Colloques en ligne

Sylvie Servoise

Le Guépard, de G. Tomasi di Lampedusa, ou la relecture de l’histoire depuis sa fin : tentation du lecteur et pièges de l’écriture.

1Le succès du Guépard, premier best‑seller de la littérature italienne publié en 1958, a sans doute fait oublier, notamment au-delà des frontières de la péninsule, la vigueur des débats interprétatifs dont il a pu faire, et continue de faire, l’objet. Sans doute encore, la fortune du film de Luchino Visconti (1963), qui privilégiait une certaine lecture du roman et qui, par son esthétique très classique renvoyait au spectateur l’image d’une intrigue sans aspérités, n’a‑t‑il pas peu contribué à cet effet de lissage.

2On ne saurait pourtant négliger l’ampleur de la polémique qui naquit à la publication du roman, ni le degré de radicalité des oppositions alors en jeu. « Gattopardeschi » et « antigattopardeschi » s’affrontèrent en effet vivement dans un débat qui mobilisait des arguments aussi bien esthétiques qu’idéologiques et politiques et qui, dans le contexte d’une crise de la littérature italienne dont Italo Calvino mesura rapidement les enjeux1, excédait largement la question de la valeur intrinsèque du roman. Mais au‑delà de la première réception du texte, le roman a continué de susciter des interprétations diverses, à des niveaux d’analyse distincts.

3En ce sens, on peut dire que, à l’instar de l’Hamlet de Shakespeare tel que l’envisage Pierre Bayard dans L’enquête qu’il lui a consacrée en 20022, c’est bien à un « dialogue de sourds », ou plutôt à une série de dialogues de sourds que nous avons affaire au sujet du Guépard. Si nous tenterons d’abord de démêler, de manière synthétique, les enjeux et les raisons d’un tel phénomène, nous nous intéresserons ensuite plus particulièrement à l’un des nœuds de discorde majeurs – à savoir la pertinence de la huitième et dernière partie du roman, qui se déroule plusieurs décennies après la mort du protagoniste Don Fabrizio, Prince de Salina. Ce sera alors l’occasion de convoquer l’étude particulièrement stimulante d’un critique contemporain, Nunzio La Fauci, qui, à partir d’une grille d’analyse essentiellement lexicale et linguistique, voit dans cette dernière partie l’indice majeur de la structure foncièrement implicite du Guépard et l’emblème de l’écriture d’un auteur qui aura volontairement joué à « cacher et à montrer3 ». Enfin, nous explorerons une autre analyse possible de ce dénouement qui, convoquant un paradigme d’interprétation centré sur la question de la représentation du temps, tentera de montrer comment la dernière partie non seulement met en scène la multiplicité des interprétations possibles mais semble déjouer toute velléité d’en imposer une au détriment des autres, mettant en abyme la réception même du roman comme dialogues de sourds.

Le cas « Lampedusa »

4Rappelons brièvement l’intrigue du Guépard. Nous sommes en mai 1860. Le prince de Salina, Don Fabrizio, âgé de 45 ans, est à la tête d’une famille prestigieuse, l’une des plus anciennes de Sicile, et dont l’emblème est un Guépard dansant. Le Prince, qui a très peu de goût pour la politique, vit en retrait de la cour, contemplant dès qu’il peut les étoiles du haut de l’observatoire de son palais palermitain. Quand Garibaldi débarque à Marsala le 11 mai 1860 et commence sa remontée de la péninsule qui se soldera un an plus tard par le rattachement de la Sicile au Royaume de Piémont‑Sardaigne sous la férule du nouveau Roi de l’Italie réunifiée Victor‑Emmanuel de Savoie, le Prince est circonspect : il refuse de s’enfuir comme son beau‑frère, une « poule mouillée4 » qui voit déjà dans Garibaldi un nouveau Robespierre prêt à couper toutes les têtes de la noblesse ; mais il rechigne tout autant à adhérer à un mouvement qui risque d’aboutir à une république. Cependant, il ne peut longtemps se tenir à l’écart de l’Histoire, qui frappe à la porte du palais familial : son neveu Tancredi Falconeri, dont il est le tuteur, s’enrôle dans les troupes garibaldiennes, non sans avoir assuré à son oncle que « si nous voulons que tout demeure tel que c’est, il faut que tout change5 ». Le Prince prend à la lettre les mots de son neveu, acceptant de cautionner le mariage de ce dernier, noble mais désargenté, avec la très belle et très riche Angelica Sedàra, fille du maire Don Calogero, votant « oui » au plébiscite qui marque l’union de la Sicile au Royaume d’Italie. C’est seulement à l’heure de sa mort, dans l’avant-dernière partie du livre (nous sommes alors en 1883), que le Prince comprend qu’il s’était trompé sur le sens de la formule de Tancredi. Le dernier Salina, c’était lui. La huitième et dernière partie du livre, qui se déroule en 1910, entérine la disparition du monde aristocratique et le triomphe de la nouvelle Italie, mettant en scène la déchéance des filles du Prince et la victoire de la roturière Angelica.

