Colloques en ligne

Danièle Méaux

Photographies du monde d’après

1La période contemporaine est marquée par la perception accrue de la vulnérabilité de la planète et de la finitude des ressources « naturelles1 ». La menace d’un « réchauffement climatique » imputable à l’usage des énergies fossiles, l’impact de la croissance exponentielle de la démographie mondiale, l’augmentation des flux migratoires, les faillites terrifiantes des mises en œuvre de la technologie… travaillent à imprégner les hommes du xxie siècle du sentiment d’une perte de maîtrise, devant un emballement de processus dont l’issue peut être tragique. Les médias se livrent à la déclinaison ininterrompue de sinistres de toutes sortes, des désastres colossaux aux simples orages de grêle. Les essais, les films ou les romans s’inspirent des rumeurs de la collapsologie. De cette hantise de l’effondrement, la « catastrophe » — phénomène intense qui survient rapidement, renversant de façon tragique l’équilibre antérieur — se présente aujourd’hui comme la figure emblématique, dont les représentations iconiques ou langagières se multiplient.

2Des gravures du désastre de Lisbonne (1755) aux photographies du tremblement de terre de San Francisco en 1906, les figurations de catastrophes se répondent les unes aux autres, jusqu’à constituer peu ou prou un genre. Ce type d’images doit être distingué des représentations de l’Apocalypse qui font sens dans un système de croyances judéo‑chrétiennes et fonctionnent comme l’énonciation prophétique d’un événement unique d’origine divine2. Les « sinistres terrestres » peuvent en revanche se répéter — que leur cause soit considérée comme « naturelle » ou « humaine ». Ils se font aujourd’hui écho les uns aux autres, contribuant à construire chez nos contemporains un relation inquiète au monde. À la une des tabloïds et sur le plateau des journaux télévisés, les incendies succèdent aux crues, aux séismes, aux attentats… et la succession en rafales de catastrophes en tous genres émousse l’aptitude des uns et des autres à se projeter de façon imaginaire dans le futur, condamnant toute tentative d’utopie et enfermant chacun à la pointe d’un présent déjà menacé3.

3Certaines de ces catastrophes — bombardements, attaques terroristes, accidents nucléaires… — découlent de décisions ou de comportements humains, d’autres se voient qualifiées de « naturelles », déclenchées qu’elles sont par les secousses de la terre, la soudaine montée des eaux ou la force incontrôlable du vent, autrement dit par des éléments dont la civilisation occidentale a depuis des siècles pensé la passivité et l’altérité — qu’il convenait donc de contrôler et d’exploiter. Parler de « catastrophes naturelles », c’est faire l’impasse sur la manière dont ces forces « élémentaires » peuvent se trouver infléchies par les conséquences des activités humaines. L’emploi récurrent du terme « Anthropocène » renvoie, à l’inverse, à la façon dont l’action de l’homme se fait l’équivalent d’une puissance géologique. Son étude bascule ainsi du champ des sciences humaines et sociales à celui des sciences de la nature, les dualités ordinairement établies se trouvant remises en cause. Parler de « catastrophes naturelles », c’est aussi ne pas prendre en compte combien les conséquences d’une action brutale des éléments sur un espace géographique déterminé et sur ses habitants dépendent de la manière dont ces derniers ont investi ce territoire.

4Les modes d’implantation de populations et d’activités dans une zone soumise à certains risques « naturels » conditionnent évidemment les effets économiques et humains d’éventuels sinistres. La modification du milieu peut accroître ou réduire les dégâts engendrés. Ainsi l’impact de l’ouragan Katrina à la Nouvelle‑Orléans n’aurait pas été aussi grave si la ville, et notamment ses quartiers les plus pauvres, habités par des Afro‑Américains, n’avaient pas été construits nettement au-dessous du niveau de la mer. Ses conséquences n’auraient pas non plus été aussi dramatiques si l’entretien des infrastructures de protection contre les crues avait été correctement financé (le risque étant connu de tous4). Les victimes auraient également été moins nombreuses si la crise avait été mieux gérée : les secours ont tardé à venir ; les moyens de transport nécessaires n’ont pas été mis à la disposition des habitants pauvres (très majoritairement noirs) ne possédant pas de véhicules. Les retombées à plus long terme sur le peuplement de la ville auraient également été très différentes si les décisions prises en matière de reconstruction des quartiers dévastés avaient été autres5 : selon le journaliste Mike Davis, l’événement a littéralement été utilisé comme « expérience massive d’ingénierie sociale conservatrice6 ».

