Colloques en ligne

Nathalie Kremer

Les temps du voir. Hommage à René Démoris

La présente page offre quelques réflexions sur l’article « La peinture et le ‘temps du voir’ au siècle des Lumières » que Jean-René Démoris a publié dans le volume L’Ordre du descriptif édité par Jean Bessière en 19881 et qu’on peut lire depuis 2007 sur Fabula au sein de l’ensemble intitulé « Littérature et peinture au XVIIIe siècle » mis en ligne par Marc Escola. Ces réflexions ont été présentées oralement lors de la journée d’hommage, organisée par Érik Leborgne et Christophe Martin, le 28 octobre 2016 à l’Université Sorbonne Nouvelle.

1René Démoris développe dans son article « la question du temps du voir, en peinture, de son articulation, de sa transitivité ». L’idée essentielle est qu’il y a plusieurs « temps de voir » un tableau2 : il y a le premier coup d’œil, tout entier dans l’admiration, la surprise, l’envoûtement du tableau, et qui est suivi d’un deuxième, troisième ou énième regard qui vise, dans un deuxième « temps du voir », à comprendre et à interpréter le tableau, quitte à même changer sensiblement la première idée qu’on s’en était faite. Or au XVIIIe siècle, le premier regard acquiert une légitimité à part entière : il importe de pouvoir reconnaître immédiatement le sujet peint, dès le premier regard. C’est ce que montre la citation suivante de l’abbé Du Bos que René Démoris a placé en exergue de son article :

Les peintres mêmes diront qu’il est en eux un sentiment subit qui devance tout examen, et que l’excellent tableau qu’ils n’ont jamais vu, fait sur eux une impression soudaine qui les met en état de pouvoir, avant aucune discussion, juger de son mérite en général : cette première appréhension leur suffit même pour nommer le noble artisan du tableau3.

2Cette valorisation de la « première appréhension » d’un tableau implique que la peinture doit donner des images immédiatement reconnaissables aux spectateurs, ce qui expliquerait notamment le rejet des sujets allégoriques au XVIIIe siècle, parce qu’ils seraient de plus en plus ressentis comme hermétiques. Ce problème est formulé comme suit par René Démoris :

L'ensemble de la critique du XVIIIe siècle rejette comme contraire à l'émotion et donc au plaisir esthétique, [la] recherche de significations dissimulées [véhiculées par les allégories]. L'expression d'une pensée revient à l'écriture, et encore à une écriture « dogmatique », non à celle de poètes. Dans les arts d'imitation, ne se trouvent plus guère tolérées, avec bien des réserves, que les allégories les plus claires et les plus usées, valant immédiatement pour le terme propre. Forme systématique est donc donnée à cette apologie de la représentation « au naturel » qui caractérise l'esthétique classique. [...]

3Il est vrai que le XVIIIe siècle pousse à bout en revanche l'exigence narrative, celle de la storia. Mais ici encore il n'est pas question de justifier la prolongation de la vision par les nécessités du déchiffrement. Ce dernier doit être aussi rapide et aisé que possible, et l'information parvenir sans délai au spectateur (d'où chez du Bos la règle de bannir, en peinture, les sujets peu connus du spectateur, comme le mélange de l'histoire et de l'allégorie). »

4Un paradoxe apparaît ici que René Démoris s’attache à souligner :

Nous touchons ici à un lieu paradoxal de cette question du temps de voir. Au moment même où sa durée en vient à être ressentie plus ou moins comme norme, il est affirmé que la peinture se caractérise par la rapidité de l'effet qu'elle produit. […] Il revient à Roger de Piles d'affirmer, en 1708, la vitesse, comme caractère distinctif de la peinture.

5Il importe donc, explique René Démoris, que le sujet du tableau soit identifié immédiatement pour que le tableau puisse nous « appeler », selon la définition de la peinture qu’a donnée Roger de Piles4, et cette immédiateté de la peinture tient à son caractère sémiotique reçu pour « naturel »5 à l’époque.

6La conclusion de René Démoris permet alors de mettre en relief une approche éminemment moderne de l’art qui se met en place au siècle des Lumières, qui s’attache donc à légitimer une « première approche » de la peinture ou premier temps du voir qui ne relève en rien du cognitif, mais au contraire de la valorisation de la sensibilité, qui est première, et qui sera dans un deuxième temps nourrie par la raison, qui appartiendrait donc à la deuxième temporalité du voir.