5Il y aurait beaucoup à dire – et cela a déjà été fait6 – sur le débat qu’a suscité le roman lampedusien lors de sa parution. Nous entendons seulement ici mettre en lumière, grâce aux outils forgés par Pierre Bayard dans son Enquête sur Hamlet, les enjeux et raisons de ces disparités de lectures, de ce dialogue de sourds, à entendre au sens fort du terme, comme une impossibilité de communication due au fait que les discutants ne parlent littéralement pas de la même chose. Si l’objet de la discussion est le même (le texte posthume de Lampedusa édité par Feltrinelli en 1958), le référent – c’est‑à‑dire « le monde virtuel peuplé de créatures imaginaires dont les discutants s’entretiennent7 » – diffère en effet profondément.

6Rappelons d’abord que la majeure partie des critiques provenait en 1958 de l’intelligenstia italienne de gauche qui dominait alors la scène critique en Italie et que c’est donc à la lumière d’une certaine « théorie d’accueil8 » (marxiste), s’appuyant sur certains passages du texte au détriment d’autres (ce que P. Bayard nomme la « sélection d’unités textuelles9 », sans laquelle aucune lecture critique n’est possible) que se construisit l’interprétation à charge du Guépard : on reprochait à ce livre, écrit par un aristocrate sicilien inconnu du milieu littéraire, qui avait eu en outre le mauvais goût de mourir juste avant la publication de son texte, d’être en retard de plusieurs révolutions, politiques et esthétiques. Conservateur, voire réactionnaire au prétexte qu’il raconterait, d’un point de vue interne, la défaite de l’aristocratie et l’ascension de la bourgeoisie lors du Risorgimento, le prince de Lampedusa aurait en outre écorné le mythe national de l’Unité italienne, en dénonçant les limites et les revers d’un processus qui, loin de mener à la libération et à l’émancipation du peuple italien, n’apparaîtrait, sous sa plume, que comme un simulacre de révolution. Coupable d’être l’auteur d’un contre‑récit du Risorgimento, Lampedusa le serait également d’avoir écrit un livre « vieillot » (« vecchiotto »selon Elio Vittorini10), de facture classique, ignorant à peu près tout des innovations d’auteurs modernes et/ou modernistes.

7Plus largement, on le voit, c’est à une certaine vision, historiquement située, du monde ou encore à un certain paradigme, au sens où Bayard l’entend à la suite de Thomas Kuhn dans Structures des révolutions scientifiques, que puise cette critique. S’il est vrai qu’un paradigme se définit comme « un ensemble de présupposés sur la forme virtuelle des découvertes à venir, présupposés auxquels adhère pour un temps une communauté de chercheurs11 » et qu’il introduit « toute une série de questions qui lui sont liées et qui, en son absence, ne seraient pas venues à l’esprit des chercheurs12 », il est aisé de voir que les questions qui sont alors posées au texte sont tributaires d’une certaine conception de l’histoire, comme linéaire, orientée vers le progrès (ce que l’on pourrait appeler avec François Hartog le régime moderne d’historicité13) et une certaine conception du rôle joué par la littérature, et l’art en général, dans ce progrès à faire advenir. Dans une telle perspective, le roman lampedusien ne pouvait être jugé que défaitiste, d’une part parce qu’il mettait explicitement en scène la fin d’un monde, d’autre part parce que son auteur ne se souciait guère, semblait‑il, de la tâche qui incombe à la littérature de contribuer à construire une société meilleure. Si l’auteur du Guépard n’était pas de son temps, selon les critiques de l’époque c’est précisément parce qu’il ne partageait pas, outre la foi dans le progrès, la foi dans la littérature à réaliser celui-ci dans l’histoire.

