Colloques en ligne

Anne-Gaëlle Weber

Goethe et les sciences : une histoire de métamorphose

1Traiter des relations entre Goethe et les sciences sous l’auspice de la notion de « métamorphose » peut se faire de différentes manières qui chacune sans doute suppose une acception différente de ce que l’on entend par « métamorphose » et de ce que l’on entend par « science ». Le tournant des XVIIIe et XIXe siècles se caractérise en effet par une instabilité relative du domaine savant ou, du moins, par l’écroulement du système des Belles lettres et la séparation grandissante de disciplines savantes qui, peu à peu, s’institutionnalisent1. On pourrait en inférer, dans un premier temps, que le rapport entretenu par Goethe avec les « sciences » auxquelles il entend contribuer ou qu’il entend créer a pu changer et se transformer au fur et à mesure de sa longue carrière et des quelques quarante années qu’il leur consacre. On pourrait également suggérer que la « métamorphose » est aussi celle des sciences et des discours savants contemporains ou ultérieurs aux travaux de Goethe et que ces transformations du contexte entraînent nécessairement des relectures des relations du poète au discours savant, voire du rôle joué par le poète dans l’histoire des sciences telle qu’elle se constitue et évolue ; nous touchons là à l’histoire de la réception des travaux savants de Goethe. Le milieu jouerait un rôle alors dans la métamorphose. Enfin, considérant que l’idée même de « métamorphose » est, tout au long des textes de Goethe, élargie en un principe général et que les études de morphologie qui en consacrent l’élargissement permettent d’étudier le lien ultime de la forme (y compris artistique) et de l’objet, on pourrait oser suggérer, arguant d’un ultime élargissement, que la notion de métamorphose constitue la clef de l’unité poétique des textes savants de Goethe.

L’« œuvre » scientifique de Goethe : une métamorphose ?

2Les travaux scientifiques de Goethe sont un ensemble fort hétéroclite dont les composantes a priori résistent aux entreprises de classements chronologique et disciplinaire. Seuls traités aboutis, Versuch die Metamorphose der Pflanzen zu erklären (1790) et Zur Farbenlehre (1810) côtoient des mémoires, publiés parfois bien après leur rédaction, des articles de journaux ou des extraits de journaux intimes, des aphorismes, des paratextes souvent développés, réécrits et publiés à part.

3De là vient peut-être la très grande liberté que prennent les premiers éditeurs et traducteurs français de ces textes. En 1837, Charles Martins édite les Œuvres d’histoire naturelle de Goethe, comprenant divers mémoires d’anatomie comparée, de botanique et de géologie dont le titre au pluriel révèle déjà la tension entre l’unité a priori de l’« œuvre » et la diversité de ses composantes. Le traducteur constate dès la préface que la dissémination des écrits empêche « d’apercevoir le lien qui les unit, de saisir l’idée fondamentale qui les anime : savoir : la transformation des corps inorganiques et organisés, conséquence nécessaire des doctrines panthéistiques de l’auteur2 ».

4Martins ne parvient d’ailleurs pas à respecter jusqu’au bout les principes de classification qu’il a fixés. S’il a eu le soin d’indiquer le plus souvent en tête des travaux la date de leur publication, il avoue par exemple avoir indiqué la date de composition de la « Dissertation sur l’os intermaxillaire 3». Ce mémoire, sans doute composé dès 1784 puisqu’alors Goethe le mentionne dans une lettre à Herder, est cependant daté par Goethe de 1786 dans la publication qu’il en donna en 18204. Or la date choisie n’est pas sans incidence sur la lecture qu’on fera du traité comme texte précurseur de l’anatomie comparée et comme lieu primordial de la définition du « type » goethéen ou comme simple participation au développement contemporain des études anatomiques et application aux « animaux » d’un type défini d’abord dans le règne végétal.

