Colloques en ligne

Maxime Decout

André Schwarz-Bart : donner à voir l’effacement des faits, maintenir le contact avec les disparus

André Schwarz-Bart: showing the erasure of facts, maintaining contact with the lost

1Marc Nichanian affirmait dans La Perversion historiographique : « Le génocide n’est pas un fait. Ce n’est pas un fait parce que c’est la destruction même du fait, de la notion de fait, de la factualité du fait1 ». Il y a à cela plusieurs raisons. L’événement est d’abord si démesuré que les bourreaux ont la conviction que personne ne pourra y croire2. De surcroît, tout a été mis en œuvre pour garder les opérations secrètes et éliminer les preuves. L’essence du génocide est ainsi de préparer la négation des faits, d’être un projet qui se conçoit à l’avance comme destruction non seulement des victimes et des témoins mais aussi des traces et du souvenir de leur anéantissement. Cet effacement sans précédent fait que la Shoah a suscité un puissant besoin de documenter les événements et de rétablir les faits. L’historiographie et le témoignage sont apparus comme les médiums privilégiés pour remplir cette mission. Si bien que la fiction s’est trouvée en porte-à-faux, principalement en France où elle a été l’objet de plusieurs polémiques, dont l’une des premières fut déclenchée par Le Dernier des Justes.

2 C’est dans ce contexte qu’il importe de resituer les deux romans d’André Schwarz-Bart qui, abordant le génocide, se font écho malgré les nombreuses années qui les séparent : Le Dernier des Justes, paru en 1959, et L’étoile du matin, publié de manière posthume en 20093. Malgré leur caractère fictionnel, ces textes entretiennent des liens privilégiés avec la question des faits et des documents. L’archive, on le sait, a eu un rôle de premier plan dans la genèse du Dernier des Justes et c’est elle qui donne sa forme à L’étoile du matin dont l’histoire principale est présentée comme un document conservé à Yad Vashem. Cette relation étroite à l’archive n’engage pourtant pas ces deux romans dans une tentative de rétablir les faits là où ils ont été niés. Au contraire, c’est leur absence et leur destruction que l’écriture donne à voir.

Faits et fiction

3 Le Dernier des Justes et L’étoile du matin se caractérisent en premier lieu par une tension entre faits et fiction qui est rendue sensible en raison d’un certain nombre de choix esthétiques, notamment l’ambiguïté d’un récit à la fois invraisemblable et soucieux de la réalité historique4.

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4Nul lecteur ne peut douter du statut fictionnel du Dernier des Justes, dont l’intrigue, inspirée par la légende des Lamed-waf, est de toute évidence inventée. Ce vaste roman narre l’histoire imaginaire de la famille Lévy qui compte parmi elle, à chaque génération, un Juste. Il la raconte depuis le Moyen Âge jusqu’à la vie du dernier d’entre eux, Ernie Lévy, auquel la majeure partie du texte est dédiée. Les faits historiques qui jalonnent le parcours des Lévy (croisades, persécutions, pogroms, Shoah) sont cependant authentiques. Dans un vaste empan temporel qui englobe près de neuf siècles, des Croisades à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le roman propose une large peinture de la vie des Juifs en Europe et tend à en retracer l’histoire.

5Mais si le récit adopte une écriture mimétique et un cadre réaliste, il n’en est pas moins émaillé d’éléments merveilleux. Au sein d’une vraisemblance globalement respectée, pareilles saillies du surnaturel affilient le texte au réalisme magique, jusque dans son attention à la vie quotidienne et à ses éléments les plus énigmatiques5. Le réel est ainsi saisi autant dans ses dimensions considérées comme objectives, que dans sa part d’étrangeté et de mystère. Cette dernière permet de faire pénétrer dans le roman l’univers de la spiritualité juive, en particulier ses aspects les plus populaires et légendaires qu’on retrouve par exemple dans les contes hassidiques. Un tel parti pris esthétique est à l’origine de télescopages entre écriture mimétique et écriture anti-mimétique qui, sans relever à proprement parler d’une opposition entre faits et fiction, conforte pourtant le sentiment que cet antagonisme travaille le texte.

