Colloques en ligne

Elisa Bricco

Le début et la fin : évolution d’une relation textuelle dans le roman contemporain ?

1Depuis les années 80, les lecteurs et les critiques ont constaté dans un certain nombre de textes une tendance au dépassement de l’impasse textualiste et un renouvellement, dans le roman notamment, qui, résumé très schématiquement1, a pris la forme d’un retour au récit, à la narration d’histoires, à la construction de personnages et d’intrigues, qui côtoient désormais des recherches davantage liées à l’activité d’écriture. Il s’agit d’une pratique exigeante vis-à-vis du lecteur, lequel a une place de plus en plus importante et active dans la construction du sens2 : ainsi que l’explique Dominique Viart dans son introduction à La Littérature française au présent3, c’est une littérature « déconcertante » qui « ne cherche pas à répondre aux attentes du lectorat mais contribue à les déplacer »4 puisque « c’est une littérature qui se pense, explicitement ou non, comme activité critique, et destine à son lecteur les interrogations qui la travaillent »5.

2À partir de ces constats, et en m’appuyant sur une assertion de Jean-Jacques Lecercle qui, dans l’introduction d’un recueil d’études sur l’incipit, prétendait que « tout texte, en ce qu’il a un incipit, ne peut être que bouclé, car la fin du texte n’est pas autre chose que le retour au début, le parcours accompli »6, et me penchant sur cette littérature « transitive » mettant en question « des stabilités installées »7, je me suis interrogée sur la possibilité que le retour au récit prévoie aussi la réappropriation des stratégies narratives propres au début et à la fin. La question que je me suis posée en effet au commencement de mon enquête – parce qu’il s’agit là d’un travail en progrès qui pose des hypothèses sur un corpus encore trop limité pour pouvoir en extraire de véritables constantes ou des modèles – est de savoir si le début et la fin viennent à recouvrir des fonctions renouvelées dans le roman très contemporain, au-delà de leur valeur cruciale dans la construction romanesque ainsi que dans l’établissement du contrat de lecture. La réponse à cette interrogation passe par un constat et par une analyse : d’un côté j’ai repéré plusieurs romans d’auteurs différents où l’on retrouve un souci de former un tout unique, un encadrement parfait, un désir de fermer le récit par la reprise des informations présentes dans l’incipit ; de l’autre côté j’ai travaillé sur la production complète d’un auteur, Christian Gailly, pour voir si l’on peut y repérer également des constantes dans les ouvertures et les fermetures des récits.

3J’ai donc circonscrit des romans où, toujours de façon différente, à la fin « la boucle se boucle » par une reprise des mêmes images, des mêmes thèmes, des mêmes discours et des mêmes situations du début. Ces textes sont, en ordre chronologique de parution8 : Anatomie d’un chœur de Marie Nimier, Truismes de Marie Darrieussecq, Un an de Jean Echenoz, La Télévision de Jean-Philippe Toussaint, Mon grand appartement de Christian Oster, Terrasse à Rome de Pascal Quignard, Le Magot de Momm de Hélène Lenoir, La Fonte des glaces d’Alain Nadaud, Dondog d’Antoine Volodine, Magnus de Sylvie Germain. Il s’agit de dix romans parus entre 1990 et 2005, publiés par des maisons d’édition différentes et écrits par des auteurs des deux sexes ; mais ce sont surtout des textes que j’ai aimés et qui se posent, à des degrés différents, dans une posture « transitive » par rapport au lecteur.

