’auteur pour créer ce dispositif de contrôle de la lecture. Dire que l’auteur a tout prévu permet à Jarry d’ouvrir entièrement le champ des interprétations possibles en justifiant par avance toute les lectures : l’herméneute ne peut se tromper, parce que tout est prévu ; l’intention de l’auteur est sauve, mais elle n’est pas un garde-fou, au contraire ; elle est elle-même retrait du garde-fou. La surreprésentation de l’auteur augmente la suggestivité de l’œuvre.

52Revenons pour conclure sur l’idée de « carrefour de tous les mots ». Cette métaphore peut être interprétée de deux façons, sans qu’il soit possible de trancher ; et je crois que c’est dans cette tension entre ces deux interprétations que se situe justement l’hésitation de Jarry entre une totalité cachée derrière le texte et un texte suggestif aux sens infinis ; entre l’obscurité et l’opacité ; entre la maîtrise de l’auteur et la liberté absolue du lecteur.

53Dans un premier sens, le carrefour peut être pris au sens de centre, de point de rencontre de diverses routes ; « faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots », cela voudrait dire faire un carrefour vers lequel pointent les mots, un centre de non-dit autour duquel tournent les phrases. On retrouve ici alors la notion d’un mystère, d’un sens caché ; la suggestion est alors affaire d’indices, et le sens est une traque. On est ici dans la concentration : le lecteur doit trouver ce centre obscur qui contrôle l’ensemble des phrases du texte, ce mystère qu’il peut dévoiler grâce aux indices que sont les mots. Cette interprétation renvoie à l’obscurité systématique, allégorique.

54Mais « un carrefour de tous les mots » peut également signifier que chaque mot doit devenir lui-même un carrefour, un point de relation, un point de décrochage du sens (par métaphore, allégorie, etc.), un point de polysémie ; le mot est un échangeur, au sens d’échangeur d’autoroute ; il est un point de dispersion infinie du sens. C’est l’image du polyèdre ou du diamant comme machine de diffraction, l’apport du lecteur étant démultiplié ; la suggestion consiste à rendre aux mots une polysémie qu’ils ne possèdent normalement pas en discours. C’est ici l’opacité, le texte conçu comme un réseau acentré qui renvoie sans cesse le lecteur à d’autres sens, à l’infini, sens que l’auteur n’a pas prévu mais qu’il feint d’avoir prévu.

55Or c’est précisément entre ces deux interprétations qu’hésite le « Linteau » ; entre une dispersion infinie mais incontrôlée du sens et une concentration infinie mais forcément limitée. Ce qu’il importe de constater, c’est que Jarry sait que le contrôle total qu’il fait semblant d’exercer sur son texte n’est pas possible ; son esthétique de la concentration finit donc par devenir elle-même un dispositif rhétorique de dispersion du sens. Le discours symboliste est repris de façon presque ironique, moins pour son contenu thématique que pour son intérêt rhétorique : s’affirmer symboliste, c’est permettre une ouverture sémantique démesurée à ses propres textes, c’est leur donner la chance d’une lecture beaucoup plus enrichissante. L’obscurité comme voile de mystères n’existe pas réellement chez lui ; elle n’est utilisée qu’à des fins de contrôle de la réception de ses textes. La maîtrise de l’auteur n’est plus, en fait, dans une poétique qui crée des objets, mais dans une rhétorique de la suggestion, une rhétorique de l’obscurité, qui agit sur les façons de lire du lecteur.

56L’obscurité chez Jarry est donc un artefact rhétorique, un moyen de faire lire comme si le texte avait un sens plus haut ; ses mécanismes, lecture tabulaire (transposition), décontextualisation et transmutation, ont une fonction à la fois esthétique et sémantique : il s’agit d’inciter le lecteur à produire du sens, en faisant miroiter un mystère qui n’existe que dans son propre esprit. L’œuvre selon Jarry, l’œuvre synthétique, n’est donc en définitive en grande partie qu’une théorie destinée à piéger le lecteur. La rhétorique de Jarry, c’est cette façon de nous voiler le regard et de nous faire prendre les vessies pour des lanternes, ou les pères ubus pour des allégories. C’est finalement ce que l’on pourrait appeler une rhétorique du colin-maillard cérébral : la fumisterie élevée au rang de méthode de création.