Colloques en ligne

Guy Larroux

« Michon fit un pont »

1Qui cherche à comprendre et à apprécier l’articulation début-fin, nous paraît disposer de trois ressources principales. La première consiste à se référer à de grands modèles ou paradigmes : idée de commencement, de genèse, paradigme eschatologique de la fin, notamment. Dans cette voie c’est surtout la critique anglo-saxonne qui s’est illustrée, à travers des essais importants comme ceux d’Edward W. Said ou de Franck Kermode1. La généralité de ces réflexions ne signifie pas qu’elles soient anhistoriques. Les idées de début et de fin se trouvent elle-mêmes prises dans le mouvement de l’histoire et on peut estimer qu’à de nouvelles conjonctures correspondent des représentations spécifiques. Ce qu’attesterait un certain paradigme du dénouement qui a été avancé dans un essai récent2 portant sur les oeuvres de réflexion et de fiction de notre fin de siècle (le XXe). La seconde ressource consiste à modéliser des relations à partir d’œuvres précises ou de corpus entiers. La poétique du récit en particulier a connu des avancées significatives et certains concepts (comme celui de cadre venu de la sémiotique de Iouri Lotman) ont fait leurs preuves ; certains, comme celui de linéarité, demandent encore d’être interrogés. Dans ce cas on cherche surtout à objectiver des phénomènes textuels et à mettre en évidence des possibles discursifs au sens large car, même si c’est le récit qui est le plus volontiers sollicité, rien n’interdit de prendre en compte le théâtre, le cinéma ou la bande dessinée, comme y invite d’ailleurs ce colloque. Une troisième ressource, à ne pas sous-estimer, consiste à se mettre à l’écoute des auteurs qui s’expriment à l’intérieur d’une temporalité de création : nous songeons à Aragon (celui évidemment des Incipit), à Gracq ou, plus près de nous encore, à un contemporain capital comme Pierre Michon. C’est donc l’auteur des Vies minuscules (1984) qui va nous intéresser.   

2Aragon dans Les Incipit comparait, entre autres, le romancier à un jongleur ; l’auteur de Vies minuscules  se voit plutôt comme un architecte, un architecte doublé d’un auteur. Rien de moins que César ! Celui qui écrit « Caesar pontem fecit ». De lui il aimerait qu’on dise : « Michon fit un pont ». Interrogé sur ces lieux qui nous occupent, l’auteur en souligne la grande importance pour lui. Dans sa réponse, il les englobe dans une même nécessité architecturale, qu’il résume ainsi : « Il faut que ça tienne ». La question de savoir ce qui est plus stratégique disparaît : c’est comme si on cherchait à savoir laquelle des deux piles d’un pont soutient davantage l’édifice. Évidemment aucune. L’auteur file la métaphore : pour que le pont tienne, il faut qu’il y ait un mort, ou même plusieurs, sous chaque pile du pont. Mieux, si l’ouvrage est complexe, sous chaque arche. Ce souci, ce rêve architectural qui nécessite des morts répétées, symétriques, nous fait penser à Vies minuscules. Les huit récits qui le composent, ces huit vies consommées, pourraient former les différentes arches avec, en effet, un certain nombre de morts dessous, comme sacrifiées à la construction.

3Il nous faudrait contempler l’ouvrage, son allure générale, ses arches et ses assises. Les huit vies se présentent comme des blocs qui dans la table des matières s’alignent parfaitement, sans hiérarchie apparente (si ce n’est les variations de longueur). Tout lecteur de Vies minuscules est frappé par la tenue de la langue, le souci compositionnel, le degré de finition et par le soin apporté au cadre du récit. L’opposition proposée par la poétique entre incipit ou clausule accentués et incipit ou clausule inaccentués s’illustre parfaitement ici. Les bordures de chaque récit font l’objet d’un fort investissement  sémantique (en disant beaucoup), stylistique (en disant bien), rhétorique (en renforçant la relation avec le lecteur). Il nous faudrait abondamment citer. Pour le moment nous nous contenterons de l’incipit de la première vie, « Vie d’André Dufourneau ».

Avançons dans la genèse de mes prétentions.

