Colloques en ligne

Françoise Sylvos

Sémiologie de l’utopie en France (1800-1850)

1Dans son article sur « Sémiologie et urbanisme », Roland Barthes déclare n’être ni spécialiste de l’urbanisme, ni de l’architecture, ni de la géographie,  ni même, avec coquetterie, de la sémiologie comme devrait l’être tout lecteur et interprète averti de la ville, mais simple « amateur de signes »1. Amateurs de signes, les fouriéristes et saint-simoniens l’étaient déjà, comme en témoignent les discours utopiques, les programmes, fictions sociales et projets de réalisation touchant à l’architecture et à l’urbanisme. On explorera les relations entre divers supports de la pensée utopique en s’intéressant à la sémiologie de ses lieux. Rappelons que la sémiologie est définie par Saussure comme l’étude générale des « systèmes de signes » et comme une métasémiotique par Hjemslev2. Outre les formes architecturales et urbaines3 constituant un langage-objet4  – façades peintes, sculptures et inscriptions, plans d’architecture et d’urbanisme – on prendra aussi en compte l’utopie livresque. Souvent, en effet, cette dernière va de pair avec des dessins, avec des schémas qu’elle glose ou dont elle épouse le mode de représentation et le langage symbolique. Dans les textes philosophiques ou littéraires, on s’attachera aux signes présents dans l’utopie comme livre – c’est le représentant – et dans l’utopie comme ville – c’est le représenté – et l’on s’interrogera sur leurs rapports. Mais avant tout, soulignons la dette de cette étude envers les travaux d’Antoine Picon et de Frédéric Moret.

2Dès l’exposé des motifs qui font signe en utopie, on a pu noter l’imbrication des langages. Antoine Picon parle d’un « écheveau d’impressions, d’images et de récits au travers desquels s’esquisse une sociabilité idéale »5. L’inscription portée sur les murs d’un bâtiment est bien un motif architectural. Pourtant elle peut avoir en soi une fonction métasémiotique. Elle apporte comme un commentaire à l’édifice, en définit la fonction, la destination. Ainsi, pour Ballanche, tout doit être « symbole et instruction dans la ville des expiations ». Aussi les hameaux qui forment sa cité-prison – dont on peut à bon droit penser qu’elle est une dystopie6 involontaire et que critiquent très probablement les fouriéristes dans un article intitulé « Bicêtre »7 – portent-ils des noms emblématiques des analogies entre la vie du Christ et le destin de l’humanité dont les épreuves régénératrices de la ville sont une allégorie8. L’un d’entre eux, « l’Evangile, loi morale du genre humain », condense tout un programme de réforme sociale. Quant au plan, il est un objet graphique qui entre partiellement en redondance avec une réalisation architecturale, urbaine, l’édifice étant une « interprétation » du plan. Les courants fouriéristes et saint-simoniens verbalisent leurs plans de société, leurs projets autant sinon plus qu’ils ne les dessinent. A contrario, les auteurs d’utopies n’observent pas de différence entre leurs constructions verbales et un projet architectural ou un plan d’urbanisme. Ils se désignent métaphoriquement ou explicitement comme architectes. Dans Paris futur, Théophile Gautier passe en véritable chef de travaux un « rouleau » sur Paris pour le rebâtir à sa fantaisie et aux couleurs de l’Egypte ou de Babylone. Charles Fourier prévoyait des aménagements  possibles de la ville permettant d’accéder à la période de garantisme :

Un homme de goût, un architecte politique, pouvait, par la seule réforme des coutumes d’architecture, métamorphoser la Civilisation, qui pourtant semble fondée exclusivement sur le régime administratif.9

3L’architecture est pensée durant la première moitié du XIXe siècle comme apte à changer les rapports sociaux. Tout invite donc à un parallèle entre les écritures utopiques, celles de la pierre et celles du papier.

4On peut convenir que la ville régulière prévaut entre Renaissance et Lumières de l’utopie, que la pensée de la métropole domine, enfin, à partir de la Révolution industrielle. Mais avant d’approfondir les rapports entre textes et représentations, on relativisera la place de la ville en utopie. « Le discours utopique mobilise la dimension urbaine à des fins de vraisemblance »10 et les utopistes ont parfois dépassé la quête alterréaliste de l’utopie11. Au-delà de la « ville autre », ils ont proposé des alternatives radicales au modèle urbain : le phalanstère fouriériste est une alternative rurale à la cité idéale qui coexiste avec une critique de la ville, ce qui n’a pas empêché Fourier de proposer des améliorations aux règlements d’urbanisme dans un texte publié à titre posthume dans La Phalange en 1849. Ce texte s’intitule Cités ouvrières. Des Modifications à introduire dans l’Architecture des Villes. Il importe de distinguer sa proposition de réforme urbaine, en somme assez proche des projets de Ledoux sur les enceintes de Paris et les pavillons des barrières, et l’unité singulière du phalanstère. Compte tenu du privilège accordé à la place et aux rues-galeries entourant le bâtiment communautaire, ce dernier entre en opposition avec la ville et représente un degré supérieur de perfectionnement dans l’évolution de la société.

