Colloques en ligne

Isabelle Goncalves

La lectrice de Sade : une femme qui rit ?

1« Sade, auteur comique ? » : gageure, utopie consolatrice ou renouveau des études sadiennes ? Valoriser en 2014, comme l’a fait le colloque « Sade en jeu » en lui consacrant deux sessions, la présence du comique chez Sade, comporte un aspect tout à la fois novateur et polémique. La question se pose de savoir quelles conditions ont permis l’émergence d’une telle thématique aujourd’hui et la convergence des différentes propositions débattues lors de cette rencontre autour de Sade. L’aspect comique de l’œuvre sadienne s’est trouvé en effet non seulement délaissé – cela est fréquent chez les auteurs non comiques1 - mais également, bien qu’effleuré et signalé, n’a jamais suscité suffisamment d’intérêt pour mériter une étude approfondie2. Peur de déroger à la doxa sadienne du sérieux et de l’ennui, de l’effroi et de la pornographie ?

2Est-ce cependant ériger un nouveau tombeau à notre auteur – lui qui n’en voulut guère – que de le traiter en badin baladin, ou bien créer une intéressante nouvelle persona à celui qui, diabolisé, divinisé, maintes fois réifié, désormais normalisé, comme le rappelait aussi le texte de l’appel à contribution, ne s’appartient plus depuis longtemps ? Si ces questions dépassent notre propos, « Sade en jeu » offre une nouvelle perspective, celle de confronter plusieurs regards sur le fil rouge de Sade : comment le lire ? Avec sérieux ou avec humour ?

3Au-delà de la question des virtualités comiques de l’œuvre sadienne, s’interroger sur la place de la lectrice chez Sade et faire de cette lectrice une femme qui rit ne va pas de soi. Sade est-il un auteur comique, et, a fortiori pour les femmes ? C’est cette possibilité de l’existence d’un rire féminin que nous allons dans un premier temps discuter.

4Poser la question du rire de la femme qui lit Sade, qui jouerait avec Sade, mettrait le texte en jeu, voire en joue, peut être envisagé comme la réponse par excellence à la question « peut-on rire avec Sade ? » posée par le colloque, variation plaisante du « Faut-il brûler Sade ? ». Or, l’ouvrage de Simone de Beauvoir, de nouveau d’actualité, relance la lecture de Sade : si, il y a soixante ans, une femme philosophe et féministe pouvait envisager cet autodafé proclamé, qu’en est-il hic et nunc ? Peut-on aujourd’hui envisager que la lectrice de Sade puisse rire en le lisant ? Peut-on le lui proposer ? La question de la spécificité d’une réception féminine de Sade pose celle, problématique, de l’existence d’une « nature féminine3 » mais de fait, la question du comique se pose avec davantage d’acuité encore pour la lectrice que pour le lecteur. Pourquoi ?

5Imaginons…

6Je suis une femme.

7Je lis des romans dans lesquels les femmes sont torturées à l’envi.

8Je suis révoltée, indignée, horrifiée.

9Je ne peux pas en rire.

10Le couperet tombe sur la lectrice : a priori, du fait du sort réservé aux femmes par Sade écrivain, la lectrice de Sade ne peut pas rire. Élisabeth Badinter, dans un numéro fameux de l’émission culturelle Apostrophe, en 1985, a cette réaction : elle lit et ne rit pas. Elle lit sérieusement. Ce qu’elle lit est horrifique. Elle adopte une position qui inscrit sa lecture dans celle d’un Sade pasolinien comme préfiguration du fascisme. Bernard Pivot, animateur de l’émission, lui suggère le mot « nausée » pour qualifier l’effet de l’excès sadien, elle le refuse, puis l’accepte en rapprochant cette « litanie d’excès » de la « jouissance des tortionnaires », « chez les fascistes par exemple », nous dit-elle. Si Sade, depuis, a été dénazifié, le préjugé demeure tenace, voire féroce.

11Néanmoins, cette réaction figure un des modèles de réception féminine possible : l’horreur devant la barbarie ne peut être prise avec humour. Le « je » féminin ne peut en rire, structurellement, parce que les femmes sont opprimées4. Si l’on tient compte de cela, le spectacle de femmes dominées, asservies, torturées, massacrées, utilisées, n’échappe pas suffisamment au réel pour relever du seul domaine de l’imaginaire et autoriser toutes sortes d’émotions. Fiction et réalité dérangeante se confondraient, empêchant le rire.

12Qu’est-ce, en effet, que le rire ? Une réaction physiologique au risible5 qui est volontiers dirigée à l’encontre du dominant6. C’est alors le ridicule du fort qui excite le rire : se moquer de la victime ne prête pas à rire, on ne moque pas le faible7. Sade au demeurant, pour nous faire rire, dans le pan comique de son œuvre – puisqu’il est avéré, s’il n’est un auteur comique, qu’il a une œuvre comique, ses contes, historiettes et fabliaux, dont la récente édition de Stéphanie Genand8 souligne cette dimension de l’écriture – insiste, dans Le Président mystifié, sur l’état de son personnage comique. L’auteur prend ainsi soin de souligner le fait que celui qu’on va tourner en ridicule est homme de robe et que sa fonction, annoncée par le titre, est celle de Président au Parlement d’Aix. Et c’est bien elle qui le rend apte à exciter nos ris. Viser à abêtir, enlaidir, ridiculiser, souligner les vices de qui incarne la loi et l’autorité est un moyen traditionnel sûr d’atteindre au comique : le conte utilise également en cela le castigat ridendo mores, ressort de la comédie classique. Si le rire suit une chute sans gravité, un déséquilibre momentané d’un corps ou la vision d’une difformité quelconque ou d’une disconvenance, comme l’explique un de premiers traités qui lui est consacré à l’âge moderne9, le rire redouble cependant selon le rang de la victime :

[N]ous rions sans comparaison plus, si un grand et notable personnage, qui s’étudie à marcher d’un pas fort grave et compassé, chopant contre une pierre lourdement, tombe soudain au bourbier. Cela est bien laid, et n’a lieu de pitié : sinon qu’il fût notre parent, allié, ou grand ami : car nous en aurions honte et compassion10.