Ai-je quelque ascendant qui fut beau capitaine, jeune enseigne insolent ou négrier farouchement taciturne ? À l’est de Suez quelque oncle retourné en barbarie sous le casque de liège, jodhpurs aux pieds et amertume aux lèvres, personnage poncif qu’endossent volontiers les branches cadettes, les poètes apostats, tous les déshonorés pleins d’honneur, d’ombrage et de mémoire qui sont la perle noire des arbres généalogiques ? Un quelconque antécédent colonial ou marin3 ?

4Étrange incipit. Pourquoi tout ce cérémonial quand, apparemment, il ne s’agit que de parler de soi ? L’auteur pourrait aller en droite ligne, pratiquer les vertus de la phrase simple, à l’exemple de Gide à l’ouverture de Si le grain ne meurt : « Je naquis le 22 novembre 1869 ». Au lieu de cela, il nous entraîne dans un mouvement interrogatif rempli d’allitérations et d’allusions littéraires. Le roman colonial qu’il convoque est immédiatement interrompu (ou, du moins, suspendu car on y reviendra par le biais du personnage biographé) dès l’alinéa suivant : « La province dont je parle est sans côtes, plages, ni récit… ». On ne part plus et l’on revient à la Creuse natale.

5Comme il s’agit d’un recueil, le mouvement d’ouverture et de clôture se répète à huit reprises et, à chaque fois, il s’agit sinon d’une prouesse, du moins d’un geste à réaccomplir. Admirateur de Barthes, Michon a peut-être songé à ce qui est dit par lui du fragment, en particulier de cette chance qu’il offre de multiplier les commencements. En soumettant des extraits, comme on vient de le faire, on accrédite le rapprochement mais il y a, nous semble-t-il, chez l’auteur des Vies minuscules, un trop grand attachement au texte, et donc au continu du discours, pour qu’il puisse être tiré du côté d’une esthétique du fragment. Si nous écartons le fragmentaire, en revanche il nous faut voir la part du lacunaire dans Vies minuscules et le risque que ce dernier fait courir à l’édifice entier et même à chaque vie prise séparément. On le sait, le narrateur a tout misé sur des existences de peu qu’il entend sauver mais qui, par nature, sont vouées à la désintégration et à l’oubli ; ces êtres qui sont des aventuriers douteux, des idiots de village, des ancêtres effacés, un illettré, un abbé pochard, ont bel et bien existé. Néanmoins, malgré ces points d’ancrage rien ne les recommande ni ne les destine à la mémoire. Ils n’ont laissé que peu de traces (une relique, quelques photographies, de menus objets) ; leur rapport au langage est souvent difficile, empêché, si bien qu’ils n’ont laissé que quelques mots autour desquels la mémoire peut broder. En outre, comme parfois plusieurs générations les séparent du narrateur, celui-ci en est réduit à des hypothèses ou à faire fond sur une mémoire tierce ; ainsi, dans la première vie, sur celle d’Élise, sa « romanesque grand-mère » qui a son idée sur le sort d’André Dufourneau, l’enfant de l’Assistance parti en Afrique pour le meilleur et pour le pire. Le plus souvent, le narrateur en est réduit à imaginer lui-même et à confier ses limites  dans des formules de ce genre : « le peu que je sais de sa vie », « ce qu’il en fut réellement, nul ne le sait », etc.

6 C’est sans doute un des traits qui définissent la vie minuscule : les zones d’indétermination y sont nombreuses, à l’opposé précisément de la vie illustre qui offre ses zones et  points de détermination (l’auteur lui-même a certainement songé aux Vies des douze Césars de Suétone ainsi qu’aux Vies des hommes illustres de Plutarque). Ici, le principal point de détermination est le personnage lui-même, qu’il faudrait plutôt nommer figure. Une forme vide qu’il faut habiter, pour la faire tenir, que parfois on pourrait peut-être animer plus longtemps. Une figure de peu, le matériau lacunaire d’une existence, c’est avec cela qu’il faut fabriquer du destin, comme Michon s’en explique lui-même :

Faire passer une biographie pour une vie, c’est céder au fantasme de totalité ; c’est donner la succession d’instants d’une existence pour un parcours orienté, cohérent, tendu vers un but (ainsi les vies de Saints pouvaient bien être dites telles puisque l’Être transcendant  les charpentait d’un bout à l’autre, unifiait cette collection d’instants)4.