7Je cite un extrait de la conclusion de l’article de René Démoris :

Dans la vision commune à du Bos et à Diderot, […], se manifeste le souci de séparer et d'opposer l'instance intellectuelle et la sensibilité. Tout se passe comme si l'on craignait que la raison (à laquelle est légitimement dévolu le domaine du savoir) ne vienne à pervertir ce précieux contact avec la nature que procure l'art, et notamment la peinture, par copie interposée. Ce qui est privilégié dans le premier moment, c'est moins la sensibilité dans son ensemble, que ces formes de la sensibilité qui paraissent pures parce que la raison ne semble pas avoir eu le temps d'y intervenir. […]
J’en viens à un énoncé qui peut sembler paradoxal : la structuration particulière du temps de voir au siècle des Lumières, c'est‑à‑dire le primat reconnu au premier instant, ne relève‑t‑elle pas du besoin d'asseoir le jugement de l'œuvre sur autre chose que les incertitudes de la raison, d'être en somme rassuré sur sa valeur avant d'y pénétrer ? Car il est bien évident que, si elle est forte, l’émotion initiale se constitue aussitôt en jugement.

8Le raisonnement de René Démoris sur ce « paradoxe du temps du voir au siècle des Lumières » nous confronte à trois idées fondamentales, qui caractérisent encore actuellement notre rapport à la peinture, et sur lesquelles je voudrais m’arrêter un moment.

9La première grande idée a été explicitement soulignée par René Démoris : elle consiste en ceci qu’au XVIIIe siècle la peinture fait advenir une réception particulière qui tient à la sensibilité du spectateur, et qui s’oppose en tous points à une approche cognitive de l’art, exclue dans un premier temps. Le rapport premier à la peinture, le premier temps du voir, est d’ordre purement sensitif, et tenu pour légitime. Il ne relève pas d’un voir, mais paradoxalement d’une sensation aveugle. Diderot le dit presque dans ses Salons, Baudelaire le dira6. Il faut sentir une peinture, avant de la voir au sens d’en acquérir un sa‑voir. Et ce ressenti, cette sensation aveugle qui précède la conscience et le langage relève du corps, de la sensation physique. Fait pour être vu, goûté des yeux et des fibres du corps, le tableau ouvre à une jouissance sensitive. La perception du tableau est donc toujours d’abord une impression, grâce au travail de l’œil qui agit comme une main invisible, un œil caressant qui parcourt les lignes, se love dans les couleurs, se complaît dans les recoins de la toile.

10Ce qui nous amène à une deuxième idée que soulève René Démoris dans son article, qui concerne le rapport entre peinture et littérature. Si le premier temps du voir est un voir avec le corps qui sent, qui vibre d’émotion, avant même que le langage ne prenne le dessus, si donc la peinture est un art muet induisant une jouissance muette, c’est que le langage et donc le discours littéraire, auquel appartient la description, appartiennent au deuxième temps du voir, celui de la raison. C’est donc que le rapport premier, proprement charnel, exclut le littéraire, car la peinture suppose un spectateur : un récepteur physiquement présent devant l’objet‑tableau, tandis que le texte littéraire s’adresse à un lecteur dont, comme l’avait relevé Paul Valéry, le corps est évacué7.

11Si, comme l’écrit René Démoris, Du Bos et Diderot se soucient « de séparer et d’opposer l’instance intellectuelle et la sensibilité », ils séparent ce faisant le discours littéraire du pictural en confinant le descriptif dans un deuxième temps du voir : le discours sur le tableau est toujours discours après le tableau8.

12Mais plus encore, le langage serait tellement étranger au signe dit naturel du tableau, que toute prise de parole descriptive, même la plus fidèle et minutieuse ekphrasis, serait encore infidèle à la jouissance sensitive de l’œuvre. René Démoris et Louis Marin étaient ainsi très proches dans leurs intuitions sur la peinture, ce dernier ayant même été jusqu’à affirmer que toute prise de parole est un meurtre de l’image, comme on peut le lire dans son livre Détruire la peinture :

Comment trouver le chemin de l’œuvre de peinture ? Et pourquoi parler du tableau s’il suffit, pour accomplir la finalité de l’acte de peindre, d’y prendre plaisir ou jouissance ? Et parler du tableau, n’est-ce pas le faire mourir au plaisir, à la jouissance qu’il donne, les lignes et les couleurs en quelque superficie,à moins de substituer au désir qu’il laisse ou au plaisir qu’il offre cet autre désir et cet autre plaisir : celui de savoir l’énigme de l’acte par lequel est ainsi ouvert l’espace du désir pour le refermer sur son accomplissement, celui de déchiffrer le secret, d’épeler les lettres ou la lettre unique de sa formule et enfin de déclarer le discours dont cette formule recèle l’engendrement : faire donc du plaisir du tableau ou de sa jouissance, un plaisir ou une jouissance de langage.9

13Le rapprochement entre poésie et peinture toujours revendiqué au cours de l’âge classique n’existe donc que sur base de cette menace, sans cesse refoulée, de leur radicale différence.