13Ce personnage grotesque, le président de Fontanis (et on connaît le goût de Sade pour l’onomastique explicite), exemplaire du comique de Sade à bien des égards, ne provoque pas la pitié, qui est une condition du rire selon Joubert car « le Ris cède à compassion […] Ce que nous voyons de laid, difforme, déshonnête, indécent, malséant, et peu convenable, excite en nous le ris, pourvu que nous n’en soyons mus à compassion 11 ». Le « ris » ne doit pas prendre le risible en pitié. C’est l’absence de compassion qui, mise en scène par le texte du Président mystifié, notamment grâce à l’identification du lecteur aux protagonistes mystificateurs, tous jeunes, heureux, libres et rieurs, autorise un rire en bonne conscience. Ce conte de Sade illustre parfaitement les principes du traité de Joubert. La proposition qui en découle est que lorsqu’on moque le faible, cela ne nous fait pas rire. Joubert souligne également en termes très imagés, comme deuxième caractéristique permettant de rire d’un personnage haut placé, son indignité :

Mais il n’y a rien tant difforme, et qui fasse moins de pitié, que si ce même personnage est indigne du rang qu’il tient, et de l’honneur qu’on lui fait : s’il est haï de chacun pour sa fierté, et excessive boubance, ressemblant à un singe vêtu d’écarlate, comme dit le proverbe12.

14La « boubance » et le « singe vêtu d’écarlate » semblent particulièrement caractériser l’anti-héros du conte de Sade.

15Si l’on rit avec Sade selon de tels principes, il faut qu’on n’éprouve point de sentiment de pitié : on ne peut donc pas rire de tout avec Sade. Et surtout pas n’importe qui. Que serait en effet une femme qui rirait de ses sœurs martyrisées ? Une femme qui aurait mangé de la sardoine la rendant rieuse, cédant ainsi au rire « sardonique », au sens où le définit Jaucourt, soit « un ris qu'on est obligé d'affecter sans en avoir le moindre sujet, ou lorsqu'on aurait plutôt lieu d'être triste ou en colère13 » ? Une femme métaphoriquement « malade », qui ne rirait pas de bon cœur ? Un rire contraint ?

16« Tristes » ou « en colère », cependant, toutes les lectrices de Sade ne le sont pas. Et, à moins de considérer que forcer la lectrice à rire serait une torture supplémentaire de Sade infligée aux femmes, à l’image de ce que certains de ses libertins font subir à leurs victimes14, l’hypothèse de l’existence d’un rire féminin se poursuit. Toutes les lectrices de Sade, en effet, ne s’entendent pas sur ce point, celui de l’avilissement des femmes par Sade, avilissement qui empêcherait l’éclosion d’un rire féminin. Cette position, qui est celle de certaines féministes, semble dépassée, si l’on en juge par le récent essai au titre éloquent de Sade et les femmes, paru sous la direction de Stéphanie Genand et Anne Coudreuse15. On peut également évoquer Marie-Paule Farina, lectrice amatrice de Sade qui a publié un petit essai très allègre, Comprendre Sade, aux éditions Max Milo16, prouvant combien une lectrice peut non seulement lire, rire, de ou avec, et comprendre Sade.

17Qu’en est-il cependant des hommes ? Quel sort Sade réserve-t-il à ses victimes masculines ? Ses personnages masculins sont-ils toujours valorisés ? Examinons rapidement, si la femme est avilie, ce qu’il en est de l’homme.

18Premièrement, l’homme est également avili. Il suffit de penser à la mixité des sérails, que ce soit chez le chirurgien Rodin dans Justine ou les malheurs de la vertu, ou dans Les Cent vingt journées de Sodome, et à la parité qui règne parmi les sujets. Sur ce point précis, on peut également préciser qu’on ne relève pas de trace de sexisme dans le règlement de la « Société des Amis du Crime » dans Juliette ou les prospérités du vice. La prédisposition, du reste, à user de ces sujets par l’orifice qu’ils ont en commun ajoute encore à la confusion – et à la parité – entre les sexes.

19En ce qui concerne la seconde catégorie des personnages romanesques, les maîtres, les libertins, doit-on les envier ? Sade en a-t-il fait des personnages positifs à la gloire des hommes17 ? Il suffit de penser au duc de Blangis, héros de cette épopée inversée que sont Les Cent vingt journées de Sodome pour répondre, quand on sait que cet ogre, cet Hercule, a la couardise d’un enfant de cinq ans.

20Mais la principale raison avancée par les féministes ou lectrices sadianophiles (versus les sadianophobes) est la création par Sade de belles héroïnes féminines qui ne sont pas avilies et qui prennent, à l’égal des hommes, leur destin en mains. On pense, pour les libertines, à la Delbène et à Saint-Ange du côté des mentors et, évidemment, du côté des disciples surpassant le maître, à Juliette, que brandissent en étendard toutes les féministes sadiennes. On ajoutera une hybride, une troisième voie, un troisième genre avec la singulière Léonore, héroïne non éponyme du non moins singulier roman d’Aline et Valcour. Ces personnages féminins permettent l’existence d’une identification féminine, d’une échappée dans l’obscurité du texte sadien. Ainsi, dès 1977, dans le numéro 14-15 de la revue Obliques, consacré à « la femme surréaliste », où interviennent Xavière Gauthier, pour dénoncer la confiscation par les hommes de la possibilité pour les femmes de créer, et Annie Le Brun pour « Lâchez tout », Béatrice Didier écrit, dans « Juliette femme forte de l’écriture sadienne» : « Les féministes n’aiment pas Sade : elles lui reprochent d’avoir laissé surtout des portraits de femmes-esclaves18 ». Elle va s’efforcer de prouver la supériorité et la liberté du personnage de Juliette. La même année, Chantal Thomas écrit « Juliette, ô Juliette », qui va ensuite clore son essai Sade, la dissertation et l’orgie, réédition de Sade, l’œil et la lettre. Noëlle Chatelet, quant à elle, dans la préface de son édition de Justine ou les Malheurs de la vertu, apostrophe violemment les féministes anti-Justine : elle défend l’autre sœur, la tâche est plus ardue, le personnage moins univoque. Elle avait auparavant créé le monstre « Juline », « amalgame » des deux sœurs19. Notons qu’elle a été la seule femme à intervenir dans le numéro d’Obliques consacré à Sade. Annie Le Brun, quant à elle, voit en ces personnages féminins sadiens forts « le plus beau cadeau qu’on ait jamais fait aux femmes20 », ce qui est la déclaration la plus forte qu’on puisse trouver.

21Un autre argument, fréquemment avancé par les lectrices conquises, outre l’existence de personnages féminins extraordinaires, est le texte contenu dans le cinquième dialogue de la Philosophie dans le boudoir : Français encore un effort si vous voulez être républicain. Prudence, toutefois, sur l’interprétation de ce texte ambigu : les femmes spécialistes de Sade ne s’accordent pas. Certaines, telle Noëlle Chatelet, se souviennent du début du texte, et négligent les clausules de certaines périodes ; d’autres, comme le faisait remarquer Florence Lotterie lors de la journée Sade lecteur de Rousseau21 soulignent que les femmes sont libres, mais jusqu’à un certain point, le point de l’homme : la femme, même libre, doit lui demeurer soumise. Mais si ce texte conserve une ambivalence quant à la volonté avérée de son auteur de prôner la libération de la femme, on note toutefois certains principes d’égalité, notamment dans le droit au plaisir : les femmes peuvent se prostituer et se livrer librement à leur plaisir, sans crainte de censure morale.