5En 1862 sont publiées chez Hachette les Œuvres scientifiques de Goethe analysées et appréciées par Ernest Faivre. L’exhaustivité n’est pas de mise. Ernest Faivre signale très tôt à son lecteur qu’il ne lui donnera à lire que les « meilleurs écrits du poète » et que l’ouvrage sera aussi « une analyse et une appréciation, une étude sur l’homme de science, ses doctrines et ses découvertes »5. Il suffit de parcourir le livre pour constater que l’unité de l’ensemble repose sur les commentaires omniprésents de l’éditeur qui, le plus souvent, résume les écrits de Goethe davantage qu’il ne les cite et estime a priori leur « valeur » savante. Or, si Goethe est un génie en poésie qui s’est affranchi des contraintes de son temps, ses travaux scientifiques sont selon Faivre avant tout le reflet des circonstances extérieures : « dans les sciences, Goethe a toujours suivi avec ardeur ce mouvement de son temps6 ».

6Sous la plume de Faivre, l’« œuvre scientifique » de Goethe se distingue de plus de l’œuvre poétique :  « Il y a dans les écrits scientifiques de Goethe bien des pages sans valeur […]. Dans les sciences en effet, le point capital n’est pas l’expression, la forme des idées, mais leur enchaînement et leur portée7 ». Là se lit l’opposition entre la caducité des théories savantes et la postérité des œuvres du « génie » poétique. Faivre, d’une certaine manière, sacrifie pleinement au mouvement de son temps qui consacre la séparation des lettres et des sciences et adopte, en matière de sciences, la logique du progrès.

7Les deux éditions françaises des « œuvres » scientifiques de Goethe traduisent l’application aux travaux du poète de définitions contemporaines des sciences et de la poésie et de l’idée soit de la structure encyclopédique des savoirs, soit de la séparation des sphères et de la spécialisation des sciences. Or c’est sans doute cette réécriture rétrospective qui empêche de saisir la portée et l’« unité » de l’« œuvre » scientifique de l’écrivain. L’ordre chronologique des découvertes s’avère insuffisant parce que le temps des écrits et celui de l’histoire des sciences (et donc de leur réception) ne coïncide pas. La répartition disciplinaire échoue parce que Goethe a contribué lui-même à inventer de nouvelles disciplines. La séparation des domaines littéraires et savants se heurte quant à elle à la volonté de Goethe d’articuler ces deux sphères au sein de ses travaux « littéraires » et « savants ». En d’autres termes, si les écrits scientifiques de Goethe reflètent bien les circonstances extérieures, c’est qu’ils constituent une analyse nuancée des relations possibles entre poétique, esthétique et science et, partant, une nouvelle définition d’une « œuvre » scientifique.

8L’écrivain qui s’est consacré à intervalles plus ou moins irréguliers, de 1780 à 1830, aux études savantes, a procédé à deux moments au moins de sa carrière à des rééditions de l’ensemble, sous forme de récapitulations, de réagencements et de développements.

9De 1817 à 1824 ont été ainsi publiés à Stuttgart, chez l’éditeur Cotta, six cahiers intitulés Zur Naturwissenschaft überhaupt, besonders zur Morphologie, chacun assorti du sous-titre « Erfahrung, Betrachtung, Folgerung, durch Lebensereignisse verbunden ». Goethe y réunissait ses travaux de botanique, d’ostéologie, d’anatomie comparée et de géologie et y ajoutait des études de météorologie, sous l’espèce de la logique des formes ou plutôt des « formations », inventant la nouvelle discipline de la morphologie qui permet également d’articuler pratique poétique et pratique savante8.

10Le premier des cahiers est construit autour de Versuch die Metamorphose der Pflanzen zu erklären (1790). L’essai est précédé de cinq textes qui peuvent faire office de préfaces successives dont les premières ont été écrites à Iena en 1807 [« Das Unternehmen wird entschuldigt », « Die Absicht eingeleitet », « Der Inhalt bevorwortet », « Geschichte meines botanischen Studiums », « Enstehen des Auffassens über Metamorphose der Pflanzen9  »] ; il est suivi de six postfaces consacrées à la réception du manuscrit et à certaines recensions (« Schicksaal der Handschrift », « Schicksaal der Druckschrift », « Entdeckung eines trefflichen Vorarbeiters », « Gaspar Friedrich Wolf über Pflanzenbildung », « Wenige Bemerkungen » et « Glückliches Ereignis10»].