6 Comme l’ont toutefois montré les nombreuses études génétiques sur Le Dernier des Justes6, le travail préparatoire de Schwarz-Bart l’a conduit à se documenter minutieusement. Tel fut d’ailleurs l’un des chefs d’accusation impliqué dans la querelle au sujet du roman, l’écrivain ayant été suspecté aussi bien de fictionnaliser la Shoah, et donc de la déformer, que de plagiat et d’erreurs factuelles7. Il n’empêche que le récit naît bien d’une fréquentation assidue de l’archive qui prolifère à son origine, alors même qu’elle n’apparaît pas en tant que telle. Le roman ne comporte pas de documents, fussent-ils fictifs, et n’en fait pas mention. Une brève note est cependant ajoutée à la fin, précisant que « ce livre est une fiction » (DJ, 427) et que, « pour l’évocation des faits historiques », l’auteur s’est référé à des ouvrages qui sont identifiés (Léon Poliakov, Michel Borwicz, David Rousset, Georges Wellers et Olga Wormser). Ces sources, bien sûr, n’épuisent pas l’ensemble des textes dans lesquels Schwarz-Bart a puisé. Mais la précision n’est pas innocente quant au tiraillement qui se joue entre transcription factuelle et invention fictionnelle.

7« Ce livre est une fiction » : cette déclaration d’intention, il est assurément profitable de la replacer dans son contexte pour en mesurer toute la portée. Car en 1959, elle se situe à l’exact opposé de l’attitude qui est adoptée dans de nombreux textes portant sur la Shoah. Si Le Dernier des Justes n’est pas l’unique roman écrit à ce sujet, la plupart des œuvres tentent de désamorcer les soupçons qui pourraient peser sur la fiction en se réclamant d’une relation étroite avec la factualité. Après L’Univers concentrationnaire, David Rousset a par exemple consulté des archives et collecté des témoignages pour l’écriture de son roman Les Jours de notre mort paru en 1947. Leur présence est explicitement mentionnée et commentée dans les annexes, qui sont assorties d’un glossaire et de cartes. Exhiber ce matériau premier au lieu de l’effacer : ce geste dit à quel point l’affiliation au document compte dans une fiction sur la Shoah. Rousset, dans sa préface, n’émet aucun doute : « la fabulation n’a pas de part à ce travail. Les faits, les événements, les personnages sont tous authentiques8 ». Anatoli Kouznetsov ne laisse lui aussi aucune place aux hésitations : il sous-titre Babi Yar « roman-document ». Dans des termes proches de Rousset, il explique que ce terme « signifie que je ne rapporte ici que des faits et des documents authentiques, qu’il n’y a pas la moindre parcelle d’invention littéraire9 ». Dans ce but, Kouznetsov s’est servi du journal qu’il avait tenu secrètement pendant l’occupation allemande de Kiev, il a recueilli des témoignages et enquêté sur le massacre de Babi Yar. C’est seulement sous la plume de Piotr Rawicz qu’on peut lire une déclaration diamétralement opposée dans Le Sang du ciel : « ce livre n’est pas un document historique10 ». Mais tous ces écrivains ont un point commun : ils peuvent se prévaloir d’une expérience directe, quoique diverse, de ce dont ils parlent. Tel n’est pas le cas de Schwarz-Bart qui, en adossant une parole fictionnelle à des documents, présage d’un temps où l’écriture sur la Shoah pourra se faire désormais non à partir d’une expérience personnelle mais à partir d’archives, de connaissances nécessairement médiatisées et acquises a posteriori.

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8L’étoile du matin reconduit d’une autre manière ce genre de tensions entre factualité et fictionnalité. Il fait retour sur le monde juif d’avant-guerre comme sur la Shoah, et semble renouer avec Le Dernier des Justes, avec son esthétique et ses questionnements, par-delà le temps et les polémiques. Plus modeste dans ses dimensions, L’étoile du matin se présente lui aussi comme une saga familiale ou une fresque, qui court du XIXsiècle à la fin du XXe siècle, et dans laquelle les événements historiques collectifs sont individualisés à travers le vécu de personnages. L’écriture en est relativement proche, notamment dans sa mise en place d’un cadre réaliste où s’insèrent des éléments merveilleux qui apparentent le roman au réalisme magique11.

9À ceci s’ajoute que l’intrigue principale est enchâssée dans un récit-cadre qui vient mettre plus fortement en butée factualité et fictionnalité. Ce récit relève en effet d’un genre qui affiche d’emblée son lien avec l’imaginaire : une fiction d’anticipation. L’histoire racontée est présentée comme un manuscrit trouvé en l’an 3000 après que la Terre a été détruite et que les êtres humains se sont dispersés aux quatre coins de la galaxie12.

