Colloques en ligne

Alain Cantillon

« Le supplément défectueux »

1La littérature est omniprésente dans les écrits de Michel de Certeau. On trouve bien souvent dans les livres et dans les articles de Certeau les vocables « littérature », et « littéraire », mais aussi de multiples autres qui peuvent être, à divers titres et degrés, associés à la littérature (roman, fiction, etc.) et aussi des termes du vocabulaire technique contemporain de poétique ; par ailleurs aussi de multiples études de Certeau portent partiellement ou entièrement sur des écrits qui appartiennent à divers corps des œuvres dites littéraires ; plus encore, la littérature s’insinue partout ; elle est polymorphe et, pour cela, insaisissable aux discours exégétiques ; les écrits de Certeau en sont gorgés, et elle semble en sortir naturellement comme l’eau, parfois, d’un sol qui en est trop plein. Elle arrive sans crier gare, sans être désignée comme telle, et fait soudain irruption dans le discours historiographique, et dans la construction théorique, où elle peut apparaître comme un réservoir naturel d’informations sur des pratiques. Par exemple il est frappant de constater que c’est une citation des Lettres persanes qui sert à montrer qu’à la fin du xviie siècle, « tout se concentre sur des pratiques » :

Montesquieu dira bientôt des chrétiens qu’ils « ne sont pas plus fermes dans leur incrédulité que dans leur foi ; ils vivent dans un flux et reflux qui les porte sans cesse de l’une à l’autre ».1

2Le biais méthodologique qui consiste à utiliser comme un document un écrit satirique, polémique et politiquement très actif est mentionné en deux mots puis évacué :

Humoristique peut-être, lucide en tout cas, sa remarque indique la difficulté de ces chrétiens à trouver des repères sociaux de leur foi.2

3La présence de la littérature est à la fois massive et défaillante dans les deux chapitres des Arts de faire consacrés aux relations entre l’écrit et la parole, la voix, les corps : « L’économie scripturaire » et « citations de voix »3. Jamais dans ces pages la littérature ne fait figure de forme scripturaire spécifique qui serait susceptible de suppléer la perte de voix et de corps. Les références littéraires y sont abondantes, surtout Robinson Crusoé, mais ce roman, qui est prétendument cité comme « exemple » de la « pratique structurante de l’écrit » ne l’est en fait que comme un réservoir de représentations de cette pratique, et non pas comme un livre ou un texte à propos duquel des historiens ou des sociologues disposeraient d’études détaillées qui feraient apparaître des pratiques de l’écrit, par exemple pédagogiques, en montrant qu’elles sont structurantes :

De cette pratique structurante [l’apprentissage de l’écriture], je ne retiendrai qu’un exemple parce qu’il a valeur mythique. C’est l’un des rares mythes dont ait été capable la société occidentale moderne (en effet, elle a remplacé par des pratiques les mythes des sociétés traditionnelles) : le Robinson Crusoé de Daniel Defoe. Le roman combine les trois éléments que je distinguais : l’île qui découpe un lieu propre, la production d’un système d’objets par un seul maître, et la transformation d’un monde « naturel ». C’est le roman de l’écriture. D’ailleurs chez Defoe, l’éveil de Robinson au travail capitaliste et conquérant d’écrire son île s’inaugure avec la décision d’écrire son journal, de s’assurer par là un espace de maîtrise sur le temps et sur les choses, et de se constituer ainsi, avec la page blanche, une première île où produire son vouloir. Il n’est pas surprenant que depuis Rousseau, qui voulait ce seul livre pour son Émile, Robinson ait été à la fois la figure recommandée aux éducateurs « modernes » de futurs techniciens sans voix et le rêve des enfants désireux de créer un univers sans père.4

4Il n’est apparemment pas nécessaire de développer, de décrire, voire seulement de préciser quelque peu les usages pédagogiques ou didactiques de ce roman, évoqués rapidement comme ce qui va de soi. Il semble bien cependant que ce qui lui confère la qualité d’un outil pédagogique naturellement propice à l’enseignement de la pratique structurante de l’écrit (idéal pour de « futurs techniciens sans voix ») est uniquement son aptitude à leur montrer un modèle de cette pratique dans la représentation qu’il en donne. Ce n’est donc pas la littérature, comme un type d’écriture qui serait distinct et identifiable, qui posséderait une puissance propre, en action dans ces usages.

5Pour finir la description liminaire de cette présence singulière de la littérature dans les écrits de Michel de Certeau qui nous semble pouvoir être nommée « défaut de littérature», il faut remarquer que celui qui se met à lire ces écrits à la recherche de la littérature ne peut manquer d’être frappé par un usage constant de l’expression « il y a toute une littérature sur […] » , ou d’expressions équivalentes. C’est par exemple dans L’Écriture de l’histoire, « toute une littérature [qui] entoure ou exploite l’expédition du chevalier Duant de Villegagnon à Rio »5 ; et par là il faut entendre, d’abord, dans un premier temps, des documents et des pamphlets, et puis des traités. C’est encore, en 1984, dans « Le parler angélique », « l’immense littérature6 » consacrée aux anges. Certains, peut-être, pourraient vouloir penser que ces expressions ne sont rien d’autre que de simples façons de parler, propres à une époque, et déclarer que ce n’est pas de la chose littérature qu’il s’agit dans ces occurrences du mot. Or, il n’en est rien.