11Il ne saurait être question de réécrire l’essai de 1790 puisque Goethe entend rétrospectivement apparaître comme un précurseur. Il n’en demeure pas moins que la forme prise par la réédition du Versuch die Metamorphose der Pflanzen est curieuse. L’essai, paru seul d’abord, apparaît en effet stricto sensu comme un nouvel écrit composé de l’exposé de ses présupposés savants et des sources savantes qui l’ont inspiré, d’un premier état de la théorie, puis des développements savants de l’essai. L’auteur exposee les transformations successives des idées qui le structurent : la logique du progrès cède la place à celle de la continuité et de la métamorphose. L’« œuvre » scientifique est une constante transformation, comme l’essai lui-même.

12La forme du Versuch die Metamorphose der Pflanzen zu erklären reflète en effet la dynamique de la métamorphose. Il s’ouvre par une introduction où Goethe annonce l’étude qu’il compte faire de la loi selon laquelle la Nature produit une partie au moyen d’une autre et les formes variées par la modification d’un seul organe, « die Gesetze der Umwandlung, nach welchen sie Einen Teil durch den andern hervorbringt, und die verschiedensten Gestalten durch Modifikation eines einzigen Organs darstellt », HV, t. XIII, p. 64). Suivent dix-huit chapitres qui décrivent trois types de métamorphoses, suivant l’ordre exact du développement de la plante : on part des feuilles puis on se dirige vers les nœuds caulinaires, pour aller vers la fleur, le calice et le fruit. L’écriture du mémoire suit le développement de la plante.

13Les premiers paragraphes d’une partie reprennent en général le paragraphe final de la partie suivante. En d’autres termes, chaque résultat d’une métamorphose, chaque forme, est susceptible d’être à son tour le point de départ d’une nouvelle métamorphose. Le chapitre XII, avant la « Wiederholung » finale, est lui-même composé d’une « Récapitulation et transition » [« Rückblick und Übergang11 »]. Enfin, la conclusion ou récapitulation finale implique le lecteur dans de nouveaux développements : « Ich wünsche, dass gegenwärtiger Versuch, die Metamorphose der Pflanzen zu erklären, zu Auflösuong dieser Zweifel einiges beitragen, und zu weiteren Bemerkungen und Schlüssen Gelegenheit geben wöge12». L’essai de Goethe contient donc en germe tous les développements futurs.

14La métamorphose de l’œuvre scientifique de Goethe connaît en 1831 une nouvelle « stase », alors que Goethe collabore à l’édition de ses œuvres complètes à Tübingen. L’édition posthume des tomes consacrés à l’œuvre scientifique se distingue des « cahiers » à la fois par le développement et la réécriture des textes consacrés à l’histoire des travaux botaniques et ostéologiques de l’auteur qui, au sein de l’œuvre, constituent une véritable trame, par l’ajout de nouveaux textes consacrés à la réception des travaux antérieurs de l’auteur et par la structuration des travaux consacrés à la météorologie en un chapitre consacré à « Versuch zur Wittungslehre ».

15L’intérêt de Goethe pour la météorologie devient systématique à partir de l’installation à Weimar en 1815 d’une station d’observation et de la découverte dans un article des Annalen der Physik13 de l’Essay on the Modifications of Clouds de Luke Howard, publié pour la première fois en 1803.