7Cela ramène au rêve architectural et à cette téléologie particulière qu’impose la mort au bout de la vie minuscule, la mort sous toutes ses formes qu’on ne déclinera pas ici mais la mort qui arrête, délimite, met un terme à l’espace des possibles qu’est une vie. La vie de saint offre le modèle même de la vie « charpentée » où tout fait sens en faisant signe vers le Ciel. Un des récits les plus remarquables du recueil évoque fortement ce modèle, c’est « Vie de Georges Bandy », l’abbé pochard qui s’efforce à la grâce par deux voies opposées (celle de l’orgueil puis celle de l’humilité) et qui connaît une fin sublime, franciscaine. À la dernière page du récit, il entre en forêt et tombe « à genoux dans la bouleversante signifiance du Verbe universel »5.

8Ces morts remarquables, ces points d’orgue qui nous saisissent à la lecture manifestent un choix de langue qui, en fait, sous-tend tout le récit de la vie minuscule, qui la fait même tenir. Comme on dit d’une note ou de la langue qu’elle est tenue. Fût-elle, cette langue, « exagérée » et dans un écart maximum avec le référent minable qui est le sien. Mais une part de la magie de ce texte tient précisément à cette tension.

9Qu’il s’agisse d’un édifice (mettons un pont) ou d’une voix, il faut une autorité qui préside à cela. Celle, notamment, que confère la force militaire ou, plus souverainement encore, « la grande cause diffuse qui fabrique les destins »6. Quoi qu’il en soit, commencer et finir sont des exercices d’autorité qui, dans l’ordre spécifique de la littérature (où l’on n’est ni Dieu ni César) impliquent l’acte d’énoncer. Qu’est-ce qui fait un grand auteur, mettons un Balzac ou un Faulkner7 ? La réponse est simple : c’est le « désir violent qui préside à sa phrase »8. « Pas de sujet, pas de thème, pas de pensée, rien que la volonté violente de dire, qui fait par miracle quelque chose avec rien »9. Et Michon de commenter ce rien : « ça n’est rien, mais c’est un rien violent et volontaire qui porte les figures, qui les fait tenir »10.

10Or, la voix qui parle dans Vies minuscules est partagée entre la volonté violente de dire et le doute. Celui qui écrit doute de sa légitimité, ne peut s’autoriser que de lui-même car rien ne l’autorise : ni ses origines ni sa personnalité (peu recommandable d’après l’autoportrait qui se dégage) ni même le genre d’écrit auquel il s’essaye : « un art peu défini qui fut toujours pratiqué dans les marges de la littérature, l’évocation »11. Or, nous rappelle Dominique Viart,  évoquer, « étymologiquement, c’est solliciter de la voix »12. La voix particulière qui soutient les vies minuscules et les évoque n’est pas celle d’un conteur (« je n’ai pas la bonhomie du conteur »), entendons de celui qui est assuré de sa voix et de son effet.

11Pierre Michon explique également que le Thomas de Velasquez choisi pour la couverture de l’édition folio emblématise « le doute retors » de celui qui s’accroche au Livre de toutes ses forces et doute de ce qui le fonde, le salut dans le Livre précisément et la croyance en la résurrection.  Tout cela sur fond noir, sur le rien. C’est, dit-il, sur ce fond noir que, pareillement, les figures de Vies minuscules surgissent et disparaissent.

12La voix balance ainsi entre la  position forte qu’assumerait l’auctor et une figure peu assurée que l’écrivain nomme « polichinelle ». Si l’on revient à l’incipit, on ressentira ce balancement : l’impératif qui lance le récit paraît intimer un ordre, mais il est suivi d’une longue interrogation qui contrevient à la règle de l’écriture biographique et autobiographique, qui veut que le sujet  asserte une origine, du moins sous la forme d’une indication de temps et de lieu. Cette longue interrogation ouvre ici un suspens qui ne sera résolu qu’à la toute fin lorsque celui qui raconte aura accompli tout le parcours et sera devenu écrivain.

13Néanmoins, ce suspens se résout périodiquement à chaque fin de vie ou, si l’on veut, à chaque clausule interne. Fût-ce encore, lorsque le héros disparaît, sous forme interrogative, comme dans « Vie d’André Dufourneau » :

Qui, si je n’en prenais ici acte, se souviendrait d’André Dufourneau, faux noble et paysan perverti, qui fut un bon enfant, peut-être un homme cruel, eut de puissants désirs et ne laissa de trace que dans la fiction qu’élabora une vieille paysanne disparue13 ?

