Colloques en ligne

Vincent Berthelier

Les Cent Vingt Journées de Sodome lues au miroir des Historiettes

1Si l’on déconseille parfois la lecture de Sade aujourd’hui, ce n’est plus par crainte des horreurs que contiendraient ses livres et des mauvaises idées qu’ils pourraient insinuer dans l’esprit du lecteur, mais parce qu’on est convaincu de l’ennui que suscitent ses romans et de leur monotonie. Un lecteur moderne, s’attendant à trouver chez Sade le Saint Graal de la subversion, sera, dit-on, immanquablement déçu par les répétitions, les orgies interminables et les attaques désormais dépassées contre la religion. Lassé par les malheurs de Justine, encore pourra-t-il se consoler avec les Historiettes. Mais la fameuse bonne humeur provençale qui caractérise les Historiettes est-elle une exception, absente des grands romans qui ont donné à Sade sa sulfureuse réputation ? Je vais tenter de prouver que non, en proposant une lecture des Cent Vingt Journées de Sodome qui s’attache à différentes manifestations du comique dans le roman.

2Cette lecture se fera au miroir des Historiettes, et ne vaut a priori que pour LesCent Vingt Journées, qui à ma connaissance n’ont jamais été étudiée comme une œuvre comique. On a en effet pu parler d’humour de Sade, dans un sens souvent assez abstrait, d’ailleurs. Je parlerai pour ma part du comique, c’est-à-dire tout simplement de ce qui fait rire dans LesCent Vingt Journées. J’étudierai donc dans le comique aussi bien ce qui se rapporte à la comédie que les bons mots ou les descriptions qui prêtent à rire. On verra par les différents exemples que je vais présenter, que des mécanismes similaires sont à l’œuvre dans LesCent Vingt Journées de Sodome et dans les Historiettes. Ces similitudes s’expliquent d’ailleurs par la proximité dans les dates de leur rédaction, les deux ouvrages ayant été écrits à la Bastille à moins de trois ans d’écart. En lisant Les Cent Vingt Journées au miroir des Historiettes, il s’agira à la fois de lire les deux œuvres côte à côte pour y discerner des motifs communs, et de prendre les Historiettes comme sous-texte pour donner un sens nouveau à certains passages des Cent Vingt Journées.

3Tout d’abord, Les Cent Vingt Journées et les Historiettes mettent en scène des personnages qui représentent un stéréotype comique. Ils obéissent à certains mécanismes que nous pourrons analyser. Deuxièmement, les désirs des personnages dans Les Cent Vingt Journées occasionnent souvent un développement comique. On peut retrouver ce motif dans les Historiettes pour conforter cette interprétation. Troisièmement, la philosophie dans Les Cent Vingt Journées semble également prendre une tournure comique, encore une fois révélée par les Historiettes, tandis que les romans postérieurs de Sade (Justine, Juliette) inciteraient davantage à en faire une lecture sérieuse. Il faut toutefois nuancer la ressemblance entre les Journées et les Historiettes. Si Les Cent Vingt Journées apparaissent souvent comme une sorte de matrice des Historiettes, ou celles-ci comme un sous-texte des Journées, il conviendra de les distinguer en conclusion, ce que je me propose de faire brièvement à partir de l’idée de Stéphanie Genand d’« écriture entrelacée1 ». L’alternance du comique et du grave dans Les Cent Vingt Journées ne suit pas du tout le même principe que dans des projets comme le Boccace français.