5Définir la ville comme un lieu d’écriture tient de l’idée reçue au XIXe siècle. Ainsi, dans les fameux chapitres de Notre-Dame de Paris, « Paris à vol d’oiseau » ou « Ceci tuera cela »,  « Hugo fait preuve d’une façon assez moderne de concevoir le monument », écriture d’un autre type, mais aussi la ville, dont la forme traduit « l’inscription de l’homme dans l’espace ». Hugo oppose « l’écriture par la pierre » et « l’écriture sur le papier »12. Il refuse l’usage dogmatique et monosémique des symboles architecturaux, en critique le didactisme – apanage des nouvelles religions. Pourtant, il lui revient d’avoir popularisé l’analogie entre le monument et le texte dont prend acte la devise de l’architecte Léon Vaudoyer13 :

L’architecture est la véritable écriture des peuples. 14

6Amateurs de signes, les utopistes de la première moitié du XIXe siècle sont, comme leurs contemporains, grands consommateurs de symboles. L’articulation entre innovation politique et création d’un monde de signes était sensible dès la Révolution française, élaborant « tout un monde de signes durables », revêtant « une force obsédante, tant les signes sont multipliés jusque sur les objets les plus familiers ou les plus intimes : assiettes, enseignes, papiers peints, vêtements » et prenant part à une « pédagogie concertée »15. L’architecture parlante, l’architecture utopique du tournant des Lumières, celle d’un Ledoux ou d’un Boullée, ouvre également la voie à cette prééminence du symbole. « Les plans de Ledoux fonctionnent [...] comme une sorte d’écriture renvoyant aux mystères de l’univers et de la vie. La volonté d’investigation et de rationalisation typologique des architectes révolutionnaires se voit tempérée par une poétique héritière de la tradition herméneutique du père Kircher et des théories de Warburton sur le langage hiéroglyphique des Egyptiens »16. A la faveur de l’égyptomanie contemporaine, lecteur de l’abbé Terrasson17, Ballanche ne formule de discours sur la cité qu’avec une gravité religieuse digne des mystères isiaques et, dans La Ville des Expiations, le parcours du narrateur qui franchit, les yeux bandés, certains des seuils de la cité carcérale dans laquelle on l’a introduit, est une initiation progressive à l’énigme des destinées humaines, parallèle aux rites de purification auxquels sont soumis les prisonniers, ou néophytes. Les bas-reliefs ornant l’obélisque situé au centre de la ville des expiations ont une valeur emblématique et générale18, la statuaire et le théâtre y jouent un rôle édifiant.

7Le symbolisme marque de son empreinte l’ensemble de la culture du XIXe siècle romantique pour lequel l’analogie et les correspondances priment sur un discours rationnel et qui, ce faisant, renoue avec une épistémé pré-cartésienne ainsi définie par Michel Foucault dans Les Mots et les Choses :

Jusqu’à la fin du XVIe siècle, la ressemblance a joué un rôle bâtisseur dans le savoir de la culture occidentale. C’est elle qui conduit pour une grande part l’exégèse et l’interprétation des textes : c’est elle qui a organisé le jeu des symboles, permis la connaissance des choses visibles et invisibles, guidé l’art de les représenter.19

8Les symboles sont censés sceller le pacte social par-delà les barrières de classes et les frontières à la manière de la religion dont on souligne la dimension unitaire (« religion veut dire lien », selon le médecin de campagne20). Ce retour aux symboles est une réaction au sentiment de vivre une époque critique durant laquelle, à la faveur de mutations rapides, les codes sociaux se diversifient et s’opacifient. Signes non phonographiques, les hiéroglyphes appartiennent avant tout au monde des idéogrammes ; toute imagerie symbolique leur est apparentée au XIXe siècle et passe, comme eux, pour une langue universelle, intelligible immédiatement, à l’inverse des langues alphabétiques. Récit combinant des symboles qui ont cours partout, la parabole passe pour devenir monnaie d’échanges sans frontières :

Les belles paraboles de l’Ancien et du Nouveau Testament ont, dans l’histoire morale de l’humanité, un autre mérite que celui d’avoir sans cesse soutenu la vérité souffrante chez les Juifs : elles la soutiennent et la prêchent encore aujourd’hui. Tout le monde les connaît, les entend, et leur popularité ajoute à leur force. Allez où vous voudrez, dans le monde civilisé, à Londres, à Berlin, à Paris, à New York ; parlez de la brebis du pauvre et du respect qu’il faut avoir pour elle, tout le monde vous comprend : c’est le proverbe qui défend le faible contre le puissant ; c’est l’adage qui protège la justice contre l’iniquité. Singulier bienfait de la religion chrétienne d’avoir ainsi donné au monde cinq ou six symboles populaires, qui sont comme les maximes d’Etat de la civilisation moderne ! 21

9Cette conception fonctionnelle et sociale des symboles est vivace et durable puisqu’elle fait écho, à trente années de distance, aux réflexions de Leroux, lecteur de Creuzer, sur le style symbolique (Le Globe, 8 avril 1829). C’est à Leroux dont les « liens avec la mouvance saint-simonienne » sont connus22 que l’on doit l’analyse de la poésie romantique comme relevant du « style symbolique ».