4Avant de présenter les résultats de ma petite enquête, il me semble juste de préciser que j’ai délimité l’incipit et l’explicit des romans lorsque la narration des événements prenait son envol au début, et, de manière spéculaire, lorsque l’histoire se terminait, prenait congé du lecteur. Ces deux moments de l’acte de lecture et de la fiction narrative ne correspondent jamais, dans mon corpus, à la première ou à la dernière ligne du roman, mais le plus souvent il s’agit des premiers ou derniers paragraphes comme chez Marie Nimier, Jean Echenoz, Hélène Lenoir. Chez quelques auteurs, le début et la fin sont signalés typographiquement par un espace blanc situé après ou avant, c’est le cas chez Marie Darrieussecq, Jean-Philippe Toussaint, Christian Oster, Antoine Volodine ; ailleurs il s’agit carrément du premier et du dernier chapitre – chez Pascal Quignard notamment – ; parfois aussi, dans un souci de composition de son texte et de communication explicite avec son lecteur, l’auteur utilise un titre qui ne laisse pas d’espace au doute : c’est le cas d’Alain Nadaud avec « Avant-propos » et « Épilogue »,  et de Sylvie Germain avec « Ouverture ».

5Tous les romans que j’ai choisis présentent une dialectique précise et stable entre le début et la fin, mais cette relation n’est pas toujours simple et conséquente, parfois la fin met en cause le début , ou bien le contredit : cela se vérifie dans Un an, La Télévision et La Fonte des glaces. Le début du roman d’Echenoz montre une héroïne qui s’enfuit parce qu’elle a trouvé son compagnon mort dans leur lit un matin. Outre le fait d’utiliser le topos du début/départ, l’auteur construit cette première portion de texte de manière impressionniste en créant un décor par un réseau isotopique d’images de la mort : il nous raconte par exemple qu’il faisait froid, « assez froid pour élargir les carrefours et paralyser les statues »9 ; et qu’à la gare Montparnasse l’atmosphère était tout à fait fantomatique : « trois notes grises composent un thermostat», mais c’est surtout la description des trains qui contribue à composer cette sorte de mise en scène funéraire : « l’anthracite vernissé des quais, le béton fer brut des hauteurs et le métal perle des rapides pétrifient l’usager dans une ambiance de morgue. Comme surgis de tiroirs réfrigérés, une étiquette à l’orteil, ces convois glissent vers des tunnels qui vous tueront bientôt le tympan»10. Après avoir suivi les vicissitudes de Victoire, sa descente progressive dans l’abîme des sans domicile fixe, et son partiel retour à la normalité, après un an, la fin arrive à contredire inopinément les certitudes de l’héroïne et du lecteur car, lorsqu’elle retourne dans le bar où « elle ne s’était plus rendue depuis la veille de son départ »11, elle découvre que Félix n’est pas mort, qu’il se porte très bien avec sa nouvelle copine et qu’il s’était inquiété un petit peu de sa disparition, mais que très tôt il s’en était fait une raison. La surprise finale remet ironiquement en cause tout le récit, et le lecteur découvre avec plaisir que l’auteur s’était amusé à le leurrer et que la fiction était construite sur un malentendu.

6La sensation d’être victime d’un leurre et de faire partie d’un jeu ourdi par un acteur caché est aussi le sentiment éprouvé par le héros d’Alain Nadaud, lorsqu’il se rend compte, à la fin du roman et à la fin de son enquête sur le passé tumultueux de son grand-père dans la Russie des années trente, que toutes ses suppositions, sur lesquelles il avait construit ses certitudes, étaient fausses. Ici, le lecteur est devant la remise en cause d’un édifice fictionnel très complexe, à l’allure de polar, qu’il a dû suivre avec beaucoup d’attention pour pouvoir en appréhender tous les enjeux, mais qui en fait n’était qu’une énorme tromperie. Et le héros se demande à la fin : « Aurais-je perdu mon temps et dilapidé les économies de ma grand-mère en prenant pour authentique ce qui ne serait pour finir qu’une improbable fiction ? »12