6Les écrits de Certeau font en effet une très large place à la différence entre les récits et les autres sortes de discours ; ils s’intéressent en permanence vivement au discours et aux discours, et aux textes, aux écrits, à l’écriture et aux écritures ; et puis aussi, et cela de plus en plus au fil du temps au rapport entre énoncé et énonciations7. Or, malgré cela, il y a toujours d’immenses littératures qui reviennent, et qui ne sont pas de la littérature, mais qui en sont. Une phrase qui date de 1968 fournit l’indice d’un sens possible de cette récurrence, en partie parce qu’elle est corrigée très rapidement, au moment de la reprise dans un petit livre de l’article où elle se trouve. Voici donc comment est présentée, dans le premier paragraphe de la « note bibliographique » publiée par Certeau dans le numéro de la revue Études d’octobre 1968, la « littérature » (au sens d’ensemble de publications) qui a tout de suite suivi mai 68 :

Le flux de l’écrit correspond au reflux de la « parole ». […] Cette littérature silencieuse s’étale sur l’événement comme le bitume sur les pavés.8

7Dans La Prise de Parole, pour une nouvelle culture, ouvrage paru chez Desclée de Brouwer dès la fin de 1968, la seconde image disparaît et, avec elle, le sens qu’elle donnait à la première :

Le flux de l’écrit correspond au reflux de la « parole ». […] Cette littérature silencieuse qui s’étale sur l’événement est à bien des égards révélatrice.9

8Dans l’article initial (selon la chronologie affichée de la publication, le livre signalant que certains chapitres reprennent des articles publiés dans Études et Esprit), ce premier paragraphe servait d’introduction à la note bibliographique qui commençait brutalement après cette phrase sur la « littérature silencieuse ». Dans le livre, la note bibliographique, qui devient « Appendice  , bibliographie de mai 1968 », est dépourvue de paragraphe introducteur et le paragraphe qui servait à l’introduire se retrouve placé à la tête d’un chapitre original, appelé « Pour une nouvelle culture » (le seul à être daté ; du 9 septembre), dont la fonction est d’abord d’expliquer la valeur politique du nouvel événement que constitue l’étalement d’une littérature silencieuse sur la « parole » de l’événement. Cette abondance de publications de livres, qui répond certes à un « rush » des lecteurs, produit l’étalement de l’information dans le temps et l’espace, et correspond au « retour à un ordre »10 ; pour toutes ces raisons elle est analogue au « reflux des élections»11. La métaphore initiale montrait fortement, comme dans un éclair, le rapport entre la parole pavé et la littérature silencieuse qui la recouvre et en fait disparaître le bruit. 

9Il ne serait pas difficile de multiplier les exemples de ces manifestations erratiques de choses diverses désignées par un ensemble de mots que l’hyperonyme « littérature » peut recouvrir ; en tout état de cause nous n’allons pas essayer de réduire toutes ces occurrences à l’unité. Nous nous contenterons de tracer un parcours hésitant et lacunaire à travers les écrits de Certeau pour émettre quelques propositions concernant ce que ce « défaut » – si défaut il y a – peut bien faire apparaître. Qu’est-ce que fait le défaut de littérature aux écrits de Certeau, et qu’est-ce que ces écrits peuvent faire à travers lui ou grâce à lui ? Notre hypothèse est que le défaut de littérature trace une ligne asymptotique, à jamais, et nécessairement, de la voix qui s’est perdue. Nous parcourrons quatre étapes : la région littéraire, l’inversion littéraire, la littérature comme supplément défectueux, la production et le produit (l’énoncé et l’énonciation).

Étape 1 : La « région » littéraire

10C’est dans le Monde diplomatique de janvier 1973 que Certeau (présenté comme anthropologue et historien à l’université de Paris VII) signe un article, aussi beau que terrible, intitulé « Le langage de la violence »12. Il fait partie d’un dossier sur la violence qui prend place dans un numéro du périodique où il est principalement question de la guerre du Viêt-Nam. Il commence par la mise en cause de tout discours sur la violence, et s’achève par une critique du langage et de la violence :

Quand les bombardiers B-52 pilonnent le Nord-Vietnam, il devient dérisoire de parler de la violence. Les déclarations sur la paix, la justice, la liberté ou l’égalité sont muées en un langage de la dérision par les pouvoirs qui les multiplient en multipliant la violence. Comment répéter après eux ces mots vidés de contenu ? [premières lignes de l’article]
[…]

11Seule une lutte peut prendre en charge ce que la violence se contente de signifier, et en faire un travail articulé sur des forces. La démystification du langage par la violence ouvre sur un combat politique, celui, effectif et non pas littéraire, qui implique la prise au sérieux et les risques d’engagement avec les réprimés qui défendent et promeuvent une différence. Sans doute est-ce dire aussi la vanité d’un papier de plus sur le sujet. Du moins, c’est rejoindre ce qu’écrivait déjà Merleau-Ponty [Aventures de la dialectique 1955] :