8Sans doute, on sait ce qu’est devenue cette foi à notre époque « désenchantée », tout comme on sait être revenus du « tout politique », qui pouvait encore sévir dans la critique d’après-guerre. Et c’est bien ce type de procès intenté à Lampedusa pour crime de lèse-idéologie qui nous apparaît, aujourd’hui, anachronique, précisément parce que nous avons changé de paradigme et que nous ne posons plus les mêmes questions aux textes qu’il y a soixante ans. Cependant, comme le note P. Bayard, le changement de paradigme n’est pas forcément historique et il peut y avoir plusieurs paradigmes à l’intérieur des paradigmes14. Ainsi, au sein de la critique de gauche, le formalisme moderniste au nom duquel Vittorini pouvait s’en prendre à Lampedusa se vit à son tour vertement dénoncé par le marxiste Mario Alicata15. Mais l’exemple le plus frappant de cette guerre intestine est sans nul doute offert par la remise en cause, aussi catégorique que scrupuleuse, de la lecture à charge accomplie par les communistes italiens que propose un écrivain dont l’autorité en matière de littérature et de communisme ne fait guère de doute : Louis Aragon qui, dans deux articles publiés sur les pages des Lettres françaises en 1959 et 196016, relève et dénonce toutes les erreurs de lecture effectuées par ses compagnons de lutte de l’autre côté des Alpes. Au‑delà, c’est un renversement total de perspective que propose Aragon, affirmant que non seulement le roman de Lampedusa n’est pas réactionnaire, mais qu’il « est bel et bien l’image de la perdition de [l’]aristocratie, l’image consciente, politique, de cette perdition, comme pouvait seul la décrire un homme qui avait fait de sa classe une critique impitoyable, une critique de gauche17 ». Lampedusa, auteur de droite d’une critique de gauche, telle est la conclusion de l’écrivain français qui retourne la critique marxiste contre elle-même, recourant à l’analyse bien connue que Marx et Engels avaient fait des Paysans de Balzac en leurs temps.

9Comme nous l’avons montré ailleurs18, Aragon a des raisons, ses raisons, pour prendre ainsi la défense du roman lampedusien : en commentant Le Guépard et en soulignant les travers d’une certaine lecture idéologique, superficielle, qui serait celle des communistes italiens, mais qui pourrait bien être aussi celle des communistes français, Aragon cherche à défendre sa propre position, au moment où le succès, largement consensuel, de La Semaine sainte peut être interprété comme la preuve d’une prise de distance avec le Parti communiste. En ce sens, Aragon est bien comme tous les critiques évoqués par P. Bayard à la fin de son enquête sur Hamlet, quelqu’un qui « travaille, au‑delà de l’objet textuel oublié, avec le référent majeur de sa recherche : lui‑même19 ». On retrouve ici ce que P. Bayard nomme le « paradigme intérieur » propre à chaque critique, et au‑delà à chaque lecteur, qui « serait constitué par un groupe de questions personnelles (et par l’articulation entre elles de ces questions), rejouées sur la scène de la recherche, et en modelant inconsciemment et de façon déterminante les directions majeures20 ». Le texte de Lampedusa n’est ici qu’un prétexte qui permet à Aragon de livrer un commentaire sur son propre roman, sa critique se faisant dès lors le paratexte de son œuvre d’écrivain.

10Si Le Guépard aura donc fait l’objet, lors de sa première réception, de vifs débats interprétatifs – sans oublier celui qui opposa le public, qui accueillit très favorablement le roman, à la critique beaucoup plus réticente et qui pourrait faire l’objet d’un autre développement – c’est peut-être que, au‑delà de son caractère proprement intempestif, il comporte une opacité fondamentale. Car de fait, si les passions idéologiques se sont calmées depuis la fin des années 1950 et ont permis une lecture plus sereine et ouverte du roman, il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre d’interprétations divergentes continuent de circuler. C’est cette idée d’un texte foncièrement ambigu, pour ne pas dire retors, que développe dans plusieurs textes le critique italien contemporain Nunzio La Fauci, et sur laquelle il convient à présent de s’attarder.