10L’utopie s’est mise en quête d’un espace urbain enfin lisible. Cette recherche offre également une réponse à la crise des modèles urbains et architecturaux amorcée au cours du XVIIIe siècle alors que la totalité organique de la ville semblait s’être dissoute, sous l’influence du pittoresque anglais23. La fragmentation et la présence de multiples styles mariés dans les espaces et bâtiments – notamment dans les fabriques du jardin à l’anglaise – offraient un équivalent, dans le domaine de la construction et du paysage, au relativisme littéraire et philosophique des Lumières et marquaient le début d’une ère critique pour l’architecture, ce dont rendait compte l’abbé Laugier24 :

Quiconque sçait bien dessiner un parc – écrit Laugier – tracera sans peine le plan en conformité duquel une Ville doit être bâtie relativement à son étendue et à sa situation. Il faut des places, des carrefours, des rues. Il faut de la régularité et de la bizarrerie, des rapports et des oppositions, des accidents qui varient le tableau, un grand ordre dans les détails, de la confusion, du fracas, du tumulte dans l’ensemble.25

11Laugier interprète la réalité formelle de la ville du XVIIIe siècle. En rupture avec les schémas et archétypes d’ordre du classicisme, cet espace urbain est anti-perspectif et la variété de son tissu est une image de la nature. Cette image du chaos citadin a été diversement accommodée  à des fins critiques par les utopistes du XIXe siècle qui stigmatisaient l’incurie édilitaire de leur temps. S’ils font preuve d’une volonté de concertation, leurs projets ne renouent pas avec le statisme géométrique des villes-échiquiers, et n’entravent pas le foisonnement des formes et des motifs, pour peu qu’une dynamique d’ensemble prévale sur le morcellement. Pour les saint-simoniens comme pour les fouriéristes, la lisibilité de l’écriture utopique est une réaction à la réalité confuse de la ville. Elle correspond à la quête d’une vision globale et d’une unité de sens, déjà présente chez Ledoux, dont le travail sur les barrières et enceintes parisiennes témoigne de la recherche d’un équilibre entre les plaisirs et les peines, entre les octrois sévères et les guinguettes riantes, au sein d’un système globalement marqué par un projet moral26.

12Examiner la dimension iconique de l’utopie, c’est franchir un premier cap vers sa lecture symbolique. On ne distinguera donc ces deux aspects que par un souci de méthode. C’est d’abord parce qu’il est une icône que le temple de la femme par Machereau, dont il sera question plus loin peut parler aux sens et donner cours à une interprétation symbolique. Le diagramme du plan architectural classique est une icône. Il relève du figuratif, et non du mimétique. Au contraire, l’architecture et l’urbanisme saint-simoniens sont d’abord lisibles en raison de leur dimension mimétique. A côté de vues schématiques, certains saint-simoniens proposent des croquis et dessins de la cité idéale : ainsi de La Ville nouvelle par Chambellan (figure I). Dans les années 1830, ils considèrent d’abord la ville en artistes, en poètes, en prêtres d’une nouvelle religion ; la dimension technique de la question ne sera développée que plus tard. Comme le reconnaît Charles Duveyrier, son texte n’est pas accompagné de cartes, de plans ni de gravures28. Le dessin du temple de la femme par les saint-simoniens (figure II)29 ne nous expose ni un plan abstrait, ni les volumes réguliers d’un bâtiment traditionnel. Il représente l’idole à laquelle est dédié le temple, la femme elle-même. L’édifice architectural a la même fonction qu’une statue ; il extériorise ce qui ordinairement est situé à l’intérieur d’un lieu de culte, le dieu ou la déesse qui est l’âme et le cœur du bâtiment. On dépasse ainsi l’opposition systématisée par Kant entre une vérité sculpturale mimétique et la « présentation » architecturale qui ne doit rien, « essentiellement, à la représentation »30 comme l’avait déjà fait Ledoux en donnant une forme phallique au plan de son Oikema, monument destiné aux ébats amoureux où « l’hymen et l’amour » devaient conclure un traité propre à « épurer les mœurs publiques » (figure III). Les vues saint-simoniennes tendent à concilier la fonctionnalité architecturale avec la « simple expression d’Idées esthétiques » qui reste « le but essentiel de la sculpture »31. Le temple de la femme voudrait concilier dimension esthétique de la sculpture et fonctionnalité enseignante du bâtiment. Mais le mariage de l’utile et du beau, de la sculpture et de l’architecture, n’est pas sans effets kitsch.

13L’incarnation de la ville dans le corps d’une statue féminine renvoie à la réhabilitation de la matière par les saint-simoniens. Roland Barthes a établi un lien étroit entre l’érotisme urbain, ou socialité, et le ludisme, le plaisir attaché à la ville comme centre, par opposition à une périphérie-dortoir, à une périphérie austère. L’eau qui circule est selon lui l’image urbaine qui rend lisible cette notion d’échange en même temps qu’elle permet les rencontres32. Ce discours pourrait servir de libre commentaire à l’œuvre de Charles Duveyrier, La Ville nouvelle ou le Paris des saint-simoniens, publié en 1832 dans Le Livre des Cent-et-un33. Dans cette prophétie poétique en prose que l’on pourrait annexer au Livre nouveau des saint-simoniens, la cité de l’avenir sera le cœur d’une activité intense, variée, qui exercera son attrait sur l’Europe entière. Au centre de cette cité trônera un temple aux courbes féminines qui tient à la fois du temple de Baal et de la réincarnation de Cybèle34. Les notions de réseau et de circulation y jouent un rôle de premier plan et animent la métropole radieuse qui n’a plus rien d’une ville-machine – l’un des modèles urbains du XVIIIe siècle.

14Dans La Ville nouvelle de Duveyrier, l’érotisation de la ville passe non seulement par l’édification d’un temple à l’image de la femme, mais par une description fortement sexuée du Paris de l’avenir qui emprunte son style au Cantique des Cantiques :

mon temple est une femme !