Le goût de la violence, dit Weber, est une faiblesse secrète ; l’ostentation des beaux sentiments est une violence secrète … il y a une force, celle du vrai politique, qui est par-delà ces prestiges13 … parce que son action est une « œuvre », le dévouement à une chose (Sache) qui grandit hors de lui, elle a une puissance de ralliement qui manque toujours aux entreprises de la vanité.
[dernières lignes de l’article]

12Cet article affiche un mépris du langage, pas uniquement, certes, de ce qui y serait littéraire, mais de tout le langage en général, pas seulement de l’écrit mais aussi de la parole, tous les mots ayant été vidés par l’utilisation violente qu’en font les pouvoirs ; cependant, à l’issue du chemin, il semble bien que demeure possible un usage du langage et de la parole dans leur plénitude, celui d’un combat politique sérieux par lequel l’action soit productrice d’une chose ou d’une cause. « Littéraire » apparaît ici dans une acception qu’il ne semble pas facile de concilier avec son autre occurrence, auparavant, dans le corps de l’article :

Deux siècles d’analyses linguistiques ont montré que le langage ne manifeste plus les choses, ne donne plus des présences et n’est plus la transparence du monde, mais que c’est un lieu organisé qui permet des opérations. Il ne donne pas ce qu’il dit : l’être lui manque. Aussi peut-il se traiter. La défection de l’être a pour corollaire l’opération dont le langage fournit à la fois l’espace et l’objet. Peut-être est-ce la raison d’un partage qui caractérise la culture contemporaine. Dans les champs scientifiques, un langage artificiel et décidé articule des pratiques. Dans sa région littéraire, le langage est voué à raconter des histoires. Il devient roman. Plutôt que d’épiloguer sur les causes et les étapes de cette situation retenons en un effet massif dans la production littéraire : de plus en plus, ce langage-fiction est le masque et l’instrument de la violence.14

13C’est ici le premier paragraphe de la partie intitulée « Une littérature de la défection »15. À l’intérieur du langage, se trace un partage entre les champs scientifiques, au pluriel, et, au singulier, une « région », littéraire, comme s’il rendait compte de la totalité du langage, sans reste. Pour ce qui est du langage en général, il semblerait avoir été, jadis, capable de manifester les choses, de donner des présences, et l’être : de représenter et présenter. Ailleurs, à de multiples reprises, dans d’autres lieux des écrits de Certeau (dans L’Écriture de l’histoire, ou dans le chapitre des Arts de faire déjà cité « L’économie scripturaire »), cette défection de l’être est expliquée et racontée, voire parfois construite, produite comme un artefact : jusqu’à l’époque moderne l’« Écriture parle. Le texte sacré est une voix16 » ; à partir de l’époque moderne « cette Parole ne s’entend plus ». L’être, donc, se déroberait au langage, au langage naturel, ce qui serait, « peut-être » est-il dit, la raison de l’invention d’un autre langage, celui des sciences.

14À cet endroit, dans cet article si vif et brûlant, dans lequel il est question de l’avenir du monde, de cet avenir qui ne passe pas pourrions-nous peut-être dire aujourd’hui, apparaît une incertitude ; que peut bien en effet signifier et désigner l’expression « région littéraire » du langage alors que dans le partage ici présenté, cette région s’oppose à des champs qui sont ceux d’un langage artificiel. La région littéraire est donc bien, nous semble-t-il, la seule région du langage naturel ; et tout, alors, dans ce langage, puisque l’être ne lui est pas accessible, serait roman, ou « langage-fiction ». Partant, la littérature de la défection, ce serait l’ensemble de l’usage naturel du langage, (discours politique, idéologies, publicité, etc.17) d’une part parce que l’être manque au langage, mais aussi, corrélativement et nécessairement, parce que ce langage manque, est défectueux, comme le montre le recours, pour « articuler des pratiques », à un langage artificiel. Ce qui demeure pourtant, semble-t-il – il y a là une zone opaque dans cette distribution des rapports entre le langage et l’être –, c’est la confiance accordée à la fin de l’article, à l’action politique qui demeurerait possible, ce qui indique qu’un accès à l’être serait toujours possible (on peut comparer, par exemple, à la position de refus intramondain du monde, qui est, selon Lucien Goldmann, celle de Pascal au moment des Pensées, c’est-à-dire celle de l’attitude cohérente dans une situation de dieu caché).

15Les écrits sur les discours historiographiques et psychanalytiques s’attachent plus précisément à l’articulation de ces deux parties : le langage artificiel de la science, et le langage naturel de la littérature ; dans les deux cas il est fait appel au schème de l’« inversion ».

Étape 2 : L’inversion littéraire

Le littéraire de l’histoire

16Dans L’Écriture de l’histoire, c’est un peu comme s’il fallait s’y prendre à deux fois pour arriver à construire le schème de l’inversion littéraire, qui apparaît d’abord (p. 101) comme « inversion scripturaire », avant de revenir un peu plus loin (p. 118) comme inversion littéraire, au moyen d’une question qui montre bien que, à plus d’un égard, l’inversion scripturaire était, pourtant, déjà une inversion littéraire :

Faut-il de nouveau (nous soulignons) reconnaître à ces traits une inversion littéraire des procédures propres à la recherche ?