14Il y aurait donc, pour résumer, un premier temps du voir, sensitif et spontané, qui appartient à l’expérience corporelle de la peinture, et un deuxième temps du savoir, qui appartient au déchiffrement, à la description, la méditation, à la lecture10. Le moment du langage sur le tableau inscrit ainsi la peinture dans le temps : dans le temps d’une contemplation devenue méditation puis réflexion, dans un temps du voir qui opère une transformation intérieure, comme d’une pénétration plus profonde et plus précise dans le tableau, où reconnaissance et connaissance s’éclairent mutuellement. On pourrait situer ici l’ordre de ce que G. Didi‑Huberman appelle, dans une autre perspective, le visuel, comme ce qui dans l’image nous maintient « entre savoir et voir »11.

15Ce qui nous amène à une troisième idée fondamentale. S’il y a plusieurs temps du voir, si le premier n’est pas le seul ni nécessairement le plus décisif, mais que la connaissance, le savoir que la littérature transmet ne peut être pris isolément de l’expérience sensitive première, dont il doit servir à éclairer la profondeur et l’intensité, c’est qu’il y a un temps d’après qui renforcerait les temps premiers, qui les engloberait comme un troisième temps du voir. Et c’est ici que la lecture de l’article de René Démoris, pas seulement de celui que je commente mais de l’ensemble de ses écrits, trouve tout son sens. Je voudrais éclaircir ce dernier point, ce troisième temps du voir, de manière un peu plus personnelle.

16Chaque année depuis six ans au mois de février, j’emmène les jeunes étudiants de la Sorbonne nouvelle au Louvre voir Le Bocal d’olives. C’est pour eux chaque fois une première fois, c’est pour moi chaque année un temps du voir en plus. Le tableau se trouve dans la petite salle des « Peintres de Diderot ». Ce n’est pas vraiment une salle, car l’espace est petit, c’est plutôt une entre-salle, un espace de transition entre deux grandes salles. Les visiteurs, d’habitude, ne font qu’y passer, pour s’arrêter plus volontiers dans les deux grandes salles qu’elle relie. Entre‑salle, salle de liaison, salle de passage, c’est pourtant cette petite salle qui me retient, et où j’arrête aussi les étudiants, comme pour les suspendre dans la déambulation à laquelle invite le musée.

17La première fois que je vis le Bocal d’olives, je fus surprise : le tableau n’était pas comme je me l’étais imaginée. Je l’avais tant de fois vu à travers des reproductions en couleur, avant de le voir « en vrai », que je restais indécise devant la facture plutôt sombre des couleurs : comme si une vitre embuée voilait le tableau et ne permettait pas d’identifier au premier coup d’œil les objets qu’il représente. Le tableau n’est pourtant pas conservé derrière une vitre, et l’éclairage est celui qu’il faut. Est-ce l’effacement des teintes par ce que Diderot appelait « la main du temps » ? C’est pourtant aussi une imprécision du pinceau, comme une sorte d’hésitation de la main de Chardin lorsqu’il le peignit ; car le tableau apparaît un peu trouble, comme inachevé, avec cet accord des tons vert et marron sombres. On distingue, à vrai dire, à peine les olives. Est-ce cette quasi-indistinction que Diderot pointait du doigt lorsqu’il écrivait en 1761 que « tout se brouille et s’aplatit… » ? Sans doute les couleurs étaient plus vives il y a deux cent cinquante ans. Mais la sensation demeure.

18Chaque année, je le revois donc, ce tableau, et je retrouve le subtil tracé du pinceau qui a créé ces olives, les touches de lumière qui ont donné à voir le pain, l’éclat du blanc qui place la porcelaine à portée de mes mains. Diderot disait des tableaux de Chardin qu’on était tenté de tendre la main et goûter aux mets, toucher les objets tant ils nous paraissent vrais. J’ai vu — j’ai été voir — une dizaine de fois le Bocal d’olives durant ces six dernières années. À vrai dire je ne sais pas si je le vois vraiment encore. Peut‑être que le revoir n’est plus un voir, mais une expérience d’un ressenti qui prend le dessus, comme un retour du sensitif dans un troisième temps du voir, après celui du premier coup d’œil, celui de la surprise, et celui du déchiffrement cognitif, toujours incomplet. Les émotions semblent décupler d’année en année à mesure que je revois le tableau, ou plutôt que je le vois moins à force de trop le regarder.

