Colloques en ligne

Entretien avec Laurence Plazenet

La Chine dans La Blessure et la soif (2009) de Laurence Plazenet

1Comment l’idée de la Chine s’est-elle imposée ?

2La Chine était en moi depuis longtemps, quand j’ai commencé à écrire La Blessure et la soif. Elle m’a intriguée dès huit ou neuf ans. Mes parents avaient déménagé en banlieue. La paroisse où j’ai été inscrite au catéchisme avait accueilli, un ou deux ans plus tôt, un nouveau vicaire, le P. Eugène Chagny, missionnaire en Chine de 1937 à 1948 et de 1960 à 1968. C’était une personnalité exceptionnelle. Même une petite fille pouvait saisir que cet homme était différent de la plupart des autres. Son intelligence, sa bonté, coïncidaient pour moi avec ce qu’il avait vécu, avec le pays où il avait vécu, qu’il aimait tant, qui semblait, par un renversement, désormais l’habiter lui-même. Il avait fréquenté, avant son départ en Chine, le 104 de la rue de Vaugirard, lorsqu’il était dirigé par le P. Alphonse Plazenet. Mon nom ayant attiré son attention, j’ai eu la chance qu’il me parle peut-être plus qu’à d’autres enfants. Je lisais beaucoup. J’étais curieuse. L’histoire de la Chine a commencé à m’attirer extraordinairement.

3Pendant des années, j’ai lu au hasard, du Livre des merveilles aux Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar en passant par Pearl Buck, selon ce que je trouvais dans les bibliothèques auxquelles je pouvais avoir accès. Une fois inscrite au Lycée Henri IV, j’ai disposé de possibilités nouvelles. J’ai découvert la fabuleuse collection « Connaissance de l’Orient » des éditions Gallimard et, dès leurs premiers volumes, les Éditions Philippe Picquier. Je suis devenue plus méthodique. Cette passion, pour être honnête, ne se limitait pas à la Chine. Le Japon, notamment, m’attirait autant. Pendant longtemps, j’ai même eu plus de goût pour la littérature japonaise que pour la littérature chinoise, où la part du fantastique me rebutait. La peinture chinoise, en revanche, et particulièrement la peinture du xviie siècle, m’emplissait d’admiration. J’ai une imagination et une mémoire très visuelles. Je crois que quelque chose, dans l’art du trait, me touchait de la même manière que l’apparente sobriété de la littérature française des années 1660. À quinze ans, je connaissais Phèdre et Bérénice par cœur. Pierre Jean Jouve me ravissait. Mais tout ceci sédimentait lentement.

4La Blessure et la soif est née de la vision très nette, donnée d’un coup, d’une scène située à la fin du roman – j’ai su dès le premier jour que cette scène constituerait un point d’orgue et peut-être le finale du livre jailli avec elle, dont les dernières pages sont comme la coda. C’était le 17 septembre 2004 et je participais au colloque de la Société des Amis de Port-Royal consacré au huitième centenaire de la fondation de Port-Royal des Champs. Il avait lieu dans la grange du monastère. Je venais de présenter ma communication. Il faisait sombre. J’ai vu Mme de Clermont et M. de La Tour, dans cet autre monde du xviie siècle où je vis pour partie, s’y rencontrer pour la dernière fois, s’y dire, dans la nuit et le silence, tout ce que des amants épris peuvent se dire l’un à l’autre, quand ils méprisent les conventions et les prudences du monde. Tout est né à cet instant. Quelques jours ou quelques semaines plus tard, à la Bibliothèque de l’École normale supérieure, rue d’Ulm (on ne dira jamais assez combien sont précieuses les grandes bibliothèques en accès libre), j’ai posé la main, quasi par hasard, sur un recueil intitulé Pascal. Port-Royal. Orient. Occident paru en 1991, qui rassemblait les interventions prononcées lors d’un colloque à Tokyo en 1988. Il mettait en évidence de saisissantes coïncidences entre les pratiques d’ascèse, la méditation du vide, l’idée d’un Dieu caché, le souci de l’absolu, de la perfection, telles qu’ils existent dans le milieu de Port-Royal au xviie siècle et en Asie. Comme les amants de mon livre devaient être séparés et qu’il me semblait alors impossible de mettre trop de distance entre un homme et une femme qui s’aiment pour les disjoindre, j’ai commencé à rêver d’articuler ces deux patries imaginaires de la France classique et de la Chine.