7Une attitude ironique vis-à-vis du lecteur se découvre aussi chez Jean-Philippe Toussaint dont le héros déclare au début du roman : « J’ai arrêté de regarder la télévision »13. Après cette annonce, il rend compte aussi de l’action qui a accompagné sa décision : « le geste que j’ai accompli alors, un geste très simple, très souple, mille fois répété, mon bras qui s’allonge et qui appuie sur le bouton, l’image qui implose et qui disparaît de l’écran » ; et, ensuite, il conclut: « C’était fini, je n’ai plus jamais regardé la télévision ». Pourtant, à la fin, après l’avoir accompagné dans ses pérégrinations et ses rencontres anodines dans Berlin, le lecteur se rend compte que le héros l’a dupé lorsqu’il raconte : « […] Je me penchai sur Delon pour m’emparer de la télécommande […] et, passant encore une fois rapidement toutes les chaînes en revue, […] dirigeant la télécommande vers l’appareil, je finis par éteindre la télévision »14. Le même geste du début, celui d’attraper la télécommande, est répété à la fin, mais là il ne se contente pas d’éteindre le poste, car il fait un dernier zapping : action mécanique que tout spectateur fait dans la même situation. Ironiquement encore une fois, un auteur montre la faiblesse de son personnage et, dans ce cas particulier, son appartenance à la communauté humaine.

8Le fait de faire partie d’une certaine communauté plutôt que d’une autre, est l’affaire de la protagoniste de Truismes de Marie Darrieussecq. Ici, un incipit qui remplit toutes ses fonctions15 – commencer le texte, séduire le lecteur, mettre en scène la fiction et l’histoire – rend compte d‘un véritable problème : la protagoniste a une « écriture de cochon », puisqu’elle est en train de se transformer. Cependant, le lecteur ne le sait pas encore, il pourrait interpréter les signaux qu’elle lui envoie, mais il découvrira la vérité seulement au fil de la lecture. À la fin, la transformation est terminée, c’est la protagoniste même qui déclare : « Désormais la plupart du temps je suis truie »16. Dans cet explicit elle reprend les thématiques exposées au début, tout en montrant le côté positif de sa nouvelle existence : avant elle se plaignait d’avoir des difficultés à écrire, maintenant elle regarde sa nouvelle vie dans une perspective positive, et  elle raconte avoir écrit la nuit à la clarté de la lune, « dès que la sève retombe un peu sur moi » et surtout que : « pour retrouver ma cambrure d’humain […] je tends mon cou vers la Lune »17. Chez Darrieussecq, on ne retrouve pas une remise en cause du récit dans son intégralité, pourtant l’humour de la dernière affirmation vient donner un prétexte au doute, puisque rien n’empêche le lecteur de penser au début d’une nouvelle transformation, en louve cette fois !

9Chez Christian Oster le héros prend la parole au début et se présente : « Je m’appelle Gavarine, et je voudrais dire quelque chose »18. Il s’agit d’un commencement très traditionnel : la prise de parole par le protagoniste est accompagnée de la pulsion de dire, comme s’il s’agissait d’un besoin irrépressible de celui-ci. Toutefois, l’incipit du roman n’est pas inscrit seulement dans cette première phrase, car, pour entrer en fiction, il faut suivre le récit des vicissitudes qui mettent le moteur fictionnel en branle: Gavarine prend la parole pour raconter qu’il a perdu les clés de sa maison. L’ennui est d’autant plus grave qu’il les a oubliées dans sa serviette, qu’il a égarée aussi. Dans un long monologue intérieur, le héros exprime tout son dépit d’avoir perdu sa serviette, objet très important parce qu’il lui donnait une certaine assurance, et il vouait à cet objet toute son attention et son « amour ». Mais ce discours nous introduit surtout à son idée quelque peu pessimiste de l’existence : « S’attendre au pire, à quelque chose de pis que la chute, tout en chutant, c’était un peu la conception que j’avais de la vie »19. Dans la scène finale on retrouve les clés, pourtant, le long du roman, quelque chose a changé, car Gavarine démontre plus de confiance en lui-même. En effet, il réagit très activement devant un nouveau constat de l’absence des clés :

Nous arrivâmes devant la porte. […] Attendez, dis-je. Je fouillai mes poches. C’est idiot, dis-je. J’ai oublié les clés. Ne bougez pas. Je reviens.