19Et ces émotions du troisième temps du voir sont d’un autre temps que celui du temps successif de notre chronologie. J’en donnerai trois raisons. En effet, ces émotions sont tout d’abord celles de retrouver, comme devant un signe de fidélité, une toile qui se laisse admirer depuis 1761 sans avoir perdu de sa finesse, et devant cette toile intacte, d’entendre les voix de ceux qui ont éprouvé la torpeur de l’admiration avant moi. Voir ce tableau, c’est entendre ces voix. C’est entendre Diderot qui s’exclame devant la « magie de l’art », mais à travers ces lignes entendre la voix de René Démoris qui nous explique que ce bavard de Diderot, au fond, ne peut que se taire devant la peinture de Chardin, contre laquelle il se « casse le nez comme les oiseaux de Zeuxis »12. Et qui nous explique que devant Chardin, « le spectateur se trouve dispensé de la besogne d’élaborer des significations et de savoir ce qui relève de l’admiration et de l’émotion. La conscience que sont à l’œuvre ici de subtiles et infinies transitions conduit Diderot à supporter, pour le temps de voir Chardin, une vertigineuse et exceptionnelle intransitivité »13.

20Voir le tableau de Chardin, le revoir, c’est donc aussi épouser le voir de René Démoris, entrer avec ses yeux dans cette toile, et entendre sa voix réfléchir sur la surface de l’œuvre tout en faisant réverbération de quantité d’autres voix depuis Diderot. C’est entendre ce « temps du voir » qui est indissociable de la réception picturale. Nous touchons ici à un deuxième sens de ce temps atypique qu’est le troisième temps du voir : en effet, si le temps du voir est d’abord le temps qu’il faut pour voir, pour bien voir, pour admirer, pour entrer dans l’œuvre et en sonder la profondeur, pour réfléchir, méditer son sujet et son rendu technique, ce temps du voir est aussi le temps des voir : de tous ces spectateurs muets d’admiration qui ont parlé de leur mutité devant l’œuvre et se font entendre dès lors que l’œuvre est vue. Ce temps des voir, au pluriel mais avec un voir au singulier invariable, désigne une communauté du voir qui fait fi du temps, parce qu’elle rassemble en son singulier invariable cette admiration de l’œuvre que l’on a pris le temps de voir. En ce sens, le temps des voir regroupe non seulement tous les spectateurs passés mais aussi futurs. Car leur voix, car ce qu’ils diront de l’œuvre, sera nourrie de ce qui a été dit par les spectateurs qui les ont précédé, et les voix, passées et futures, ne feront qu’une, un singulier invariable au-delà de la pluralité des individus et de l’écoulement des temps. Tous ces étudiants qui regardent le tableau tandis qu’ils m’écoutent répéter l’enseignement de René Démoris sur l’œuvre de Chardin, sont autant de spectateurs unis dans une même entente de l’œuvre.

21Et ce troisième temps du voir, ou des voir, est aussi — troisièmement — un temps-espace : car c’est devant ce Bocal d’olives qu’il se réalise pleinement, comme si les lignes écrites par René Démoris à propos de Chardin, à propos de Diderot, et les lignes écrites par Diderot lui-même qui à son tour s’appuie sur des auteurs du passé, toutes ces lignes écrites dans tous ces livres se font entendre devant le tableau, comme s’il avait le pouvoir d’ouvrir les livres et de faire entendre ce qu’ils contiennent. C’est donc devant le tableau, dans cette entre-salle du Louvre, que ce temps-espace prend forme, comme un temps de suspension spatial devant ce lieu auratique de l’œuvre peinte et qu’on peut ensuite se remémorer librement, pleinement, partout ailleurs, mais à condition d’avoir été là, au moins une fois. Voir et entendre sont indissociables dans ce temps du voir, qui prend forme dans l’espace, comme transition entre le révolu et le non-advenu, comme un avenir toujours présent, et qui unit tous les regards passés, présents et futurs.


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22Si à chaque fois que je regarde une peinture, « le temps de mon regard s’est à la fois prolongé et structuré d’une certaine manière », comme l’écrit René Démoris, cette prolongation est aussi celle de son effet, par ces mots mêmes. C’est ainsi que, devant ce tableau un peu trouble, un peu sombre, qui semble inachevé, nous restons à la fois muets, et pleins des mots que nos maîtres nous ont laissé, comme pour enrichir notre vue et pour traverser le contour trouble des formes que nous percevons.