5Cette intuition est devenue une certitude après que j’ai vu le film de Kim Ki Duk, Printemps, été, automne, hiver… et printemps, le 14 octobre 2004. Il se déroule en Corée et de nos jours, quoique dans une enclave presque hors du temps, mais la réflexion sur le mal qu’il conduit et la vie que mènent le vieux moine et son jeune disciple dans leur temple sur une barge au milieu d’un lac entouré de montagne se prêtent aisément à la transposition : poétiquement, c’est le même monde que celui de Chu Ta ou de Shitao en Chine, au xviie siècle. Le petit poisson d’une des plus belles peintures de Chu Ta, conservée au musée de Taipei, et celui que les deux jeunes disciples de Kim Ki Duk s’ingénient à capturer sont un seul petit poisson. Nous savons que nous sommes nourris de livres, que nous sommes hantés d’images qu’ils nous ont suggérées, que la peinture interpose son prisme entre les choses et la vision que nous en avons. On dit moins le rôle que les images fugitives du cinéma peuvent avoir désormais sur celles qu’on tente de modeler et d’incarner en écrivant. Les cabanes de la tradition chinoise, avec Kim Ki Duk, ont pris pour moi une densité nouvelle. L’ermitage flottant de Lu Wei lui rend explicitement hommage et le passage où M. de La Tour découvre cet îlot où se perdre est pure citation d’une séquence de la saison « Hiver » dans son film.

Un jour, l’aube va se lever, M. de La Tour voit qu’il est parvenu au sommet des monts qu’il gravissait. Il est juché sur un éperon qui domine un cirque immense, une étendue si vaste, si blanche, plane et dépouillée de la moindre végétation, qu’elle paraît presque irréelle. Lentement, sa stupeur recule et il reconnaît, de loin, les eaux glacées d’un lac. Il n’y a, tout autour de lui, qu’une lueur. Il neige et les pierres éclatent sous le gel. M. de La Tour entend un homme qui sanglote. […]
Il avance un peu. Il ne voit pas une ombre, pas une silhouette. Puis son regard tombe, en contrebas, sur une bouillie pâle et impure qui n’a pas l’éclat du givre. Cette bouillie tressaille. Elle prend le contour d’épaules nues. Un homme est prosterné, le visage dans la neige. Il porte un pantalon de toile noire, serré à la taille par une ceinture aussi sombre. Il tient contre sa poitrine une large pierre. Elle est amarrée au torse nu par une corde qui l’enveloppe plusieurs fois. On discerne les stries du chanvre contre la peau blessée. La tête de l’homme est rasée. […] Il consolide l’édifice avec des poignées de cailloux qui déchirent le creux de ses paumes. Sur cette espèce de table, il dépose une statue de grès noir que M. de La Tour n’avait pas aperçue derrière lui. C’est une divinité au visage plus clos encore que les lèvres, à l’expression suave, un peu douloureuse, lointaine. Son buste est si poli que la neige n’y prend pas. Elle demeure renfermée dans sa méditation, immobile contre les bourrasques qui sifflent autour d’elle1.

6Le plus complexe a été de trouver la raison juste pour laquelle M. de La Tour fuirait en Chine. J’ai fait beaucoup de recherches. Je n’ai jamais pu découvrir qu’aucun proche de Port-Royal s’y fût rendu ou qu’aucun missionnaire de la période eût entretenu des relations avec le monastère. On sait qu’au contraire la Chine fut principalement terre de mission jésuite au xvie et au xviie siècles. J’étais cependant absolument convaincue qu’il devait exister une motivation profonde au voyage de M. de La Tour. Il ne pouvait pas être fortuit. Il ne pouvait pas être un caprice. Cela aurait ôté toute nécessité à l’emboîtement des deux territoires et je savais qu’il obéissait à une loi rigoureuse, qu’il avait sa logique, même si elle m’échappait encore. Je ne savais qu’une chose : vu ses liens avec Port-Royal, M. de La Tour ne pouvait s’y rendre que de sa propre initiative, seul, sans assistance, selon des motivations qui lui seraient propres.