5Mais là n’est pas le propos de ce texte qui ne s’intéresse pas aux désastres en tant que tels, mais à la manière dont ils sont abordés par la prise de vue. De nombreux photographes — artistes ou reporters, voire les deux à la fois — enregistrent aujourd’hui les terribles conséquences des catastrophes qui tendent à se répéter ; ils sont mus par la volonté de témoigner de situations dramatiques et de sensibiliser l’opinion publique. Les séries de photographies qu’ils réalisent, les livres, les blogs, les sites web ou les expositions qu’ils élaborent contribuent à construire les manières d’appréhender ces sinistres et à façonner les imaginaires. Certaines vues déclenchent la sidération du spectateur devant l’ampleur des dégâts, renvoyant par métonymie à la force et au dérèglement des éléments naturels. D’autres travaux tendent davantage à la réinscription des faits tragiques dans une histoire, interrogeant les causes et les responsabilités, les modalités de gestion de la crise et de ses conséquences dans la durée, voire la manière dont elle a été vécue et mise en récit par les habitants. 

Les conséquences du dérèglement des forces de la nature

6Le photographe canadien Robert Polidori a travaillé pour le New Yorker de 1998 à 2007 et reçu plusieurs distinctions dans le domaine de l’image de presse. Il est également reconnu dans le champ de l’art : en 2009, le Musée d’art contemporain de Montréal lui a consacré une importante rétrospective ; ses tirages ont été acquis par de prestigieuses institutions. La série qu’il a consacrée à la restauration du château de Versailles lui a apporté la notoriété, mais il a également rendu compte de nombreux désastres : à Beyrouth (1994‑1996), La Havane (1997‑2000) ou encore Tchernobyl (2001). La représentation de la catastrophe atteint son comble dans la série qu’il a consacrée à la Nouvelle‑Orléans, dans les mois qui suivirent le passage de Katrina (le 30 août 2005). Polidori s’y rendit à quatre reprises, de septembre 2005 à avril 2006, enregistrant les conséquences dramatiques du déchaînement de cet ouragan de catégorie 5 et de la rupture de nombreuses digues à l’intérieur de la ville. Les photographies réalisées à la Nouvelle‑Orléans ont été exposées en grand format au Metropolitan Museum of Art de New York7 (2006) et reproduites dans un livre intitulé After the Flood, lui‑même de dimensions assez imposantes8.

7Polidori travaille avec une chambre grand format et de longs temps d’exposition — qui lui permettent d’atteindre une exceptionnelle maîtrise des couleurs et une grande densité de détails. L’extrême quantité d’informations visuelles contenues dans chaque image semble excéder ce que le regard nu est capable de discerner dans la réalité, la zone de netteté physiologiquement permise par l’œil humain étant fort restreinte (ce sont les mouvements de la pupille qui autorisent l’impression d’une perception globalement définie du champ visuel). L’abondance de stimuli présents au sein des vues de Polidori tend à augmenter l’impression de désordre déjà induite par la nature des spectacles enregistrés. Les maisons sont effondrées ou éventrées, les toitures retournées, les poteaux électriques ou les arbres sont arrachés, gravats et artefacts désarticulés parsèment le sol. En raison de la grande netteté des clichés, le chaos paraît se répliquer des motifs identifiables aux plus petites portions de la représentation, à la manière de ce qui se passe au sein des images fractales9. La précision des détails contrevenant à une perception d’ensemble, la sensation de désorganisation et de confusion, liée au sujet, se trouve augmentée.