22Une fois mis en doute l’acharnement sadien contre les femmes, on peut avancer une autre réponse féminine, et donner enfin la parole à Annie Le Brun qui, répondant à Élisabeth Badinter, nous permet de nous intéresser à l’aspect générique du texte sadien : pour elle, le manque de réalisme de cette écriture, ses outrances et ses excès, lui confèrent l’apparence d’un conte de fées. Mais on peut également (et avec une feinte candeur) s’interroger pour savoir si la lectrice ne serait pas un lecteur comme les autres.

23En conclusion, l’homme est également maltraité chez Sade, et certaines héroïnes ont le beau rôle. Dès lors, si Sade est drôle, il peut l’être autant pour la lectrice que pour le lecteur. Et cela posé, puisque notre objet porte sur les aspects comiques de l’œuvre de Sade, il convient, dans un deuxième temps de s’interroger sur ce que le rire apporte à la femme, sur la nature de ce rire.

24Si la lectrice de Sade rit, de quel rire s’agit-il ? On peut envisager deux sortes de rires féminins possibles. Ils illustrent deux des fonctions reconnues du rire : la défense et l’attaque, ici, le déni et le pouvoir.

25Le rire peut être un moyen de déni, une manière de supporter l’horreur chez Sade, de la neutraliser. C’est un aspect du rire largement étudié, qui soulignerait l’impuissance du rieur. Mais ce n’est ni celui des personnages féminins victimes, qui n’ont que leurs yeux pour pleurer, ni celui des chercheuses féministes. Le rire peut ainsi permettre la mise à distance du texte. Il permettrait aux femmes de se prémunir contre la violence du texte. Il s’agit d’un rire de défense, d’un rire contre l’effroi. Ne peut-on aussi penser, comme variante affaiblie, au rire de malaise : on rit pour lutter contre le mauvais goût ? C’est le rire de la compagne d’Aline, dans le roman épistolaire dont celle-ci est l’héroïne, face au fiancé-animal qui se présente. On note cependant que, dans ce début de roman, c’est l’amie, libre et heureuse, qui rit, et non la fiancée frémissante et saisie. Cela reste néanmoins un rire de victime : l’auteur la fait rire par procuration, à la place d’Aline qui, en fonction de son statut d’ingénue bientôt sacrifiée, ne le peut. La force du rire d’Eugénie, et le narrateur parle d’« attaque », au point d’être emportée et de disparaître de la scène de première vue, laisse augurer la tonalité sombre qui va bientôt s’emparer du récit et de cette catégorie de personnages dans le récit : à Vertfeuille, lieu pastoral par excellence où vivent les vertueux, le rire, comme Aline, meurt. Le rire permettrait ainsi aux femmes de nier la violence, ou de temporiser. C’est précisément le cas, un rire qui permet une temporisation, mais qu’on temporise également, chez la jeune épousée de l’affreux Fontanis qui, « maniant par-dessus les jupes la pauvre petite Téroze qui ne savait auquel céder du rire ou de la peur22 », provoque ainsi un rire de suspens – suspens de la suite, tragique ou comique, de l’aventure.

26Une deuxième voie s’ouvre au rire. Rire de Sade entraîne en effet la lectrice en deux directions opposées : soit la prise de pouvoir, soit la complicité. Complicité, en effet, car à partir du moment où la femme n’est plus écrasée par l’homme, elle peut être son égale, comme on le verra plus loin. La femme qui rit accède au pouvoir et à l’autonomie. C’est donc le rire de désobéissance à la loi du lecteur, sachant que les stratégies de lecture diffèrent selon les genres littéraires que Sade choisit d’expérimenter. Rire, pour une femme des Cent vingt journées de Sodome par exemple, me semble être une double transgression. Les lectrices adopteraient alors le rire des esprits forts, essentiellement masculins. Pour comprendre cela, il faut revenir à une des spécificités du rire sadien, dans le texte de cette œuvre-phare : « pas une parole, pas un rire » est l’interdit proféré aux petites victimes débutantes des Cent Vingt Journées de Sodome, et non, comme on pourrait s’y attendre, pas une larme. Chantal Thomas souligne, dans un court chapitre de son essai, cette ligne de partage que constitue le rire23. Elle parle également, évoquant, entre autres, ses lectures sadiennes, de « l’envie de rire qui nous saisit24 », qui saisit les femmes qui s’ébattent autour des découvertes littéraires. Rire dans l’univers sadien demeure un privilège, privilège de classe et de caste, certes, mais également de sexe, dans cette œuvre où l’indomptable Juliette n’est pas encore apparue.

27Question subséquente : pour quelle raison rire est-il un acte fort pour une femme ? Arlette Farge rappelle que le rire était interdit aux femmes au dix-huitième siècle. Le rire, en effet, c’est le corps déformé, disloqué, diabolisé et l’on sait la peur qu’a toujours inspirée le corps féminin : de la peur et conséquemment, une volonté de le contraindre.

Dans la taverne existe aussi le rire, à gorge roucoulée, des femmes, entre bouches ouvertes et lèvres tout juste séparées. Pour comprendre le rire et le sourire entre les femmes populaires du 18e siècle, il faut connaître leur rôle social et politique. Les femmes sont souvent les garantes de l’honneur familial. Elles ne peuvent « s’esbaudir », par contre elles peuvent sourire et rire entre discrétion et bonheur de séduire et d’être séduites, surtout lorsqu’elles sont jeunes, c’est-à-dire filles non mariées ou « juste femmes ». Les relations entre le monde masculin et le monde féminin ont ceci de particulier qu’elles révèlent une certaine « aisance » entre les sexes. Par ailleurs, puisque les femmes travaillent comme les hommes et habitent de la même façon l’espace public, le rire qui se délivre entre elles provoque une véritable intimidation vis-à-vis des hommes. « Dispute de femmes vaut qu’on s’y désintéresse », « Rires entre elles doit se laisser de côté » : les proverbes disent ce que ressent la population masculine face à tout ce qu’elle considère comme excès du corps féminin25.