7Pendant un certain temps, j’ai donc développé l’épisode chinois du roman sans savoir pourquoi M. de La Tour partait en Chine… Puis, un soir, dans un ouvrage sur les techniques de l’artisanat chinois, j’ai lu qu’au xviie siècle la Chine n’avait encore de miroirs qu’en métal poli, qu’on ignorait alors, dans l’Empire du milieu, l’art de fabriquer des glaces sans tain. La nécessité est mère d’invention. J’ai tout de suite su que je tenais enfin la raison du voyage de M. de La Tour. Un homme blessé, à qui l’amour de soi fait horreur, un homme que révulse la vanité de réfléchir l’image de ce moi si vain qui est notre grande infirmité, de cette outre creuse dont les agitations sont des battements d’air et du vent brassé pour rien, du bruit, un homme assoiffé de séparation et de silence, ne peut que désirer aller se jeter dans l’endroit du monde où le souci de se voir n’a pas été assez fort pour y inventer un objet qui autorise de façon pérenne cette contemplation hideuse. Ainsi, M. de La Tour ayant fui Port-Royal où un premier séjour ne lui a pas permis de trouver la paix qu’il espérait, il est égaré, il ne sait où aller, quand il entend des marins évoquer cette particularité de la Chine. Dès lors, il n’a plus de cesse qu’il ait pénétré cet empire. Il explique sa résolution dans une prière à Dieu qui suit immédiatement le moment où il l’a formée :

Je ressasse entre mes lèvres un désir de la mort et du néant si violent qu’il est au-delà de la mort et du néant. Je cherche un désert assez brûlant que les neiges aient assez dévoré, les sables et les pierres assez rongé, pour m’y enfouir et y guetter Votre voix. N’est-ce pas dans les moraines qu’elle résonne ? N’est-ce pas entre les scorpions et les désolations que Vous distribuez Vos consolations ? Je cherche le désert qui aura la stérilité de ces montagnes que le temps a réduites en poudre, le temps soit-il moins qu’un soupir au regard de Votre éternité. Je cherche un arbre seulement, pourvu que, planté au bout des extrémités de la terre, ce soit le point où Votre foudre tombe et où je guetterai qu’elle va m’écraser.
[…] Je suis le hibou qui cherche le lieu obscur des maisons et je suis toutes les voix de tous les hommes qui Vous cherchent.
J’allais rompre une manie de respirer qui est peut-être tout le malheur de Vos créatures, mais Vous avez mis devant moi, Seigneur, ces hommes qui reviennent d’un empire aux confins du monde où l’on ne croit pas que la vie soit unique et sans recommencement, où le salut n’est pas un effroyable abîme glaçant les jours que nous passons sur la terre. Pour toucher les habitants de ce royaume, on a voulu Vous révéler avec des horloges et les calculs de nos mathématiciens, car ces hommes si éloignés de nous ne se sont pas souciés des moyens de mesurer avec certitude chacun des instants qui nous entraînent vers le rien. Ils ne se sont pas employés non plus à fabriquer ces miroirs translucides et parfaits où nous voudrions éternellement nous contempler. Ils ignorent le tain dans lequel nous nous réfléchissons. Pour surprendre des images de la face que leurs épouses embrassent, la nuit venue, des images du pan de chair dont sortent les mots qu’ils prononcent, ils se contentent de polir des morceaux de métal que chaque jour obscurcit, comme, chaque jour, leur corps leur échappe. Ce peuple qui n’a pas inventé d’instrument réservé à la contemplation de soi qui ne s’altère pas, est-il celui où je dois perdre ma trace ? Est-ce là que Vous avez destiné que je dusse aller pour Vous trouver ? Suis-je si loin de Vous qu’il me faille tant de mers et de siècles pour découvrir l’humilité et la douceur qu’un chant d’oiseau ou un visage levé plantent au cœur des autres1 ?

8Une fois le lien trouvé, les justifications ont abondé. Dans le fragment 486 des Pensées (éd. Sellier), Pascal associe la fausse beauté à l’image d’une jeune femme parée de miroirs. Quant aux jésuites, loin de la haine des images vaines entretenue à Port-Royal, ils intitulèrent en 1640 le splendide ouvrage où ils célébraient le premier centenaire de la fondation de leur Compagnie Imago primi saeculi… Le clin d’œil m’a amusée, je l’avoue.