14Dans cette clausule il y a du suspensif et, simultanément, malgré le point d’interrogation, une force affirmative. Ça tient, la vie d’André Dufourneau est bel et bien écrite, il n’y a plus qu’à en prendre acte, à entériner la chose. Ce que fait le narrateur au moment de clore.

15Le lecteur de Vies minuscules est frappé de ces actes de langage qui jalonnent le récit : « Je me plais à croire que », « j’ose croire un instant », « je ne doute pas que », etc. Ce sont parfois des paris énonciatifs auxquels le narrateur nous associe : « imaginons-le », « imaginons-les », etc. Comme si le pari était plus facile à prendre à deux, comme si dans ces conditions la voix était plus facile à tenir. Celle-ci  affleure périodiquement pour ces exercices d’autorité, solitaires ou partagés. Michon, qui admire Balzac pour sa force énonciative, a peut-être médité ce mot de lui dans l’Avant-propos à La Comédie humaine : « La loi de l’écrivain, ce qui le fait tel, ce qui, je ne crains pas de le dire, le rend égal et peut-être supérieur à l’homme d’état, est une décision quelconque sur les choses humaines »14. L’écriture de la vie minuscule implique toutes sortes de décisions, provoquées en particulier par ces zones d’indétermination évoquées précédemment et qui sont autant de vides à remplir. Mais contrairement à son prestigieux aîné, le narrateur inscrit dans son texte ses moments de doute, ses choix et décisions.

16On pourrait penser qu’avec le chemin parcouru, la vie s’approchant de son terme, la voix s’affermirait, que l’auteur monterait en puissance et éclipserait le polichinelle. Or, il arrive que l’accompli final reste marqué de doute et le balancement demeure parfois. Dans « Vie d’André Dufourneau », le narrateur est confronté à un choix, la vie du « héros » pouvant se lire soit dans l’ordre du poncif soit dans l’ordre de la tragédie. C’est cette seconde version qu’il adopte, qu’il a héritée du récit de sa grand-mère. On retrouve un autre genre de balancement à la fin de « Vie de George Bandy ». Cette fin est, nous l’avons dit, sublime. Néanmoins, le texte formule deux hypothèses sur le moment de cette mort, Bandy expirant en forêt soit dans le jour naissant, soit « à la fausse aurore », c’est-à-dire en pleine nuit.  

Ou bien c’était à la fausse aurore, quand les coqs éberlués chantent une fois, s’étonnent dans l’isolement de leur cri, se rendorment ; combien noire encore est la nuit. Midi est loin : hiéroglyphe accompli et forme consommée, sa vie irrévocable le parant, l’abbé Bandy se tait et dort dans l’immense chasuble verte des forêts où les grands cerfs fictifs passent, lents, une croix entre leurs dix-cors15.

17En l’occurrence, on pourrait voir dans cette alternative finale qui prolonge l’instant de la mort une relance poétique du texte. En somme, une manière de tenir la note.

18Il conviendrait d’aller jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la dernière vie, « Vie de la petite morte ». Comme la toute première (« Avançons dans la genèse de mes prétentions »), celle-ci s’ouvre résolument : « Il faut en finir », comme la dernière partie du livre ou comme la dernière station d’un chemin de croix. À l’autre extrémité, en conclusion de cette vie, le narrateur s’interroge sur son entreprise, posant la question fatidique : « Rien ne m’entiche comme le miracle. A-t-il bien eu lieu ? » À la dernière page du livre, la question ouvre à un mouvement délibératif qui reconvoque les figures précédemment évoquées, jusqu’aux optatifs finaux et au mot de la fin proprement dit.

Qu’à Marsac une enfant toujours naisse. Que la mort de Dufourneau soit moins définitive parce qu’Élise s’en souvint ou l’inventa ; et que celle d’Élise soit allégée par ces lignes. Que dans mes étés fictifs, leur hiver hésite. Que dans le conclave ailé qui se tient au Cards sur les ruines de ce qui aurait pu être, ils soient 16.