4Commençons par les personnages comiques. Les Cent Vingt Journées mettent en scène de très nombreux personnages occupant différentes fonctions sociales : abbé, fermiers généraux, nobles, etc. En apparence, la fonction de président de parlement n’est pas mise en lumière : seul l’un des libertins, Curval, et deux pratiques de la Duclos ont le rang de président. Le président Curval est certes le personnage le plus grotesque entre les quatre libertins : le plus vieux, le plus sale, le plus dépravé. Cependant son statut social ne semble pas être déterminant, puisqu’il ne fait qu’incarner un des quatre pouvoirs qui gouvernent l’Ancien Régime, à côté du duc, de l’évêque et du financier. Les Historiettes permettent cependant de s’apercevoir que le président de parlement a un statut particulier dans l’œuvre de Sade, et que son apparence physique comme son comportement obéissent à certaines constantes. Si Curval nous fait rire, c’est justement parce qu’il appartient à ce groupe. Le président de parlement est en effet mentionné dans plusieurs historiettes, et il est le héros du Président mystifié et des Harangueurs provençaux.

5Comparons donc le portrait de Curval au portrait de Fontanis, le Président mystifié. Voici comment Sade décrit la bouche de Fontanis :

L’on apercevait alors jusqu'à la luette un gouffre noirâtre, dépouillé de dents, excorié en différents endroits et ne ressemblant pas mal à l'ouverture de certain siège qui, vu la structure de notre chétive humanité, devient aussi souvent le trône des rois que celui des bergers2.

6Et voici comment il décrit le cul de Curval :

« Au milieu de cela s'offrait, sans qu'on eût la peine d'écarter, un orifice immense dont le diamètre énorme, l'odeur et la couleur le faisaient plutôt ressembler à une lunette de commodités qu'au trou d'un cul3. »

7Le comparant est le même, la lunette de commodité, mais le comparé change, la bouche dans un cas, l’anus dans l’autre. Cependant tout nous invite à penser que Sade identifie, dans le personnage du président, une extrémité à l’autre, la bouche à l’anus. C’est ce qui explique que Curval ait l’haleine mauvaise autant que Fontanis, ou que chez Fontanis la bouche serve aussi d’organe excrémentiel lorsqu’il vomit. Tout cela a trait évidemment à la fonction de président qui juge grâce à sa bouche. Fontanis est en cela le reflet exact de Curval.

8 Sade décrit également les fesses de Curval comme « deux sales torchons flottant sur le haut de ses cuisses4 ». Torchons, ou plutôt torche-culs. En fait, le portrait de Curval se fait à la manière plaisante d’un Arcimboldo, par assemblage de différents objets thématiquement proches.

9Le troisième élément du portrait de Curval est son prépuce, car Curval s’est fait circoncire, mais, je cite, « aussi sale en cette partie-là que dans l'autre, cette tête décalottée, déjà naturellement fort grosse, là devenait plus ample d'au moins un pouce de circonférence5 ». Il est déjà comique de constater que le prépuce, tel un diable à ressort, revient, mais sous forme d’une couche de crasse, et qu’il est accompagné d’une répétition du préfixe circon-, qu’on trouve dans « circoncire » puis dans « circonférence ». Mais ce passage possède également un sous-texte dans une autre historiette, les Harangueurs provençaux. Dans cette histoire, les présidents du Parlement d’Aix-en-Provence engagent un interprète pour adresser une harangue à un ambassadeur perse. L’interprète leur recommande d’imiter tous ses gestes, mais il se retrouve à montrer son prépuce au Perse, pour lui prouver qu’il n’est pas circoncis, donc chrétien, et la troupe de magistrats imite son geste. Les deux textes sont mis en réseau, sont parcourus par des correspondances, notamment quand il s’agit d’un président. Le détail de la circoncision de Curval a inspiré à Sade cette historiette, qui elle-même donne une résonance particulière au détail du prépuce.