9La Chine n’est donc pas qu’une toile de fond dans le roman. Qu’apporte-t-elle au livre ? Que dit-elle de son sujet ?

10Non, ni une toile de fond, ni un excursus exotique ! Il existe d’étonnants recoupements entre la France des années 1640, quand commence La Blessure et la soif, et la Chine de la même période. Je me suis longuement, minutieusement, documentée sur la Chine des Ming, les événements qui causent la chute de la dynastie à Pékin en 1644 et la vingtaine d’années de conflits incessants, terribles, qui aboutissent à l’assassinat de leur dernier prétendant en Birmanie, en 1661, et à la victoire définitive des Qing. Je voulais essayer d’être assez familière de ce pays, de ses auteurs, pour les évoquer, si c’était possible, comme de l’intérieur, du moins pour un lecteur européen2. Ce faisant, j’ai été frappée par les similitudes que je pouvais observer entre la France et la Chine de la période. Certes, la France ne fait pas l’expérience d’un renversement de dynastie, ni d’une transformation des mœurs aussi violente que celle qui accompagna l’avènement de la dynastie mandchoue (les Français du xviie siècle disent « tartare ») des Qing. Ces cavaliers venus du septentrion exigèrent, on le sait, que les Chinois troquent la robe et le chignon du lettré contre le pantalon et la natte, offensant la piété confucéenne qui refuse l’altération d’un corps reçu de ses ancêtres. Des milliers d’hommes refusèrent de renier leurs usages et leurs croyances. Ils furent décimés. Des historiens ont calculé que le pourcentage de la population qui disparut pendant la période fut amplement supérieur aux pertes causées par la Seconde guerre mondiale. Mais les horreurs de ces vingt années trouvent des correspondances dans la barbarie des exactions commises en France pendant la guerre de Trente ans, puis pendant la Fronde. La première partie du livre contient des épisodes de cruauté qui ont choqué des lecteurs : aucun n’est imaginaire. Tous sont repris d’actes et de relations d’époque ou de lettres adressées par les curés des régions touchées par la guerre aux riches parisiens susceptibles de leur fournir des secours. Ils n’ont rien à envier aux Tragiques d’Agrippa d’Aubigné. La misère, la guerre, la mort, ont ravagé les deux pays.

11L’avènement des Qing a contraint une large fraction de l’élite chinoise à la fuite, à la retraite. L’exemple du peintre Chu Ta est légendaire : réfugié dans un monastère bouddhiste, il témoigna d’accès de folie (gesticulations, cris, larmes, mutisme obstiné), qui furent considérés tantôt comme des simulations destinées à lui assurer l’indifférence de ses ennemis, tantôt d’authentiques crises dues à une existence troublée. Avant Fernando Pessoa, il multiplia les noms et les identités. Certains de ses surnoms sont ironiques, mais tous trahissent la quête d’une harmonie impossible. Pendant cette période, une magnifique littérature d’introspection et des mémoires passionnants voient le jour, dénonçant la folie des hommes et la vanité de l’existence. Quant à la dynastie qui se met en place et qui régnera jusqu’au xxe siècle, elle organise un régime centralisé et puissant à partir du règne de Kangxi, qui débute en 1662. Il est difficile de ne pas songer à la façon dont la fin de la Fronde vit, en France, condamner à l’exil la fine fleur de l’aristocratie, à l’instar d’un La Rochefoucauld, contraint de se retirer dans ses terres en province et qui ne reparut jamais à la cour. René-Renaud de Sévigné, l’oncle par alliance de la marquise, qui avait épousé la mère de la future Mme de Lafayette en 1650, après qu’elle eut perdu son premier mari, fut également obligé de s’exiler. Veuf à son tour, cet ancien chevalier de l’Ordre de Malte, devint un des Solitaires de Port-Royal, se faisant construire un logement hors clôture à Port-Royal de Paris. Plus tard, après la séparation de Port-Royal de Paris et de Port-Royal des Champs en deux abbayes distinctes, il alla s’établir aux Champs, où il mourut et où il fut inhumé. Les descriptions du mode de vie des Solitaires de Port-Royal pendant la période rappellent invinciblement celui des ermites chinois. Les années 1660 voient l’établissement d’un nouveau type d’exercice du pouvoir avec l’avènement du règne personnel de Louis XIV et le triomphe de l’absolutisme. C’est la période où le genre des mémoires connaît un essor fulgurant, notamment auprès des anciens Frondeurs comme Retz ou La Rochefoucauld, où l’analyse morale et l’œuvre des moralistes voient le jour.

