Colloques en ligne

Victoire Feuillebois

Crime et résurrection : échos de l’acte fou tolstoïen dans le roman français. Le cas Édouard Rod

1Mis à part le fait qu’ils sont morts tous les deux en 1910, on trouvera sans doute peu commensurables la destinée littéraire du géant russe Léon Tolstoï et celle de son émule Édouard Rod : ce dernier reste un auteur mineur, et on pourrait même dire mineur entre les minores, si l’on en juge par sa fortune dans les travaux académiques. L’écrivain suisse alimente au mieux les notes de bas de page des études savantes sur le roman de la fin du xixe siècle : Jean-Marie Seillan déclare dans sa préface au roman idéaliste qu’il laissera de côté l’œuvre de Rod, car il ne peut pas réhabiliter tous les auteurs marginalisés du canon1 ; dans son étude sur les différences slavomaniaques du roman français à la charnière des xixe et xxe siècles, Cécile Gauthier ne le mentionne qu’en passant, comme un auteur dont l’œuvre emprunte de manière systématique aux intrigues de Tourguéniev et de Tolstoï2. Rod a en plus l’inconvénient de se trouver au croisement des différentes querelles littéraires de l’époque sans y prendre un parti clair : en tant que Suisse et amoureux de la littérature russe, il est naturellement cosmopolite, quoique farouchement conservateur ; d’autre part, il soutient Zola jusqu’à la fin de sa carrière en lui vouant une admiration infinie, mais il alterne entre des romans de type naturaliste (comme en 1886 une Palmyre Veulard au titre évocateur) et des œuvres où il s’affranchit au contraire du déterminisme du milieu pour montrer que l’homme est « bon, moral et juste »3. Michael Lerner, le seul spécialiste de l’œuvre de cet auteur, le définit d’ailleurs de deux manières contradictoires – a would-be naturalist and a cosmopolitan idealist4.

2Pourquoi donc sortir Édouard Rod de l’oubli pour évoquer les « raisons d’agir » dans le roman français du xixe siècle et pourquoi, comme nous le proposons, le faire à travers un seul texte, L’Inutile Effort (1903) ? Ce roman a pour caractéristique de faire directement référence au Résurrection [Воскресение] de Tolstoï, paru seulement quatre ans plus tôt : l’intrigue de L’Inutile Effort repose en effet sur la présence d’un acte répréhensible commis durant la jeunesse du héros et qui refait surface dans la vie du personnage, mais en ajoutant le fait que le héros de Rod a lu Résurrection et se demande s’il peut agir comme dans un roman de Tolstoï. Le questionnement sur les « raisons d’agir » permet selon nous de lire cette œuvre autrement que comme le symptôme de la popularité extrême de Tolstoï et de sa place éminente dans le débat français à la fin du xixe siècle5, dans la mesure où le dialogue entre Tolstoï et Rod articule de manière intéressante la question de l’action dans le roman et celle de l’action du roman. En effet, sur le plan interne, il dirige le regard du lecteur vers la motivation affichée par les personnages pour diriger leur action (c’est l’action dans le roman, qui est présentée comme un problème au niveau de sa motivation, chez Tolstoï comme chez Rod, choisissant tous les deux d’écrire une fiction judiciaire où se pose la question morale de la culpabilité), tandis que sur le plan externe, il montre comment le modèle d’action romanesque peut constituer un modèle de comportement tout court (c’est l’action du roman, puisque le personnage de Rod a lu Tolstoï et se demande s’il peut ou non agir comme un personnage de Tolstoï). Le caractère itérable de l’action entre les deux romans et le passage de cette action du roman (de Tolstoï) à la vie du personnage (de Rod) contribue à faire de L’Inutile Effort une réponse à un problème de logique romanesque autant que de morale de l’existence : à quelles conditions, en régime romanesque, peut-on agir sans raison valable et avoir quand même raison d’agir ?