La « critique policière » de Nunzio La Fauci

11Parmi les critiques qui mettent en avant l’écriture à double entente de Lampedusa – et ils ont été de plus en plus nombreux à partir des années 1970 - Nunzio La Fauci se distingue non seulement par son attention extrêmement vigilante aux éléments les plus apparemment insignifiants du texte mais aussi par la place centrale qu’il accorde à ce que l’on pourrait appeler la « poétique de l’implicite » de Lampedusa. Selon l’auteur du Spettro di Lampedusa, Lampedusa‑écrivain aurait recréé, dans son roman, les conditions du plaisir qu’il aurait pris en tant que lecteur, en vertu d’une conception fondamentale de la littérature comme « jeu » et de la littérarité comme « capacité à abriter un jeu21 ». « Source perpétuelle de curiosité, de joie et de divertissement22 », la littérature serait pour l’auteur du Guépard un terrain propice à la mystification, et son roman se donnerait à lire comme un formidable jeu de piste.

12La Fauci offre alors, dans un autre de ses ouvrages intitulé Lucia, Marcovaldo e altri soggetti pericolosi23, une relecture stimulante de certains épisodes et motifs du roman, et même de celui‑ci en son entier, à la lumière des deux dernières parties du Guépard, qui relatent, rappelons‑le, la mort du Prince en 1883, après une ellipse de plus de vingt ans, et la déchéance des filles du Prince en 1910, cinquante ans après le début du roman. Selon le critique, la mort du « protagoniste explicite » qu’est Don Fabrizio, dans la septième partie, permettrait le dévoilement des véritables antagonistes, demeurés jusque‑là « implicites » Tancredi et Angelica, dans la dernière partie. La Fauci voit en effet dans Tancredi (Angelica étant une simple marionnette que celui-ci manipule) le véritable antagoniste du Prince, d’autant plus dangereux qu’il ne serait pas perçu comme tel par un oncle qui l’aime trop et par un lecteur qui est amené, par le jeu de la voix narrative et de la focalisation, à partager le point de vue de ce dernier. Dans l’hypothèse développée par La Fauci, Tancredi serait un personnage proprement machiavélique, fossoyeur de l’aristocratie, qui aurait délibérément cherché à piéger Don Fabrizio en le berçant d’illusions par sa célèbre phrase : « Se vogliamo che tutto rimanga com’è, bisogna che tutto cambi ».

13Le dévoilement final du véritable ennemi du Prince constituerait pour La Fauci la raison d’être de la dernière partie qui pourrait sans cela sembler superfétatoire ou, au mieux, redondante : Visconti concluait ainsi son film à la fin de la sixième partie, donnant crédit à l’idée selon laquelle la mort du Prince et la déchéance des Salina étaient déjà suffisamment explicites dans la scène du bal. Dans la perspective contraire développée par La Fauci, Concetta, personnage jusque‑là secondaire, incarnerait cette aristocratie que Tancredi et Angelica veulent et parviennent à détruire et se trouverait l’héroïne d’un récit (La Fauci emploie, lui, le terme de « cycle narratif ») souterrain, qui ne se manifeste qu’à la toute fin du roman, après l’achèvement du cycle de Don Fabrizio (qui, lui, occupe le devant de la scène), et en parallèle de cet autre cycle, ni manifeste, ni souterrain, que serait celui de Tancredi24. C’est donc une relecture structurelle du roman, des rapports entre les personnages et l’action, et finalement du sens même de celui‑ci (que raconte Le Guépard ?, qui sont les véritables protagonistes du roman ?) qu’effectue le critique à partir du dénouement. Le roman lampedusien ne raconterait pas l’histoire de Don Fabrizio, mais entrelacerait bien les histoires d’au moins trois personnages : Fabrizio, Tancredi et Concetta.

14Une telle lecture est d’autant plus convaincante qu’elle se voit appuyée sur une sélection textuelle solide, qui fonctionne comme un véritable relevé des indices de la culpabilité de Tancredi : car pour La Fauci c’est bien lui le coupable, l’assassin de Don Fabrizio et des siens, auteur du crime parfait, non démasqué (il est d’ailleurs absent de la dernière partie) puisque tout le monde, y compris le lecteur, s’est laissé prendre au portrait qu’en fait de lui Don Fabrizio, aveuglé par l’affection qu’il lui porte. Et l’on pourrait, à notre tour, compléter cette analyse en avançant que c’est encore lui, Tancredi, qui par sa célèbre phrase, est à l’origine du lourd contre‑sens qui aura pesé sur le roman lampedusien, selon lequel celui‑ci serait une apologie de l’immobilisme politique. Le jeune Falconeri aurait ainsi tué deux fois Le Guépard, le personnage et le livre (pas complètement heureusement).