12 Alors que les théologies, les langues, les cultures, sont si différentes, des hommes, des deux côtés du monde, refusent de se compromettre, choisissent la retraite, les livres, des huttes (ou des salons et des jardins, je pense aux lettres où Mme de Sévigné évoque la vie languissante qu’elle y mène avec ses amis La Rochefoucauld et Mme de Lafayette), se dressent contre l’hypocrisie, l’insincérité, l’impur, le divertissement1. Ils mortifient leurs corps, ils s’humilient, ils veulent se délester des passions et des concupiscences. Ils rêvent des havres de paix. Ils créent des enclaves de culture loin du pouvoir. Ils se détournent des cours. Ils peignent l’homme misérable et le hochet de sa raison. Rêvent d’un amour humain incandescent, infrangible, dont il n’existe pas d’exemple. Les fables d’amour conjugal consignées dans la littérature chinoise sont l’envers du désespoir qu’il inspire à la Princesse de Clèves. La Chine ignore l’idée d’une corruption de la nature humaine, si importante pour les Chrétiens. Elle n’a pas la notion du souverain bien ni de pensée de la transcendance. La charité est un concept vivace pour les uns ou les autres, mais au nom de conceptions radicalement différentes. L’amour de Dieu n’est pas la réalité première, le socle de toute évidence, pour les pensées chinoises. Elles associent l’être à une réalité impermanente et fugitive. Le bouddhiste peut se tourner vers soi : il ne s’agit pas d’un recueillement comparable à celui du chrétien, mais plutôt de la recherche d’une délivrance dans l’extase. Les Chinois instruits de l’existence du Christ n’éprouvaient qu’un immense étonnement pour ce maître du ciel dont les missionnaires lui parlaient, ce roi mort « cloué sur un échafaudage en forme de caractère dix ». Que ces différences n’empêchent pas les coïncidences fascine. Toutes les coutumes existent. Il semble que l’aptitude des créatures à se haïr et à se s’entre-persécuter, à s’arc-bouter dans des opinions qui les aveuglent, soit sans fond. Soudain, en dépit de divergences sans nombre, ces destins qui dessinent des courbes similaires laissent deviner les contours d’une universalité dont on aurait douté. Elle jette un peu de jour sur une aspiration intrinsèque de l’homme, fût-ce de manière fugitive, à la pureté. L’écriture romanesque n’a pas à démontrer. Je n’ai pas plus cherché à soutenir aucune thèse (au demeurant, elle serait bien simpliste) qu’à banaliser le discours du christianisme augustinien, du confucianisme ou du taoïsme en les identifiant, mais plutôt, en voyant ces deux arcs asymptotiques tendre l’un vers l’autre – comme M. de La Tour et Lu Wei finissent par éprouver l’un pour l’autre quelque chose qui ressemble à l’amitié – à renouveler l’intérêt spécifique qu’ils peuvent susciter par l’étonnement de ces similitudes ultimes. Une Chine a priori si étrangère trouve en nous des échos. En retour, elle rend de sa singularité à la France du xviie siècle dont elle est contemporaine. Elle débusque nos habitudes, nous force à voir autrement. Le décentrement, le détour, ravivent notre regard. Ils raniment des couleurs à ce que nous ne voyons plus. Ils restituent les singularités que nous ne discernions plus.