16Les premières éditions de l’ « œuvre » scientifique ont toutes en commun de faire figurer ensemble, dans les cahiers ou chapitres consacrés aux études de la Nature, le poème que Goethe a écrit en hommage à Howard, des pièces biographiques, des extraits des observations de nuages consignées par Goethe sous la forme d’un journal et, plus tardivement, à partir de 1825, des traités sur la météorologie. En 1833, dans le tome 51 de l’édition des œuvres complètes de Goethe, le chapitre consacré à la météorologie est composé respectivement d’une préface intitulée « Wolkengestalt nach Howard »14 où Goethe écrit l’intérêt de la terminologie de Howard pour le peintre et le poète et évoque ses journaux, d’un texte explicatif consacré à la terminologie de Howard, d’un journal d’observation des nuages daté de 1820 où Goethe pratique la terminologie de Howard, du poème d’hommage qui sera lui-même publié en 1865 dans la troisième édition de On the Modifications of Clouds, puis de la biographie de Howard composée à la première personne à partir d’éléments biographiques réclamés par le poète et introduite par quelques lignes où Goethe revient sur l’intérêt du travail de Howard pour celui qui cherche, en matière de botanique ou de zoologie, la forme de l’informe [« die Formung des formenlosen15 »]. Les recherches de Howard sont aux yeux du poète l’incarnation de la synthèse qu’il a lui-même entreprise entre un structuralisme formel et une conception dynamique de l’art et de la Nature16.

17Comme l’écrit Anouchka Vasak, « le nuage indique la voie ; celle du refus de la clôture et des frontières entre les disciplines et les genres, celle du continu plutôt que du discret17 ». Les éditions successives et diverses des travaux de météorologie publiés par Goethe posent les questions du statut de l’« œuvre » scientifique et relèvent d’une recherche de la poétique du texte savant supposé coïncider dans sa forme avec la Nature changeante ; elles bouleversent les normes littéraires et poétiques en vigueur. Ajoutons que la biographie de Howard raconte le destin d’un « amateur » comme le fut Goethe lui-même.

18Car l’unité de l’ensemble de l’œuvre scientifique de Goethe, dans les années 1830, repose aussi sur la récurrence, dans les tomes savants, des préfaces, post-faces et autobiographies où l’écrivain se met lui-même en scène18. Déjà en 1817, le sous-titre choisi pour chacun des cahiers formait entre les divers travaux le « fil rouge » de l’œuvre en rattachant chacune de ses composantes aux expériences et aux événements vécus par l’auteur. En 1820, Goethe avait déjà composé une « Histoire des travaux anatomiques de l’auteur ». Cette première histoire fait écho à l’« Histoire de mes études botaniques » (1831) dont une forme plus réduite était parue dans l’introduction des Cahiers en 1817 ; les autobiographies scientifiques font l’objet de récapitulations et de nouveaux développements, incarnant à leur tour la dynamique de la métamorphose.

Goethe et l’histoire des sciences : nouvelle métamorphose

19Il ne serait pas tout à fait juste de séparer, dans l’œuvre de Goethe, ce qui relève de l’histoire des sciences de ce qui relève de la science. L’Histoire participe pleinement, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, de la fondation de nouvelles disciplines savantes ou, du moins, de nouvelles voies savantes qui entendent, au sein d’une discipline consacrée, en faire évoluer les objets, les méthodes et les critères19. Goethe lui-même justifie, dans la préface de l’édition en 1810 des deux tomes du Zur Farbenlehre, l’ajout d’un quatrième volume de « matériaux » en ces termes : « La troisième partie reste donc consacrée aux travaux préliminaires et recherches des historiens. Nous disions plus haut que l’histoire de l’homme, c’est l’homme ; on peut bien affirmer aussi que l’histoire de la science, c’est la science20».

20Les deux éditions et traductions françaises, par Martins et Faivre, de l’œuvre scientifique de Goethe participent d’ailleurs, sous couvert de faire connaître l’importance des découvertes savantes du poète, de la défense, en France, du « transformisme » ou, du moins, de la variabilité des espèces. Lorsque Charles Martins, protestant genevois et docteur en médecine comme Linné avant lui, décide de consacrer ses études à la traduction et à l’annotation des « Œuvres d’histoire naturelle de Goethe », Auguste Pyrame de Candolle a donné déjà en 1827 l’Organographie végétale et en 1831 la Physiologie végétale et payé son tribut à Goethe tout en ayant soin de louer en lui moins le savant que le « poète qui a pressenti21 ».

21Or Charles Frédéric Martins, précepteur des enfants d’Auguste Pyrame de Candolle, a volontiers adopté les thèses de son premier maître et a contribué à son tour à en forger la légitimité ; démontrer, au moins en partie, la valeur savante des travaux scientifiques de Goethe est offrir aux tenants de l’organographie un partisan de plus dans la sphère savante.