15Nous ne pouvons ici retracer toutes les étapes de la démonstration de La Fauci pour démontrer la pertinence d’une opposition capitale mais implicite (capitale donc implicite) entre le Prince et Tancredi. Nous n’évoquerons donc ici, en guise d’exemple de la méthode adoptée et des résultats qu’elle peut produire, qu’une de ses micro‑analyses autour du motif, apparemment anodin, des pêches25.

16Dans la deuxième partie du roman, le Prince, absorbé dans la contemplation de la fontaine d’Amphitrite dans le jardin de sa propriété à Donnafugata, est surpris par un Tancredi moqueur qui l’invite à laisser ces « indécences » qui ne sont plus de son âge pour aller contempler « les pêches étrangères26 ». La Fauci rappelle qu’une situation analogue avait déjà eu lieu dans la première partie, lors de la première apparition de Tancredi, quand celui‑ci avait révélé avoir vu son oncle dans le quartier des prostituées, la veille, à Palerme : se voit ainsi confirmée une « asymétrie narrative fondamentale », en vertu de laquelle « Fabrizio, que l’on voit toujours, ne voit ni ne contrôle Tancredi », tandis que le jeune Falconeri, « qui demeure caché et que l’on ne voit que rarement, voit et contrôle Fabrizio ». Ce qui fait de Tancredi le personnage idéal d’une « narration implicite » et le machiniste caché du vaste piège où tombera son oncle27. Au Prince qui lui répond que les pêches aussi sont le résultat d’ « accouplements », Tancredi rétorque : « Certes, mais des amours légales, organisées par toi, le maître, et par le jardinier, le notaire ; des amours arrangées, fructueuses28 » (ibid.) Mais c’est pour mieux, ensuite, s’emparer de ces pêches, qu’il va offrir, dans un charmant panier orné d’un ruban, à Angelica, en prélude d’un « accouplement » que Don Fabrizio n’arrangera nullement de son plein gré, mais bien au contraire qu’il sera contraint de valider. La Fauci note que le neveu n’épargne pas à son oncle le déshonneur de jouer ainsi le rôle de l’entremetteur : c’est lui qui fournit l’hommage initial, qui traitera ensuite directement avec le père d’Angelica et qui donnera finalement à Tancredi l’argent nécessaire à l’achat de la bague de fiançailles. Les mots qui accompagnent ce dernier geste « Voici la bague, mon oncle, la bague que je donne à Angelica ; ou plutôt celle que toi, tu lui offres par ma main29 » (159) peuvent être compris en écho avec ceux de la première partie, prononcés par le même Tancredi lorsqu’il recevait de son oncle, au moment de rejoindre les troupes de Garibaldi, un rouleau d’onces d’or : « Tu subventionnes la révolution30 ! » (33). C’est là la vraie révolution, note alors La Fauci, « celle qui s’accomplit avec les moyens mêmes de ceux qui en seront les victimes31 ».

17Le critique creuse la piste du sacrifice de Don Fabrizio opéré et prémédité par Tancredi en voyant dans les pêches offertes à la fille de don Calogero une image du Prince lui‑même : les unes comme l’autre sont effet le fruit d’un croisement de l’Allemagne et de la Sicile32. Montré et caché à la fois, le thème du sacrifice de Don Fabrizio et des siens relève ainsi parfaitement de cette poétique de l’implicite propre à Lampedusa qui trouve à s’incarner magnifiquement dans ce personnage à la fois présent et absent qu’est l’énigmatique Tancredi.

18Evidemment, une telle lecture du personnage de Tancredi est discutable. Et, comme dans tout dialogue de sourds qui se respecte, on trouvera sans peine un critique capable de soutenir, à l’instar de V. Spinazzoli que le jeune Falconeri est bien, non pas l’antagoniste, mais le principal allié de Don Fabrizio. Epousant résolument le point de vue du personnage principal, l’auteur du Romanzo antistorico33voit en effet dans Tancredi le véritable héritier de Don Fabrizio et dans son pragmatisme opportuniste et cynique non pas l’antithèse mais l’autre face du moralisme désintéressé du Prince.