3Si l’action des deux romans donne matière à réflexion, c’est que son origine se trouve dans la charité, une charité un peu folle, en tout cas très radicale, présentée comme une raison d’agir bien contestable. Cette notion est profondément associée à la fin du xixe siècle à la réception du « roman russe », à travers le texte célèbre d’Eugène-Melchior de Vogüé pour qui la charité constitue la ligne de partage entre les littératures russe et française : c’est précisément « lorsqu’il cesse d’être charitable », lorsqu’il oublie cette « goutte de pitié » avec laquelle les romanciers russes accommodent leur description du monde, que « le réalisme devient odieux »6. Comme on le sait, de Vogüé laisse ainsi entrevoir la possibilité d’une régénération européenne au contact de ces œuvres perçues comme plus enclines à une bonté primitive et plus naturellement morales7. En réalité, tout à son grand tableau des œuvres russes contemporaines, de Vogüé laisse largement de côté la question de savoir de quelle manière elles pourraient influencer d’autres littératures, et plus généralement le comportement de ses lecteurs. Si Rod s’inscrit dans le sillage de Vogüé en se faisant « le héraut du roman russe »8, c’est pour clarifier et amender la position du célèbre essayiste : dans un premier temps, il montre la face sombre de cette charité dont de Vogüé fait l’éloge, en soulignant qu’elle constitue un élément profondément problématique, inassimilable, étranger, qui pousse dans le roman de Tolstoï à commettre des actes insensés et qui contamine de manière obscure les raisons d’agir d’un individu. Dans ce contexte, comment pourrait-elle constituer un modèle de comportement pour qui n’a pas l’excuse d’être russe ? Mais en dialoguant avec Résurrection à travers la question de la motivation des actions charitables, Rod propose une nouvelle manière de comprendre quel modèle le roman russe pourrait constituer pour un lecteur francophone.

4La parution de Résurrection en 1899 constitue un événement majeur dans les lettres mondiales et le fait que plusieurs traductions françaises suivent immédiatement la parution du texte original souligne l’avidité avec laquelle les lecteurs reçoivent à cette époque l’œuvre du grand romancier russe. Le paradoxe est que de tous les auteurs dont parle de Vogüé, Tolstoï est le seul à être toujours actif après 1886, mais il a peu ou prou renoncé à être écrivain. S’il continue à publier, il a en fait subi au début des années 1890 une profonde crise qui l’a poussé à renoncer à l’écriture fictionnelle et à renier ses œuvres antérieures au profit d’actions de philanthropie menées sur son domaine de Iasnaïa Poliana. Si Tolstoï continue de prendre la plume après 1886, c’est pour utiliser cette dernière comme une arme contre la sphère esthétique dans son ensemble, à travers ses essais comme Qu’est-ce que l’art ? [Что такое искусство ?, 1898] ou ses œuvres de fiction comme La Sonate à Kreutzer [Крейцерова соната, 1889]. Comme le remarque l’écrivain et critique russe Mark Aldanov, le paradoxe veut que c’est justement au moment où il décide de devenir cordonnier que Tolstoï accède à une gloire mondiale9. Dans ce contexte, la publication de Résurrection suscite l’espoir de ces lecteurs qui viennent de découvrir un auteur qui n’en est plus vraiment un : Tolstoï y renoue en effet avec le roman, mais avec un roman qui devient le véhicule possible d’une réflexion didactique et donc reconquiert une utilité.

5L’intrigue évoque la destinée du prince Nekhlioudov, qui constitue un personnage reparaissant de l’œuvre de Tolstoï, lequel en fait mention dès ses œuvres de jeunesse. Dans la trilogie autobiographique Enfance [Детство, 1852], Adolescence [Отрочество, 1854] et Jeunesse [Юность, 1857], le prince, ami du héros, est un personnage secondaire doté de toutes les qualités et qui apparaît comme digne de la plus grande envie du narrateur. Pourtant, ainsi que le souligne Boris Chklovski, plusieurs œuvres ultérieures de Tolstoï montrent comment ce personnage finit par être corrompu par la société où il évolue et perdu par l’indolence et l’égoïsme dans lesquels il sombre à l’âge adulte10. Et si l’intrigue de Résurrection montre comment le personnage va commencer une nouvelle vie, ce n’est pas seulement au sens figuré à travers la régénération morale qu’il va subir, mais aussi au sens propre puisque ce personnage reparaissant, Tolstoï l’a en fait déjà tué dans une œuvre précédente avant de se raviser et d’en faire cette fois le personnage principal de son roman de 1899.