13J’ai aimé jouer de ces croisements. À la fin du séjour en Chine de M. de La Tour, Lu Wei et lui accueillent dans leur ermitage trois visiteurs1. La nuit venue, ils déballent des instruments de musique : un violon chinois, ou erhu, un pipa, qui rappelle à M. de La Tour les luths de l’Europe, et une flûte. Ils jouent. M. de La Tour est émerveillé par les sons, longs et profonds, qu’il est possible de tirer de l’erhu, qui n’a que deux cordes, une caisse ronde et étroite, mais un manche très long et qu’on utilise avec un grand archet aux crins souples, des sons si différents de ceux qu’il connaît. Il peut en tirer des sonorités inconnues qui émeuvent les cinq hommes. Il leur raconte alors, en pleurs, le bouleversement que la musique d’Occident, riche, savante, cause chez ceux qui l’écoutent, jeté hors de lui par ce qu’il a entrevu qu’elle pourrait donner qui soit encore plus propre à nous arracher à nous-mêmes. Le reste de la nuit lui est dédiée. Ils échangent les uns avec les autres des bribes d’émerveillement, au sens propre, inouï.

14La Blessure et la soif est-elle un « roman historique » ?

15Non, La Blessure et la soif n’est pas un roman historique ! Je n’aime pas le roman historique, que je trouve presque toujours insatisfaisant, maladroit, qui est peut-être techniquement impossible. Il veut susciter le sentiment de la familiarité ou de la reconnaissance, là où le passé n’est que mystère. Il invente dans une langue anachronique, grossière à cause de sa fausseté pour quiconque a un peu l’oreille de la langue, des dialogues ridicules ou il s’applique à du pastiche futile.

16Plus ma familiarité croît avec la littérature ou la musique du xviie siècle, plus ce que je lis, ce que je regarde, ce que j’écoute, suscite en moi d’interrogation, de perplexité, de curiosité, plus son étrangeté m’apparaît. Je souhaiterais en savoir assez, être assez habile, pour faire ressentir cette étrangeté à mes lecteurs, pour susciter désorientation, sentiment de l’écart, de l’inconnu, où prend racine la conscience du fabuleux, du merveilleux, qu’il touche à la souffrance ou à la joie, lesquelles se rejoignent du reste quand elles approchent le point de l’extase. Le détour par l’autre peut être une passion : j’ai fait une thèse de Littérature comparée… La France des années 1550-1700 n’est qu’un avatar. J’ai d’autres marottes. Je ne prétends pas à l’illusion de faire revivre ou de restituer, je souhaiterais créer ce sentiment de l’autre, et permettre néanmoins une intelligence, au sens latin du mot, qui, pour moi, constitue un comble de l’émotion.

17Je suis devenue universitaire, mais je n’ai jamais eu cette ambition. Je n’ai jamais voulu qu’écrire. C’était ma seule boussole, depuis la plus petite enfance. Lorsque j’ai pensé que ce que je faisais était insipide et que j’ai décidé d’arrêter, en 1993, ce que j’ai fait pendant dix ans, obstinément, entièrement, j’ai choisi de devenir chercheur et d’enseigner. Pour que les livres soient au moins encore toute ma vie. Mais je pense que mon rapport à la littérature était déjà établi et sur d’autres règles que celles d’une appréciation essentiellement intellectuelle. Celle-ci s’est construite en plus, par-dessus une expérience primitive qui est sensuelle, émotionnelle. Lire doit provoquer le même trouble que la musique me cause, alors que je ne sais même pas la déchiffrer. Faire lever l’évidence du beau, du vrai, du juste, du nécessaire, de ce sans quoi vivre ne me semble avoir aucun intérêt, aucun sens. Comme l’amour. Peu importe qu’il existe, qu’il soit comblé, ou une absence qui brûle. Lorsque j’écris, soit j’ai d’abord écouté de la musique, soit j’en écoute. Je peux écouter des dizaines, des centaines de fois, quelques mesures qui expriment, me semble-t-il, ce que je cherche à dire. Elles portent mon travail et c’est une espèce de façon de ne pas cesser de « m’accorder », comme un musicien accorde son instrument. La musique m’aide à conserver la bonne mesure, la bonne tonalité. Même si le morceau que j’écoute n’a rien à voir avec la période où mon récit se déroule. Pendant la rédaction de certains passages de La Blessure et la soif, par exemple, je ne cessais de passer la pièce de Morton Feldman intitulée Rothko Chapel et Styx de Giya Kancheli, de la musique dite contemporaine. J’ai écouté de la musique chinoise, autant que je pouvais, de même que j’ai lu tous les livres publiés en Français qui parlent de la Chine entre 1600 et 1800 qui m’étaient accessibles, pour savoir comment les contemporains regardaient l’Asie, j’ai accumulé une très grande documentation savante ultérieure, mais ce n’est que technique, matériau préparatoire, au fond indifférent. Ensuite, c’est à l’oreille que j’écris. Bref, le « roman historique », non, pas du tout !