22Comme Charles Martins, Ernest Faivre (1827-1879) est docteur en médecine, ancien élève de Claude Bernard et auteur d’une thèse consacrée aux générations spontanées. L’édition des œuvres scientifiques de Goethe marque en quelque sorte son entrée en histoire naturelle. Il prendra part d’ailleurs au débat sur la variabilité des espèces22. Tenter d’introduire ou de réintroduire Goethe dans le paysage de l’histoire des sciences naturelles revient à composer une nouvelle histoire des sciences qui, en acte, consacre de facto les théories défendues par les traducteurs.

23Le plus étonnant est que Faivre critique les partis pris de Goethe en matière d’histoire des sciences sans mesurer que les présupposés qu’il dénonce sont ceux qui président à son propre ouvrage. Traitant au chapitre IV du traité des couleurs, Faivre s’attarde sur l’histoire des découvertes retracée par Goethe : « on croirait que le poète n’a écrit l’histoire de la science que pour donner plus d’autorité à ses singulières théories, en les rattachant aux traditions du passé23 ». L’historien demeure aveugle à l’un des aspects essentiels des écrits « historiques » de Goethe : leur réflexivité. Car la grande originalité de Goethe, en matière d’histoire des sciences, est non seulement de donner à ses considérations historiques un tour autobiographique mais aussi de déconstruire scrupuleusement les règles de l’écriture de l’histoire des sciences pour en proposer une nouvelle approche.

24L’« Histoire de mes études botaniques », était initialement intitulée en 1817 « Der Verfasser teilt die Geschichte seiner botanischen Studien mit ». Le titre originel faisait du récit lui-même le sujet du propos. Retraçant plus tard les débats académiques entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, Goethe ouvrait le dernier des articles en 1832 par une citation de Montaigne : « Je ne juge pas, je raconte »24 et ajoutait, empruntant de nouveau sa déclaration à un écrivain français : « Les hommes de génie ont souvent une manière particulière de présenter les choses ; ils commencent par parler d’eux-mêmes, et ont la plus grande peine à s’isoler de leur sujet. Avant de vous donner les résultats de leurs méditations, ils éprouvent le besoin de vous dire où et comment ils y ont été menés ». C’est l’occasion que saisissait Goethe pour retracer une nouvelle fois ses propres recherches et travaux.

25Les détracteurs de l’écrivain ne manqueront pas de souligner la grossièreté de la stratégie qui consiste à s’assurer, par soi-même, une place dans l’histoire des sciences. Mais l’autobiographie est selon Goethe l’incarnation même de l’histoire des sciences qu’il pratique : « Hiebei möchte man bemerken, daß der Gang meiner botanischen Bildung einigermaßen der Geschichte der Botanik selbst ähnelte25 ». Goethe choisit de mettre ainsi en évidence (bien avant la sociologie des sciences), par la prise en compte d’événements biographiques et humains, la différence qui peut exister entre ce que Hans Reichenbach, bien plus tard, nommera le contexte d’expérimentation [« context of experience »] et le contexte de justification [« context of justification26 »].

26L’histoire des études anatomiques et celle des études botaniques s’attardent sur les raisons pour lesquelles le jeune savant n’a pu publier ses travaux à temps ; dans le cas de l’os intermaxillaire, l’auteur souligne l’étrange résistance de son maître Loder qui loua la découverte mais en refusa les conséquences et contribua à décourager ainsi le jeune savant27. L’histoire des études botaniques est davantage l’occasion d’opposer les « amateurs » [« Dilettante28 »] aux savants et de dénoncer le cliché suivant lequel un poète ne peut être savant29.

27À ces présupposés, Goethe répond en soulignant l’importance de l’expérience et de l’observation qui font de l’amateur un savant et en montrant la manière dont ses facultés poétiques l’ont amené non seulement à ouvrir de nouvelles voies et lutter contre le dogmatisme. C’est parce qu’il était poète qu’il put se détacher de la tendance exclusive à l’analyse et à la classification :

 […] so denke man mich als einen gebornen Dichter, der seine Worte, seine Ausdrücke unmittelbar an den jedesmaligen Gegenstände zu bilden trachtet, um ihnen einigermaßen genugzutun. Ein solcher sollte nun eine fertige Terminologie ins Gedächtnis aufnehmen […] 30.