L’inversion nommée d’abord « scripturaire » avait été en effet dès cette première apparition placée sous le signe de la littérature :

La représentation – mise en scène littéraire – n’est « historique » que si elle s’articule sur un lieu social de l’opération scientifique, et si elle est, institutionnellement et techniquement, liée à une pratique de l’écart par rapport aux modèles culturels et théoriques contemporains.18

17Cette écriture historienne est « contrôlée par les pratiques dont elle résulte »19, mais, « en même temps », elle « fonctionne comme image inversée » (la métaphore est celle de l’« écriture en miroir »)20 (102) ; elle « fait place au manque et elle le cache ; elle crée ces récits du passé qui sont l’équivalent des cimetières dans les villes ; elle exorcise et avoue la présence de la mort au milieu des vivants.»21

18L’historiographie, l’écriture, proprement, de l’histoire « résulte » (verbe employé encore page 108) de pratiques, d’opérations, spécifiques, scientifiques, « actuelle[s] et localisée[s] » ; cela, c’est la part du « langage artificiel et décidé qui articule des pratiques », selon la formule de l’article « Langage de la violence ». Cependant, l’inversion scripto-littéraire, c’est-à-dire la mise en récit dans l’invention d’une chronologie, vient placer ce savoir local précis, doublement local puisqu’il est aussi production du lieu de l’opération historiographique, dans la tension d’une immense temporalité ouverte, entre « le temps gratifiant – le temps qui vient vers vous, lecteurs, et valorise votre place » et « l’ombre d’un temps interdit 22». Ce terme d’origine est un « point zéro », un « non-lieu », un « rien »23.

Pour que le récit « descende » jusqu’au présent, il faut qu’il s’autorise plus haut en un « rien » dont l’Odyssée déjà donnait la formule : « nul ne sait par lui-même qui est son père ». Chassé du savoir un revenant s’insinue dans l’historiographie et en détermine l’organisation : c’est ce qu’on ne sait pas, ce qui n’a pas de nom propre. Sous la forme d’un passé qui n‘a pas de place désignable, mais ne peut être éliminé, c’est la loi de l’autre.24

Et, un peu plus bas :

L’absence, par quoi commence toute littérature inverse (et permet) la manière dont le récit se remplit de sens et dont le discours fixe une place au destinataire. Les deux se combinent, et l’on verra que l’historiographie tire sa force de muer la généalogie en message et de se situer « plus haut » que le lecteur du fait d’être plus proche de ce qui autorise.25

19Dans ces trois ou quatre pages nommées la chronologie, ou la loi masquée, l’inversion littéraire du travail de l’historien se trouve précisée par une mise en relation avec trois autres sortes de romans au sens large : le fantasme, le mythe, et une certaine forme de littérature littéraire.

20Une note appelée après « loi de l’autre » fait référence à l’article de Laplanche et Pontalis sur le fantasme pour établir une relation d’analogie ainsi résumée à la fin de la note : « le récit historique présente aussi, comme mise en scène, ces caractères du fantasme » ; il s’agit de la place du désir, de la désubjectivation du sujet, et d’opérations de défense comme la dénégation. En revanche, une distinction très ferme est établie entre le récit historiographique, l’inversion scripturaire des pratiques des historiens, et le mythe, parce que l’écriture de l’histoire « résiste à la séduction du commencement » et « n’a pas pour but de mettre en scène l’autorité nécessaire et perdue, sous la figure d’un événement qui n’a pas eu lieu. »26

21L’inversion littéraire historiographique fournit donc le schème d’un travail complexe de l’origine et du passé puisqu’elle entretient une relation très étroite avec l’absence, le rien de l’origine qui l’autorise mais qu’elle ne le fait qu’en tranformant cette origine en passé, et en descendant vers les lecteurs. Peut-être résiste-t-elle en effet à la séduction du commencement, mais elle ne le fait qu’au sein d’une relation dialectique avec l’origine qui apparaît bien dans la sorte de condescendance par laquelle elle gratifie certes ses destinataires, mais en leur assignant autoritairement une place.

22Il existe plus d’une analogie entre cette écriture et une autre, celle dont il est dit « qu’elle se prend elle-même pour objet »27 : elle ne « présente pas en rendant présent ce qu’elle montre, mais elle le montre derrière tout, comme le sens et l’absence de ce tout. » et elle est « travail de la négation »28 ; ce qui différencie malgré tout ces deux écritures, c’est précisément que l’historiographie ne se prend pas elle même pour objet, et qu’elle « n’avoue pas » être travail de la négation. À cet endroit, pour indiquer quelle est cette autre écriture, si proche, dans sa différence, de celle de l’histoire, les notes envoient vers quelques livres et quelques articles de Maurice Blanchot.