19Arrêtons-nous pour finir à une difficulté propre à ce genre de texte que nous nommons fiction biographique et pour lequel il serait peut-être préférable de conserver le nom inventé par l’auteur lui-même, la vie minuscule donc, entendue comme nom de genre. Quoi qu’il en soit, il nous faut relever la difficulté spéciale que peut soumettre au poéticien un texte comme celui-ci.

20Lorsque nous cherchons à modéliser ces grandes articulations que sont le début et la fin, nous décrivons l’événement énonciatif particulier qui se produit dans le cadre, c’est-à-dire notamment la prise de parole et de position que ce dernier abrite17. C’est, disons-nous, un contact qui en dernière instance s’établit entre l’auteur (ou l’une de ses figures) et le lecteur. Ce que confirment les exemples précédemment rencontrés, dans lesquels le soulignement rhétorique ne se vérifie que trop bien. Cela admis, l’événement énonciatif en question peut prendre un sens spécial dans la mesure où une fiction biographique comme Vies minuscules choisit dans une large mesure ses partenaires de la communication. À commencer par les sujets explicites, à savoir les biographés eux-mêmes. Ces ascendants, ces êtres de rencontre, ces figures sont pour la plupart des doubles anticipés du narrateur. La fin du récit, précisément par la décision qu’elle implique, semble ordonner définitivement ces vies. Non seulement parce que le narrateur fixe leur sens, les « légende », mais aussi parce qu’il les dispose dans un rapport significatif avec sa propre existence et ses propres aspirations. « L’autobiographie oblique »18, selon la formule de Jean-Pierre Richard, use ainsi de détours et de la médiation de modèles, ou de contre-modèles.

21S’il est vrai, comme l’affirme Michon, qu’on écrit pour un petit nombre de personnes, il faudrait aussi prendre en compte les destinataires privilégiés dont peut-être l’identité nous échappe. Le parallèle avec Faulkner serait ici possible, dont toute l’œuvre paraît dédiée à l’esclave noire qui entoura d’affection Faulkner enfant19. S’agissant de Vies minuscules, on relèvera un seul fait remarquable, la présence d’une dédicataire au seuil du livre : « à Andrée Gayaudon ». Pour être discrète, cette mention n’en est pas moins décisive puisqu’elle désigne la mère de l’auteur. D’ailleurs, bien après le moment de l’écriture, celui-ci nous confie que « Vies minuscules, c’est une vérité à l’usage de ma mère ». La lignée maternelle est dans le livre bien plus représentée que la lignée paternelle et il faudrait voir comment la figure discrètement antéposée de la mère vient périodiquement s’inscrire dans les différentes vies. Tenons-nous en aux deux récits extrêmes, c’est-à-dire à « Vie d’André Dufourneau » et à « Vie de la petite morte ». Dans la première nous observons que le narrateur, alors âgé de deux ans, est dans la position singulière de l’enfant endormi dans les bras de sa mère, sans parole, « infans », et fort éloigné donc de l’écrivain qu’il prétend devenir. On s’attendrait à ce que l’apprentissage soit bouclé au stade de la dernière vie ; or celle-ci se présente encore comme un récit de filiation qui ramène en amont de la naissance du narrateur (en 1945), au moment de la conception et de la naissance, quatre ans auparavant, de sa propre sœur, tôt disparue. Éternelle enfant, elle a été, suivant la croyance des simples et suivant le désir du frère, transfigurée en ange. D’où le requiem final.

22Ce qu’à défaut de mieux nous nommons la fonction communicative, telle qu’en particulier nous la décelons dans le cadre du récit, s’entend ici de façon singulière. Celui qui dit « je » et qui s’écrit, le fait en accord et en parallèle avec d’autres vies, des morts en fait, qu’il entend ressusciter et dont il espère « dévotement » (c’est son mot) qu’ils vont lui répondre. Il a associé son destin au leur et avec eux il se sauvera ou sombrera dans le néant. Ils vont donc ensemble, s’écrivent de concert. Nous l’avons dit, ces existences de peu sont soutenues tout du long par une énonciation. Elles font aussi l’objet d’un accompagnement, au sens à la fois spatial et musical du terme. Il faudrait décrire toutes les formes de cet accompagnement, et en particulier observer dans les différentes vies la configuration spatiale choisie pour conclure, ainsi que le type de lien instauré entre le biographe et ses biographés. Une configuration des plus remarquables est peut-être celle que l’on trouve dans «Vie d’Antoine Peluchet ». À la fin de ce récit, le vieux Toussaint Peluchet rejoint imaginairement son fils depuis longtemps évanoui dans des lointains improbables en se jetant au fond d’un puits. Et le narrateur à son tour imagine qu’il prend au cimetière la place d’Antoine, le fils disparu.