10Il est nécessaire de lire ce conte pour faire ressortir certains détails des Cent Vingt Journées, qui n’apparaissent pas immédiatement comme comiques, contrairement à ceux que j’ai cités. Les présidents d’Aix sont qualifiés de harangueurs par le titre du conte, puis d’anciens marchands de thon. L’explication de cette insulte est simple, harangue (de magistrat) appelle hareng, et harangueur appelle harengère (marchande de poisson), d’où marchand de thon. Or, dans la sixième Journée, une passion qui pourrait passer inaperçue (c’est une simple variation sur la précédente) est curieusement mise en lumière, puisqu’on trouve dans le bordel de la Duclos un président et une harengère, chargée de lui vomir dans la bouche. Le fait d’associer le nom de président à celui d’une poissonnière contribue bien sûr à la constitution d’un personnage comique stéréotypé, à la manière des personnages de la comédie italienne, lié au poisson, aux excréments, et à la bile (le président se fait vomir dans la bouche, mais rappelons que Fontanis vomit plusieurs fois lui aussi).

11Le dernier président mentionné dans les journées, à la vingt-quatrième journée, a pour passion de se prendre pour un âne, ce qui vaut à son confrère Curval ce commentaire du duc : « Ah ! morbleu, c’est un goût d’état que ceci ! Je parierais qu’alors cet homme-là croit qu’il va juger…6 » Il est explicite que Sade ridiculise les magistrats, mais cela se comprend d’autant mieux que c’est dans les historiettes que Sade qualifie régulièrement d’âne les personnages de président. Cette insulte est également à rapporter au charivari tel que Dominique Hölzle l’étudie ici même7. Même si certains détails, dans les Journées, ne sont pas traités de sorte à être immédiatement amusants (la harengère, par exemple, pourrait passer inaperçue), ces détails renvoient en réalité aux historiettes comiques qui en sont le sous-texte. Le président de parlement est donc un nouveau stéréotype comique créé par Sade dans les Journées et approfondi dans les histoires brèves. Le portrait et l’attitude du personnage de Curval et des autres présidents des Cent Vingt Journées sont le premier élément comique que l’on peut discerner dans le roman lu à travers les Historiettes.

12Le deuxième élément comique se rapporte aux manifestations du désir dans Les Cent Vingt Journées de Sodome, un des éléments qui a fait l’objet des réflexions les plus sérieuses et abondantes sur Sade. Et pourtant, le désir donne lieu régulièrement dans les Journées à des épisodes comiques, qui ont un pendant plus ou moins proche dans les historiettes.

13Curval et Durcet nourrissent seulement les désirs les plus dépravés, ils sont constamment tendus vers l’excès sexuel. Leur désir devient comique, grotesque, parce qu’il recherche les objets les plus repoussants. Lors de la première journée par exemple, le duc veut boire l’urine de la jeune Zelmire, ce à quoi Curval répond : « le bel effort que d’avaler du pissat de pucelle8 ! », et il appelle à lui l’infâme Fanchon. Curval, libertin blasé, est poussé par son désir à choisir la femme la plus repoussante pour être le libertin le plus dépravé. Sa préférence est sincère, mais n’en est pas moins drôle. Sade prend en effet un motif récurrent de la comédie, le vieux barbon qui veut épouser une jolie jeune fille, offrant un contraste comique entre la laideur et la beauté, le vieil âge et la jeunesse, et il l’inverse. Curval désire ainsi les duègnes repoussantes, plutôt que les jolis jeunes gens, le contraste est toujours là, mais il est renversé. Le même procédé comique est présent à la vingt-septième journée. « On voulut décider qui chez les filles et qui chez les garçons avait le plus beau cul9. » Les libertins élisent les jeunes Zephire et Zelmire, et le duc et son frère leur demandent de se polluer mutuellement, ce qui n’est pas du goût de Curval et Durcet,

qui convinrent qu'il leur fallait des scènes moins couleur de rose pour émouvoir leur vieille âme usée, et que toutes ces drôleries-là n'étaient bonnes que pour des jeunes gens. Enfin on fut se coucher, et Curval, au sein de quelques nouvelles infamies, fut se dédommager des tendres pastourelles dont on venait de le rendre témoin10.