23Étrangement cependant peut-être, lorsque, un peu plus loin, il est derechef question de l’inversion littéraire, nommée telle cette fois-ci, et non plus « inversion scripturaire », ce n’est plus à cette période de ce que l’on nomme littérature, ni à cette forme de réflexion sur la littérature qu’il est fait appel. L’inversion littéraire29, ou « conversion scripturaire »30 « construit un "tombeau" pour le mort »31. Et à cet endroit la note de bas de page convoque l’antique histoire littéraire, et son organisation générique de l’ordre de l’écrit :

[…] le tombeau est un genre littéraire ou musical depuis le xviie siècle. C’est aussi à ce genre qu’appartient le récit historiographique.32

24À la toute fin donc du chapitre sur l’opération historiographique, et de la première partie du livre L’Écriture de l’histoire, un « tombeau » prend la place des « cimetières dans les villes » évoqués quelques pages plus haut, et une scène explicitement assignée au littéraire celle de l’espace géographique urbain. La relation nommée « inversion » est alors mise en cause, expliquée, et presque remplacée par celle de « conversion » : non pas le contraire de la pratique de la recherche historienne, mais une différence complémentaire, et capitale. L’« écriture » recueille le produit du travail de la recherche qui « trouve le passé sur le mode d’un écart pertinent relatif à des modèles présents33 » et qui crée « dans le présent une place (passée ou future) à remplir, un "devoir faire" »34. À partir de ce produit, par la « métaphore d’un performatif » (la narrativité35) et dans une « mise en scène littéraire », elle produit à son tour quelque chose, la représentation de ce rapport entre le passé et le présent, sous la forme d’une relation entre les morts et les vivants :

Nommer les absents de la maison et les introduire dans le langage de la galerie scripturaire, c’est libérer l’appartement pour les vivants, par un acte de communication qui combine à l’absence des vivants dans le langage l’absence des morts dans la maison. Une société se donne ainsi un présent grâce à une écriture historique. L’instauration littéraire de cet espace rejoint donc le travail qu’effectuait la pratique historique.36

25Dans l’espace du tombeau, où se rejoignent les deux pratiques qui constituent l’historio-graphie (la recherche historienne et l’écriture littéraire), se réunissent aussi ces deux époques ou ces deux styles de pratiques scripturaires qui sont toutes deux considérées dans ce livre comme de la littérature : l’écriture selon Blanchot et le « genre » des tombeaux. Pour les deux, en effet, bien que différemment, le texte, comme ici le « texte historique » est « substitut de l’être absent »37.

26La conversion littéraire des pratiques historiennes ne s’inscrit donc pas en opposition à leur scientificité ; l’accent mis sur la complémentarité différentielle qui traverse la science historique en tant qu’elle est historiographique vient seulement, mais d’une façon décisive, déplacer l’enjeu de la théorie. C’est par cette affirmation que s’achève la première partie du livre :

Il n’est pas surprenant qu’il se joue ici quelque chose d’autre que le sort ou les possibilités d’une « science objective ». Dans la mesure où notre rapport au langage est toujours un rapport à la mort, le discours historique est la représentation privilégiée d’une « science du sujet » et du sujet « pris dans une division constituante » – mais avec une mise en scène des relations qu’un corps social entretient avec son langage.38

27 « Pris dans une division constituante » est une citation des Écrits de Lacan ; et dans la note qui le précise, se trouve une autre citation provenant du même livre, deux pages seulement plus loin, selon laquelle « il n’y a pas de science de l’homme, parce que l’homme de la science n’existe pas, mais seulement son sujet »39. Cependant ce sujet de la science (de l’homme) n’en est pas tout à fait un, puisqu’il ne se constitue que dans une division. Il semblerait donc bien que le texte historique se substitue à l’être absent non pas parce que l’écriture historique serait en soi déficiente, ni même parce que l’historiographie dans son ensemble (la recherche historienne et son complément par inversion, la « littérature ») ne serait pas capable de faire venir assez scientifiquement et objectivement vers le temps présent un passé définitivement clos sur soi, et englouti dans l’écoulement du temps , mais parce qu’il n’y a pas de science de l’homme. L’histoire servirait donc de paradigme aux pseudo-sciences de l’homme parce qu’elle travaille avec des restes où rien ne subsiste de l’illusion de l’unité de ses sujets ou de son sujet. Et l’inversion scripturaire y joue pleinement son rôle de substitut ou de supplément.

Le littéraire de la psychanalyse

28Ce n’est pas dès 1975, dans la partie de l’Écriture de l’histoire qui s’appelle « Écritures freudiennes », mais quelques années plus tard, dans un article paru en 1981 dans un ouvrage collectif intitulé Géopsychanalyse, les souterrains de l’institution40, qu’est théorisée la « conversion "au littéraire" »41 de la psychanalyse. Freud lui-même s’étonne de constater que ses « histoires de malades (Krankengeschichten) se lisent comme des romans (Novellen) et qu’elles soient pour ainsi dire dépourvues du caractère sérieux de la scientificité (Wissenschaftlichkeit) »42. En fait la fiction devient l’un des éléments du sérieux scientifique, et la manière du roman la forme de l’écriture théorique ; en ce sens Freud écrit des fictions théoriques. Un « système »43, une « structure »44, un « modèle »45, ou un « cadre théorique »46, est débordé par la diachronie propre à la cure, par l’événement de l’analyse, par les manifestations de la souffrance des « sujets malades »47 et par les réactions de l’analyste, dans la relation d’interlocution psychanalytique :

Le dialogue fait surgir dans l’analyste lui-même une « inquiétante familarité ». L’« aveu » de cette altération interne définit très exactement ce qui sépare du « tableau » psychiatrique le « roman » psychanalytique.48

29Une incertitude plane, dans ce chapitre, quant aux effets de la conversion littéraire de la psychiatrie par la psychanalyse sur le sérieux scientifique ; par endroit, elle semble l’affecter, alors qu’ailleurs au contraire la mise en cause des modèles synchroniques par la prise en compte de l’événement semble le renforcer.