Autour de son corps, jusqu’à sa ceinture, montent en spirale, à travers les vitraux, des galeries qui s’échelonnent comme les guirlandes d’une robe de bal [...]

Sa robe descend en arrière sur la grande place, et forme des plis de sa queue un immense amphithéâtre où l’on vient jouir du spectacle des pacifiques carrousels, et respirer le frais sous des orangers35.

15Cette représentation féminine succède à un parallèle entre la capitale de l’avenir et l’anatomie extérieure du corps humain qui renouvelle, à la faveur des récentes découvertes sur les échanges tissulaires propices au développement d’une pensée du réseau, l’antique topos de la ville-corps présent chez Vitruve36. Ainsi débute l’hymne au Paris de l’avenir :

C’est là que reposera la tête de ma ville d’apostolat, de ma ville d’espoir et de désir, que je coucherai ainsi qu’un homme au bord de ton fleuve.

Les palais de tes rois seront son front, et leurs parterres fleuris son visage. Je conserverai sa barbe de hauts marronniers, et la grille dorée qui l’environne comme un collier. Du sommet de cette tête, je balaierai le vieux temple chrétien, usé et troué, et son cloître de maisons en guenilles ; et sur cette place nette, je dresserai une chevelure d’arbres, qui retombera en tresses d’allées sur les deux faces des longues galeries, et je chargerai cette verte chevelure d’un bandeau sacré de palais blancs, retraites d’honneur et d’éclat, pour les invalides des établis et des chantiers37.

16Chaque partie de la ville, homme couché, correspond à un membre, à un organe du corps humain. Le texte de Charles Duveyrier met en jeu l’une des dimensions de l’iconicité : la métaphore. L’image organique d’une ville où circulent les hommes et les fluides annonce le modèle urbain qui prévaudra au XIXe siècle, la gare étant le cœur de la ville et une sorte de pompe qui en régule l’activité.

17On opposera l’iconicité des dessins saint-simoniens à la géométrie du phalanstère fouriériste (figures IV et V), figurative et non mimétique, dont le schéma somme toute classique ne laisse pas à première vue, pour qui méconnaît les lois écrites de l’engrenage des séries, augurer de la fantaisie, de l’enthousiasme festif annoncé par Charles Fourier. On peut en effet dire avec René Schérer que Fourier fait, par un écart absolu, « voler en éclats le domaine de la représentation – et son “action de masquage” – pour s’attacher aux modes de fonctionnement »38. De même, le refus de la représentation architecturale, de la mimesis, premier pas vers un didactisme symbolique, va, chez Fourier, de pair avec un refus de la morale traditionnelle. Dans Cités ouvrières. Des Modifications à introduire dans l’Architecture des Villes39, la description urbaine est ordonnée selon les principes du « garantisme visuel » qui rendent compte des conséquences concrètes, sensibles et non éthiques du scandale social. Le garantisme est une période intermédiaire entre la civilisation (décriée) et l’harmonisme, qui est le temps des phalanstères. C’est le temps des réformes urbaines, non celui d’un ordre entièrement nouveau.

18Le garantisme n’est pas seulement une période intermédiaire de l’histoire de l’humanité. C’est une philosophie, qui propose des remèdes aux abus de la société civilisée. L’iniquité ou l’équité de l’organisation sociale est immédiatement perceptible et parle aux sens en les agressant ou en les flattant. Une ville de belle apparence n’est pas une cité dont les murs représentent quelque chose, mais une ville dont la configuration répond à certains rapports mathématiques qui sont autant de « ressorts » de l’harmonie et sont édictés sous la forme de véritables règlements d’urbanisme avant la lettre :  

On marquera quatre enceintes, savoir : une de pivot et trois de banlieue, savoir :

La première, pour la ville, ou Pivot ;

La deuxième, pour les faubourgs ;

La troisième, pour les annexes rurales ;

La quatrième, pour les avenues et relais.

Chacune des enceintes pourra s’étendre à l’équivalent du rayon de la ville. En supposant donc mille toises du centre aux barrières, il y aura 2000 toises jusqu’aux confins de l’enceinte des faubourgs, puis 3000 à 4000 jusqu’aux termes des annexes et des avenues.

Chacune des enceintes sera assujettie par gradation à des ornements obligés et coordonnés aux convenances de la ville. Un comité d’apparat en sera juge, et n’admettra aucune disposition soit d’agriculture, soit d’architecture, qui blesserait les garanties visuelles.

Le système d’ornement sera gradué, c’est-à-dire qu’on en exigera plus dans l’enceinte pivotale que dans les enceintes de faubourg, qui devront contenir les édifices d’utilité manouvrière, comme grandes fabriques, magasins d’entrepôt. Mais les villages mêmes de la 4e enceinte seront encore soumis au code ornemental gradué [...] Toute maison de la ville ou enceinte centrale doit avoir en terrain vacant, cour ou jardin, une surface égale à celles qu’occupent les constructions. S’il y a cent toises carrées de bâtiment, il faut au moins 100 toises carrées de cour ou jardin ; précaution nécessaire contre les spéculateurs qui amoncellent de pauvres ménages dans des maisons sans cours, dont la hauteur démesurée s’oppose à la circulation de l’air.

Dans l’enceinte n° 2, faubourg, on exigera que la maison ait en sa dépendance un terrain vacant, double de celui des bâtiments (proportions graduelles dans les autres enceintes).