14Le libertin Curval est comme offusqué par un spectacle érotique qu’il ne trouve pas assez dépravé. Les rôles sont inversés puisque ce n’est plus le libertin qui choque. Il se présente comme un vieil homme blasé (en exagérant d’ailleurs la différence d’âge qui est minime). Par ailleurs, il qualifie cet épisode de scènes couleur de rose et de tendres pastourelles, le réduisant ainsi à des idylles de roman pastoral à la manière de L’Astrée. Dans les deux exemples évoqués, Curval affiche son mépris de l’érotisme conventionnel pour lui préférer des « infamies ». On pourrait croire que c’est la conséquence de la lassitude des vieux libertins, revenus de tout. Mais il semble que dans les deux cas, Curval adopte aussi une posture théâtrale : en défiant le duc par exemple, il lui lance une réplique contenant une paronomase, « pissat de pucelle », pour le ridiculiser, ou encore il met en avant un ethos de libertin chevronné. C’est en quelque sorte un Matamore du libertinage, qui se vante de ses vices.

15Bien qu’ambivalents, ces éléments sont en-soi comiques, et une comparaison avec les Historiettes permettra de voir le même motif à l’œuvre : le désir est comique lorsqu’il est excessivement dépravé. Fontanis, autre Matamore, se fait fort chaque soir de consommer son mariage, mais échoue toujours. Un soir enfin il est conduit ivre dans la chambre nuptiale, qu’on a tenue dans l’obscurité :

cinq fois de suite il est couronné par l'amour, lorsque le jour venu, les fenêtres s'ouvrent, et les rayons de l'astre qu'elles laissent pénétrer dans la chambre viennent enfin offrir aux yeux du vainqueur la victime qu'il vient d'immoler... Juste ciel, que devient-il quand il aperçoit une vieille négresse au lieu de sa femme, qu'il voit une figure aussi noire que hideuse remplacer les attraits délicats dont il s'est cru possesseur11 !

16Ce n’est pas seulement la mystification qui prête à rire ici, c’est aussi le fait que Fontanis a fait preuve d’une grande ardeur amoureuse avec une femme affreuse, qu’il l’a pour ainsi dire préférée à son épouse, puisqu’il était jusque là incapable de consommer le mariage. D’une manière analogue, Curval préfère (mais sciemment cette fois) Thérèse ou Fanchon aux jeunes filles du sérail. Le désir des libertins n’est donc pas seulement transgressif. Il va certes à l’encontre des normes érotiques, mais cela a aussi pour effet de susciter le rire. Le fait que le libertin recherche l’outrance, la bizarrerie, comme on peut le lire explicitement chez Sade, conduit à rapprocher le désir du grotesque.

17Le deuxième exemple qu’il faut développer en ce sens est celui des scènes érotiques qui deviennent comiques en raison d’un effet de surprise. Elles mettent en scène l’évêque. Lors du mariage de Cupidon et Rosette le 28, Cupidon s’apprête à consommer le mariage (ce qui est interdit par les libertins) « quand l’évêque, le saisissant entre ses bras, se fit mettre à lui-même ce que l'enfant aurait, je crois, bien mieux aimé mettre à sa petite femme12. » Ce qui fait d’abord sourire est bien sûr le ton détaché du narrateur, qui modalise son propos par un « je crois » ironique. Le procédé est semblable, le jeune Cupidon est comme contraint de préférer l’évêque à Rosette. Les religieux de Sade sont farceurs comme on peut le voir dans une autre historiette, L’instituteur philosophe. Un abbé  livre une jeune fille à son jeune élève pour lui apprendre comment deux personnes peuvent n’en faire plus qu’une et expliquer ainsi le mystère de la consubstantiation. Tandis que l’élève s’unit à la jeune fille, l’abbé le sodomise sous prétexte de lui enseigner les mystères de la Sainte trinité. Dans les deux cas, un religieux s’immisce dans les amours des jeunes gens sans prévenir, nouvelle variation sur le motif de comédie que nous avons déjà évoqué, le vieux qui s’oppose aux amours des jeunes.