6Dans ce texte, le prince, aristocrate débauché et fainéant, se retrouve convoqué par le tribunal pour faire partie d’un jury : la femme qui comparaît n’est autre qu’une ancienne servante de ses tantes, Katia Maslova, avec qui il a eu une liaison et qu’il a abandonnée enceinte. Chassée de la demeure où elle travaillait, la jeune fille s’est réfugiée au bordel et elle est jugée pour avoir assassiné par erreur un client violent à qui elle a administré de l’arsenic au lieu d’un sédatif. Le prince se fixe le but de sauver cette jeune femme pour expier sa faute, mais il échoue doublement : d’une part, le jury qu’il a convaincu de l’innocence de la Maslova ne parvient pas à prononcer un jugement qui lui évite le bagne, et d’autre part elle est de toute façon beaucoup trop corrompue par la vie qu’elle a menée pour espérer connaître le même type de regain spirituel que le prince. Car c’est lui et lui seul qui est l’objet de la résurrection annoncée par le titre du livre, résurrection à vrai dire à peine esquissée à la fin du texte, qui s’achève sur la prophétie qu’une nouvelle vie doit commencer pour le personnage et que l’avenir (sans doute sous la forme d’un roman encore à écrire) va bientôt en détailler les contours.

7On s’interroge sur la teneur de cette suite, dans la mesure où à l’intérieur du roman le prince se distingue déjà par des exploits moraux remarquables : pour racheter sa faute, il suit la Maslova au bagne, puis la convainc de l’épouser avant de donner l’intégralité de ses terres à ses paysans. Tolstoï semble illustrer ici les grands principes du roman russe énoncés par de Vogüé en faisant montre d’une charité extrême. On retrouve ce trait spécifiquement russe, profondément idiosyncrasique ; mais en réalité c’est une intrigue qui pose aussi considérablement problème aux contemporains russes et non russes, en raison des moyens radicaux qu’emprunte cette « résurrection » du héros. C’est ce que dit l’un des personnages du livre de Rod, grande femme dépoitraillée commentant Résurrection lors d’un dîner mondain et reprenant l’indignation générale dont les journaux de l’époque se font l’écho:

Tolstoï a un grand talent, personne ne dira le contraire. Un immense talent ! Mais son livre est un mauvais livre. [...] Nekludov, épouser cette Maslova ; non mais, vous pouvez imaginer cela ? Lui, un prince, un vrai prince ! C’est de la folie pure, je le déclare ! » Elle éclata de rire, son mari renchérit : « Une idée de détraqué, de neurasthénique11 !

8C’est donc une charité bien désordonnée, perturbatrice de l’ordre social, une pitié à toute épreuve qui fait passer Nekhlioudov du statut de prince indolent à celui de quasi révolutionnaire. Le modèle que Tolstoï propose va plus loin que la charité évoquée par de Vogüé : chez le critique français, ce sont essentiellement les paysans et les êtres primitifs qui en font montre et qui confortent ainsi l’ordre social en proposant un utile correctif à la violence de la modernité ; cependant, Nekhlioudov est un homme éduqué, dont le comportement est perçu à la fois comme profondément incompréhensible par ses pairs et dangereux socialement. On est donc loin de la charité irénique de De Vogüé : cette charité-là est une énigme, elle paraît une motivation totalement dissymétrique au regard de la gravité des actions effectuées par le prince et elle suscite d’autant plus l’inquiétude que Tolstoï annonce en fait pire pour la suite.

9Un autre problème est qu’il s’agit d’un roman très didactique, qui comporte de nombreuses dissertations sur les prisons et le système judiciaire russe, mais qui fonctionne également comme un apologue perçu par les contemporains comme très peu vraisemblable : cet « exemple est trop beau », comme le dit le critique Jean Ernest-Charles12, il n’est en réalité pas exportable, ni au-delà des frontières de la Russie dans le contexte français, ni au-delà de la fiction dans la réalité. Une telle charité, qui n’est pas tout à fait celle qu’on attend des Russes, se révèle donc bien encombrante : elle regarde moins du côté du regain moral et religieux que du côté de la révolution sociale, et on se demande de quelle manière elle va participer au renouveau moral de la Nation, si elle présente un exemple disruptif et trop parfait pour être imité.

10L’Inutile Effort de Rod en est le témoin, car au centre du livre on trouve une discussion sur le roman de Tolstoï qui met l’accent sur le caractère irrégulier et finalement improductif du comportement du Russe et qui donne son titre au livre :

Si un homme a dans son passé quelque action du genre de Nekhlioudov, il la cache avec soin. Il sait que l’opinion le condamnerait. […] Ses efforts ne feront qu’aggraver les dégâts. Il y a tant de cas où nos efforts tardifs sont inutiles13.