Sans cette règle de proportion, les terrains d’isolement pourraient être sans emploi par des maisons trop élevées qui empêchant le cours des rayons solaires, s’opposeraient à l’accroissement des végétaux.

Tous les murs de clôture seront ouverts et palissadés ou grillés à hauteur d’appui, afin que la vue puisse circuler librement, et qu’on ne chemine pas entre des murailles comme dans les villes civilisées.40

19Le but esthétique de ces principes urbains n’est pas une priorité. Si, à l’évidence, les règles de proportion concourent à la beauté des lieux, elles participent avant tout d’un calcul, aux yeux de ce Newton de la science sociale qu’est Fourier : l’ampleur du périmètre dont devront s’entourer les demeures doit entraver le développement de l’habitat individuel et encourager l’essor du logement collectif, l’une des conditions qui favorisera le bon emploi des richesses et des forces vainement absorbées par la cellule familiale chez les civilisés, permettant que l’intérêt général et l’altruisme l’emportent sur l’intérêt privé dans la société en période dite de garantisme. « [...] Il s’agit d’organiser rationnellement la société, de promouvoir une “science sociale” apte à garantir l’ordre et l’harmonie. Face à cela, la ville n’est que désordre, que chaos, que bruit »41. Cette fonctionnalité qui unit la forme et la visée de l’urbanisme n’est pas propre à Fourier. On la trouve également chez William Thompson, économiste anglais pré-marxiste (1780-1833) qui s’est orienté vers le coopérativisme d’Owen et pour lequel la « limitation de la taille de la communauté » permet seule le retour de la ville à la salubrité42. Dans le projet de Fourier qui ne nous dit rien de la nature des ornements, contrairement à Ballanche ou à Duveyrier, la dimension iconique n’est pas essentielle. Le symbolisme n’est pas recherché et s’il existe, c’est par un effet de notre interprétation, de lecture a posteriori dont il sera question plus loin.

20Aux yeux des fouriéristes, la cohésion harmonique de la ville est le signe d’une pensée globale de la société comme son morcellement est l’indice d’une incapacité à régir et à organiser la vie sociale. « Archi » désigne un système, c’est-à-dire l’unité des différentes connaissances sous une idée. Or c’est précisément pour donner à voir l’articulation des parties ensemble et des parties à un but que l’architecture peut être définie comme signifiante, et même comme exemplaire. L’architecture unit les parties entre elles par un « schème organique »43, le schématisme du plan. D’emblée, on peut noter l’isomorphisme entre le langage architectural et les doctrines utopiques qui, au beau milieu du chaos urbain, se proposent de coordonner l’espace de la ville, des nations, du globe. C’est à cette occasion que peut nous revenir en mémoire le mot d’ordre de Walter Gropius, fondateur du Bauhaus : « [...] taillez des pensées dans les murs nus [...] »44. Le chaos urbain révèle la dysharmonie sociale et l’impensé attaché aux conditions concrètes du bonheur. Inversement, l’harmonie des proportions traduit la cohésion d’un projet social fondé sur des règles pratiques. Le « visuisme », concept inventé par Fourier, est riche de plusieurs dimensions. Il repose d’abord sur la solidarité au sein du monde social. Les cinq sens sont directement affectés par les imperfections qui règnent dans l’état civilisé. Fourier n’en appelle pas ici aux scrupules éthiques des nantis pour les encourager à réformer la ville mais à leur attrait pour la beauté et à leur répulsion à l’encontre du spectacle de la misère :

Même lacune dans l’ordre matériel, par exemple, sur le visuisme, plaisir de la vue. Un riche peut bien se garantir de beaux points de vue dans son palais et dans ceux de ses amis; mais, s’il veut sortir, il ne pourra éviter l’aspect dégoûtant des sales édifices du peuple, des rues boueuses, de la populace en haillons. Il serait délivré de ce dégoûtant spectacle dans un pays où la société 6e, Garantisme, serait organisée: parce qu’elle commence par vêtir le peuple, qu’elle reconstruit peu à peu tous les édifices pauvres et malpropres, ces sales habitations du petit peuple civilisé ne pouvant pas se prêter aux relations du Garantisme sensuel, ni des branches d’association qu’il commence à introduire.45

21Hetzel, auteur d’un opuscule contre l’inhumanité de lois qui font de la mendicité un délit, reprochera précisément à Fourier, dans la micro-utopie intitulée Vie et Opinions philosophiques d’un Pingouin, de fonder son projet sur les sens, sur l’intérêt et non sur l’humanité ou sur un idéal moral ou social intangible. D’après Fourier, le riche doit éradiquer la pauvreté parce qu’elle lui fait horreur. Le visuisme rend sensibles d’un seul coup d’œil les qualités ou les défauts d’un « régime social » et met en jeu la fonction indiciaire des signes urbains. La lecture des symptômes urbains est un lieu commun des utopies de la première moitié du XIXe siècle en France comme en Angleterre, dans la mouvance des grandes enquêtes hygiénistes contemporaines. John Francis Bray, auteur de l’ouvrage A Voyage from Utopia, constate l’illisibilité de la ville, un « désordre » qui témoigne d’une « civilisation imparfaite »46. Pour Fourier et les fouriéristes, « le beau et le bien ne font qu’un ; l’esthétique est un signe d’harmonie. Dénoncer la laideur de la ville de Nancy, comme le fait Fourier, n’a d’autre fonction que de manifester l’anarchie qui règne dans la Civilisation [...] La juxtaposition d’un monument remarquable et d’un tas de fumier manifeste le “morcellement” qui est de règle en civilisation, l’absence de combinaison, d’association. »47 Ainsi s’exprime Victor Considérant :