28De même que les libertins interdisent aux victimes, garçons ou filles, de rire, les tenants de l’ordre ne voulaient pas que les femmes rient. Le rire leur est interdit, car le rire est l’animalité et la sexualité, confisquées par le texte sadien, que le rire permettrait aux femmes de récupérer. Leur corps ouvert au rire, et la prise de pouvoir sur les hommes, les personnages féminins du théâtre de Sade les assument pleinement. Une soubrette sadienne de comédie prend ainsi l’ascendant sur son interlocuteur jusqu’à le déranger. Elle illustre parfaitement le propos d’Arlette Farge. Dans Les Jumelles, à la scène deux, Marton, la suivante des deux héroïnes éponymes, ne fait que rire en réponse à ce benêt de valet qui, ignorant la gémellité, l’interroge sur le « choix » que son maître aurait à faire. Or, on ne peut les distinguer. Il s’agit d’un « rire-réponse », ce qui en soi est une affirmation de sa supériorité puisqu’il y a rupture dans le dialogue entre ces deux personnages qui relèvent du même univers. Le silence ou le rire en réponse au questionnement d’autrui appartient aux dominants. À Dumont, le valet, qui l’entretient, « mystérieusement », d’une affaire qui le dépasse, voici comment elle répond : « Ici Marton commence à rire mais finement. » ; et quand Dumont poursuit, « Marton rit ouvertement ». Dumont s’énervant (« Et bien ! pourquoi ris-tu, blâmes-tu donc cela ? ») il obtient une réponse identique : « Ses rires redoublent ». L’homme s’agace : « Es-tu folle, dis-moi, d’éclater de la sorte/ Ai-je déraisonné ? que le diable m’emporte./Je m’en vais rire aussi et dans mon gai transport/nous verrons qui des deux braillera le plus fort. » Mais, dans le théâtre de Sade, la femme ne craint pas l’homme et, si la dérisoire et comique menace laisse augurer de joyeux éclats sur scène, le personnage féminin gagne cette burlesque compétition en « riant à gorge déployée ». Cette fois-ci, elle répond vraiment, elle qui sait, alors que lui ignore ce que les spectateurs/lecteurs savent aussi : « Le choix, vraiment le choix, c’est le choix qui fait rire/Quoi tu ne sais donc pas ! ». Le rire accompagne et souligne la stupidité au sens de stupor (« engourdissement, insensibilité ») de son interlocuteur. « Elle repart d’un nouvel éclat », jusqu’à ce que Dumont la prie de s’expliquer. Là, le rire cesse « par degré26 ». Elle ne déroge cependant pas à son rôle : « Les défauts sont leur lot et le nôtre est d’en rire », dit-elle des maîtres. C’est « médire », dans la bouche du valet qui offrira la rime à « rire ». Rire reste un privilège aristocratique, mais la comédie autorise son renversement, même si les rôles demeurent codifiés, de Molière à Sade : le valet malin peut se moquer du maître.

29De ce rire de pouvoir, on passe facilement à un rire de castration, à s’aventurer ainsi sur le terrain des hommes. C’est le cas du rire de Marton puisque l’homme, sortant de sa tentative de badinage, veut savoir « qui des deux braillera le plus fort ». Le rire de sa compagne le force à accepter l’égalité, puis la supériorité de la jeune femme, du moins intellectuelle : le savoir équivaut au pouvoir ici. C’est le traditionnel rire moqueur des femmes. Jaucourt, dans son examen minutieux du « ris», donne une explication physiologique à ce rire incomplet physiquement. L’article « Ris » apparaît en toute logique dans la rubrique « Physiologie » : « On distingue plusieurs espèces de ris ; il est des ris moqueurs et méprisants, où ce ne sont que quelques muscles du visage qui agissent, sans expiration ni inspiration27. »

30Ce rire de supériorité, et non de connivence, peut devenir un rire-sanction. Sanction devant une « bévue ». L’exemple en est donné par une femme de lettres engagée des années soixante-dix : « Disons donc que ma lecture de Sade est celle d’un lecteur trop concerné, parce que femme, pour que je ne sois pas agacée par une « bévue », un non-vu symptomatique, dans la lecture qui en est faite28. » Il ne s’agit pas ici de castration, mais d’agacement devant la réception de Sade : c’est un rire de détachement car sa lecture « ne va pas sans des moments de franc fou-rire, devant tant d’agitation dépensée, quand il s’agit aussi pour ce mâle, de se convaincre de l’effective puissance de sa virilité censée garantir sa dominance29 ». Le « fou rire » n’est pas l’attaque d’un rire-panique, le rire nerveux ou le rire pour ne pas pleurer, c’est un vrai rire de détachement, de refus du pacte proposé : « tu es femme, tu as peur, tu souffres de lire, tu t’indignes et te révoltes ». Ce modèle de réaction de lecture féminine refuse le pacte de lecture et brouille l’horizon d’attente dévolu et à la femme et à Sade. Il y a du plaisir dans ce rire, devant l’agitation absurde. L’auteur, intelligemment, analyse ce rire et n’est pas dupe du présupposé misogyne qu’il reflète et qu’elle réfute : « Mais que l’on n’aille pas croire que cette lecture passe seulement par l’effroi de reconnaître la situation féminine de prostituée, ici apothéosée par un mâle poussé à la limite de l’outrance par son délire30. » Tenante d’un féminisme non radical, elle reconnaît, à l’instar d’Élisabeth Badinter qui traite également ce sujet, en 1994, dans XY. De l’identité masculine, le problème de l’angoisse masculine : « Car il y a aussi cela, comme généralement dans la littérature qui fantasme autour de l’angoisse du fait sexuel (particulièrement celle dite érotique). » Elle évoque l’« inquiétude » du « mâle » :

Il y a aussi l’inquiétude que ne peut pas nourrir un mâle, depuis des millénaires contraint de soutenir sa sacro-sainte virilité, puisqu’il en a fait le symbole de toutes ses puissances : économique, sociale, politique, familiale, le tout étant lié. Et qui à chaque instant tremble qu’elle défaille, et alors tout s’écroule … Qui tremble aussi de n’être jamais tout à fait assuré de bien posséder cet instrument particulier, la femme, à laquelle sa sexualité précisément le lie d’autre manière, « naturelle », qu’à sa charrue, à son serf ou à son ouvrier31.

31La pertinence de son analyse socio-psychologique ne l’empêche pas de nous livrer sa réaction de femme, réaction qui déstabilise le texte sadien, lui fait perdre de sa « bombance », dégonfle la baudruche de sa toute-puissance menaçante et terrifiante, pour le féminin.

Et l’on voudra bien comprendre qu’une femme puisse s’amuser benoîtement à voir le divin marquis s’empêtrer dans ses angoisses et obstinations, et trouver même légèrement cocasse, l’interminable et vaine répétition de la conjuration qu’il semble faire au sexe féminin de le rassurer quant à sa domination sur lui32.