18Le dernier exemple qui mérite d’être commenté et dans lequel le désir sexuel suscite un développement comique, est l’épisode qui ouvre la vingtième journée, et qui est qualifié par le narrateur de « très plaisant ». Le duc ivre mort rentre se coucher par erreur dans la chambre des petites filles, se glisse dans le lit de Sophie où il croit trouver sa femme, et essaie de l’enculer. La fille réveillée s’enfuit, le duc la poursuit et tombe sur un autre lit, où dort une autre fille, qu’il essaie également d’enculer, etc. Le procédé comique présent dans cette scène est celui que Bergson appelle « le diable à ressort » : on a beau repousser, faire rentrer le diable dans sa boîte, il en ressort aussitôt. Le duc, repoussé par une fille va en trouver une autre. Par ailleurs, la scène offre une variation parodique sur un motif antique. En effet, le duc ressemble physiquement à Hercule, or Hercule est souvent représenté, dans les comédies antiques, ivre mort ou animé par une irrésistible pulsion sexuelle. C’est enfin une pantomime, c’est-à-dire que la gestuelle est au centre du comique. On peut donc lire cette scène à travers une autre pantomime, celle des Harangueurs provençaux, où tous les magistrats s’agitent et montrent leur prépuce à l’ambassadeur perse. Le procédé n’est plus celui du diable à ressort, mais on y retrouve la répétition mécanique d’un même geste. Seulement, dans le cas du duc, c’est le désir qui est la cause de cette pantomime, et l’ivresse qui crée des malentendus, tandis que chez les magistrats c’est simplement la sottise qui fait d’eux des exhibitionnistes. Dans tous les cas, on a des sujets qui sont transformés en automates, et leurs gestes font rire à la fois parce qu’ils sont obscènes et parce qu’ils sont absurdes.

19Nous commençons à percevoir derrière ces différents procédés comiques touchant au désir ou à l’érotisme, un procédé commun, qui est celui de la substitution d’une chose à une autre. Aussi bien dans Les Cent Vingt Journées que dans les Historiettes, cette substitution est à l’œuvre et s’accompagne d’une scène comique. Curval substitue les duègnes aux jeunes gens désirables, de même qu’on substitue une affreuse négresse à l’épouse de Fontanis. L’évêque se substitue lui-même à Rosette et le duc substitue enfin les jeunes filles à son épouse. Toutes ces substitutions créent un désordre qui est propice au surgissement du comique sous différentes formes. Comme on a pu le voir brièvement, le procédé de substitution est la source du comique, mais il n’en est pas la seule manifestation : il est accompagné d’autres éléments, la vantardise des libertins, le détachement affecté du narrateur, des formules plaisantes, etc. Si le procédé de substitution est aussi présent, c’est qu’il est une forme comique du libertinage. Celui-ci consiste à cultiver les désirs les plus rares, les passions les plus bizarres et inattendues ; or la substitution consiste elle-même à remplacer ce qui est attendu par autre chose, et à créer des situations bizarres. Voilà comment le désir prend dans Les Cent Vingt Journées et les Historiettes une tournure comique.