Je me dirigeai vers l’accueil. Près de la table, au mur, je trouvai les clés. Pendues à leur clou. Je les pris… 20.

10Dans ces dernière phrases, la syntaxe paratactique, très hachée, montre la décision du héros, sa prise en charge de la situation : la fin rend compte de la transformation du personnage de passif en actif, il est sorti de la dépression et il prend sa vie en main. Ce final est tout à fait classique, et je le définirais ouvert car, ainsi que le précédent, il montre une ouverture sur le futur en manifestant un état d’esprit optimiste de la part de l’auteur.

11 Une telle attitude envers le futur se retrouve chez Sylvie Germain. En effet, Magnus, son dernier héros, après une vie entière vouée à la mise au clair douloureuse d’un passé refoulé, est prêt à la fin pour commencer une nouvelle existence ; l’épigraphe finale ouvre justement sur cette posture : «  S’en aller ! S’en aller ! Parole du vivant !/ S’en aller ! s’en aller! Parole du Prodigue » (Saint-John Perse, Vents). Dans ce roman, la dialectique début/fin est très structurée, puisqu’à un incipit métatextuel, où le livre en entier est présenté dans toutes ses composantes et dans tous ses enjeux par un prologue très impersonnel et dépourvu de tout élément diégétique, correspond un explicit où l’on nie la possibilité même de poursuivre le récit, tout en postulant un nouveau début :

Ici commence l’histoire d’un homme […]. Mais cette histoire échappe à tout récit, c’est un précipité de vie dans le réel si condensé que tous les mots se brisent à son contact. Et même si on trouvait des mots assez drus pour résister, le récit, venu en temps décalé, passerait pour une fiction insensée.21

12La fin qui clôture la narration et présente un bilan se retrouve chez Pascal Quignard et chez Hélène Lenoir. Au début de Terrasse à Rome, le héros prend la parole et en quelques phrases il raconte sa vie, son amour, la fin de celui-ci et la brûlure au visage qui l’a défiguré pour toujours. Il dépeint son désespoir et sa vie en retrait ; et il précise que son existence sans joie a été marquée par l’absence de la seule femme qu’il a aimée. À partir de cela, il justifie son errance et le choix de son travail de graveur à l’eau noire, ainsi que son établissement dans la ville éternelle. Tous ces éléments sont repris dans la fin, cette fois par un narrateur à la troisième personne qui rapporte des propos entendus et des choses vues. La boucle se boucle lorsqu’il rend compte de l’apparence étrange du graveur, de son aspect un peu inquiétant, surtout de ses yeux : « Ils vivaient leur vie dans une eau obscure. C’était très intense mais il était impossible de dire si la douleur, ou si la faim, ou si l’angoisse, ou si la colère déchirante habitaient derrière ses yeux »22. On retrouve dans l’explicit la description de l’absence de joie due à la perte de l’amour, et le récit du choix du héros de vouer son existence à l’art de l’eau-forte.

13Les mêmes éléments que le lecteur avait rencontrés d’une manière approximative lorsque on l’avait introduit dans la narration, reviennent à la fin du Magot de Momm, où la protagoniste se retrouve comme au début dans sa chambre observant les autres personnages par la fenêtre. Dans la première scène, on avait aperçu deux amants dans un lit après l’amour, qui écoutaient les bruits du dehors derrière les volets clos. On avait entendu avec eux les clous enfoncés dans du « bois sec », et les cris des enfants; à la fin ces mêmes bruits reviennent mais les personnages ont acquis un nom, et la narratrice est devenue reconnaissable. Cet explicit est tout à fait clos car la protagoniste fait un bilan de son existence et de son état physique : la narration est fermée définitivement, elle ne laisse pas d’espace pour une reprise, pour des approfondissements ultérieurs. Dans ces deux derniers exemples la boucle est bouclée à la fin par la reprise des composantes du début qui sont réactivées par le renouvellement de la prise de parole narrative, en niant toute possibilité de développement futur. L’adhésion aux clichés du commencement et de la fin contrastent avec les exemples précédents où une apparente adhérence aux pratiques établies du genre romanesque se transforme en dérision de celles-ci. La littérature se fait transitive en dénonçant et  en invalidant ses propres mécanismes, et en même temps elle oblige le lecteur à se mettre en question en tant que récepteur d’ouvrages problématiques.