10Notons dès à présent que cette situation n’a rien de gratuit, notamment parce que les liens entre le récit-cadre et les aventures de Haïm, le personnage principal, sont consolidés par un imaginaire commun : celui de la fin du monde. C’est sur un mode métaphorique que cette dimension pénètre dans le récit enchâssé pour décrire la Shoah. Le camp est perçu comme la « planète Auschwitz » (EM, 205), une « planète de cendre » (183), une « nuit intergalactique » (233), c’est-à-dire un autre univers, en partie inaccessible, distant, sur lequel Haïm tentera d’écrire après-guerre, hanté par le sentiment d’avoir vécu l’anéantissement d’un monde. Un endroit irréel donc, dans lequel les événements n’appartiennent plus à l’ordre des choses et qui, d’une façon ou d’une autre, proscrit une approche strictement factuelle et requiert d’inventer d’autres moyens pour le dire.

11Néanmoins, tandis que la fiction d’anticipation donne l’impression de s’éloigner de la factualité, elle nous y ramène de plus d’une manière. D’abord par le lieu où le manuscrit a été découvert : Yad Vashem. C’est-à-dire le mémorial israélien de la Shoah qui a centralisé la plus grande collection au monde de documents sur le génocide, le lieu emblématique à la fois de l’histoire de la Shoah, de sa mémoire et de leur archivage. Ensuite par l’entremise de la personne qui soustrait ce texte à l’oubli : une jeune femme appelée Linemarie et qui est « historienne par goût » (EM, 18). Sans être une professionnelle, elle incarne une relation au passé définie par son attachement aux faits et à la vérité. Tout ceci incite le lecteur à considérer le texte fictionnel dans lequel il pénètre de la même façon que Linemarie : comme une sorte de document en lui-même. Or ce texte, par ses points communs avec le roman de 1959, nous pousse aussi à réviser nos certitudes sur le statut du Dernier des Justes. Si celui-ci s’affirmait comme une fiction et refusait toute parenté trop explicite avec le document, il pourrait, en regard du manuscrit exhumé par Linemarie, archiver autrement une vérité sur les événements. Se crée ainsi le sentiment que, même empreints de réalisme magique, les deux récits sont certes bien des fictions mais qu’ils sont aussi, à divers degrés, des documents ou des archives qui peuvent témoigner à leur manière de l’histoire de la persécution des Juifs. Il y aurait en eux quelque chose qui pourrait malgré tout relever d’un vouloir archiver les faits.

De l’effacement des traces à la destruction de la factualité

12À la différence de beaucoup d’autres, Schwarz-Bart ne fait donc pas de la restauration des faits une exigence première qui dicterait de bout en bout les choix de son écriture. La fiction n’est nullement écartée ni même maquillée sous les dehors du document, bien que la question des faits et de l’archive demeure présente en arrière-plan. C’est que Schwarz-Bart ne confie nullement à son écriture la mission, peut-être illusoire, de rétablir les faits qui ont été pulvérisés. Il s’évertue à mettre en lumière, de façon extrêmement subtile, suggestive, et parfois implicite, leur disparition.

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13Dans Le Dernier des Justes, un premier signal est délivré par l’épisode qui relate l’internement d’Ernie à Drancy. Ce signal porte un nom : Pitchipoï. Ce mot, qui appartient au folklore yiddish, provient d’une comptine pour enfants et désigne un lieu de paix, inconnu et lointain. À Drancy, il a pris peu à peu la forme d’une rumeur au sujet de la mystérieuse destination vers laquelle on envoyait les Juifs. Schwarz-Bart, qui s’inspire ici d’un fait réel, notamment rapporté par George Wellers dans l’une des sources citées à la fin du roman13, note :

« Régnait au camp de Drancy la croyance en un lointain royaume dénommé Pitchipoï, où les Juifs pourraient, sous la houlette de leurs blonds bergers, brouter laborieusement l’herbe des temps nouveaux » (DJ, 397-398).