8Infrastructures et constructions démembrées font que les obliques l’emportent sur les orthogonales, le déséquilibre des masses sur les effets de symétrie. Partout des lignes brisées, des plans inclinés, des angles aigus, des heurts et des ruptures de formes traduisent la violence des éléments déchaînés. « La forme ouverte10 » des images assoie le sentiment que le chaos n’a pas de fin et se poursuit en tous sens à l’extérieur du champ. Conjugué à la taille importante des photographies (qu’elles soient exposées ou reproduites dans l’ouvrage), cette organisation du champ travaille à suggérer l’ampleur du désastre, tandis que la répétition du désordre, d’une image à l’autre, souligne encore l’énormité de la catastrophe. Les obliques qui fendent brutalement l’espace, les failles et les ruptures hachant les surfaces traduisent plastiquement la violence des éléments. À la brutalité de l’eau et du vent se trouve conférée une apparence visuelle qui était sans doute constatable sur place, mais que les choix esthétiques de l’opérateur soulignent, de sorte que les photographies éveillent la sidération du regardeur.

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Figure 1 : Robert Polidori, image extraite d’After the flood. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

9Le renvoi des images à tout un « musée imaginaire11 » des représentations de la catastrophe tend à amplifier la suggestivité des vues (on pense notamment ici aux figurations du Déluge). Le chaos donné à voir correspond à l’état dramatique de la ville dans les mois qui suivirent le passage de l’ouragan, mais il suggère aussi, par métonymie, l’intensité d’un phénomène excédant les capacités de résistance de l’homme et de ses constructions. L’évocation de la puissance destructrice des éléments passe tout à la fois par une dimension « symbolique » (en lien avec des normes et des habitudes de figuration), « iconique » (grâce à la suggestivité formelle des images) et « indicielle » (dans une relation de causalité avec les phénomènes enregistrés12) — ces différents fonctionnements se combinant et se confortant mutuellement pour assurer à la série un impact optimal. Les vues de Polidori satisfont de la sorte à l’esthétique du sublime, telle qu’elle se trouve définie dans une veine sensualiste par Edmund Burke13, puisque la perception des images travaille à déclencher un sentiment proche de la terreur.

10Les photographies d’After the flood sont vides de présence humaine, comme si toute vie s’était trouvée anéantie à la Nouvelle‑Orléans. Certaines vues montrent l’intérieur de maisons ou d’appartements. Mais, dans les microcosmes domestiques dévastés, se trouve peu ou prou répliqué le chaos extérieur : les meubles sont retournés, fracassés, les parois imbibées d’eau et défoncées, les lampes renversées, les tableaux détruits. Si ces logements renvoient à des existences passées, celles-ci restent anonymes (les légendes se bornant à la mention des adresses). Les vies brisées ne se trouvent ainsi évoquées que dans leur généralité.

11Les dégâts matériels tendent par ailleurs à transformer les objets pour les inscrire dans un processus de dégradation où leur modification matérielle, en lien avec les éléments naturels (humidité, vent, chaleur…), prend le pas sur un renvoi à l’usage qui leur était dévolu. Dans les logements, les murs se craquellent, les surfaces se marbrent de salissures organiques, papiers et tissus pourrissent. À l’extérieur, l’intrication du bâti et de la végétation, pareillement malmenés, conduit parfois à un magma informe ; les arbres déracinés fendent les maisons, l’eau noie tout indifféremment, les détritus se mêlent. Les objets désaffectés semblent retourner à une entropie « naturelle ».

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Figure 2 : capture d’écran d’une image de l’ouragan Katrina.