20Le second élément « sérieux » dont Sade fait un usage comique dans Les Cent Vingt Journées est la philosophie matérialiste. L’influence qu’ont exercée sur Sade des philosophes comme d’Holbach ou La Mettrie n’est plus à démontrer depuis les travaux de Jean Deprun13. Cependant on ne retrouvera pas dans Les Cent Vingt Journées de passages entiers paraphrasant un texte de philosophie matérialiste, comme c’est le cas dans Juliette par exemple. La philosophie matérialiste n’en est pas moins présente, sous une autre forme. Cette fois, nous commencerons plutôt par lire les Historiettes au miroir des Cent Vingt Journées. En effet, dans le Président mystifié, on trouve dans la bouche d’un des adjuvants, un soldat déguisé en médecin, un concept central de la philosophie matérialiste : les esprits animaux. S’adressant à Fontanis, il lui dit : « cette bile infiltrée, […] voiturée ensuite de là dans les membranes délicates du cerveau par les carotides, en altérant la circulation des esprits animaux, […] aurait pu produire la folie14. » Il s’agit là d’un usage essentiellement parodique de ce concept, usage qui rappelle celui des médecins de Molière. Le contexte est d’ailleurs en tout point semblable : le personnage déguisé en médecin rappelle le Sganarelle du Médecin malgré lui et ses faux diagnostics. Faut-il en conclure que l’usage que fait Sade de la philosophie matérialiste dans Les Cent Vingt Journées est lui aussi parodique ? Prenons, pour répondre, le passage suivant :

Peut-on brailler, peut-on hurler comme tu le fais en déchargeant! Dit le duc à Curval, en le revoyant le vingt-trois au matin. […] – Ah! parbleu, dit Curval, c'est bien à toi qu'on entend d'une lieue à m'adresser un pareil reproche ! Ces cris-là, mon ami, viennent de l'extrême sensibilité de l'organisation : les objets de nos passions donnent une commotion si vive au fluide électrique qui coule dans nos nerfs, le choc reçu par les esprits animaux qui composent ce fluide est d'un tel degré de violence, que toute la machine en est ébranlée15.

21La disproportion est telle entre l’objet de l’exposé (les cris orgastiques du président) et son explication philosophique, que la philosophie matérialiste joue ici un rôle essentiellement comique, cette explication fait rire. De plus, le cadre de cette explication n’est pas celui d’une discussion philosophique, mais d’une dispute matinale entre voisins de chambre. Enfin, Sade crée un effet de chute en passant de l’abstrait et du pluriel (« les objets de nos passions ») au particulier et au concret dans la suite : « Je suçais violemment le vit, la bouche et le trou du cul d'Adonis, etc. » Ces procédés sont indéniablement comiques, et pourtant, lorsqu’on compare ce passage à un extrait de La Mettrie, on peut être surpris par certaines similitudes. Celui-ci se demande dans L’Homme-machine « Pourquoi la vüe, ou la simple idée d'une belle femme nous cause-t-elle des mouvemens & des désirs singuliers16 » ; et de l’expliquer par la promptitude du sang et des esprits, qui partent de l’imagination pour aller gonfler les corps caverneux et provoquer une érection. L’objet de l’explication est trivial, et le ton en est joyeux. On voit donc que le rire n’est pas incompatible avec l’explication philosophique. L’explication est comique, mais non parodique, contrairement à ce que pourrait laisser croire le passage du Président mystifié que nous avons évoqué. La philosophie matérialiste est simplement une philosophie joyeuse, qui se consacre à l’explication de phénomènes concrets.