30C’est une différence avec ce que l’inversion littéraire fait à la recherche historique ; une autre légère différence engage à poser rétrospectivement une question à cette autre conversion au littéraire : ne trouverait-elle pas, elle aussi, une partie de sa justification dans « des affects et des réminiscences de toutes sortes49 » par lesquelles les historiens répondraient à leurs « sujets », puisque, L’écriture de l’histoire s’attache à l’établir, le discours historiographique est fortement déterminé par le lieu de son énonciation ? Quoi qu’il en soit, le schème de l’inversion littéraire fait apparaître la littérature – l’écriture –, comme une forme de supplément, qu’elle vienne compléter différentiellement les pratiques qu’elle convertit, ou qu’elle donne une place aux morts dans le langage sans pour autant les faire revenir au milieu des vivants, ou aux sujets malades dans un roman, ou dans une biographie, sans pour autant les construire en lieux propres et non-contradictoires50.

Étape 3 : la littérature comme supplément défectueux

31Il est possible de trouver, selon la formule qui sert de titre à un article de Jean-Jacques Courtine, une « anthropologie de la voix »51 dans les écrits de Michel de Certeau, une anthropologie purement négative. En Occident, depuis le début de la période moderne, en effet, « la Parole ne s’entend plus » ; c’est ce qu’affirme un passage des Arts de faire, celui que nous avons déjà mentionné ci-dessus, qui ne s’attache pas à marquer de différence entre parole et voix :

On ne saurait surestimer la relation fondamentale de l’Occident avec ce qui a été pendant des siècles l’Écriture par excellence, la Bible. Si l’on simplifie l’histoire (je construis un artefact, sachant qu’un modèle ne se juge pas à ses preuves, mais aux effets qu’il produit dans l’interprétation), on peut dire qu’avant la période « moderne », donc jusqu’aux xvi-xviie siècles, cette Écriture parle. Le texte sacré est une voix, il enseigne (premier sens de documentum), il est l’advenue d’un « vouloir-dire » du Dieu qui attend du lecteur (en fait, l’auditeur) un « vouloir-entendre » dont dépend l’accès à la vérité. Or pour des raisons analysées ailleurs, la « modernité » se forme en découvrant peu à peu que cette Parole ne s’entend plus, qu’elle s’est altérée dans des corruptions du texte et dans les avatars de l’histoire. On ne peut l’entendre. La « vérité » ne dépend plus de l’attention d’un destinataire s’assimilant au grand message identificatoire. Elle sera le résultat d’un travail – historique, critique, économique. Elle relève d’un vouloir-faire. La voix aujourd’hui altérée ou éteinte, c’est d’abord cette grande Parole cosmologique, dont on s’aperçoit qu’elle ne vient plus : elle ne traverse pas la distance des âges. Il y a disparition des lieux fondés par une parole, perte des identités qu’on croyait recevoir d’une parole. Travail du deuil. Désormais, l’identité dépend d’une production, d’une marche interminable (ou du détachement et de la coupure) que cette perte rend nécessaire. L’être se mesure au faire.

L’écriture s’en trouve progressivement bouleversée. Une autre écriture s’impose peu à peu sous des formes scientifiques, érudites ou politiques : elle n’est plus ce qui parle mais ce qui se fabrique. Liée encore à ce qui disparaît, endettée à l’égard de ce qui s’éloigne comme un passé mais reste une origine, cette nouvelle écriture doit être une pratique, la production indéfinie d’une identité soutenue seulement par un faire, une marche toujours relative à ce qui d’autre s’offre à son avancée dans la mesure où la voix propre d’une culture chrétienne lui devient son autre et où la présence qui lui était donnée dans le signifiant (c’est la définition même de la voix) se mue en passé. La conquête capitaliste scripturaire s’articule sur cette perte et sur l’effort gigantesque des sociétés « modernes » pour se redéfinir sans cette voix.52

32Ce grand mythe des origines de l’écriture capitaliste, et donc, semble-t-il occidentale, prend place dans le chapitre « L’économie scripturaire », au début duquel Certeau déclare :

Je cherche à entendre ces fragiles effets de corps dans la langue, voix multiples, mises à distance par la triomphale conquista de l’économie qui, depuis la « modernité » (xviie et xviiie siècles), s’est titularisée sous le nom d’écriture.

33Ces voix multiples cependant, depuis la « modernité », parce qu’elles résultent de ce grand mouvement de bouleversement de l’« écriture » (avec minuscule) dans lequel une « autre écriture (toujours avec minuscule) s’impose », à la place de l’Écriture (avec majuscule) prennent la place de la voix originelle sans pour autant pouvoir la remplacer.