12Par‑delà les polémiques qu’elles ont pu susciter14, davantage que les déterminations socio-politiques des conséquences de la catastrophe, les photographies de Polidori évoquent la violence du déchaînement de l’eau et du vent, ainsi que l’absorption des restes du désastre dans un processus de transformation qui obéissant aux lois de la matière : les formes se dissolvent, les solides s’effritent, la substance l’emporte sur les desseins humains. La puissance des « éléments naturels » s’impose de sorte que ces images ne sont pas sans renvoyer aux vues d’ouragans réalisées par les météorologues, qui montrent des tourbillons d’air et de poussière, de gigantesques spirales enroulées dans le ciel. Ces vues scientifiques documentent l’apparence tout à la fois splendide et effrayante de manifestations atmosphériques dont l’ampleur dépasse l’imagination et qui échappent au contrôle de l’homme. Plastiquement, tout oppose les photographies de Polidori et ces images scientifiques : dans les premières dominent les obliques, l’asymétrie, les angles droits, les lignes brisées ; dans les secondes, les formes circulaires et la symétrie de la composition ; les tonalités rouille et vert de gris des images de Polidori tranchent avec la pâleur laiteuse des tourbillons d’air… Si le rapprochement vient à l’esprit, c’est que les deux types de photographies évoquent des phénomènes élémentaires, naturels, d’amplitude quasi cosmique, outrepassant les forces humaines.

L’inscription dans l’histoire

13À l’instar de l’ouragan Katrina, la catastrophe du barrage du Vajont, construit à la fin des années 1950 dans la province de Belluno en Italie, peut être présentée comme un désastre naturel puisque la cause immédiate de l’immersion de la vallée est un énorme glissement de terrain. Si, à la Nouvelle‑Orléans, les modalités de construction de la ville et le manque d’entretien des digues ont conditionné l’ampleur des pertes humaines et matérielles, dans le cas du Vajont, la mise en eau du barrage a manifestement provoqué l’effondrement de tout un pan de la montagne : 260 millions de m3 de roche et de terre se sont détachés du Mont Toc surplombant la retenue et ont déclenché une vague énorme qui est passée par-dessus le barrage, sans le rompre, et a noyé plusieurs villes situées en aval. La justice a reconnu la responsabilité de la SADE (Società Andriatica d’Elettricità) soucieuse, malgré les alertes répétées, de terminer l’ouvrage afin de le vendre à une société publique (ENEL).

14Après‑guerre, les besoins en hydroélectricité de l’Italie sont importants et la construction de plusieurs barrages est programmée. Celui du Vajont se présente comme le plus haut d’Europe. La question technique monopolise la réflexion des ingénieurs qui se montrent peu attentifs à la structure géologique des versants de la montagne, alors que les habitants ont quant à eux l’habitude de guetter les signes d’éboulement du Mont Toc, précisément surnommé « la montagne qui avance ». Pendant les travaux, les alertes se multiplient, mais les ingénieurs sous-estiment les risques de glissement de terrain liés au remplissage du réservoir. Une maquette est construite afin d’évaluer la hauteur de la vague qui serait engendrée par un éboulement ; des spéculations se développent en vue d’un contrôle de l’importance de la lame en fonction de la côte de remplissage. Mais les calculs des techniciens pèchent par méconnaissance de la géologie du Mont Toc et de ses réactions en cas de saturation en eau15. La catastrophe se produit le 9 octobre 1963 à 22 h 39 : une vague de plus de 150 mètres franchit le mur de retenue, causant la mort de plus de 1 900 personnes en aval. Le désastre du Vajont — qui a fait l’objet de films et de récits divers16 — prend valeur de parabole, exemplifiant la surdité des ingénieurs, tenants de la modernité technique et enfermés dans des logiques économiques. Convaincus d’apporter le progrès, ils ont cru pouvoir maîtriser une « nature » qui n’était pas passive, mais douée de réactions et de comportements intrinsèques17.