28C’est aussi parce qu’il est dramaturge que Goethe peut s’inscrire dans l’histoire collective des sciences. Dans le bref essai intitulé « Verstaübung, Verdunstung, Vertropfung » inséré en 1817 dans le Zur Morphologie, Goethe rend compte de la théorie du botaniste Schelver et ajoute :« Überhaupt sollte man sich in Wissenschaft gewöhnen, wie ein anderer denken zu können ; mir als dramatischem Dichter konnte diess nicht schwer werden, für einen jeden Dogmatisten freilich ist es eine harte Aufgabe31 »: l’auteur dramatique, parce qu’il est formé à la mimésis, est donc apte aussi à s’inscrire dans le progrès des sciences et à en infléchir le cours.

29Si les morceaux autobiographiques goethéens sont destinés à infléchir l’histoire des sciences, c’est par leur forme très répétitive ; puisqu’il faut qu’une idée soit longtemps répétée pour être acceptée par les savants, la répétition des mêmes idées et des mêmes découvertes par Goethe informe le contexte de réception de l’œuvre en plaidant pour la complémentarité de la synthèse poétique et de l’analyse savante, le rôle des amateurs, l’importance, en science, de la convenance entre la forme et le fond. Les récapitulations, distillées aux différentes étapes de la carrière savante, miment parfaitement l’idée même de la coïncidence de la « Nature » vivante avec la forme du discours qui doit la dire.

La métamorphose comme poétique savante

30Loi du développement végétal, la métamorphose pourrait bien valoir aussi sous la plume de Goethe comme principe poétique de l’écriture savante. L’écrivain allemand est d’ailleurs le premier à établir une forte analogie entre la plante et l’écrit qui en explique le développement. Au moment de décrire, en plus de l’histoire de ses études, « l’influence de l’essai sur la métamorphose des plantes et développement ultérieur de cette doctrine », en 1831, Goethe évoque les gravures et les dessins qu’il confia en 1791 au docteur Batsch qui dispensait un cours consacré à une « introduction à la physiologie botanique selon les principes de l’illustre Goethe ». L’écrivain se réjouit du succès de ces cours et ajoute : « In wiefern der Same, den er damals ausgestreut, irgendwo gewuchert, ist mir nicht bekannt worden32 ». La métaphore est explicite et désigne les travaux de Goethe comme une semence « Same » que l’on répand et qui foisonne [« wuchern »]. Quelques lignes plus loin, Goethe, à nouveau file la métaphore lorsqu’il évoque le mémoire de Kieser sur l’organisation des plantes : « Auch von diesen Schriften darf man behaupten, dass die Metamorphose nicht bloss dem fertigen Stamme [« tige »] aufgepfropt, sondern Grund und Seele des ganzen ist33 ». Ce qu’évoque Goethe, en usant de l’expression « die Metamorphose » n’est pas seulement l’idée de la métamorphose mais son Essai sur la métamorphose des plantes.

31Loin de séparer l’écriture littéraire du fond savant, comme le faisait Ernest Faivre, Goethe élabore l’idéal poétique d’un écrit savant qui, par sa forme même, puisse refléter les théories décrites, renouvelant du même coup la définition même de l’œuvre de science et les formes possibles de l’écrit scientifique.

32En témoigne sans doute l’usage que fait parfois l’écrivain de poèmes au sein de ses travaux scientifiques. En 1817, dans Zur Morphologie, il insère une élégie au sein d’un paratexte consacré au « Destin du livre imprimé » en conférant à ce poème une double visée. Dans le cours du récit, ce poème met en vers le processus de la métamorphose (HA, p. 107) :

 Dich verwirret, Geliebte, die tausendfältige Mischung/ Dieses Blumengewühls über dem Garten umher ; Viele Namen hörest du an und imme verdränger, Mit barbarischem Klang, einer der andern im Ohr./Alle gestalten sind ähnlich, und keine gleichet der andern ;/ Und so deutet das Chor auf ein geheimes Gesetz, Auf ein Heiliges Rätsel. /O, könnt’ich dir, liebliche Freundin,/ Überliefern sogleich glücklich das lösende Wort 34.