34Le chapitre suivant, « citations de voix », poursuit cette recherche, son titre le dit bien. À travers Robinson Crusoe, mais aussipar une réflexion sur les « différentes "hétérologies" »53, il tourne autour de cette question, qui découle du mythe originaire développé dans le chapitre précédent : « qui parle quand il n’y a plus un Parleur divin qui fonde toute énonciation particulière ? »54. Il s’achève sur deux pages et demie répondant à l’intertitre « bruits de corps » qui pourraient sembler apporter une conclusion par une sorte de saisie de ces « voix multiples », ces « fragiles effets de corps dans la langue ». Or, ces « bruits de corps » sont l’objet de jugements fort négatifs lorsqu’ils s’introduisent dans le « texte littéraire », ou lorsque ce texte entreprend de les donner à entendre. L’« écriture savante » – c’est ainsi que le « texte littéraire » est alors nommé – n’est que le lieu où reviennent les « voix par lesquelles le corps social parle ». Le dernier paragraphe du diptyque formé par ces chapitres creuse un écart entre les deux définitions de « voix » citées ci-dessus, la première (présence donnée dans le signifiant), propre à la voix qui aurait été jadis audible et se serait « aujourd’hui altérée ou éteinte », et la seconde (effets de corps dans la langue) pouvant convenir à des « voix multiples ». Certes, selon La Fable mystique, il se serait trouvé qu’une fois ces deux définitions ont coïncidé et que la voix de la présence a pris corps dans l’événement de l’incarnation divine ; et depuis des énonciations mystiques tenteraient de retrouver cette voix. Il n’en reste pas moins vrai que l’écart entre ces deux définitions de « voix » est si grand qu’il interdit totalement aux voix multiples qui peuvent habiter l’écriture du « faire », qui se serait imposée peu à peu à la place de l’Écriture de l’être, de remplacer la voix de la présence.

35Quelle que soit la « forme » scripturaire, scientifique, érudite, politique, mais aussi mystique, et littéraire, elle ne peut constituer qu’un supplément défectueux. C’est en ce sens aussi que l’on peut parler de défaut de littérature dans les écrits de Michel de Certeau. La littérature (la littérature littéraire) n’est qu’un supplément défectueux parce qu’en tant que littérature (scripturaire) en tant qu’écriture, elle intervient toujours trop tard ; elle n’intervient que parce que c’est trop tard. Contrairement à Derrida, pour qui il n’y a que du supplément et pour qui l’immédiateté est toujours dérivée, pour Certeau ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’origine, mais qu’il n’y en a plus ; et dans ce cas le supplément est toujours par nature défaillant ; nécessaire, désespérément nécessaire, mais défaillant.

36Ce constat n’interdit pas, bien au contraire, une attention à la production et aux produits (puisque là serait tout ce qui nous reste) ; c’est-à-dire, pour ce qui est littéraire, aux relations entre les énoncés et l’énonciation.

Étape 4 : la production et le produit (l’énoncé et l’énonciation)

37Sans qu’il ne soit, nous semble-t-il, nécessaire ni pertinent de se demander si Certeau fut marxiste, il faut être tout particulièrment attentif à la conjonction de deux prises de positions contemporaines, l’une dans l’introduction de L’Écriture de l’histoire et l’autre deux ans après la publication de ce livre, en 1977, dans « La faiblesse de croire » publié dans Esprit. La première propose un retour à Marx qui fixe le sens qu’il faut donner dans ce livre à « production » et à « pratique » :

[…] pour que, par la production, on ne se contente pas de nommer un rapport nécessaire mais inconnu entre des termes connus, c’est-à-dire de désigner ce qui supporte le discours historique mais ne fait pas l’objet de l’analyse, il faut réintroduire ce que Marx rappelait dans ses Thèses sur Feuerbach, à savoir que « l’objet, la réalité, le monde sensible » doivent être saisis « en tant qu’activité humaine concrète », « en tant que pratique ». Retour au fondamental : « pour vivre, il faut avant tout boire, manger, se loger, s’habiller et quelques autres choses encore. Le premier fait historique (die erste Geschichtliche Tat) est donc la production (die Erzeugung) des moyens permettant de satisfaire ces besoins, la production (die Produktion) de la vie matérielle elle-même […] ». Il y a partout production « mais la production en général est une abstraction » […] Ces textes classiques, je m’y attarde et je les répète parce qu’ils précisent l’interrogation que j’ai rencontrée en partant de l’histoire dite des « idées » ou des « mentalités » : la relation qui peut s’établir entre des lieux déterminés et les discours qui s’y produisent. […] Il est clair que cette perspective vaut aussi pour le « travail » de l’historien qui l’utilise comme instrument, et que l’historiographie, à cet égard, relève aussi de ce qu’elle doit traiter : les rapport entre un lieu, un travail et cette « augmentation de capital » que peut être le discours. »55

38L’affaire est d’importance, et cette répétition de textes classiques occupe une page et demie, avant que cette introduction ne s’achève sur une évocation de l’archéologie de Michel Foucault et une réflexion sur l’« arché ». Il en va de la définition de l’historiographie, de l’écriture de l’histoire comme redoublement du souci de la production de lieux. L’histoire des idées et des mentalités n’est constituée que d’abstractions qui ne prennent pas en compte la relation de production, les pratiques ni le faire, qui sont tout ce qui, de l’être, nous reste accessible ; elles se révèlent donc incapables de produire une anthropologie historique, seule forme réelle de connaissance historique, à laquelle seule convient une historiographie, comme véritable écriture de l’histoire, puisque seule elle peut tenir compte du lieu de son énonciation.