18Mais que provoque exactement, outre le pas de côté que c’est, le fait d’ancrer un roman dans un univers ancien et décalé ?

19Sans doute est-ce un levier de la pudeur. Il est plus facile d’évoquer rêves ou angoisses intimes à travers le masque d’une distance affichée. Mais il y a plus, je crois, que cela, qui pourrait relever de la frilosité et de la facilité.

20C’est, de nouveau, affaire de langue ou de musique. L’ancrage d’un récit dans un monde ancien ou décalé, comme il est impossible d’en recréer la langue et que l’usage de la langue contemporaine à son auteur n’a pas de sens et ne suscite que disharmonie, favorise l’invention d’une langue autre, d’une langue poétique. Il est très difficile et souvent arbitraire de rompre avec l’usage commun de la langue dans un texte qui renvoie à son propre monde. C’est une question d’adaptation, d’aptum. Ce n’est pas impossible, j’ai essayé de le faire dans Disproportion de l’homme, en 2010, et j’y reviendrai sans doute, mais l’équilibre est précaire. Le décalage, en revanche, autorise d’un coup, voire il exige, l’abandon du sermo pedestris usuel. On est d’emblée dans la nécessité d’inventer une langue artificielle, qui tient du poème, du pur artefact esthétique. Cela peut être grisant. Je pense à L’Alexandra de Lycophron au ive siècle avant J.-C. qui est une éblouissante vaticination imaginaire de prophétesse, au renchérissement qu’en a donné Pascal Quignard dans sa traduction de 1968, reparue en 2010. Mme de Lafayette fait la même chose. La Princesse de Clèves se déroule entre octobre 1558 et novembre 1559. L’auteur s’est livré à un travail de documentation minutieux. Mais elle n’écrit pas plus dans la langue de Brantôme que dans celle dont ses contemporains usent communément. Toute une partie des débats autour du livre, en 1678, portent sur sa langue : parce qu’elle a forgé un idiome qui lui est propre, entièrement unique et par là merveilleux. Dans La Comtesse de Tende et La Princesse de Montpensier, elle fait ses gammes. Elle ne va pas aussi loin qu’en 1678. Marguerite Yourcenar trouve la formule et s’invente aussi une langue dans Anna, soror… à la faveur du décalage entre l’époque où se passe l’action, à la fin du xvie siècle, et le même monde de Naples qu’elle avait sous les yeux en écrivant en 1925 (du moins est-ce ce qu’elle nous dit dans sa postface de 1981). Ce superbe petit roman ne cesse pas en outre d’opposer l’univers platonicien incarné par Valentine, la mère des protagonistes, et leur propre univers chrétien, rongé par la certitude de la faute et l’espérance du salut. Sa clef est dans cette dissonance, dans un hiatus vibrant. Pascal Quignard joue du même procédé dans Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia. Ces fragments du journal d’une patricienne romaine à la fin du ive siècle sont en soi anachroniques. Il s’agit d’autre part d’un déplacement ironique de l’usage de la note illustré dans le Japon du xie siècle par Sei Shonagon. Et Pascal Quignard nous raconte cette fiction dans la première partie du volume, dans sa « Vie d’Apronenia Avitia » qui est à la fois un pastiche très drôle de préface savante et bien la Vie d’un genre d’écriture, le récit d’une invention, une mise en abyme. Bien sûr, il est possible de lire ces textes naïvement, sans distinguer entre les voix qu’ils font résonner et qu’ils entrelacent, sans percevoir qu’ils en élaborent une nouvelle, fiction et fantasme, qui relève de l’imagination pure, de la phantasia (comme le fantasme d’un français « classique » au xviie siècle à partir des années 1930), mais c’est manquer beaucoup, me semble-t-il, de ces œuvres.