15Le barrage désaffecté se présente aujourd’hui comme un « lieu de mémoire18 » qui attire les visiteurs. En 2013, deux photographes — Marina Caneve et Gianpaolo Arena — se rendent sur place afin d’enquêter sur les survivances du désastre au sein du territoire. Rassemblant autour d’eux une vingtaine d’artistes (photographes, vidéastes, designers, adeptes de l’installation ou de la création sonore…), ils élaborent un « projet curatorial » dont le titre « Calamita/à » désigne tout à la fois la catastrophe (calamità) et l’aimant (calamita19), signant ainsi la fascination qu’exerce un sinistre passé dont les traces sont encore perceptibles dans la vallée. Il ne s’agit pas, pour les participants de cette entreprise collective, de témoigner de l’ampleur immédiate du désastre comme le fait Polidori, mais de conduire bien plus tard une investigation sur l’histoire de la catastrophe, la manière dont elle est relayée par les habitants, l’empreinte qu’elle a laissée sur le site comme au sein des archives. Il n’est nullement question de rechercher, cinquante ans après — comme dans une sorte de cold case — les causes et les responsabilités : dans une certaine mesure, les scientifiques et les tribunaux l’ont déjà fait. Le projet se fait davantage laboratoire de construction de savoirs20 sur l’histoire de la vallée et de ses habitants, dont il vise à proposer une mise en intrigue renouvelée, articulée sur des points de vue et des démarches diversifiées, mobilisant le raisonnement ainsi que la sensibilité, donnant aussi parfois la parole aux autochtones. La catastrophe se trouve ainsi réinscrite dans la durée.

16« Calamita/à » constitue un work in progress, un processus structurellement voué à l’inachèvement (davantage qu’un ensemble fini de réalisations qui pourraient être montrées séparément). Un site, présenté comme une « plateforme de recherche indépendante », rend compte de l’état d’avancement du travail qu’il croise avec des textes et des entretiens21. Un livre au titre emblématique — The Walking Moutain — a été publié en 201622. Des pans du travail ont été présentés en différentes situations : workshops, conférences, expositions23… Le projet inclut donc une constellation de manifestations et implique de nombreux acteurs pris dans un réseau d’interférences. Il se présente comme un travail de recherche, mobilisant les voies de l’art, pour une étude de l’impact de la catastrophe dans la vallée. C’est en tant que tel qu’il fait œuvre et peut être soumis à une forme d’appréciation esthétique24 qui n’est pas indépendante de sa capacité à fournir une approche féconde de l’histoire de la catastrophe. Contrevenant à une acception tenace de l’art comme « finalité sans fin », « Calamita/à » combine intrinsèquement dimensions esthétique, noétique, sociale, voire politique.

17Au sein de cette entreprise évolutive, des propositions diversifiées cohabitent, se complétant les unes les autres. Michela Palermo interviewe des rescapés sur les moments qui ont précédé la tragédie : l’artiste se faisant « écrivain public », la parole se trouve restituée à ceux auxquels elle avait été déniée. Petra Stavast se livre à une fouille au sein des archives quant aux modalités de relogement des habitants d’Erto et de Casso (villages surplombant la vallée qui ont dû être évacués, mais ont été épargnés). En 1966, une cinquantaine de familles sont retournées vivre dans leurs maisons, où elles ont habité illégalement plus de huit ans, sans eau courante ni électricité. Tout a été fait pour les déloger ; ce n’est que bien plus tard que de nouvelles habitations leur ont été proposées. Afin de tenter de comprendre le passé, Petra Stavast confronte des documents divers : maquette du barrage, fragment d’article de journal, photographie de presse exhibant des cadavres au lendemain du sinistre, liste des tarifs de compensation proposés aux survivants, carte topographique de la commune d’Erto et Casso avant le sinistre… Le collectif « Plateforme Latitude » élabore des cartes permettant de visualiser l’impact de la vague sur la zone environnante ou des modèles tridimensionnels en résine synthétique représentant le volume de la vague ou la masse minérale impliquée dans le glissement de terrain. Quant à Enrico Coniglio et Enrico Malatesta, ils proposent des compositions musicales renvoyant à la catastrophe.