32Cette analyse, à laquelle sa date n’enlève pas de force, est une des plus intéressantes concernant l’étude du rire féminin à la lecture de Sade. Dépassant, en outre, la lutte des sexes, terme aujourd’hui considéré comme daté, sans que la réalité ne légitime forcément cette relégation, elle réinscrit son positionnement dans la lutte des classes, question fervente à l’époque de sa réflexion et son « amusement » se retourne en « détresse », par amour de l’humanité, « car, enfin, ces mâles empêtrés dans leurs contradictions, ce sont les pères, et ce sont les frères et les fils des femmes … » :

Alors, je vois surgir en arrière de Sade la pathétique et dérisoire gesticulation à laquelle sont condamnés par l’idéologie de leur dominance sur le sexe féminin, les hommes pris dans ses filets, et qui s’y débattent33.

33On pourrait alors désormais énoncer sérieusement la proposition provocatrice et polémique suivante : si les hommes prennent Sade sérieux, les femmes en rient.

34Cependant, ce n’est pas sur un rire féminin de domination ou de castration, trop bien connu et par trop arrangeant pour le masculin, que je voudrais orienter la réflexion, dans un second temps, mais bien plutôt vers un « ailleurs et autrement », selon le titre d’Annie Le Brun, vers un ailleurs proche du rire : le plaisir.

35Qu’il existe un rire de plaisir ou un rire d’effroi ne peut que signaler une réaction à un texte fort. Les rieuses ressentiraient par conséquent à la lecture de Sade un certain plaisir. Un ouvrage de Sade pourrait-il représenter pour une femme un « livre qu’on ne lit que d’une main » pour reprendre le titre fameux de l’essai de Jean-Marie Goulemot34 ? Tremblement en terre sadienne. Un certain nombre de femmes cependant ont osé parler du plaisir ressenti à la lecture de Sade : « Pourquoi faire ma thèse sur Sade ? », s’interroge Catherine Cusset. « Je n’avais pas tellement envie de faire une thèse mais il fallait le faire, et j’ai pensé que c’était drôlement intéressant que la lecture de Sade provoque une excitation sexuelle35 ! »

36 Le rire féminin peut ainsi être la manifestation d’un plaisir, d’un accord, d’un consentement, d’un plaisir à venir, la promesse d’un plaisir. Le rire pourrait être un signal fort, donné au partenaire potentiel ou au seul corps. Si on reprend Jaucourt, en effet : « On ne rit ordinairement que parce que l'âme est agréablement affectée, c'est ce que nous éprouvons fréquemment dans nos spectacles36 ». Si l’âme est « agréablement affectée », le corps suit.

37Est-ce propter infirmitatem que la femme rit ? Peut-on rire de Sade ? La question se repose. Embryon de réponse : les contes à rire, et qui n’attaquent pas les femmes, offrent du plaisir, de la jouissance, de la jubilation au lecteur, quel que soit son sexe ou son genre. La verve provençale, l’exagération, l’outrance, le grotesque, l’accumulation, dont la litanie des excès peut inversement lasser, provoquent le rire. L’effroi, nous l’avons vu, peut être un autre mode de jouissance. Le lien du rire et de l’effroi se comprend : « j’ai peur donc je ris ». Le danger attise le rire, mais le plaisir demeure. La douleur est liée au plaisir, l’effroi au rire. Catherine Cusset évoque cette découverte : « Je me suis aperçue qu’il y avait un lien, que je n’ai pas vu pendant longtemps, entre d’un côté le libertinage, le corps et l’érotisme, et, de l’autre, l’émotion et la douleur37. » Et de même le rire des enfants qu’on chahute est empreint de peur, d’une peur néanmoins raisonnable, jouée.

38Le rire peut être noir, on peut rire de provocation38, faire un bras d’honneur à la mort, avoir un humour de carabin, se délecter de l’horreur comique. Quand on étudie le rire de Sade, en effet, on est amené à s’intéresser à d’autres productions outrancières et à analyser les réactions du public ou des lecteurs amateurs (films d’horreur, série Z…)

39En tant que latiniste et helléniste, je ne peux qu’être sensible au burlesque de Sade, sur lequel j’ai auparavant travaillé et dont j’ai parlé ailleurs39 : l’intervention de « l’aurore aux doigts de rose » sur les horreurs dionysiaques au sein des Cent Vingt Journées de Sodome demeure toujours d’une parodie intertextuelle absolument jubilatoire, susceptible de provoquer un rire quasi-homérique :

Enfin la nuit se passa comme toutes les précédentes, c'est-à-dire dans le sein du délire et de la débauche ; et la blonde Aurore étant venue, comme disent les poètes, ouvrir les portes du palais d'Apollon, ce dieu, assez libertin lui-même, ne monta sur son char azuré que pour venir éclairer de nouvelles luxures40.

40Ce qui atteste également de l’intention burlesque ici, au-delà du surgissement inopiné de la blonde déesse au sein des orgies, est l’inversion temporelle : chez Homère, Aurore ouvre la journée, ici, compte tenu de l’emploi du temps des libertins, davantage nocturne que diurne, elle la ferme. Chez Homère, elle laisse son lit : « la déesse Aurore quitte la couche du beau Tithon, pour apporter la lumière aux hommes et aux dieux. » Les libertins, eux, le rejoignent quand ils le peuvent. Chez Homère, le vers ou une de ses variantes, « dès que l’Aurore aux doigts de rose, la fille du matin, apparaît » enclenche immédiatement l’action, en l’occurrence le lever d’un des héros de l’Odyssée : « le fils chéri d'Ulysse abandonne sa couche », « ils attelèrent les chevaux et montèrent sur le beau char », « le puissant Alcinoos sort de son lit », « aussitôt Odysseus revêtit sa tunique et son manteau », jusqu’au lever royal car l’Aurore crée des dieux, divinise les hommes : « le brave Ménélas se leva de son lit, mit ses vêtements, suspendit une épée aiguë autour de ses épaules et attacha de belles sandales à ses pieds luisants. Et, semblable à un dieu, sortant de la chambre nuptiale […] ». L’aurore sadienne, elle, se mue en Circé car elle illumine des pourceaux :

ils avaient également passé leurs orgies à boire, ils avaient fait saouler leurs bardaches, ils les avaient fait vomir, ils avaient fait péter les petites filles, ils avaient fait je ne sais quoi, et sans la Duclos qui avait conservé sa raison, qui mit ordre à tout et qui les fit coucher, il est plus que vraisemblable que l'aurore aux doigts de rose, en entrouvrant les portes du palais d'Apollon, les eût trouvés plongés dans leur ordure, bien plutôt comme des pourceaux que comme des hommes. N'ayant besoin que de repos, chacun coucha seul et fut reprendre dans le sein de Morphée un peu de force pour le lendemain41.