22Tout en étant joyeuse, la philosophie matérialiste a une portée critique, à l’égard de la religion notamment, puisque les grands matérialistes sont des athées, mais aussi à l’égard des valeurs humaines abstraites. En réduisant toute chose à sa dimension matérielle, la philosophie matérialiste détruit toutes les valeurs spirituelles. Une autre source de comique dans Les Cent Vingt Journées, c’est cette réduction du spirituel au matériel, qui se nourrit des enseignements de la philosophie matérialiste et prend la forme d’insultes. Pour parler de Constance, qui est enceinte, Curval dit qu’elle « a un peu de foutre modifié dans la matrice17 ». Il désigne les femmes enceintes en général comme « une femme qui comme un four, fait éclore un peu de morve au fond de son vagin18 ». Enfin, il s’adresse à sa fille en lui demandant ce qu’elle est, « sinon un peu de foutre éclos au sortir de [s]es couilles19 ». Ces images sont à la fois violentes et grotesques, la réduction qu’elles opèrent, à l’aide du modalisateur « un peu de » peut avoir un effet comique. On y retrouve l’humour des portraits écrits par Sade, qui sont souvent des assemblages d’objets ordonnés par des homophonies comme ici « foutre » et « four ». Ces formules réifiantes détruisent des valeurs, comme la piété familiale ou le respect de la vie, et elles portent en elle une certaine joie de la destruction. Ici encore, ce qui doit nous persuader de faire une lecture comique de ces passages, qui comportent aussi une grande violence, ce sont les Historiettes, qui utilisent à des fins clairement comiques le même procédé de réduction matérialiste. Dans L’Instituteur philosophe, la consubstantialité est assimilée à la futution et la trinité au triolisme. Sade représente un mystère spirituel par un acte charnel. Le récit parodie les paraboles bibliques qui partent d’un récit concret pour amener à la compréhension d’une vérité spirituelle. La chute du Mari prêtre est fondée sur le même principe. Le moine Gabriel séduit la femme de Rodin pendant que celui-ci dit la messe à sa place. Quand Rodin rentre et demande à sa femme ce qu’elle faisait, celle-ci répond :

Regarde comme les choses célestes nous remplissaient l'un et l'autre sans nous en douter : pendant que tu disais la messe, moi je récitais cette belle prière que la Vierge répond à Gabriel quand celui-ci vient lui annoncer qu'elle sera grosse par l'intervention du Saint-Esprit20.

23Sade fait passer une histoire obscène pour une allégorie, en jouant sur des ambiguïtés, comme le verbe remplir. L’épisode biblique est en fait transformé en conte blasphématoire.

24Dans Les Harangueurs provençaux, la preuve de l’appartenance des personnages à la foi chrétienne est l’absence de circoncision. Il s’agit d’une preuve négative : ils n’ont pas été circoncis, donc ils ne sont pas musulmans, donc ils sont chrétiens. Mais surtout, ce qui prouve la foi se réduit à un prépuce, la preuve du spirituel n’est que matérielle.

25Dans tous ces exemples, on constate que la pensée de Sade est nourrie de philosophie matérialiste, qu’il mobilise différents principes et méthodes de cette philosophie pour susciter le rire. Par conséquent, il ne parodie pas cette philosophie comme Sganarelle. Il l’utilise à des fins comiques, mais cela n’empêche pas qu’elle puisse être prise au sérieux. Cette même ambivalence joue à la fois pour le désir et pour la philosophie : dans Les Cent Vingt Journées et les Historiettes, ces deux instances sont à l’origine de bons mots ou d’épisodes burlesques, l’un grâce au procédé de substitution, l’autre grâce au procédé de réduction. Pour autant, le désir de Curval pour les duègnes ou sa manière d’expliquer pourquoi l’on crie de plaisir n’en sont pas moins sincères. Le comique ne discrédite pas, et ne châtie pas.

26En conséquence, il n’est pas étonnant de voir surgir le comique au sein des passages les plus sombres des Cent Vingt Journées. Le comique sadien n’implique pas un changement radical de registre. Il ne contredit ni le désir, ni la cruauté. C’est pourquoi on pourrait reprendre, à propos des Cent Vingt Journées, l’idée développée par Stéphanie Génand à propos des contes de Sade, d’une écriture entrelacée. Le comique coexiste avec le tragique dans Les Cent Vingt Journées aussi bien que dans les nouvelles de Sade, et en voici un exemple.

Il était temps que nous vinssions relever notre moribonde : elle n’en pouvait plus ; la contrainte, l’effroi, tout avait absorbé ses sens, et elle était prête à jouer d’après nature le personnage qu’elle venait de si bien contrefaire. Nous partîmes avec quatre louis que nous remit le valet, qui, comme vous imaginez bien, nous volait au moins la moitié21.