33Il est donc un équivalent poétique des principes qui ont dicté l’écriture de l’essai. Et Goethe, faisant là œuvre de poète au sein d’une œuvre savante, unit en acte ce que ses lecteurs ont tendance à séparer. Mais l’écrivain justifie la présence de ce poème en des termes curieux :

Da versuchte ich diese wohlwollenden Gemüter zur Teilnahme durch eine Elegie zu locken, der ein Platz hier gegönnt sein möge, wo sie, im Zusammenhang wissenschaftlicher Darstellung, verständlicher werden dürfte, als eingeschaltet in eine Folge zärtlicher und leindenschaftlicher Poesien 35.

34La déclaration peut sembler paradoxale : le poème n’est pas destiné seulement à expliquer la théorie savante à ceux qui refusent d’entendre le langage de la science ; c’est le discours savant qui l’entoure qui rend le poème plus clair. C’est dire que la « poésie » n’est aux yeux de Goethe aucunement un simple ornement, voire une méthode de séduction et de diffusion mise au service de l’obscurité du vocabulaire savant.

35Il arrive aussi que le savant revendique la forme poétique de ses écrits scientifiques. Dans le second tome des cahiers Zur Morphologie, au sein du compte rendu très aride a priori d’un ouvrage consacré par E. d’Alton, en 1821, à la comparaison des squelettes des pachydermes, surgit une excuse sous forme de défense de l’usage d’une prose poétique :

Man erlaube uns einigen poetischen Ausdruck, da überhaupt Prose wohl nicht hinreichen möchte. Ein ungeheurer Geist, wie er im Ozean sich wohl als Walfisch dartun konnte, stürzt sich in ein sumpfigkiesiges Ufer einer heissen Zone36.  

36Ici la poésie, ou plus exactement la prose poétique permet au savant d’évoquer, comme en une expérience de pensée, la « naissance » des pachydermes et d’illustrer en quelque sorte une possible « évolution » des espèces.

37Plutôt donc que le discours aride de la science qui classe et désigne, la prose poétique peut permettre au savant de guetter, dans la Nature, le mouvement et les transformations. Cela ne signifie aucunement que Goethe entende identifier l’écriture savante et l’écriture poétique. Goethe décrit ainsi sa méthode savante en la distinguant des pratiques de l’artiste dans « Der Versuch als vermittler von Objekt und Subjekt » :  

Man hat daher in wissenschaftlichen Dingen gerade umgekehrt zu verfahren, wie man es bei Kunstwerken zut un hat. Denn ein Künstler tut wohl, sein Kunstwerk nicht öffentlich sehen zu lassen, bis er es vollendet hat, weil nicht leicht jemand raten noch Beistand tun kann ; ist es hingegen vollendet, so hat er alsdenn den Tadel oder das Lob zu überlegen und zu beherzigen, solches mit seiner Erfahrung zu vereinigen und sich dadurch zu einem neuen Werke auszubilden und vorzubereiten. In wissenschaflichen Dingen hingegen ist es schon nützlich, jede einzelne Erfahrung, ja Vermutung öffentlich mitzuteilen, ja es ist höchst rätlich, ein wissenschaftliches Gebäude nicht eher aufzuführen, bus der Plan dazu und die Materialen allegmein bekannt, beurteilt und ausgewählt sind 37.

38La déclaration semble prémonitoire. Elle pose également en principe certaines des caractéristiques de l’écrit scientifique dont le sens, sinon la forme, doit être inachevé. Or ces caractéristiques relèvent de ce que le texte allemand nomme « Versuch » ou « Essai » au sens poétique aussi du terme, là où la traduction française préfère l’« expérience ». L’inachèvement de l’œuvre scientifique n’est pas son inaboutissement ; il est consubstantiel, selon Goethe, à la disproportion entre la Nature et l’esprit humain38. L’inachèvement de l’œuvre savante n’est donc pas liée à des oublis volontaires ou à des questions non résolues ; il est consubstantiel à la disproportion entre la Nature et l’esprit humain.