Dans nos villes, des masures délabrées, noires, hideuses, méphitiques, se serrent, se groupent, s’accroupissent autour des palais au pied des cathédrales. Elles se traînent autour des monuments que la Civilisation a semés çà et là, comme on voit dans un jardin mal tenu, des limaçons à la bave impure, ramper sur la tige des lilas en fleurs.48

22Fourier condamnait avant Considérant, au nom d’un urbanisme raisonné et harmonieux voire scientifique, « la licence anarchique des constructions civilisées »49. Mais, rejetant la géométrie de l’utopie classique et des villes neuves créées au XVIIIe siècle, hostile au carré prévalant chez Owen et évoquant pour lui l’austérité monastique50, Fourier condamne également les plans fondés sur une régularité monotone. Dans Des Modifications à introduire dans les Villes, il déclare préférer la barbarie à la civilisation :

Les villes civilisées ont un ordre monotone, imparfait, une distribution en échiquier, comme l’île de Pétersbourg, comme Philadelphie, Amsterdam, Londres neuf, Turin, Marseille neuf, et autres villes qu’on sait par cœur, quand on a vu trois ou quatre rues.  On n’a pas le courage d’en savoir davantage: elles ont le don d’affadir et d’attrister la vie, et l’on préfère bien vite une ville de style barbare, si elle est un peu variée et ornée comme Paris. Les villes de Strasbourg et Francfort, qui n’ont rien de régulier, plaisent mieux que Nancy et Mannheim, avec leurs tristes échiquiers entremêlés de murs mitoyens, bien nus, bien hideux, selon la méthode civilisée.51

23L’égalité des bâtiments en hauteur doit être compensée par des formes souples, sinueuses, asymétriques. D’où, contournant le phalanstère, « les lignes de points sinueux et carrés » figurant « le cours d’un ruisseau à double canal »52 qui adoucissent les abords du bâtiment communautaire dont le plan accuse une régularité et une symétrie toutes classiques (figure V).  D’où, également, le « tracé informe » des points figurant les « colonnades et péristyles »53., Les particuliers sont appelés à choisir des ornements que subventionnerait la ville, afin d’égayer le paysage et de conférer leur touche personnelle aux enceintes, aux bâtiments privés et publics.

24Les villes existantes sont des réseaux de signes qui mettent en évidence les deux excès condamnables que l’urbanisme utopique doit proscrire : d’une part la décadence anarchique de la civilisation, le tohu-bohu d’une société où les vices et la misère se donneraient la main dans une sorte de danse macabre évoquée par le saint-simonien Charles Duveyrier dans le prologue de La Ville nouvelle ; d’autre part l’incurie des gouvernants à l’égard d’un urbanisme qui témoigne de leur manque d’imagination pour embellir la vie, si l’on en croit le paradoxe éclatant, « Paris n’est pas une ville », de Théophile Gautier (Paris futur). Or, selon Charles Fourier, tout est « lié dans le système du bien »54 et « un siècle qui ne sait pas pourvoir au luxe général des édifices ne peut faire aucun progrès dans la carrière du bonheur social. »55

25Si la dimension symbolique de l’espace et des signes architecturaux est peu revendiquée dans le traité d’urbanisme de Fourier comme l’indique son indifférence au caractère des ornements, ses successeurs l’ont rétablie par une forme de lecture a posteriori de ses essais. C’est le cas de Victor Considérant pour lequel la galerie qui fait le tour du phalanstère, à l’image de celle du Palais-Royal, est « l’un des organes les plus caractéristiques de l’architecture sociétaire » :

Cette galerie qui se ploie aux flancs de l’édifice sociétaire et lui fait comme une longue ceinture ; qui relie toutes les parties du tout ; qui établit les rapports du centre aux extrémités, c’est le canal par où circule la vie dans le grand corps phalanstérien, c’est l’artère magistrale qui, du cœur, porte le sang dans toutes les veines ; c’est, en même temps, le symbole et l’expression architecturale du haut ralliement social et de l’harmonie passionnelle de la Phalange, dans cette grande construction unitaire dont chaque pièce a un sens spécial, dont chaque détail exprime une pensée particulière, répond à une convenance et se coordonne à l’ensemble ; – et dont l’ensemble reproduit, complète, visible et corporisée, la pensée intégrale d’harmonie.56