27Il ne s’agit pas là de la passion la plus criminelle en soi, mais c’est pourtant l’une des plus noires de la première partie, une de celles où la mort est la plus présente. Or, le récit de Duclos s’achève sur une allusion à un motif typique de la comédie, le valet malhonnête qui vole au moins la moitié de la somme. Ce qui incite par ailleurs à faire une lecture comique de cette conclusion, c’est le « comme vous imaginez bien », qui recherche une connivence avec l’auditoire. On peut penser que le surgissement du comique sert ici à détendre, à créer une alternance agréable entre propos sombres et histoires gaies, comme il devait y en avoir entre les Historiettes et les Crimes de l’amour dans le projet initial de Sade.

28Mais je crois plutôt qu’il y a dans LesCent Vingt Journées une certaine complexité qui n’est pas ou moins présente dans les contes. Le personnage de Fontanis est univoque, il est incontestablement grotesque. Les libertins des Cent Vingt Journées peuvent faire rire à l’occasion, mais ce sont des libertins, ils sont ambivalents. Même si les Historiettes aident à réinterpréter plusieurs passages des Cent Vingt Journées, il ne faut pas envisager le roman comme un récit qui recherche la variété, et qui propose une alternance stricte entre comique et tragique.

29L’épisode de la fausse morte est particulièrement théâtral, il s’agit pour la jeune fille de « jouer la comédie », mais on apprend que son rôle a failli devenir réel (qu’elle a failli mourir de peur). C’est à mon avis cette indistinction entre le réel et le théâtral qui caractérise le rire des Cent Vingt Journées. Tout ce qui est joué sur le mode comique est susceptible d’être rejoué plus tard sur le mode tragique. Si le comique disparaît après la première partie, ce n’est pas seulement parce que les parties suivantes sont à l’état de brouillon. C’est aussi que la répétition est finie, et qu’on joue alors la représentation finale. C’est sans doute ce qu’il y a aussi de diabolique dans le rire sadien : les épisodes dont on rit peuvent annoncer des épisodes bien plus sombres. Ainsi, l’épisode du vingt-neuf novembre, où le rire provient de la confusion entre mort feinte et mort réelle et de l’irruption d’un valet de comédie, est suivi d’un autre épisode dans la troisième partie mettant en scène le même libertin, qui jouit cette fois-ci d’un vrai cadavre.

30Pour conclure, s’il convient de parler d’écriture entrelacée, ce n’est pas seulement parce que Sade mêle le rire à la cruauté dans son récit. Contrairement à ce que l’on peut reconstituer du projet d’un Boccace français, qui aurait formé un livre plaisant à partir d’histoires variées, soit sombres, soit gaies, soit un peu des deux, Les Cent Vingt Journées de Sodome fonctionnent plutôt comme un piège. Annie Le Brun a bien montré dans Soudain un bloc d’abîme, Sade, que dans LesCent Vingt Journées, le plus troublant était qu’on pouvait se trouver attiré par des passions qui a priori n’avaient rien d’excitant sensuellement. Je crois qu’il est nécessaire de reprendre cette analyse à propos du rire : dans LesCent Vingt Journées, on rit parfois d’épisodes qui à bien y regarder sont tragiques ou monstrueux, et que Sade a habilement présentés. Le duc dans la chambre des petites filles menace de leur faire violence, mais l’épisode fait rire parce qu’on y voit plutôt l’Hercule ivre, le diable à ressort, la disproportion comique entre le vit du duc et l’anus des filles qui l’empêche (temporairement) de jouir d’elles. Si Les Cent Vingt Journées de Sodome sont une école du libertinage, il ne faut pas oublier que les libertins aiment rire et aiment la bonne humeur, et que LesCent Vingt Journées de Sodome apprennent aussi au lecteur à rire comme eux. Le rire sadien, éloigné de toute considération morale, mérite d’être étudié puisqu’il rappelle toute la complexité de la figure du libertin, à partir de laquelle on peut créer un Saint-Fond aussi bien qu’un Fontanis.