39Partant donc de considérations épistémologiques et scientifiques, l’écrivain apporte au problème de l’application de formes poétiques a priori à une Nature toujours mouvante des solutions propres et dépasse l’aporie selon laquelle la découverte de nouvelles lois savantes ne saurait se dire sous la forme de grilles génériques préétablies. Aussi propose-t-il, en matière de poétique savante, le modèle générique de l’essai, souvent pratiqué par lui. L’écriture fragmentaire constitue une autre réponse poétique possible à l’inachèvement essentiel de la découverte savante. Elle est le point de départ d’études à venir qui complèteront ou parachèveront le propos. S’engage ainsi une collaboration entre l’auteur et le lecteur qui a pour tâche de poursuivre les expériences du premier. La fragmentation peut soit être le principe de textes qui, comme « Die Natur », se composent d’aphorismes, soit le principe de composition des traités à venir :  en 1820, Goethe a réuni ses explorations géologiques en les faisant précéder par une introduction intitulée « De la géologie en général » dont la conclusion est significative :  « Dies alles liegt wohlgeordnet und erfreulich beisammen ; der Vorsatz aber, etwas Auslangendes hierüber zu liefern, erlosch in einem frommen Wïnsche, wie so vieles, was ich für die Naturwissenschaft unternommen und gerne geleistet hätte39 ».

40La participation du lecteur est intégrée à l’écriture savante elle-même, soit qu’il ait à établir un lien entre des éléments discontinus, soit qu’on l’invite à refaire et à poursuivre le chemin parcouru par l’auteur. Zur Farbenlehre use des deux solutions à la fois. Le traité est « complété » in fine, en 1810, par des parties historiques ou des fragments destinés en apparence à permettre au lecteur de retracer lui-même l’histoire des découvertes de l’auteur et de juger ainsi de la pertinence et de la légitimité savante de ses travaux. Mais Goethe y use aussi d’illustrations qui sont autant d’expérimentations pour le lecteur. En ce sens, le traité des couleurs rejoint les nombreux textes de botanique ou d’ostéologie que Goethe dit inachevés pour n’avoir pu les assortir à temps de planches qui redoublaient le texte en permettant au lecteur, en quelque sorte, de le recomposer et de le vérifier. C’est donc au lecteur que revient in fine, de collaborer avec l’auteur pour développer son texte savant en une nouvelle métamorphose. L’écrit savant est l’expression poétique de la méthode scientifique de l’auteur ; il est l’expérience entendue comme médiation entre le savant et le lecteur.

41En 1845, Alexander von Humboldt rend un homme appuyé à Goethe dans Kosmos. Entwurf einer physischen Weltbeschreibung : « Qui a plus éloquemment invité ses concitoyens à […] renouveler l’alliance qui, dans l’enfance de l’humanité, unissait en vue d’une œuvre commune la philosophie, la physique et la poésie ? 40». Or le naturaliste allemand contribue lui-même à « renouveler » cette alliance au sein d’un texte qui sans cesse, par sa forme et sa structure, mime les grandes lois du « Kosmos41 ». Goethe n’est en aucun cas le seul savant, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, à réfléchir en acte à la possibilité d’une poétique des écrits scientifiques qui reposât sur la conformité de la forme et du fond. Appréhender l’œuvre scientifique de Goethe ne revient donc pas seulement à dresser la liste des découvertes qui lui ont été attribuées a posteriori ou encore à réclamer en son nom le statut de « précurseur ». Une telle approche s’accompagne nécessairement de l’étude de la manière dont l’écrivain, savant et poète, définit au cœur de ses travaux la notion même d’« œuvre » scientifique et propose des modèles formels aux savants. Sans doute n’est-il pas anodin qu’il constate alors, comme Humboldt lui-même, la conformité du genre de l’essai ou de la pratique du fragment avec l’élucidation des lois de la Nature42.