14Cette première analyse n’a fait que stimuler ma curiosité puisque les pratiques d’écriture varient selon les auteurs et il faudrait peut-être étendre le corpus à un nombre plus significatif de textes : cent, deux cents, trois cents… afin de pouvoir trouver de véritables constantes. Alors, j’ai parcouru une autre voie et j’ai analysé la production de Christian Gailly, dans son intégralité, afin de vérifier si chez un seul écrivain on peut retrouver des stratégies textuelles similaires ou constantes.

15En me penchant sur l’œuvre narrative de Christian Gailly, je ne pourrai que contredire d’une certaine manière l’assertion de Lecercle citée au début de mon étude, même si je suis assez d’accord sur la première partie de son propos : puisqu’il est évident que tout texte est pourvu d’un début et d’une fin, donc il a un cadre et par conséquent il est bouclé. Mais cela ne signifie pas que la fin reprenne le début, en fait cinq des douze romans de Gailly ne présentent pas une correspondance parfaite entre le début et la fin. Dans Dit-il23, Dring24, Les Fleurs25, La Passion de Martin Fissel-Brandt26 et dans Un soir au club27, des dynamiques textuelles différentes se mettent en place, démontrant de la part de l’auteur le désir de varier les stratégies d’écriture, de parcourir des routes différentes ; il s’agit surtout d’une suspension du dénouement permettant de laisser les portes ouvertes à la fantaisie du lecteur. En même temps, cette deuxième pratique d’encadrement, ou de manque d’encadrement du récit démontre la condition instable du roman, la recherche d’une position dans le champ littéraire et romanesque de la part de l’auteur, et la mise en scène de la quête de voies nouvelles pour l’écriture et pour la composition textuelle. Gailly lui-même a bien expliqué lors d’un entretien sa conception du travail de l’écrivain :

Je pense que les histoires sont toutes les mêmes, qu’elles existent depuis toujours, et qu’il s’agit encore une fois de ne pas se dérober, d’en donner soi-même sa propre interprétation en essayant d’en profiter pour se livrer à un travail sur la forme. De mettre en place une structure, une organisation qui ne soit pas trop banale. Sans pour autant avoir la prétention d’inventer sur le plan formel quoi que ce soit. Je pense qu’on a tout essayé, pour ce qui est de la forme romanesque. Et il me semble qu’il n’y a plus rien à inventer.28

16Le programme est très clair : il n’y pas d’invention dans les textes de Gailly, mais la réécriture du même canevas en utilisant les potentialités du genre romanesque. Par la lecture approfondie des seuils cette affirmation n’est que raffermie. Dans Dit-it, dès le début in medias res, le lecteur suit le monologue intérieur d’un héros indécis et inconstant : ne sachant quoi faire à la maison, il décide de sortir. À la fin du récit, on retrouve cet alter-ego du romancier cherchant toujours sa voie, car il n’est pas encore devenu un écrivain reconnu, c’est-à-dire n’ayant pas encore eu un manuscrit accepté par un éditeur. Il est encore en train de sortir, mais cette fois il va jeter les ordures dans les poubelles communes. Toutefois, comme il n’arrive même pas à ouvrir le couvercle des poubelles, il rentre chez lui ahuri et pense : « Je ne comprends vraiment pas pourquoi je continue à vivre. J’en ai plein le dos »29. Ce final est presque canonique car le héros songe à sa mort comme possible délivrance d’une existence sans but ; la mort est postulée comme ultime recours lorsqu’on manque absolument d’espoir.