Au cimetière de Saint-Goussaud, la place d’Antoine est vide, et c’est la dernière : s’il y reposait, je serais enterré n’importe où, au hasard de ma mort. Il m’a laissé la place. Ici, fin de race, moi le dernier à me souvenir de lui, je serai gisant : alors peut-être il sera mort tout à fait, mes os seront n’importe qui et tout aussi bien Antoine Peluchet, près de Toussaint son père. Ce lieu venteux m’attend. Ce père sera le mien 20.

23Le narrateur se prononce pour une étonnante adoption posthume et au cimetière de Saint-Goussaud souhaite s’enterrer lui-même.

24Plusieurs fins de Vies minuscules conduisent ainsi au cimetière, tout près de la tombe, (en particulier « Vies d’Eugène et de Clara » et « Vies des frères Bakroot »). Mais l’accompagnement ne nécessite pas toujours cette présence physique aux lieux de la mort. Ainsi, le narrateur qui a connu le père Foucault n’assiste pas à sa fin mais l’imagine.

Le mal aura fait son œuvre ; il sera devenu muet à l’automne, devant les tilleuls roux : dans ces cuivres que le soir ternit, et toute parole soustraite par  la mort en marche, il aura plus que jamais été fidèle aux vieilles épaves lettrées de Rembrandt : nul dérisoire écrit, nulle pauvre demande griffonnée sur un papier n’aura corrompu sa parfaite contemplation. Sa stupéfaction n’aura pas décru. Il sera mort aux premières neiges ; son dernier regard l’aura recommandé aux grands anges tout blancs dans la cour ; on aura ramené le drap sur sa figure, aussi étonnée du peu de la mort qu’elle l’avait pu l’être du peu de la vie ; cette bouche sera close à jamais, qui s’était bien peu ouverte ; et à jamais immobile, intacte d’œuvre, refermée sur le rien de la lente métamorphose où elle a aujourd’hui disparu, cette main qui jamais ne traça une lettre21.

25Fin supposée donc, qui est à la fois de l’ordre du probable et de l’assuré. Elle est en effet frappé du sceau de l’accompli, sous ses différentes formes grammaticales : parfait, passé composé et surtout futur antérieur – cette forme inhabituelle du verbe pour une fin mais qui ici, mieux qu’aucune autre, achève et même parachève le texte. La personnalité de ce mort que le narrateur accompagne par la pensée et par le style n’est pas indifférente. Le père Foucault est en effet un obscur meunier que le narrateur a côtoyé à l’hôpital, qu’il a découvert illettré et qui préfère mourir dans un hôpital de province plutôt que d’exposer son ignorance à Paris. Accompagner le père Foucault dans sa mort, c’est en quelque façon se proposer l’exemple magistral d’un homme qui a su établir un rapport souverain avec sa propre mort. Cet illettré, condamné par la maladie, se présente comme un double du narrateur, plus pur et radical que lui : « Le père Foucault était plus écrivain que moi : à l’absence de la lettre, il préférait la mort »22. Il fait donc figure de modèle indépassable, comme ces êtres qui ont « commerce avec les anges », ainsi qu’il est dit dans la toute dernière vie, « Vie de la petite morte ».

26Autre accompagnement remarquable. Dans cette dernière vie, ce sont les deux lignées, paternelle et maternelle qui, venues de leurs localités respectives, convergent vers le cimetière pour l’enterrement de « la petite morte ». Et cela vaut comme un rappel de tous les disparus, comme une dernière évocation. Le cimetière, l’église du village, le « conclave ailé » de la clausule, au-delà bien sûr, le livre qu’écrit Pierre Michon, ecclésial en ses moments les plus graves : ce sont autant de lieux de rencontre et de résonance. En littérature, aime à dire Michon, « on est entre morts ». Le lieu a changé et les morts ne sont plus seulement enterrés sous les piles du pont, ils habitent la chambre d’échos. Mais au fond c’est encore une question de résonance et de voix à tenir.