11Pourtant, Rod, en tolstoïen farouche, veut faire quelque chose du roman de Tolstoï. Il en fait d’abord quelque chose au sens propre en imitant directement le prince Nekhlioudov : il se décide à suivre un fait divers anglais pour lequel il va visiter la prison de New Gate à Londres et rencontre des condamnés, à l’instar du héros de Résurrection.

12Mais surtout Rod écrit en 1903 son roman L’Inutile Effort pour montrer que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, cet acte fou de charité tolstoïenne constitue bien un modèle d’action productif. Il faut introduire ici un résumé de l’œuvre, d’autant plus facile à suivre qu’il constitue une variation littéraire sur l’intrigue de Résurrection, avec un déplacement de l’intrigue dans le contexte français et une greffe du reportage sur les prisons londoniennes et le système judiciaire britannique issu de la visite de New Gate. L’Inutile Effort se concentre ainsi sur un épisode de la vie d’un brillant avocat parisien, Léonard Perreuse, qui prend connaissance dans le journal d’un fait divers horrible qui vient de se passer à Londres : une Française y est accusée d’avoir noyé sa fille de huit ans, conçue dans une union illégitime, sous prétexte de l’emmener faire une promenade au parc. Il reconnaît dans l’accusée la jeune femme qu’il a perdue huit ans plutôt et qu’il a contrainte à émigrer en Angleterre pour dissimuler son état de fille-mère. Dans un premier temps, Perreuse décide de ne rien faire et de ne pas compromettre sa belle situation professionnelle et familiale en sauvant la malheureuse, qu’il sait pure et intègre et très certainement innocente. N’a-t-il pas entendu à dîner, la veille de la découverte du fait divers, une conversation sur le Résurrection de Tolstoï où toute la tablée était d’accord pour déclarer ce type d’acte absurde et complètement inconcevable en dehors de la Russie ? C’est seulement lorsqu’il apprend que la jeune femme a été condamnée à mort en Angleterre qu’il se décide à intervenir ; mais il est trop tard et elle est exécutée : l’action de Perreuse se résume ainsi à un spasme, à un sursaut tardif qui ne débouche sur rien.

13L’avocat met son refus initial de l’action sur le compte de sa nationalité ; se jugeant à l’aune de Nekhlioudov, il déclare : « je ne suis pas un héros de Tolstoï, moi, je suis un homme de nos vieilles races, pratique, pondéré, calculateur. Je n’ai pas en moi une réserve d’idéal qui remplacerait les biens positifs que j’aime »14. Avec son personnage qui déclare qu’il n’est pas un héros de Tolstoï, Rod semble opposer ainsi deux modèles d’action associés à deux cultures différentes, ainsi que le modèle de comportement fictionnel au régime d’existence ordinaire : en France, on ne peut pas agir sur un coup de tête, même vertueux, car cela est inefficace (on perd tout sans rien gagner) ; et dans le cadre de ce comportement rationnel, il est de toute façon impossible de choisir l’univers du roman comme étalon de ses actions. Perreuse doit donc agir autrement que le héros de Tolstoï, parce que son contexte national n’est pas le même, et parce qu’il ne saurait vivre la vie d’un héros de roman.

14Mais l’intrigue s’emploie à résorber cette opposition et à mettre sur la sellette le modèle d’action français, positif et antifictionnel. Le roman suggère que la manière d’agir à la française n’est en fait pas un modèle d’action comme le revendiquent les personnages, mais d’inaction, et que c’est lui qui produit les effets les plus catastrophiques : L’Inutile Effort est un roman de l’atermoiement permanent, de l’initiative avortée, de l’élan contrarié et, de manière paradoxale, ce roman où les personnages réfléchissent en permanence aux conditions d’efficacité de leur action est un roman où, jusqu’à la dernière minute, il ne se passe rien puisque le personnage refuse d’agir de crainte d’engager un « effort inutile » au regard du mode d’évaluation de l’action en vigueur dans sa culture nationale. Or, par un jeu de renversement, c’est cette hésitation qui se révèle nuisible pour le personnage : non seulement elle fait que son initiative intervient à contretemps, trop tard pour sauver la jeune femme, mais elle lui vaut également de perdre sa réputation, puisque ses collègues font à juste titre le lien entre le trouble permanent de leur confrère, tout occupé à tenter de juguler son désir de sauver son ancienne maîtresse, et l’affaire de la Française de Londres. Il est donc perdu par son défaut d’action, pas parce qu’il aurait commis un acte semblable à celui de Nekhlioudov. De même, si c’est pour parler du personnage de Tolstoï que le terme d’« inutile effort » est d’abord employé dans le roman, il devient vite clair qu’il renvoie surtout à l’histoire de Perreuse. Ce passage de témoin accentue la dissymétrie finale des destins des deux héros, exactement inverse de celle suggérée par la conversation sur le roman de Tolstoï : à Nekhlioudov la résurrection, à Perreuse, chez qui la percée morale a été entravée par le refus d’émuler une action jugée romanesque, l’amertume d’une intervention infructueuse. On n’a donc pas une opposition entre deux modèles d’action, la charité frénétique et l’approche rationnelle française, mais une opposition entre une action, même folle, même incompréhensible, et un renoncement à l’action qui se révèle fatal.