17Le pessimisme du premier roman s’est quelque peu estompé dans les autres, où la fin prend une allure de dénouement : le récit des aventures du héros trouve sa fin, se clôt sur un épilogue, heureux ou malheureux. Dans Dring on retrouve à la fin un coup de théâtre : le protagoniste est en prison car il a été accusé injustement du meurtre de sa voisine, avec laquelle il avait entretenu des rapports étranges, presque amoureux, qui avaient attisé la jalousie du mari de la femme, son véritable meurtrier ; dans Les Fleurs, le protagoniste arrive à la fin à établir très maladroitement un contact avec la femme qu’il a suivie pendant toute la journée et à se faire accepter d’elle ; dans La Passion de Martin Fissel-Brandt le héros retrouve la femme aimée après l’avoir cherchée jusqu’en Asie ; dans Un soir au club, les vicissitudes du chat du personnage principal font la une du journal télévisé que le narrateur regarde chez lui : on ne peut que faire des hypothèses sur la conclusion de l’histoire vu qu’elle reste totalement ouverte, le chat n’étant que faiblement lié au héros. Gailly s’empressera d’ailleurs de rendre compte des événements postérieurs, que le lecteur ne pouvait que supposer, dans son roman suivant, Dernier amour30, où l’on retrouve les deux personnages principaux, Simon Nardis et Debbie, liés en ménage. Voici que le dénouement prend sa fin d’un livre à l’autre, et que le jeu intertextuel enrichit les possibilités de la signification et de la construction de la fiction. L’auteur a déjà montré sa capacité à jouer avec les schémas fictionnels dans La Passion de Martin Fissel-Brandt où il a établi une dialectique humoristique entre le début et la fin, bien que la boucle ne soit pas bouclée du point de vue de la narration. Tout d’abord on peut constater que l’incipit mime un peu le début ironique de Jacques le fataliste31 :

Pourquoi là ? Pour quoi faire ? passer là une semaine. Penser, peut être. C’est ça. Une irrépressible envie de penser. À quoi ?32

18Et dans la dernière scène il reprend la même structure interrogative: les deux amants enfin se retrouvent et l’intensité signifiante du topos de la rencontre finale est minée par l’ironie :

Pourquoi es-tu venu ?

Je ne voulais pas, dit-il.

Mais tu est venu, dit Anna. Pourquoi ?

Parce que, dit-il.

Parce que quoi ? dit Anna.

Parce que, dit-il. Je voudrais qu’on aille. Tous les deux.

Où ça ? dit Anna. Dis-moi. Où ça ?33

19Le sarcasme porté sur le dénouement en tant que lieu stratégique du texte est très significatif du travail d’un écrivain qui critique les clichés du roman et en déstabilise les certitudes, les idées reçues, tout en les utilisant et donc en les réactivant. Et cette attitude, vis-à-vis du roman policier notamment, lui permet de clore d’autres romans sur des coups de théâtre, parfois dans une forme très maniériste. Dans L’incident, par exemple, le lecteur a été préparé au dénouement dès le début, puisque dans la présentation de la protagoniste, qui veut s’acheter un paire de chaussures, l’on insiste sur un détail moqueur qui deviendra très significatif vers la fin : « Ses pieds, [sont] très aériens, comme d’autres ont le pied marin »34. Comme dans tout bon polar, on renoue à la fin le fil conducteur unissant tous les indices parsemés dans le texte, qui d’ailleurs est très dénoté par les péritextes, vu que dans chaque chapitre une page tirée d’un manuel d’aviation introduit à la lecture. Cependant, après la prise de position évidente dans le titre – on présume qu’on va lire tôt ou tard le récit d’un incident – l’auteur se plaît à brouiller les pistes de lecture, car déjà dans l’incipit on mentionne un incident, que le lecteur relie erronément au titre. En effet, la jeune protagoniste a été la cible d’un pickpocket, et le narrateur nuance la gravité de cet événement :