14De manière ironique, ce lieu est envisagé comme un endroit pastoral qui, dans les différentes mentions qui en sont faites dans la suite du roman, rappelle aussi la prophétie d’Isaïe dans laquelle le loup dormira avec l’agneau (Isaïe, 11, 6). Au-delà de cette aura quasi messianique, la référence à Pitchipoï engendre une tension singulière entre la convocation d’un fait réel – l’utilisation du terme à Drancy – et un lieu qui connote en réalité l’impossibilité d’asseoir un savoir sur le sort des Juifs déportés, en raison du camouflage des faits qui accompagne la Solution finale14. Himmler avait notamment pris soin qu’on ne puisse s’assurer que les Juifs étaient exterminés, en entretenant le mythe de leur réimplantation à l’Est15. Si Pitchipoï fonctionne donc comme une sorte de réconfort pour les victimes, il est aussi un leurre qui trahit la négation concertée du génocide par les bourreaux. Dans le train qui le mène à Auschwitz, Ernie relayera auprès des enfants ce fantasme apaisant d’un chemin vers Pitchipoï (DJ, 411-419). À une femme qui lui reproche de les tromper, il rétorque : « il n’y a pas de place ici pour la vérité » (414). Contre cette vérité en exil, Schwarz-Bart ne verse toutefois pas dans un éloge sans demi-mesure des pouvoirs de l’imaginaire et de la fiction qui, dans les mots d’Ernie, apparaissent plutôt comme de maigres consolations.

15Mais c’est surtout la fin du Dernier des Justes qui doit ici retenir l’attention. Car le destin du héros se dénoue, après quatre cents pages, en un éclair : à l’arrivée à Auschwitz, la sélection et la mort dans une chambre à gaz. Cinq pages lapidaires. Le lecteur est saisi par cette brutale contraction d’un texte qui, jusqu’alors, s’était déployé à la manière d’une fresque. Le dénouement du Dernier des Justes est un instantané qui, en raison de la densité de son peu de pages, place le lecteur face à un manque que rien ne peut compenser, face à un anéantissement qui ne laisse pas de trace et sur lequel presque rien ne peut être dit. Car rien ne reste d’Ernie Lévy et les derniers mots du roman le confirment. Il se referme sur une disparition sans contrepartie :

« Ainsi donc, cette histoire ne s’achèvera pas sur quelque tombe à visiter en souvenir. Car la fumée qui sort des crématoires obéit tout comme une autre aux lois physiques : les particules s’assemblent et se dispersent au vent, qui les pousse. Le seul pèlerinage serait, estimable lecteur, de regarder parfois un ciel d’orage avec mélancolie. Et loué. Auschwitz. Soit. Majdanek. L’Éternel. Treblinka. Et loué. Buchenwald. Soit. Mauthausen. L’Éternel. Belzec. Et loué. Sobibor. Soit. Chełmno. L’Éternel. Ponary. Et loué. Theresienstadt. Soit. Varsovie. L’Éternel. Vilno. Et loué. Skaryzko. Soit. Bergen-Belsen. L’Éternel. Janow. Et loué. Dora. Soit. Neuengamme. L’Éternel. Pustkow. Et loué… » (DJ, 425)

16À la volatilisation des défunts en fumée, ne peut répondre que cette prière pour les morts qu’est le Kaddish dans le judaïsme. Mais ce Kaddish est tragiquement revu et corrigé à l’aune des hauts lieux de la mise à mort, qui forment l’unique reste de la disparition des victimes. Le récit ne fait ainsi aucune mention de qui pourrait se souvenir d’Ernie puisque personne ne sera en mesure de témoigner de ce qui s’est passé dans la chambre à gaz. Aussi l’écrivain est-il contraint, au préalable, de franchir ce qui deviendra l’un des tabous de la représentation du génocide, en particulier au cinéma : imaginer la mort du héros dans une chambre à gaz16. Malgré cela, Schwarz-Bart ne décrira pas Auschwitz, ou très peu. Le camp serait de la sorte un Pitchipoï, non pas un pays qui n’existe pas, mais un lieu impossible à représenter pour celui qui n’a pas été un témoin et dont le héros est assassiné immédiatement.