26La recherche d’une organisation spatiale favorisant la circulation57, le recours à la métaphore organique témoignent des échanges entre la pensée saint-simonienne et la pensée fouriériste. Le lien social a trouvé son image architecturale, la galerie. Symbole de la solidarité régnant entre les différentes parties du phalanstère, elle s’enroulait voluptueusement autour du temple-femme, dans la vision de Duveyrier. Le détournement du palais au profit de l’architecture sociétaire « constitue une captation de signes architecturaux connotant la souveraineté, le pouvoir, l’aristocratie »58. L’un des traits nouveaux de la littérature utopique de la première moitié du XIXe siècle consiste dans certains cas, au lieu de créer une ville nouvelle ex nihilo par un effet de table rase, à vider les anciens monuments ou leurs formes de leur contenu pour en modifier ou en inverser la signification ; la correspondance entre signifiant et signifié urbains est éminemment instable. « Les signifiés passent, les signifiants demeurent », comme le déclare Roland Barthes59. C’est ainsi que dans Athènes en 1840 publié par Félix Bodin en 1822 et marqué par l’idéologie libérale, les prisons de l’aréopage qui servaient à incarcérer les partisans de l’indépendance de la Grèce sont transformées en lieux d’accueil pour les exilés et les réfugiés. Le siège de l’aréopage devient un palais de justice, l’école turque ne pratique plus les châtiments corporels et on a, dans ses bâtiments, instauré l’enseignement mutuel. C’est ainsi que, dans Paris révolutionné de Louis Desnoyers, publié en 1832, les Tuileries sont changées en exposition, en foire universelle tandis que la place du Carrousel ne comprend plus en son centre qu’un monument à la Révolution – au beau milieu du Louvre et à la place de la guillotine révolutionnaire. Les prisons sont devenues des bibliothèques et les écuries royales sont métamorphosées en hospices. Aux yeux du sociologue, du badaud de l’avenir, qu’est le promeneur d’un Paris révolutionné – version futuriste des physiologies parisiennes –, ce changement de signe traduit à vue d’œil, de par le privilège accordé aux mouvements de foules et à l’ouverture, à la démocratisation des monuments symboliquement liés à la monarchie, l’avènement de la république, le primat de l’intérêt général sur une politique de prestige qui consacrait jadis les deniers publics au lustre de la seule aristocratie. La foule, l’un des principaux personnages de l’utopie, devient, avant qu’il ne se mette à dialoguer avec un épicier cultivé, le guide du promeneur dans le futur. Le télescopage des temps est l’une des nouveautés de l’utopie du XIXe siècle, qui maintient de façon éclectique un signifiant appartenant au passé et y inscrit des signifiés qui regardent vers l’avenir.

27Le poète est un artiste « qui saisit des rapports de tout genre par toutes les puissances de son âme, et qui leur substitue des rapports identiques sous forme d’images, de même que le géomètre substitue au contraire des termes purement abstraits, des lettres qui ne représentent rien de déterminé, aux nombres, aux lignes, aux surfaces, aux solides, à tous les corps de la nature et à tous les phénomènes »60. L’urbanisme scientifique et rationnel prôné par Fourier dans son essai sur les cités subordonne le rétablissement de rapports sociaux harmonieux à une saisie des justes proportions entre les parties des bâtiments et de la ville. Or ces mesures sont, dans l’ordre scientifique, urbanistique et architectural de l’utopie, l’équivalent du système de correspondances imaginé par Fourier entre les formes, les créatures, les sons et l’alphabet des passions humaines à partir duquel les combinatoires les plus favorables à l’harmonie sociale sont susceptibles de s’actualiser61. Le symbolisme présent dans les écrits de Fourier relève de la même recherche que ses règlements d’urbanisme ; le philosophe, l’artiste, le politique doivent s’attacher à découvrir ou à créer les justes rapports :

Celui qui est initié au calcul des causes puisse expliquer les prétendues impénétrabilités du système de la nature où rien n’est effet du hasard et où toute disposition tient à une cause d’analogie hiéroglyphique. Tout dans les œuvres de Dieu se trouve en rapport exact avec le type général ou système des passions humaines.62

28Comprendre la nature, c’est expliquer l’homme. Fourier, engagé sur le « sentier de fleurs » menant à un « nouveau monde intellectuel », entame un chapitre socio-économique en évoquant le comportement des marguerites ou des pensées, une pratique qu’il nomme « psychogonie » dans La fausse Industrie. On peut déceler dans les séries proportionnelles de Fourier, dans sa manière de méditer les rapports entre différents signes naturels « les droits d’une sémantique baroque, c’est-à-dire ouverte à la prolifération du signifiant : infinie et cependant structurée »63. Fourier consacre une longue note, dès l’introduction de la Théorie des quatre Mouvements et des Destinées générales64, à la correspondance entre les passions humaines et deux séries de signes, les figures géométriques et les signes naturels :

Les propriétés de l’amitié sont calquées sur les propriétés du cercle.

Les propriétés de l’amour sont calquées sur celles de l’ellipse.

Les propriétés de la paternité sont calquées sur celles de la parabole.

Les propriétés de l’ambition sont calquées sur celles de l’hyperbole.

29Les mouvements naturels, et en particulier ceux des astres groupés en « étoiles lactées », en « planètes sur soleil », en « satellites sur planètes », en « soleils ou étoiles fixes », sont « en tout points hiéroglyphiques » des rapports sociaux – et respectivement de l’amitié, de l’amour, de la paternité, de l’ambition. Les formes géométriques sont les types des passions humaines. Bien que Fourier ait privilégié dans sa description de la cité idéale la définition de règles de « proportion »65, sa ville organisée selon un schéma concentrique possède une forme symbolique; elle est placée sous le signe – circulaire donc ! – de l’amitié. Quant à la graduation qui module les règles d’urbanisme en fonction de l’enceinte dans laquelle on se place, elle donne une forme à la solidarité entre le centre et la périphérie : le garantisme visuel ne peut être assuré aux habitants du centre que s’ils prennent soin de l’assurer au peuple des faubourgs. En allant de la périphérie au centre, on va de l’apparence la plus simple aux ornements les plus sophistiqués, de l’utile à l’agréable. La hiérarchie qui suppose davantage d’ornements au cœur de la ville – ou pivot – que dans les faubourgs maintient l’attraction, l’émulation au sein d’une période de garantisme marquée par « une solidarité plus complète entre les membres de la société, telles que banques, comptoirs, asiles ruraux, associations de ménages dans les villes, etc. »66.