21Dans cette perspective, l’élection de la Chine du xviie siècle, passionnée de livres, où l’écriture elle-même est un art, la lecture une incantation, jouait comme une incitation supplémentaire à oublier la surdité de tant de mes contemporains à la langue. Il y a des pages de toute beauté, au début des Contes extraordinaires du pavillon du loisir de Pu Songling et dans les Souvenirs rêvés de Tao’an de Zhang Dai, à propos de la lecture. C’est la patrie où La Blessure et la soif trouve son origine.

22On n’échappe pas à son monde, cependant. Il ne me viendrait pas un instant à l’esprit d’imaginer que La Blessure et la soif ne soit pas d’abord le livre d’une femme née au xxe siècle. Le décalage spatio-temporel n’exclut aucune réflexion sur l’univers d’où j’écris, mais elle est implicite. Elle ne constitue pas une finalité première. Il faut s’affranchir du point de vue, de la grammaire, du vocabulaire, avec lequel nous avons coutume de parler de nous. C’est adopter un point de vue différent, essayer de voir ce qu’on ne voit pas autrement, tenter de saisir les évidences qui aveuglent. Je ne suis pas certaine que nous disions plus, ni de façon plus pertinente en revendiquant haut et fort de rendre compte de notre société ou de prendre parti à son propos. Je citerai un exemple emprunté à l’histoire littéraire, qui nous est à tous familier. Mme de Lafayette, dans La Comtesse de Tende, dans La Princesse de Montpensier, dans La Princesse de Clèves, situe les fictions qu’elle compose au xviie siècle, une centaine d’années avant l’époque où elle écrit. Elle s’est soigneusement informée. Il reste que ses œuvres ne peignent pas une fresque de la France des Valois, mais se réfèrent à des sujets qui obsèdent la pensée de ses propres contemporains : hypocrisie du courtisan, misère de l’homme, statut du mariage et de la femme, nature de l’amour profane… L’écart impose une distance instructive, je crois, parce que l’objet de la méditation du romancier n’est plus assignable à son milieu d’origine. C’est le moyen d’une relativisation, mais la collusion des deux provoque aussi une espèce d’incertitude qui donne au roman son aura merveilleuse, féerique, intemporelle, en déroutant, en rendant à ce qu’il évoque son insondable étrangeté foncière.

23Notre début de xxie siècle est soumis à l’injonction première du bonheur individuel. Il refuse la souffrance, a la vue la plus matérialiste qui soit de la déchéance de nos corps, voire de nos esprits. La renonciation, la dépossession, l’épure, le silence, la solitude, la contemplation, la grande exposition bavarde de soi, l’emportent partout. S’installer un petit moment au xviie siècle permet de parler de l’absolu, de la souffrance, du mystère métaphysique, de l’irrévocable, de la passion et de l’engagement, d’autre façon (ainsi, Mme de Clermont ne peut pas simplement divorcer : lui serait-il loisible de le faire, tout le récit s’effondre en accommodement juridique, perdant une dimension humaine de la rupture d’un engagement passée sous silence, déclarée inopportune, mais non pas abolie par l’existence du divorce dans nos sociétés). Notre imagination est soudain sollicitée d’une toute autre façon. La fiction, et la fiction qui fait le pari d’un « art de l’éloignement » (j’emprunte la notion à Thomas Pavel), exigent l’aptitude à se détourner de soi, à savoir rêver, à voir ce que nous ne sommes pas programmés pour voir. C’est une école d’indépendance et d’affranchissement.

24Je crois aussi que les livres s’enfoncent en nous par des éclats : éclats d’images qui nous touchent fabuleusement, éclats sonores – des phrases, des expressions, des mots, des bribes de discours, de vers, qui entrent en consonance avec d’autres en nous, dont nous n’avions pas conscience. Ils font miroiter des sensations, des souvenirs, des angoisses, des désirs, que notre asservissement quotidien étouffe. L’Autre n’est pas une fuite ni une esquive, sauf à le réduire à un tourisme fade, une ventilation de notre perpétuel ego. Dans La Blessure et la soif, j’ai choisi d’y quêter plutôt une révélation et la possibilité de déchirer le bandeau sur nos yeux.