17C’est donc bien vers cet anéantissement radical que l’ensemble du récit converge. Et ce alors même qu’au moment de la publication du texte, s’est imposée, dans la conscience collective, l’image d’une destruction qui passait principalement par la machine concentrationnaire, à partir des témoignages de Rousset, Antelme ou Wiesel, centrés sur la vie dans le camp et les rouages de la déshumanisation. Schwarz-Bart, au contraire, s’intéresse à ceux qui ne vivront pas dans le camp et qui seront envoyés directement à la chambre à gaz. Il désigne au lecteur une extermination de masse rendue invisible, comme celle qui se déroulait à couvert dans les centres de mise à mort que furent Belzec, Treblinka, Chelmno et Sobibor17, et à laquelle Shoah de Lanzmann sera, bien des années après, entièrement consacré.

18Un autre écrivain s’était efforcé de mettre en scène ce chemin dissimulé qui menait à une mort ne laissant rien derrière elle : Tadeuz Borowski. Nul hasard à ce que Schwarz-Bart s’y réfère explicitement au début de L’étoile du matin au sujet des treize versions du manuscrit qui, toutes, reprennent « plus ou moins les termes d’un livre disparu, ouvrage d’un certain Borowsky, “le monde de pierres” » (EM, 21). L’une des nouvelles de ce recueil18 signale dès son titre le double destin qui frappe les victimes juives, entre une mort anonyme et sans trace, et le supplice des travaux forcés : « L’une ou l’autre route ». Comme dans « Mesdames, messieurs, au gaz, s’il vous plaît » et « Chez nous, à Auschwitz », le texte est construit selon un dispositif optique singulier par lequel le narrateur ne cesse d’entrapercevoir la rampe de sélection au loin, sur laquelle défilent les convois qui déchargent les déportés. Cette scène, où l’extermination se trame, se répète en restant toujours à distance. Elle est placée dans une sorte de hors champ inaccessible et pourtant omniprésent. Le récit est ponctué par cette vision de déportés qui sont ensuite embarqués « sur l’une ou l’autre route », vers le camp ou vers la chambre à gaz. Cette alternative revient comme un leitmotiv qui martèle le récit : c’est dans cette ritournelle que l’anéantissement se poursuit de façon obstinée sans jamais être approché. Schwarz-Bart, de son côté, donne à voir l’absence de trace et le vide liés à cette « autre route » par la structure disproportionnée et le dénouement laconique qu’il confère au Dernier des Justes.

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19En ce qui concerne L’étoile du matin, le roman s’évertue lui aussi à faire apparaître l’effacement des faits. Seulement, il s’y attache de façon beaucoup plus explicite et interroge la poursuite de ce phénomène dans notre présent.

20À un premier niveau de lecture, on pourra s’en assurer avec la structure encore une fois partiellement déséquilibrée du roman, quoique les choses soient moins accentuées. Comme Le Dernier des Justes, L’étoile du matin débute par une vaste plongée dans un monde juif englouti, celui d’avant la guerre, puis en vient à la guerre elle-même et, sur le tard, à Auschwitz où Haïm, combattant du ghetto de Varsovie, est déporté. Mais ce ne sera pas cette fois l’autre route, celle de la chambre à gaz, que le personnage suivra. Celui-ci est interné dans le camp, concrétisant ce qui était resté comme une possibilité non réalisée pour Ernie qui avait volontairement rejoint Golda dans la mort. Ce dernier chapitre de la première partie est le seul à être dévolu au camp. Mais l’expérience concentrationnaire demeurera encore une fois lacunaire. Ce passage est presque aussi bref que l’épisode qui relate la mort d’Ernie. En à peine six pages (EM, 183-189), le texte refuse de se présenter comme un inventaire détaillé du camp, avec son organisation, ses règles, son vocabulaire, ses hiérarchies, sa sociologie. Il ne vise aucune exhaustivité et ne cherche pas à documenter les choses en posant des faits et en bâtissant un savoir sur l’univers concentrationnaire.

21C’est ensuite la deuxième partie, « Chant de vie », beaucoup plus courte que la première, qui contribue à décentrer la réflexion sur le rapport aux faits et à leur destruction. Celle-ci s’ouvre brutalement, en passant sous silence la suite des souffrances de Haïm dans le camp et sa libération. Le constat est formulé presque immédiatement : Haïm « ne retrouva rien, rien, pas l’ombre de ce par quoi il avait survécu : ni les êtres, ni les choses, ni même une certaine absence des êtres et des choses. » (193) L’effacement voulu par le génocide a triomphé. Le rien et le vide prospèrent, à tel point qu’ils s’en prennent non seulement aux êtres et aux choses, mais à leur disparition même. Car la disparition elle aussi n’a pas laissé de trace ; elle n’est même plus perceptible comme telle : elle devient purement et simplement une absence, comme si jamais les êtres et les choses n’avaient existé auparavant.