15De plus, ce roman qui systématise l’évaluation des actions des personnages romanesques s’emploie à en produire de nouveaux critères, qui déplaceraient l’accent sur la raison d’agir plutôt que sur le résultat de l’action. Ainsi, il apparaît dans le roman qu’en réalité, dès le départ, Perreuse ne pouvait rien faire pour la malheureuse. En effet, le roman explique que dans le système pénal britannique, les antécédents ne comptent pas, ni en bien ni en mal : il est donc parfaitement inutile d’expliquer que l’accusée a jadis été une jeune fille pure et sentimentale, de la même manière que son statut de fille-mère n’est pas un argument à charge pour l’accusation. Ce qui la perd, c’est l’absence de motivation qui transparaît dans certains de ses actes : elle est condamnée à mort, car les jurés ne comprennent pas pourquoi elle serait retournée sur ses pas dans le parc autrement que pour y noyer sa fille, alors que la femme plaide qu’elle s’est simplement perdue et a espéré retrouver sa route en rebroussant chemin. Ce qui est inconcevable pour le système anglais, c’est donc qu’il existe des accidents de la vie, des événements non motivés rationnellement et pourtant légitimes : à ce titre, l’acte de pure charité que Perreuse accomplirait en venant témoigner auprès des juges, n’étant pas lui-même motivé de manière suffisante, ne saurait être pris en compte. Cet acte de pure charité n’aggraverait donc pas son cas mais n’aurait aucun poids. Quel qu’aurait été le choix de Perreuse, il n’aurait ainsi rien changé au destin de sa maîtresse : par conséquent, ce qui compte vraiment est qu’il ait fait l’effort ou non, pas que celui-ci ait été utile ou pas.

16Le dialogue avec Tolstoï sert à étayer ce renversement de valeurs : c’est l’action qui compte en elle-même et qui donne sens à la vie du personnage. Dans Résurrection, la raison d’agir, l’impulsion à faire le bien valent mieux que les résultats de l’action. En réalité, le prince épris de vertu de Tolstoï ne fait pas davantage que l’avocat positif : il échoue à faire acquitter la Maslova, mais aussi à la sauver moralement puisqu’elle reste marquée par son expérience de la déchéance. Comme chez Tolstoï, chez Rod l’accent est mis uniquement sur le dilemme moral et sur l’évolution intérieure du personnage masculin, au prix de l’effacement total de l’intrigue extérieure et du personnage féminin : de la même manière, dans le roman de Rod, la femme n’apparaît jamais, à l’exception d’une brève entrevue finale avec le frère de son séducteur, qui constate significativement qu’elle est devenue une femme déjà à demi-morte et qui accepte sa sentence sans discuter. À l’opposé, le roman se concentre sur la naissance de sentiments empathiques chez l’avocat en qui la charité s’éveille :

Maintenant, il entendait la plainte humaine dans ses dossiers, et dans un frémissement inconnu de l’âme, il pressentait le malheur et la pitié dans la justice.
[...] et voici tout à coup que, bien loin du théâtre de la routine, par derrière le personnel des drames judiciaires, par-delà ces sombres salles du Palais où tombent les sentences qui sèment la ruine, la honte et la mort, il entendait pour la première fois des sanglots et des cris de détresse ! Une plainte poignante, qu’il n’avait jamais ouïe, sortait des dossiers que remuaient les mains indifférentes de Me Billon. Dans un frémissement inconnu de son âme, il pressentait qu’à côté de la Justice dont il n’avait jamais songé qu’à aider le fonctionnement régulier, il y a le Malheur et la Pitié15.