30Machereau, auteur du croquis du temple-femme, a aussi rédigé une parabole : Le Tailleur et le Fermier. La religion saint-simonienne se nourrit de symboles comme l’atteste le style du Livre nouveau. Au symbolisme implicite de la cité fouriériste, qu’il faut déduire des séries qui concordent au sein d’un univers structuré comme un langage, on opposera le symbolisme explicite qui s’attache à la représentation de la cité saint-simonienne :

L’idée de notre Père est que toute ville, et surtout toute ville capitale, doit présenter dans sa construction, dans l’ordre et la diversité des monuments, l’image des mœurs, des habitudes et de la civilisation du peuple qui l’habite.67

31Charles Duveyrier, apôtre saint-simonien, commence par expliquer les symboles avant que de les agencer dans une prose lyrique et moderniste à la gloire de la ville. L’attente de la femme-messie justifie que l’on ait donné « au temple, au monument où la religion doit le plus exalter les espérances humaines, les formes de la femme »68. La ville est le symbole de la puissance génésique d’un Dieu toujours actif, d’un Dieu dont la parole retentit à nouveau par la bouche du prophète Duveyrier :

Je bâtirai une ville qui soit un témoignage de ma munificence. Les étrangers viendront de loin au bruit de son apparition. Les habitants des villes et des campagnes y accourront en foule, et ils me croiront quand ils l’auront vue.69

32La ville sera un « témoignage », un signe des temps marquant l’accomplissement du discours prophétique. Elle est aussi la page blanche sur laquelle s’imprime le sceau – autre symbole, autre référence à l’écriture sur le papier – de la paix et de l’unité universelles. La métaphore végétale, la présence des jardins symbolisent la vigueur d’un Paris rénové, la luxuriance de la verdure dit l’enrichissement général de la cité ; tous ces symboles végétaux se rattachent à l’un des mots d’ordre des socialismes utopiques : restaurer le paradis originel, faire de la terre un Eden.

33On doit rattacher la symbolique des cités idéales représentées dans les utopies de la première moitié du XIXe siècle au régime symbolique des textes utopiques eux-mêmes. Certains d’entre eux, marqués par le didactisme et rivalisant avec la Bible, empruntent volontiers la formule de la fable ou de la parabole. Pierre-Simon Ballanche, surnommé le La Fontaine de la philosophie, Louis Desnoyers, Balzac et son « Evangile en action », les auteurs des micro-utopies insérées dans les Scènes de la vie privée et publique des animaux, Emile Souvestre et, plus tard, Alphonse Esquiros, n’hésitent pas à user de récits exemplaires ou paraboliques destinés à illustrer le bien-fondé des doctrines qu’ils défendent ou à ruiner les principes d’utopies qu’ils combattent. Fourier qui répugne, semble-t-il, à un didactisme architectural trop direct et trop lourd, s’appuie souvent sur un discours imagé et, parallèlement, opte dans ses projets urbain et phalanstérien pour des formes – cercles concentriques et galeries sinueuses – qui traduisent respectivement l’harmonie et la fantaisie indispensables à l’exaltation passionnée d’une société festive et prennent sens au sein du système de correspondances qu’il décèle dans le livre du monde. Saint-simoniens et fouriéristes cultivent donc un symbolisme généralisé qui touche au discours, aux fictions, comme aux représentations urbaines et architecturales. Le symbolisme de ces doctrines rattache l’architecture et l’urbanisme à la transcendance, envers spirituel de leur quête de mieux-être. Les saint-simoniens écrivent l’Evangile du progrès ; leur conception de la science, de la géométrie, de l’architecture, est à la fois herméneutique et poétique. Quant à la doctrine de Fourier, elle donne encore droit de cité au merveilleux. Le Newton d’une science sociale naissante est aussi l’alchimiste des groupes et s’est mis en quête du nombre d’or de la cité idéale. Pour lui, les symboles naturels sont les anneaux qui relient le sensible à une intelligibilité cachée. Sa version moderne de la théorie des signatures ne coïncide pas avec la croyance en une théodicée manifestée par les enseignements et les vertus thérapeutiques de la nature, comme ce fut le cas au Moyen Age et à la Renaissance. Mais animaux et plantes sont les emblèmes de sa révélation sociale. Les formes, les couleurs, les créatures lui parlent de la carrière que doit suivre l’humanité pour vivre heureuse et en harmonie avec son environnement70.

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Figure I - La ville nouvelle de Saint-Simon, dessin de Chambellan, Le Charivari, 8 juin 1833.

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Figure II - J. Machereau, Le temple femme, dessin BA Ms 13910. D'après Antoine Picon, Les Saint-simoniens, raison, imaginaire et utopie, Paris, Belin, 2002.

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Figure III - Claude-Nicolas Ledoux, Projet de maison de plaisir, d'après Daniel Rabreau, Claude-Nicolas Ledoux, l'architecte et les fastes du temps, Paris, Librairie d'architecture de la ville de Paris, 2000.

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Figure 4 - Charles Fourier, Le nouveau monde industriel et sociétaire [1829-1830], Oeuvres complètes, Paris, Anthropos, tome VI, 1996.

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Figure V - Charles Fourier, Le nouveau monde industriel et sociétaire [1829-1830], Oeuvres complètes, Paris, Anthropos, tome VI, 1996.