22L’étoile du matin sonde de la sorte le lien singulier qui se noue dans l’après-guerre avec les traces de la Shoah. S’impose à tous « la volonté de comprendre ce passé » (194) et « à chaque occasion », « un besoin de rappeler les faits, de circonscrire les événements » (194). La factualité est vue comme une sorte d’impératif catégorique de l’après-guerre, ainsi que le rappelle Appelfeld : « les gens réclamaient des faits, des faits précis, comme si en eux résidait le pouvoir de résoudre toutes les énigmes19 ». Or nul optimisme ne résulte, dans L’étoile du matin, de ce tropisme pour les faits qui cache en réalité une facette plus sombre : « l’intérêt des gens pour le conflit qui venait de se terminer représentait un magnifique enterrement du passé » (EM, 194). L’oubli se loge désormais au cœur même de la pulsion qui tente d’établir avec précision les faits.

23C’est dans ces circonstances qu’Haïm est tenu par la nécessité de savoir et de rendre compte de ce qu’il a vécu en le couchant par écrit. « Il faut que je sache tout » (EM, 196), s’exhorte-t-il. D’où des lectures en tous sens et des discussions avec d’autres témoins. Haïm voudrait faire de l’écriture un instrument à même de poser les faits et de savoir. Mais, faisant office de double de Schwarz-Bart lui-même, il a, toute sa vie, « essayé de parler d’Auschwitz, sans y arriver » (EM, 204). Il se lance ainsi dans un livre toujours recommencé, dont il ne cesse de détruire les ébauches, un livre à venir qu’il n’écrira jamais mais qu’on retrouve, d’une manière ou d’une autre, avec L’étoile du matin.

24C’est aussi que, contrairement au Dernier des Justes qui se terminait dans une chambre à gaz d’Auschwitz-Birkenau, L’étoile du matin explore les conséquences sur le long terme de l’annihilation de la factualité en jeu dans le génocide. Après avoir évoqué la montée du négationnisme et les résurgences de l’antisémitisme (EM, 209-212), la fin du texte fait le récit d’un voyage à Varsovie et à Auschwitz. Comme Le Chercheur de traces de Kertész ou Dix jours « polonais » de Raczymow, le texte dépeint la métamorphose des lieux dans lesquels Haïm ne rencontre pas les traces de son passé20. Ce à quoi il est confronté est un autre visage de l’effacement : celui qui est engendré par la métamorphose du camp en musée. Il note dans son journal :

« Toutes les choses ont été admirablement entretenues pour le tourisme : on a fardé les joues d’Auschwitz I, nouvelle Persépolis avec son porche vénérable, dont l’image est aujourd’hui aussi répandue que les colonnes du Parthénon : “Arbeit macht frei”, dit-elle dans une langue obscure, aux caractères gothiques, manifestement très anciens. Les rues sont époussetées, les pelouses plus belles que jamais, en dépit du vent glacial, coupant ; les baraquements repeints avec soin » (237).

25Travesti et nettoyé, le camp « est une merveille d’ordre et de soin » (238). Il frise l’esthétisation, comme avec ce « tas de cheveux haut de deux mètres » qui « suscite également quelque intérêt » (238) malgré des « millions de regards indifférents » (239). L’horreur est de la sorte exposée sous un jour acceptable pour le touriste qui n’est pas dérangé dans son confort et ses certitudes :

« Le touriste moderne, englobant, est un animal à sang froid : assis dans un fauteuil, un plateau bien garni à portée de la main, il s’est promené à travers tous les désastres de l’histoire et certains amateurs ici présents ont payé fort cher des croisières spécialisées, où ils peuvent contempler, dans des conditions de sécurité totale, toutes sortes de curiosités fascinantes. » (238)

26Le tourisme concentrationnaire n’est pas loin de confiner à l’obscène et de dénaturer les faits.