39« La faiblesse de croire » offre des analyses de la situation sociale et politique contemporaine qui montrent que l’on n’est pas fondé à juger que la référence marxienne serait, dans les écrits de Michel de Certeau, simplement instrumentale ou méthodologique voire heuristique. Elle s’ancre très profondément dans une philosophie de l’histoire bien souvent, et sous divers angles, exposée dans ces écrits. Cet article construit en effet une opposition tranchée entre deux époques, un « autrefois » et un « à présent » : « Autrefois, une Église » offrait « la garantie sociale et culturelle d’habiter le champ de la vérité » alors qu’« à présent, semblable à ces ruines majestueuses d’où l’on tire des pierres pour construire d’autres édifices, le christianisme est devenu pour nos sociétés le fournisseur d’un vocabulaire, d’un trésor de symboles, de signes et de pratiques réemployés ailleurs »56.

40Ce retrait de l’être et cette ruine donneraient l’occasion d’un christianime plus fidèle à son message « Jésus-Christ est mort »57 ; l’expérience qui fut jadis celle des mystiques et des spirituels pourrait donc à présent (en 1977) devenir collective, et se déployer dans « le corps tout entier des Églises », en particulier par le biais des groupes charismatiques58. il y aurait beaucoup à dire sur cette « faiblesse » de l’expérience de la foi chrétienne, et en particulier sur la façon dont, nous semble-t-il, sont dans ces quelques pages articulés « croire » et « vouloir croire ». Dans le cadre de la présente étude, ce qui doit être souligné, c’est la place accordée aux militants chrétiens et à la théologie de la libération :

[…] Le point de départ est une prise de position relative à la question : avec qui se solidariser dans la société ? Il s’agit ainsi pour les chrétiens de travailler à des causes qui ne sont pas les leurs, puisqu’ils n’ont plus de sol propre.59

41Ce qui n’est pas dit c’est la raison pour laquelle la « succession des appartenances […] passe de l’Église aux marxismes dogmatiques ou hérétiques » plutôt que vers d’autres causes, ou d’autres « discours totalisants »60. Si l’analyse délare qu’« une pratique théologique » se trouve « emboîtée dans d’autres pratiques, indissociables de solidarités tactiques », c’est bien parce qu’un tel emboîtement est rendu possible, parce qu’il existe suffisamment de points communs à ces pratiques, et que ces tactiques sont rendues solidaires par une fin ou un horizon communs.

42Le matérialisme des Thèses sur Feuerbach, parce qu’il fait porter l’accent sur l’ensemble des productions humaines dans leurs détails les plus précisément concrets, depuis les plus élémentaires « avant tout » jusqu’aux discours, historiographie comprise, peut apparaître, dans les écrits de Certeau, comme la pensée la plus adéquate à un monde dans lequel la voix de la vérité se serait perdue et où « l’être se mesure au faire ». Lorsqu’elle touche aux discours, l’attention portée à la production semble pouvoir prendre dans certains cas une dimension particulière. « Le texte littéraire », est-il précisé dans un article publié dans la revue Le Débat à l’occasion de la mort de Jacques Lacan, « montre le bougé de l’acte énonciatif dans un système d’énoncés »61. Faudrait-il voir dans cette inscription de la production de ces écrits – que l’on qualifie de textes littéraires –, au sein de ces écrits mêmes qui en sont les produits, le retour d’une présence de l’être et de la voix ? Les étapes que nous venons de parcourir interdisent une telle interprétation, comme le fait aussi tout ce qu’il est par ailleurs possible de comprendre de la place de l’énonciation dans les écrits de Certeau. Si l’on donne à la littérature une extension telle qu’elle englobe aussi la fable mystique – et tout autorise à le faire – , il apparaît bien que le fossé qui sépare les énonciations de l’instance énonciative62, ce qui est supposé rendre les énonciations possibles, demeurera, selon Michel de Certeau, toujours infranchissable : qu’il l’est par principe et que, même, c’est ce fossé qui est considéré comme l’origine de ces actes énonciatifs que la littérature, ce serait son trait distinctif, aurait la capacité de faire apparaître comme tels.

43Le défaut de littérature apparaît donc d’abord dans sa labilité ; aussi ne peut-on affirmer sans nuance que la littérature c’est ceci ou cela sans ajouter aussitôt, mais c’est aussi ceci ou cela, etc. ; sans oublier non plus que la grande déchirure du langage et de l’écriture en deux régions, l’une nommée science et l’autre littérature n’en est pas tout à fait une puisque l’écriture est l’inversion et non pas le contraire de la science, ce qui, c’est le schème de l’inversion qui le veut, est réversible. Ce défaut, c’est ce que le précédent voyage trop rapide en quatre brèves étapes a, nous semble-t-il, rendu visible, ne signale pas la défaillance propre de l’écriture comme littérature, ou de ce Protée sémiotique nommé littérature. Ce serait au contraire sa force propre, celle de rendre tangible une perte qui marquerait une période de l’histoire occidentale, le retrait de l’être dans une écriture qui ne parlerait plus. Dans la littérature ainsi comprise, dans les équivoques mêmes de sa définition, à la fois comme synonyme d’écriture en général et comme forme d’écriture particulière, se tiendrait donc un supplément défectueux. Par la rapport entretenu avec la défection ontologique se manifesterait selon Certeau la puissance supplémentaire du faire littéraire.