41Le passage est exemplaire. Comment ne pas rire ? « ils avaient fait saouler », « ils avaient fait vomir », « ils avaient fait péter », tout le corps victimal exulte malgré lui. L’« ordre » et la raison reviennent sous la houlette d’une femme, mais l’Aurore ne peut leur redonner figure humaine ni l’apparence de fiers guerriers, fussent-ils seulement aptes au combat de Cythère : une mystérieuse Circé l’a précédée et il faut l’intervention d’un autre dieu, Morphée, pour espérer qu’à défaut de dignité, absente de l’épopée, la « force » revienne. Sans sang, larmes, ni souffrances autres que la contrainte, dans ce passage, ne boudons pas notre plaisir.

42Car le plaisir de la lecture existe. Sade a été lu, récemment, par une femme, et il a été trouvé drôle, et a procuré du plaisir. Isabelle Huppert qui, dans une robe rouge marquante, adoptant une gestuelle propre à chacune des deux sœurs sadiennes, a lu Sade, dans le spectacle mis en scène par Raphaël Enthoven en Avignon et salle Pleyel à Paris, pour ce qui est de la France, en témoigne :

Je n’ai pas ressenti de difficulté particulière à lire ces textes ou à les assumer. Dans la lecture, il y a une mise à distance. La voix me fait incarner les personnages de Justine et de Juliette. Donc, cela fait diversion à la violence que peut engendrer la lecture silencieuse : c’est un être vivant qui parle42.

43Elle récuse en premier lieu le topos de la violence sadienne puis précise la distinction qu’elle trouve entre les deux personnages : « L’histoire de Juliette est assez conceptuelle, mais celle de Justine est très descriptive, y compris topographiquement. Il y a un suspense, une naïveté. C’est pathétique, bien sûr, mais aussi très drôle43. » Si elle ressent le « pathétique » de Justine, elle en perçoit également la drôlerie. Sa réaction de lectrice et d’interprète est intéressante dans la mesure où, si elle crée quelque chose à partir de Sade, elle ne pense pas « sur » le sujet Sade et sa conclusion rejoint la nôtre : « Il est certain que la plupart des gens ne voient pas Sade comme un auteur comique, mais la chose que je ressens en le lisant, c’est l’humour44. » Elle précise : « Il y a aussi chez Sade un comique de l’excès, une telle accumulation de déboires qu’ils finissent par devenir drôles45. » En fin d’entretien, elle insiste, et c’est une position libre et très contemporaine, sur le « plaisir » à lire Sade : « Avec Sade, il y a l’effroi qu’on peut ressentir sur le fond, mais il y a aussi le plaisir d’une langue très voluptueuse. » Et elle écarte l’hypothèse datée, répétitive, lassante, du « danger » de la lecture sadienne : « S’il y a un risque à lire Sade, je ne l’ai pas mesuré… Mais il n’y a aucun risque à lire Sade aujourd’hui. […] Et puis, une fois que c’est fait, c’est fait : ce qui compte, c’est le plaisir de l’avoir fait46. » La femme lectrice, a fortiori professionnelle, éprouve du plaisir. Et c’est sa conclusion.

44Ce plaisir des femmes qui lisent Sade, qui rient avec Sade, ce rire de complicité, autorise la lectrice à aller plus loin. Peut-on poser l’équivalence femme qui rit/femme qui jouit ? Si l’on n’atteint pas exactement la paronomase, ne peut-on voir, dans ce doublet verbal monosyllabique, rire/jouir, une sorte d’assonance lacanienne ? La rieuse est une femme conquise : « Femme qui rit, à moitié dans son lit », si l’on en croit l’adage phallocratique et hétéro-centré, requérant silence pour l’une, parole enjôleuse pour l’autre. Au-delà du rire, se pose la question de la jouissance féminine. La lectrice de Sade : une femme qui rit ? La femme jouit-elle de Sade ?

45Monique David-Menard, philosophe et psychanalyste reconnue, répond par l’affirmative, nettement. Elle parle de masturbation47, et Éric Marty souligne son étonnement : « J’ai été très frappé par cette citation », dit-il, « parce qu’aucun homme n’a jamais écrit cela48. » Faut-il donc être femme pour reconnaître jouir de Sade ? Éric Marty souligne qu’« au contraire, les lectures de Sade restent très pudiques quand il s’agit de citer les passages obscènes49 ». Si cela lui semble paradoxal de la part des lecteurs masculins, on peut néanmoins penser à la facilité des femmes à revendiquer un plaisir sans passer pour perverses, tellement elles sont minoritaires à s’autoriser la revendication d’une sexualité libre. Majoritairement, les femmes ne peuvent s’octroyer le droit de dire « oui, je jouis », alors que la position dominante du masculin leur accorde le privilège de pouvoir et lire Sade, et jouir et écrire sur un tout autre sujet que cette excitation, banalement attachée à la littérature pornographique. Pour Éric Marty, « cet exemple montre qu’une femme peut éprouver de l’excitation à la lecture de Sade50. En lisant Monique Ménard, effectivement, nous n’en pouvons plus douter, si « tout Sade tient dans la corrélation de deux données : on ne peut lire La Philosophie dans le boudoir sans quitter périodiquement le texte pour se masturber51 ». Mais pour elle, cet acte d’auto-érotisme est un obstacle à la lecture car « il est presque impossible, sauf à séjourner longtemps dans la violence d’un texte qui accumule les occasions de faire mal à qui le lit, de se faire une idée synthétique de ses développements52 ».

46Que la visée du texte soit « de faire du mal à qui le lit » est une proposition personnelle, qu’elle justifie néanmoins par le mécanisme textuel d’un potentiel effet-Sade : « Et cela parce qu’il faut lutter contre ce texte, dont la réussite est de produire un effet de souffrance et de jouissance sur le lecteur53. » Pour elle, la jouissance produite par le texte n’est pas jubilatoire et le lecteur lutte. Elle relie, et cela est intéressant, cet effet au programme proposé : « Or, ce scénario en quoi consiste la lecture du livre est en plein accord, cette fois, avec le propos développé par « Français, encore un effort si vous voulez être républicains » : il s’agit d’instaurer un régime d’égalité où tout individu peut forcer tout autre à jouir, et d’inscrire dans la législation que telle est la source de l’égalité politique54. » Sade nous force à jouir, voilà sa conclusion. Le polyptote forcer/forçage « à jouir » ou « de la jouissance » revient à de nombreuses reprises sous sa plume : la lectrice qu’elle décrit, si elle jouit, est une lectrice rétive. Où serait alors le plaisir ?