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Figure 3 : Céline Clanet, « Cicatrice », série Una notte, la Montagna è caduta, 2015. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

18La photographie se trouve évidemment mobilisée par de nombreux participants du projet. Une vue d’ensemble de Céline Clanet montre la gigantesque cicatrice, en forme de M, éventrant aujourd’hui encore les flancs du Mont Toc. François Deladerrière se focalise davantage sur des détails, des traces qui permettent de remonter par induction vers la catastrophe, à l’instar des indices que relèvent le détective, l’archéologue ou le psychanalyste, selon Carlo Ginzburg25. La prise de vue — qui est elle‑même empreinte — se montre propice au repérage des traces qui émaillent encore le site. Les images réalisées par Gabriele Rossi pointent davantage les changements intervenus après le sinistre : formation de nouvelles montagnes, reconstruction de villages, reprise d’activités…

19La prise de vue, toujours ancrée dans les conditions précises d’un moment, entretient une conscience de la dimension différentielle de chaque état des lieux, dans une relation d’écart avec des situations antérieures ou postérieures. Tous les photographes impliqués dans le projet mènent un minutieux travail de terrain, arpentant les sites dans la durée. Jan Stradtmann dramatise dans une certaine mesure cette enquête, en collectant sur place des objets qu’il étiquette, dispose sur un fond noir puis photographie. Dans certains clichés, il se met aussi en scène dans une posture qui atteste de ses recherches sur le terrain.

20Dans leur ensemble, les images réalisées n’ont rien de spectaculaire. Davantage que des objets à contempler, elles constituent les maillons d’une investigation à la dynamique de laquelle elles travaillent. La diversité des propositions concourt à l’évocation de la complexité du phénomène étudié — qui gagne à ne pas être abordé de façon univoque. Quand les recherches scientifiques tendent à s’enfermer dans des logiques cloisonnées, une entreprise de ce type revendique le croisement des connaissances et des « manières de faire », le dialogisme interne du projet conditionnant pour partie sa justesse. Tout est par ailleurs fait pour impliquer des habitants, pour ouvrir la recherche au débat, lors des conférences et des workshops par exemple. « Calamita/à » s’inscrit dans une tendance de l’art contemporain à croiser les préoccupations des sciences humaines et sociales — dont il tend à questionner l’épistémologie26.

21Les photographies d’After the flood sont réalisées par Polidori dans l’année qui suit le passage de l’ouragan Katrina. C’est seulement cinquante ans après le désastre du Vajont que Marina Caneve et Gianpaolo Arena lancent leur « projet curatorial ». À cet écart qui induit une évidente disparité dans la manière dont la catastrophe peut être envisagée, se conjugue — pour partie, par voie de conséquence — une divergence quant à la façon de l’appréhender, en la présentant plutôt comme un « phénomène naturel » ou plutôt comme « un phénomène culturel ». La série de Polidori apporte un témoignage immédiat27. Mobilisant une extrême maîtrise technique, le photographe canadien inscrit ses images dans la veine du sublime et suggère la puissance terrifiante des éléments naturels. L’ampleur des destructions renvoie à la brutalité de l’ouragan comme à la puissance de la montée des eaux ; la déréliction inscrit déjà les artefacts désarticulés dans un processus de transformation matérielle qui semble devoir se poursuivre sans l’homme. Dans les vues de Polidori, les forces de la nature effraient, même s’il s’agit précisément, pour ce photographe, de témoigner des conséquences d’un dérèglement climatique dont les modalités d’exploitation des ressources de la planète sont pour partie responsables.

22À l’inverse, dans le cas du projet « Calamita/à », la distance temporelle, la variété des points de vue mobilisés, la durée impartie à l’enquête, le croisement des sources et des témoignages conduisent à contextualiser et à historiciser le drame. S’il est établi que le désastre du barrage du Vajont est imputable aux décisions prises par les responsables de la construction, l’enquête collective envisage la catastrophe en tant que « fait culturel », événement social et politique ; elle porte sur les relations qui se sont établies au fil du temps entre la montagne et les hommes, afin d’essayer de comprendre ce qui peut l’être et de réinsérer le désastre dans le cours du temps.