19Sans aller jusque‑là, nous tenons ici à insister sur le fait que si en effet c’est bien la phrase de Tancredi qui est à l’origine de l’erreur de lecture de l’histoire dont le Prince ne prendra conscience qu’au seuil de la mort et qui sanctionne sa perte, Don Fabrizio lui-même y a activement contribué : il veut croire à l’exactitude de la formule de Tancredi, parce qu’il y va de la survie de sa famille et de sa caste, mais aussi parce qu’il éprouve une vive affection pour ce neveu qu’il sent si proche de lui. Plutôt que d’une illusion orchestrée par le neveu contre son oncle, il nous paraît donc plus juste de parler de l’auto-illusion que nourrit le Prince. On pourrait également contester l’idée selon laquelle Angelica n’est qu’un épigone de Tancredi. Pourquoi ne pas voir plus simplement, dans l’absence de Tancredi dans la dernière partie, la preuve de la victoire éclatante de la bourgeoisie, qui sera même parvenue à se débarrasser de ceux qui l’ont aidée à conquérir le pouvoir ? Le « cornuto34 », le dindon de la farce historique, n’est‑ce pas, en même temps que Garibaldi qui aura vu son rêve républicain sombrer dans la monarchie parlementaire, Tancredi, trompé par l’histoire comme par sa femme, comme on l’apprend du reste dans cette huitième partie ? Pourquoi ne pas penser alors que la vraie coupable, c’est elle, cette jeune femme « aux dents de louve35 », dont on a vu, à plusieurs reprises dans le roman, à quel point elle subjuguait Don Fabrizio ? En fait, même cette hypothèse ne tient pas, démentie par le texte qui se plaît à faire des vainqueurs d’aujourd’hui les perdants de demain. Le triomphe d’Angelica prélude à sa fin prochaine, comme en témoigne la prolepse annonçant sa défiguration future : « la maladie qui la transformerait trois ans plus tard en une larve pitoyable était déjà à l’œuvre mais elle se tenait tapie dans les profondeurs de son sang36 ». Plus que le nom du coupable et des éventuels complices, ce sont des meurtres en série que révèle le dénouement du roman.

20Cependant, même si l’on ne partage pas entièrement les réponses apportées par La Fauci, il n’en demeure pas moins que la question qu’il posait, pour nous est la bonne : pourquoi cette huitième partie ? à quoi sert-elle ?

La huitième partie ou le refus de l’immobilisation du sens

21Notre hypothèse s’inscrit dans une réflexion plus large sur la temporalité mise en scène par le roman, ou plutôt la multiplicité des temporalités. Dans une telle perspective37, Le Guépard invite le lecteur à réfléchir sur ce que signifie être dans l’histoire : quand commence, quand finit une époque, quand et comment s’apercevoir que l’on vit un changement historique, comment articuler temporalité intérieure et sociale, son temps et celui des autres… Et il le fait, aussi, en jouant sur le temps même de la lecture. Expliquons‑nous.

22A la fin de la septième partie, Don Fabrizio comprend qu’il s’était trompé sur le sens de la phrase de Tancredi : « Il avait dit lui-même que les Salina resteraient toujours les Salina. Il avait eu tort. Le dernier, c’était lui. Ce Garibaldi, ce Vulcain barbu, après tout, avait vaincu38. » Le lecteur lui aussi se trouve donc dessillé à la fin du roman et se voit par conséquent amené, comme le personnage, à réévaluer le chemin parcouru, à relire le livre à la lumière de cette révélation qui en inverse le sens. Si Garibaldi a vaincu, c’est que la révolution n’était pas cette « comédie bruyante, romantique » qu’elle semblait être, mais bien un moment charnière, un point de bascule qui marque le passage des « temps anciens » aux « temps nouveaux »39. Le sens de l’événement ne se dévoile donc que dans l’« après‑coup », selon un concept psychanalytique familier à Lampedusa40. Ce qui vaut pour la psyché individuelle (du personnage comme du lecteur) vaut aussi pour la psyché collective et c’est en ce sens qu’on peut comprendre la dernière partie du livre, dont l’action se déroule à la veille de la célébration du cinquantenaire du débarquement des Mille à Marsala. La commémoration de l’événement lui donne, rétrospectivement, son sens : la révolution a bien eu lieu, elle marque la défaite des Salina et le triomphe des Sedàra.