Quel incident ? Oh, rien de vraiment capital, rien de très important, un incident tout ce qu’il y a de plus banal, quelque chose de tout à fait courant, mais parfois le courant, le banal, peut conduire à. À quoi ? On va voir ça.35

20Cet incipit est d’autant plus intéressant par la mise en place d’une dramatisation, d’un dialogue entre narrateur et lecteur, qui remplit la fonction de séduction et qui en même temps introduit le doute, et met en question toute sorte de certitude. Cette ambiguïté accompagne le lecteur jusqu’à la fin, et bien au-delà, car l’incident n’est pas raconté à la fin puisqu’on quitte les personnages au bord d’un avion en chute libre, avant le crash ou la reprise de la trajectoire. Un effet de suspense similaire est présent dans Les Évadés. Effectivement, une scène ferme le récit, qui pourrait être tirée d’un film de gangsters new-yorkais et qui n’assouvit pas la curiosité des lecteurs : les héros en fuite sont cachés dans un piano qui est criblé de balles par les méchants ; on penserait qu’ils sont morts et, lorsqu’on ouvre le piano pour contrôler, il n’y a aucune trace d’être humain, tandis qu’un bateau prend le large. Par rapport au roman précédent, ici le lecteur a plus d’éléments pour se construire une fin à lui, optimiste cette fois !

21L’auteur joue aussi avec les codes dans Nuage rouge. Au début un narrateur prend la parole pour se présenter et pour présenter son ami, le véritable protagoniste, en le qualifiant de lovelace et en dissertant sur l’étymologie du mot, composé par les mots amour et piège. Ensuite, à la fin, on retrouve le même narrateur en prison et on découvre qu’il est la victime du piège ourdi contre lui par son ami. Dans ce roman la fin est composée de deux parties : d’une préparation au dénouement, où les deux hommes mettent en scène le faux suicide de l’ami, et du dénouement véritable, où le narrateur raconte sa propre fin. Il se présente, il assume donc encore une fois le premier rôle dans la narration, en plus il s’adresse à son interlocuteur/allocutaire : « Je leur ai tout raconté, comme à toi »36. La boucle est également bouclée parce que le thème du piège, exposé au début dans la notation étymologique sur le surnom, devient ironiquement une pièce maîtresse de l’intrigue : le héros va en prison à cause d’un piège qui lui a tendu son ami lovelace.

22Chez Gailly donc, lorsque la fin revient au début, lorsque les éléments du commencement retournent à la fin pour reprendre les fils de la narration, ce n’est pas seulement pour sceller définitivement l’histoire racontée ou, au contraire, pour donner l’élan vers de nouvelles aventures ou de simples possibilités d’aventures, mais c’est aussi pour remettre en question l’histoire et la narration mêmes, pour activer la réflexion du lecteur. Dans une lecture des roman de Gailly du point de vue de l’humour, j’ai montré que l’attitude de dérision est consubstantielle à la mise en cause du roman et de ses possibilités et il me semble être aussi la clé de l’activité d’écriture et d’encadrement des récits.  

23Pour conclure, je me permets encore une fois de contredire un peu une autre affirmation de Jean-Jacques Lecercle, lorsqu’il décrit la double fonction de l’incipit vis-à-vis du lecteur : « Le début est beaucoup plus qu’un point de départ, ou qu’une première pierre : non seulement il supporte tout l’édifice, mais il en indique le plan »37 et il ajoute qu’en même temps le lecteur est toujours déçu par le début, car l’incipit ne lui dit pas grand chose, c’est un «leurre » : il annonce un programme et ensuite en retarde le récit, le lecteur découvrira seulement à la fin le dénouement. Pourtant, nous avons très bien vu que très souvent la fin ne constitue pas une véritable conclusion, et qu’elle renoue les fils enchevêtrés d’une intrigue qui ne trouve pas sa fin mais ouvre vers un futur de lecture encore à explorer.