27D’autant qu’un contraste saisissant se met en place avec une autre voie qu’emprunte l’effacement lorsque les lieux ont été abandonnés aux griffes du temps. C’est le cas de Birkenau, qui « avait été entièrement livré à lui-même, tous miradors tombés, toutes toitures emportées par le vent, tous barbelés gisant enfouis parmi les hautes herbes » (EM, 240). Or Birkenau n’est pas n’importe quelle partie du camp. Il s’agit du site des chambres à gaz et des crématoires, partiellement détruits par les nazis avant de prendre la fuite devant l’avancée de l’armée rouge. Il s’agit du lieu de l’effacement sans trace et sans témoin, du lieu où Ernie Lévy achève son existence. Pour être plus exact, Birkenau est le non-lieu de l’extermination, ce lieu que les gardiens de la mémoire ont pourtant voué à disparaître21. Pourquoi ? Schwarz-Bart avance cette hypothèse glaçante : « comme pour leur dire que ces morts-là n’avaient pas de valeur, ne pesaient rien, seraient piétinés jusqu’à la fin des temps » (240). L’autre route, celle d’Ernie Lévy et de Borowski, celle qu’Haïm n’a pas connue, demeure secondaire dans la mémoire collective de la déportation. Car Birkenau, ce « bois de bouleau », c’est ce qui ne se voit pas, c’est la mort sans trace, c’est celle que Shoah de Lanzmann tentera de capter en filmant les lieux vides, en les donnant à voir comme de véritables non-lieux.

28Or cet effacement généralisé concorde avec le dispositif d’ensemble qui fait de L’étoile du matin une fiction d’anticipation où le temps a fait son œuvre destructrice. En l’an 3000 en effet, le génocide a été rayé des mémoires. Certes, ce processus, qui va à l’encontre des ambitions de Yad Vashem où croupit le manuscrit, provient de la destruction de la Terre. Mais pareille situation force le lecteur, dont la culture est indissociable du génocide, à délaisser la posture qui est usuellement la sienne, à confronter son savoir à la possibilité de sa propre extinction et à accepter de redécouvrir un événement qu’il croit connaître. Écrit alors même que l’ère de la mémoire et du témoin battait son plein22, L’étoile du matin interroge avec lucidité le processus d’oubli et de négation qui est toujours souterrainement à l’œuvre dans notre société et qui était en germe dans le génocide.

29En l’an 3000, plus personne n’a donc en tête cet événement qui a fini par perdre son nom et n’est plus appelé que « Le Grand Massacre ». Les autres termes qui le désignent ont subi une « dérive sémantique » (19) inquiétante et révélatrice : « Les habitants des étoiles disaient, par exemple, pour marquer l’idée d’un comble, d’une intensité particulière : un Auschwitz de douceur, une Treblinka d’allégresse » (19). Banalisés, les mots de la Shoah ont perdu leur sens. La singularité du récit d’anticipation est ainsi d’étendre la négation au-delà de l’événement, d’en envisager les suites, de voir que cette menace de disparition pourrait se concrétiser autrement. Le roman laisse penser que le génocide a finalement triomphé, non pas comme il l’entendait, en éliminant tous les Juifs ainsi que le souvenir de leur existence et de leur mort, mais par un oubli sur le long cours.

30Mais ce serait peut-être sans compter sur une forme essentielle de résistance : l’écriture. Car le manuscrit que nous lisons pourrait bien contrecarrer partiellement cette situation. Il est un texte qui a failli s’éclipser à jamais mais qui a été sauvé par Linemarie. Il partage le sort de ces œuvres que les victimes assassinées sur l’« autre route » nous ont transmises par-delà leur mort. Plusieurs d’entre elles avaient pris la plume pour témoigner de leur sort, collecter des faits et faire barre à l’invisibilisation des massacres. C’est à ces œuvres survivantes23 que L’étoile du matin rend hommage dans son prologue :

« Adossés au néant, nombre d’entre eux écrivaient hâtivement des poèmes, parfois des livres entiers par lesquels ils prenaient à témoin les générations futures ; ces textes étaient glissés dans des bouteilles, et enterrés dans la cendre qui entourait le lieu de leur supplice. Partout existaient des écoles clandestines, des prières anciennes, traditionnelles étaient récitées, et des cérémonies religieuses se tenaient à proximité des chambres à gaz » (21).