17Si c’est cet éveil de la conscience qui compte, et non les résultats d’une action qui vient trop tard, il semble dès lors possible de produire une lecture à contre-courant du titre L’Inutile Effort qui semblait à l’origine condamner doublement le roman de Tolstoï, comme russe et comme œuvre de fiction.

18Il s’agit d’un lieu narratif particulièrement important à interroger, car c’est autour de la question des titres que Tolstoï et Rod se sont trouvés en contact direct. Tolstoï écrit en effet à l’écrivain suisse, qui lui avait fait parvenir son Sens de la vie (1889), pour le mettre en garde contre le pessimisme qui envahit la fin de son œuvre et l’inciter à réinterroger le titre qu’il a donné à son texte :

J’ai rarement lu quelque chose de plus fort que l’analyse de l’état mental d’une grande partie de notre société, mais je vous avouerai franchement, cher confrère, que la conclusion n’est pas en rapport avec la hauteur de cet endroit et de plusieurs autres du livre. La conclusion à mon avis n’est qu’une manière de se tirer tant bien que mal des problèmes [...] posés dans le livre. J’ai toujours envie de dire à un pessimiste : « Si le monde n’est pas à ton gré, [...] quitte-le et ne dérange pas les autres. » Je suis convaincu que vous trouverez, si vous ne l’avez déjà fait, la vraie réponse au titre de votre livre16.

19Or, justement, dans L’Inutile Effort, le titre est polysémique et prend trois sens différents au fur et à mesure que l’intrigue se développe et surtout, il s’éclaire d’une lumière très différente à la fin du texte. D’abord, comme on l’a dit, la notion d’effort inutile intervient pour désigner l’acte de charité qui est déjà absurde en contexte russe, mais qui se révèle en plus improductif en contexte français : à dîner, un des convives condamne Nekhlioudov pour un geste par lequel il se condamne à l’inexistence sociale :

Si un homme a dans son passé quelque action du genre de Nekhlioudov, il la cache avec soin. Il sait que l’opinion le condamnerait. [...]. Ses efforts ne feront qu’aggraver les dégâts. Il y a tant de cas où nos efforts tardifs sont inutiles17 !

20Ensuite, on songe aux efforts infructueux et intempestifs faits par Perreuse pour sauver la jeune femme et dont l’échec est lié au fait qu’en tant que Français, il connaît mal le système anglais. Mais dans tout le roman, la notion d’« inutile effort » revient également pour désigner l’énergie gaspillée par le personnage à essayer de se prémunir contre l’action de la vertu, contre son propre penchant à être moral et bon. Si l’effort est destiné à sauver la jeune fille, alors il est sans résultat ; mais s’il est destiné à sauver Perreuse, comme l’intertexte tolstoïen nous incite à le penser, alors la démarche n’est pas sans fruit : l’effort inutile est au contraire celui de Perreuse pour contenir son instinct moral avant d’y céder.

21On trouve ainsi dans le texte un vocabulaire de l’action pour s’opposer à la percée de la réserve d’idéal : Perreuse est « forcé à agir pour oublier son mal »18, il doit faire un « violent effort pour se dominer »19 et multiplier les « efforts pour chasser ses pensées », avant de conclure qu’« on n’a pas trop de son énergie pour braver le choc »20 de ces dilemmes moraux. Ainsi dans cette scène :

À ces mots, une image si tragique surgit, qu’un frisson courut dans les os de Perreuse. Ses paupières se baissèrent dans une crispation de douleur, il passa la main sur son front comme pour en écarter le vertige dont il venait de se proclamer guéri. Puis, dans un violent effort pour dominer cette défaillance, il répondit durement : « Son crime est sien ! »21.

22En réalité, l’avocat n’arrive pas à tenir cette exigence morale à distance et réalise malgré lui exactement le destin de Nekhlioudov : il perd tout, ne sauve rien, sinon lui-même, et commence une nouvelle vie, marquée par la tristesse et le repentir, mais aussi par « le frémissement inconnu de son âme »22.