47Catherine Cusset, quant à elle, évoque indirectement le plaisir charnel, en décrivant celui ressenti par une autre étudiante au moment de sa thèse, et avec laquelle elle entretient une relation envieuse, de rivalité et de jalousie :

J’ai quitté la Sorbonne pour aller à Paris VII, car à la Sorbonne travailler sur Sade n’était guère respectable, et là-bas j’ai rencontré une jeune fille de mon âge – aussi brune que j’étais blonde, volumineuse, sensuelle et très belle – qui arrivait du Québec et qui parlait avec un délicieux accent québécois. Elle travaillait également sur Sade, sur Juliette, et moi je travaillais sur Justine. On était vraiment Justine et Juliette, les deux sœurs55.

48La sexualité fait clairement son apparition dans la relation, toujours sur le thème de l’identification au plaisir d’autrui :

Nous avons dîné un jour dans un restaurant et j’ai été pétrifiée quand elle a commencé à me raconter avec son accent québécois, en parlant très fort, qu’elle était venue à Paris pour Philippe Sollers dont elle adorait les livres : à peine arrivée, elle lui avait écrit, il lui avait répondu, il la voyait, il couchait avec elle, et il avait publié une nouvelle d’elle dans L’Infini sur ses aventures avec un toréador en Espagne, et elle racontait à voix très haute dans ce restaurant la taille des godemichés que le toréador utilisait avec elle…56

49Si elle ajoute n’avoir retenu que le fait que sa jeune compagne était publiée par Philippe Sollers, elle ne manque pas pour autant de se souvenir et de mentionner les « prestiges », pour rester dans la langue sadienne, que l’amant de son amie utilisait…

50Parmi les femmes qui ont lu Sade et en ont présenté une analyse, Chantal Thomas évoque cette émotion plus implicitement, avec délicatesse, lyrisme et onirisme ; comme le dit très bien Anne Coudreuse, elle partage « ses émois57 ». Il faut lire ce qu’elle sous-entend, dans une prose gazée, finalement très sadienne58. Elle lie la jouissance non pas à l’animalité, mais au contraire à la spiritualité dans l’éveil des sens. Annie le Brun, quant à elle, si elle reconnaît à Sade et à Don Juan un « redoutable humour […] devant lequel plus grand-chose ne tient59 »,  ne se place pas tout à fait dans cette position jouisseuse, mais on connaît bien ses prises de position en faveur de Sade et de la liberté de penser en général.

51Le rire et le plaisir comme moyens pour la femme d’aimer Sade, voire de s’aimer ? Montrer que Sade est un auteur comique, ce serait alors conquérir le lectorat féminin. Du moins essayer. Conserver Sade dans son formol, dans son sérieux, c’est fermer la lecture de Sade aux femmes, comme l’ont proposé certaines féministes radicales. Et je ne suis évidemment pas d’accord avec la proposition d’Éric Marty qui consisterait à dire que la lecture comique, ou rieuse, de Sade, est une lecture insensible60. Le rire est un phénomène plus complexe que cette « anesthésie momentanée du cœur » que décrit Bergson et qu’on cite trop souvent. Et les femmes sont des lecteurs comme les autres : leurs réactions sont moins monolithiques et dichotomiques qu’on (les hommes) ne l’imagine :

Il me semble donc que les femmes qui sont en mesure de lire Sade et qui voient dans son œuvre quelque chose qui les touche, soit par exaltation – ce qui arrive –, soit par horreur, mais d’une horreur qui n’empêche pas qu’on continue à lire et qui sidère de toute façon, rencontrent une vérité de la relation masculine et féminine61.

52Si, en effet, on considère la lectrice de Sade des trente dernières années, on observe que oui, elle rit, oui elle jouit, elle n’est pas uniquement partagée entre « exaltation » et « horreur », même si, nous l’avons vu, ces réactions, et d’autres, se rencontrent dans le lectorat féminin, mais également dans le lectorat masculin.

53Les femmes se sont donc émancipées. S’émanciper c’est, étymologiquement, quitter la main du maître62. Rire et jouir sont des bienfaits pour le corps, mais l’esprit n’est pas en reste et la lectrice de Sade respecte l’adage mens sana in corpore sano, qui répond au vœu de Juvénal. Une dernière action semble alors permise par la lecture de Sade pour les femmes. On remarque en effet, dans certains cas, un effet rebond, un effet-miroir pour la lectrice : elle écrit.

54Chantal Thomas se promène avec « un air de liberté63 » entre le dix-huitième siècle, un espace à soi, des réflexions plus personnelles et le roman. Anne Coudreuse analyse très bien les liens que l’auteure entretient avec le territoire de l’imagination littéraire64. Noëlle Chatelet, partie de Système de l’agression, est venue à la fiction, puis repartie vers « mon Sade », comme elle le nomme, signalant par le geste fort du dialogue entre elle et lui, l’appropriation de Sade par, si ce n’est les, du moins une femme65. Catherine Cusset est l’auteur d’une thèse de doctorat intitulée « Sade : la raison et la fiction dans l’Histoire de Juliette ». Elle écrit Jouir sept ans plus tard. Publié dans la collection Blanche de Gallimard, le roman relate le récit de la vie amoureuse et érotique d’une femme, qu’elle confie à un homme qu’elle désire. C’est une sorte de La Nuit et le Moment non gazé, de danse des sept voiles textuels. Refusant l’acte, elle produit du texte, reprenant à son compte la grande figure de Léonore, qui enjôle de ses paroles même les plus endurcis. Jouir est érotique.

55Ces femmes sont devenues des romancières.

56On pense à un autre genre de lectrices qui en sont moins indirectement venues à l’écriture fictionnelle. Elles ne sont ni essayistes ni chercheuses, telle Gabrielle Wittkop, qui dédicace le court et très efficace roman épistolaire, La marchande d’enfants66 à « Donatien l’Admirable67 » et fait du Divin Marquis un personnage comique, ou du moins plaisant, en tout cas ni ridicule, ni effrayant, comme on le comprend aisément dans cette citation qui le campe en provençal bavard, amateur d’histoires drôles : « le marquis me demanda s’il m’avait déjà conté l’histoire du jésuite borgne, de la veuve avaricieuse et du faux merlan68. » Il est un des favoris de cette « marchande d’enfants » qui « le met […] dehors en riant parce ce qu’[elle] ne comprend […] rien à sa rhétorique69 » mais qui reconnaît qu’il « faut prendre le temps d’écouter les fables ou anecdotes dont il ne tarit guère70 » : « Mon client préféré parmi les roués et mon client le plus agréable est Monsieur le Marquis de Sade qui malheureusement passe la plupart de ses jours en prison71. » Il est, de surcroît, philosophe et disert sur « la singulière philosophie qu’il développe pendant des heures et des heures, trempant des gimblettes dans un verre de porto72 ». L’auteure rend ainsi Sade inoffensif. Et cette réception, interprétation, de Sade par une femme, est intéressante à plus d’un titre. Elle lui confère, dans ce roman reconnu comme choquant dans la préface prudemment intitulée « En guise de paratonnerre73 », une innocuité plaisante que peu d’hommes lui ont conférée. Un entretien de la même auteure74 clôt en quelque sorte la controverse sur l’analyse d’une différence homme/femme chez les lecteurs de Sade. Réinterprétant la définition que donne, d’elle-même, la D’Esterval, l’hôtesse rouge de La Nouvelle Justine, se qualifiant d’« être amphibie » car elle tient davantage des hommes que de son propre sexe75, la sulfureuse auteure du Nécrophile, roman de 1972 paru alors chez Régine Deforges, dans la collection « La Bibliothèque noire », déclare qu’elle meurt comme elle a vécu : « en homme libre ». Auparavant à la demande « Comment écrivez-vous ? », elle répondait : « J'écris comme un homme. »