31En quelques lignes resserrées, Schwarz-Bart fait venir en nous le souvenir de nombre d’œuvres survivantes. Les manuscrits sous la cendre, rédigés par certains membres du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau et enfouis près des crématoires24, en particulier ceux de Zalmen Gradowski qui multiplie les adresses inquiètes au lecteur du futur et au « découvreur de manuscrit25 ». Le Chant du peuple juif assassiné, cité en exergue de l’ultime partie du Dernier des Justes (395), et que Yitzhak Katzenelson enterre au pied d’un arbre dans le camp de Vittel, avant d’être déporté à Auschwitz. Emmanuel Ringelblum aussi, avec son immense journal et les archives clandestines d’Oneg Shabat, rassemblées dans le ghetto de Varsovie et cachées en trois lots dans des caisses métalliques et des bidons de lait26.

32Autant d’œuvres précaires qui avaient disparu avant de refaire surface, et dont l’existence même témoigne de la perte de tous les autres textes qui, eux, n’ont jamais été exhumés. Ce que place donc Schwarz-Bart à l’orée de L’étoile du matin est bien une manière singulière de riposter contre l’éradication de la factualité et l’effacement des faits, par l’entremise de cette incroyable survivance de l’écrit. Et celle-ci concerne évidemment le manuscrit de l’auteur anonyme. Il n’y a là, toutefois, nul optimisme facile. Pour preuve : les différentes versions du manuscrit retrouvé reprennent toutes « plus ou moins les termes d’un livre disparu, ouvrage d’un certain Borowsky,le monde de pierres”, qui figurait dans nombre de bibliographies, mais dont il ne subsistait plus d’autre trace » (21). La précision n’est pas anodine : au même titre que les textes survivants qui avaient été ensevelis et tirés de l’oubli, toutes les œuvres demeurent menacées de disparaître un jour. Au lecteur donc, de veiller à ce que leur mémoire ne disparaisse pas.

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33Plus que de restaurer les faits et la factualité par ses récits, le pari de Schwarz-Bart est donc de faire apparaître le phénomène même de l’effacement et de la disparition. Si une attention aux faits et à l’archive se manifeste derrière la fiction, elle n’en devient pas pour autant un absolu qui commanderait les choix esthétiques de l’auteur. En tout état de cause, le combat qu’il a mené l’aura accompagné toute sa vie et a certainement joué dans les difficultés à rédiger L’Étoile du matin, comme le montrerait une étude génétique. Son inachèvement et sa fin abrupte donnent le sentiment d’une impasse qui rejoint, d’un point de vue créatif, existentiel mais aussi éthique, l’effacement des traces et le statut de non-témoin. Se pose aussi la question de l’intervention de Simone Schwarz-Bart, son épouse, qui, après sa disparition, a reconstitué le puzzle de ce texte et donné forme à cette écriture en lutte contre elle-même.

34Reste alors, au cœur de cette œuvre, une autre entreprise de sauvegarde essentielle : celle du monde juif d’avant-guerre que la Shoah a anéanti. Qu’il s’agisse du Dernier des Justes ou de L’étoile du matin, la particularité de ces textes dans le champ littéraire français est de mettre l’accent sur des modes de vie, des traditions et des croyances qui ont été balayées par l’histoire. Les romans de Schwarz-Bart les ressuscitent et y plongent le lecteur avec nostalgie. C’est de la sorte que l’écrivain rétablit une continuité avec ce passé que le génocide avait voulu éradiquer en même temps que les individus et leurs traces. L’étoile du matin le suggère avec force au moment où Haïm revient de sa visite du musée d’Auschwitz. Alors qu’il contemple le flot des touristes déversés par les bus devant leur hôtel, Haïm est subitement submergé par « les souvenirs du ghetto de Varsovie, enfouis comme un rêve » (EM, 243). Derrière les gens, les visages, les chapeaux, il détecte « ces présences légendaires » du « peuple du ghetto », il décèle « la présence des prophètes et de certains tzadddiks » (243). Un moment de communion dans lequel Haïm perçoit le sang des morts couler dans ses veines (248). Si les lieux ont été effacés et ne contiennent plus que des traces mortes, ce sont les gens qui, eux, rendent cette mémoire vivante en l’incarnant. C’est de la sorte que se réalise le « chant de vie » que devrait être la dernière partie du roman. Aussi convient-il, pour conclure, de rappeler les mots de Linemarie dans l’épilogue, laquelle se demande si l’objectif de l’auteur du manuscrit n’était pas tout simplement le suivant : « non pas écrire un livre, mais demeurer en contact avec les disparus » (251).