23S’il y a une action néfaste liée à la littérature ici, elle ne vient pas de Résurrection même, mais des lectures qui ont été produites auparavant et qui ont empêché Perreuse d’agir comme sa conscience le lui dictait. Perreuse ne fait que suivre le modèle d’anti-action proposé par le convive antitolstoïen qui condamne le geste de Nekhlioudov. C’est ce qui pousse Perreuse à ne pas céder à son impulsion première et surtout à avoir ce jugement, déjà cité : « je ne suis pas un héros de Tolstoï, moi, je suis un homme de nos vieilles races, pratique, pondéré, calculateur. Je n’ai pas en moi une réserve d’idéal qui remplacerait les biens positifs que j’aime »23. Mais ce jugement est entièrement faux et démenti par tout le reste de la fiction : Perreuse suivra en fait bien la même voie de développement que Nekhlioudov et la réserve d’idéal lui tiendra lieu à la fin du roman des biens positifs qu’il a perdus, mais sans qu’il puisse s’enorgueillir de son mouvement vertueux contrecarré.

24L’action néfaste du roman sur l’action n’est donc pas liée à Résurrection, mais à la crainte liée à l’imitation de Résurrection verbalisée par les convives du souper et qui éloigne provisoirement Perreuse de la réalisation de son penchant moral. Ce qui est néfaste, c’est de croire que l’art est néfaste, c’est de nier l’idée qu’il puisse avoir une infection positive et envahir l’espace de la vie pour l’améliorer. Ici, Rod se montre un fin lecteur non seulement de Résurrection mais aussi de la Sonate à Kreutzer, où Tolstoï développait un propos similaire : à force de croire que la musique est néfaste et active les passions, le personnage principal est poussé au crime passionnel, alors que ceux qui se livrent simplement à la musique sans craindre son pouvoir restent immunisés contre toute incitation à commettre un acte immoral.

25En conclusion, on soulignera que le travail de Rod ne constitue pas une simple variation littéraire sur l’œuvre de Tolstoï, mais une réflexion sur l’usage de la littérature russe dans le roman et en dehors du roman, sur la possibilité de la constituer en modèle d’écriture et d’action. L’Inutile Effort propose ainsi une voie étroite entre naturalisme et idéalisme, via le roman russe : d’un côté, le texte joue en permanence sur la notion de milieu ou de contexte national, en mettant en scène la différence des modèles et des systèmes russe, français et anglais et en livrant une fin plausible à un fait divers sordide ; mais de l’autre, le texte maintient la possibilité de se percevoir comme un être « juste, moral et bon ». À ce titre, c’est un roman authentiquement tolstoïen car il se termine en fait bien sur la résurrection du personnage masculin (ce qui suppose qu’on accepte le sacrifice des figures féminines) et parce qu’il inverse l’idée d’un danger de la fiction romanesque, qui s’épancherait dans le réel pour le faire dysfonctionner, contaminer les modèles d’action et éloigner les lecteurs de leurs buts positifs. Le texte montre au contraire qu’il faut suivre la leçon du roman, même si elle semble proposer un modèle de comportement absurde, car elle invite à réinterroger sur nouveaux frais nos raisons d’agir. L’excès du roman n’est plus ici un défaut, mais ce qui suscite la réflexion par son caractère démesuré, ainsi que le suggère Rod dans un article sur Tolstoï :

Excessif dans ses analyses de la vie humaine, qui lui apparaît toujours [...] à l’état aigu, il propose des remèdes excessifs aussi, et qui par cette raison [...] ont peu de chances d’être acceptés ou même expérimentés. Mais voici que des hommes passaient : ils ont entendu la grande voix qui tonnait contre eux. Ils se sont arrêtés, ils ont écouté, ils ont compris… Des consciences assoupies se réveillent ; on se passionne pour les graves problèmes qu’on avait oubliés, on les discute... Voici s’élever le niveau de la morale publique et la morale privée. Hélas ! l’humanité est comme les individus : elle fait ce qu’elle peut, et ce n’est pas beaucoup24.

26L’exemple vaut, pour reprendre et inverser le reproche adressé par Jean Ernest-Charles à Tolstoï, justement parce qu’il est « trop beau » : il s’impose dans le réel par son caractère disruptif et incommensurable avec le monde quotidien et peut ainsi y avoir une influence bénéfique sur le plan moral. Rod formule donc une réponse originale au double problème de la transposition du modèle romanesque de la Russie à la France et du roman à l’existence, en montrant les chemins sinueux qu’empruntent ces transferts : dans L’Inutile Effort, il montre une percée de l’idéal à la française, sur un terreau problématique et vicié, conduisant à une demi-réussite, loin du modèle russe originel, mais signalant néanmoins l’existence et le rôle d’une littérature qui réussit à réformer ses lecteurs et dont, peut-être, Rod lui-même se considère comme un des représentants.