57À la question, dont on aimerait savoir si elle est fréquemment posée à un homme auteur : « Peut-on dire que vous êtes un écrivain sadien ? », elle répond qu’elle n’est jamais allée à l’école, que son père lui avait dit : « Tu peux tout lire », qu’alors elle lisait « tout », un « tout » déjà terriblement sadien. Elle parle de Sade et cite comme motif d’« amour » pour l’écrivain, son « humour », qualifié de « féroce » :

Je reste très influencée par Sade qui est à mon avis le plus grand styliste. […] Sade n'a pas vieilli. Il a une verve imprécatoire, une force verbale... On ne peut pas s'empêcher de l’aimer dans son humour féroce. Lorsqu'on lui demandait sa profession il répondait : père de famille. C’est énorme.

58C’est une voix très singulière, malheureusement éteinte, dans l’univers sadien contemporain, celle d’une femme libre :« Je suis un homme libre, et il n'y en a pas beaucoup. Et les hommes libres ne font pas carrière », avait-elle déjà déclaré au journal Libération en 199676. Il n’empêche qu’au sujet de cet « homme libre », une animatrice de blog pût écrire, lui rendant son sexe, refusant son genre, qu’elle avait repoussé « [l]es limites de ce qu’une femme peut se permettre d’écrire77 ». Gabrielle Wittkop a eu raison de se déclarer « homme », pour ne pas avoir de « limites ».

59Une dernière série d’écrivaines, au féminin cette fois et inspirées par Sade, constitue une formidable pied de nez à la censure implicite de Sade pour les lectrices, que ce soit par les hommes ou par les femmes, par la religion ou par la morale : je veux parler d’Abnousse Shalmani, dont l’entrée en littérature salue la liberté de penser, de lire et d’écrire, elle qui utilise Sade comme contrepouvoir à l’ayatollah Khomeiny. Elle parle évidemment de l’humour de Sade : « Mais l’humour et l’extrémisme dont il fait preuve me sauvaient de mon désir de refermer le livre78», qu’elle trouve trop « cru ». Ce qu’elle dit du personnage de la lingère dans le film Quills de Philip Kaufmann est révélateur :

Un livre de Sade se retrouve entre ses mains. Elle en change la couverture pour faire croire à une lecture édifiante. Elle lit. […] Mais il est trop tard : la petite fille du couvent a lu. Elle a lu et elle sait que le mal n’est pas entre ses jambes ou sous la plume du marquis, mais entre les mains de son mari. […] [Elle] prend soin de laisser en guise de lettre d’adieu à son mari devenu fou de rage le livre qui l’a libérée79.

60Elle conclut, croisant l’intrigue du film et l’histoire de sa vie, et celle de nombreuses autres dans la même situation :

Voilà. C’est aussi simple que ça. C’est aussi beau que ça : une petite fille vouée à être le jouet des désirs malsains d’un barbu se libère de ses entraves matrimoniales en lisant les mots sans concession de Sade. C’est ainsi que les femmes se libèreront80.

61Cette antienne de la libération des femmes par la lecture de Sade occupe plusieurs chapitres de son livre : « Après Sade, il me suffit de croiser un barbu pour lui sourire avec mépris. J’ai Sade et lui n’a que sa barbe81. » Ce que martèle cette femme, jeune, belle, moderne, libérée du patriarcat et de l’étouffement de la religion82, suffirait, s’il en était besoin, à nous réconcilier avec l’idée que la lectrice peut et doit lire Sade, qu’elle y a sa place, pour répondre aux questions posées par Stéphanie Genand : « lire Sade soulève-t-il une difficulté quand on est une femme ? […] Quelle place pour la lectrice chez Sade83 ? » – et ce, quoi qu’on dise de Sade et quoi qu’il ait écrit : la réception récrit l’œuvre.

62Il est intéressant de constater, quand on regarde le devenir romanesque et la production écrite des femmes qui ont étudié et analysé Sade, qu’elles ont développé une littérature romanesque personnelle. Nouveaux Lucrèce au féminin ? « Moi, j’ai mis mes pas dans ses pas84 », disait le poète au sujet d’Épicure, son maître. Il emploie le beau terme de « vestigium » qui signifie à la fois « la plante du pied », « la trace laissée » par métonymie, et, par extension, notre moderne « vestige ». « Persequor rationes85 », déclare-t-il aussitôt. Poursuivent-elles également ainsi, ces lectrices-écrivains, en s’inspirant de l’œuvre sadienne, les « raisons », les réponses aux questions existentielles que Sade soulève dans ses écrits ? Quoiqu’il en soit de leur quête, elles ont, elles aussi, écrit des romans : elles ne sont donc pas demeurées, ou devenues, « chastes », elles ont  – pour leur plaisir – davantage suivi Sade que Rousseau. Si, parité oblige, la question pouvait se poser pour les lecteurs et critiques masculins de Sade, je ne me suis pas penchée sur le cas des hommes, qui n’était pas le sujet. En revanche, en ce qui concerne les femmes, lire Sade a libéré leur propre parole et sans frein propter feminitatem ou, pire, infirmitatem, leur a donné l’énergie86 nécessaire pour avoir non seulement une pensée critique autonome, couchée sur le papier, mais, dans un deuxième temps, un univers fictionnel propre.

63Oui, au terme de ce parcours, la femme peut rire avec Sade et, plus que cela, jouir avec Sade et, elle-même, lui prendre la plume. On pense alors au portrait de Mlle de Charolais87, maîtresse du comte de Sade, père du marquis, représentée avec une plume par Natoire, plume certes érotique, mais à laquelle on s’autorise à rendre sa fonction première : écrire.

64Les lectrices de Sade rient, jouissent et écrivent : il s’est trouvé moins alléchant comme programme…

65Sade, grâce aux femmes, a donc de beaux jours devant lui (et il doit bien rire !).