23Cependant, on aurait tort de s’arrêter à cette opposition facile que semble mettre en scène le roman entre d’un côté une saisie subjective et erronée de l’événement au moment même où il est vécu et intégré (voire dissous) à l’existant, ce qu’on pourrait appeler l’ « événement‑expérience » et, de l’autre, le dévoilement du sens authentique de l’événement, qui ne se donne jamais qu’après‑coup, en différé – l’ « événement-mémoire » et commémoré.

24En effet, tout se passe comme si l’auteur, jusqu’à la fin de son récit, refusait de livrer le sens ultime du changement historique raconté, interdisant toute relecture commode du récit et de l’h/Histoire elle‑même à partir de la révélation finale. La commémoration du débarquement de Garibaldi ne fait pas que confirmer ce que découvre le Prince au seuil de la mort, elle n’épuise pas le sens de cet événement, mais au contraire le redistribue.

25Plusieurs éléments invalident en effet l’hypothèse d’un temps linéaire, téléologique, dont le sens global et le sens particulier des événements qui s’y inscrivent ne se révélerait qu’à la fin du récit. On peut tout d’abord noter la présence d’un temps cyclique, ou plutôt sa persistance, puisqu’il traversait tout le roman, notamment à travers les motifs récurrents du renouvellement des espèces et des révolutions stellaires. Comme nous l’évoquions plus haut, Angelica n’apparaît pas seulement comme la grande gagnante de ce cycle ouvert à la fin du roman, face à Concetta qui en est la grande perdante, mais aussi comme la future vaincue du prochain cycle, dont elle présente, au cœur même de sa victoire, les signes annonciateurs. Rappelons d’ailleurs que Lampedusa avait prévu de faire le récit de la décadence des vainqueurs d’autrefois dans un roman qui aurait dû s’intituler I gattini ciechi (Les chatons aveugles) et dont n’a été retrouvé et publié que le premier chapitre41.

26Ensuite, on peut relever le refus explicitement exprimé par le narrateur de croire en la possibilité d’énoncer une vérité unique, et même en l’existence de celle-ci. Ce scepticisme fondamental s’exprime, paradoxalement, dans le cadre d’une réflexion non pas sur un événement historique (le sens à donner au débarquement de Garibaldi) mais sur un événement purement intime, qui concerne Concetta : offensée par une anecdote grivoise racontée par son cousin lors du dîner de Donnafugata en 1860, et à laquelle en revanche avait bruyamment ri Angelica, Concetta avait vertement reproché à Tancredi son indécence, et s’était par‑là irrémédiablement brouillée avec lui42. Or dans la dernière partie du livre, Concetta, désormais âgée, reçoit la visite du sénateur Tassoni, ancien compagnon d’armes de Tancredi, qui lui apprend que cette anecdote était pure fiction. La première conséquence de cette épiphanie négative est d’inviter Concetta à relire le passé. On assiste alors à un renversement systématique du sens des quelques épisodes symboliques qui le résument :

Si les choses étaient telles que Tassoni les avaient racontées, les longues heures passées en une savoureuse délectation de haine devant le portrait de son père, le fait d’avoir caché n’importe quelle photographie de Tancredi pour ne pas être contrainte à le haïr lui aussi, avaient été des stupidités ; pire, des injustices cruelles […]. Du fond intemporel de l’être une douleur noire monta la souiller tout entière devant cette révélation de la vérité43.

27La deuxième conséquence de cette révélation est qu’il est désormais impossible, pour Concetta, de faire le deuil de cette mort d’elle-même. Ce qui lui avait permis d’accepter sa vie gâchée, c’était le fait d’y voir un sacrifice orchestré par d’autres. Ce n’est plus possible à présent et c’est alors tout – elle‑même, son passé, son présent, son avenir et celui des autres – qui perd de son sens. A nouveau, comme pour le Prince qui ne comprend qu’à la fin de sa vie qu’il s’était trompé sur le sens de la phrase de Tancredi, l’événement n’a pas le sens qu’on lui prête lorsqu’on le vit et c’est l’avenir qui, rétrospectivement, lui confère une signification et opère une reconfiguration globale du temps et du monde. Et pourtant, cette lecture rétrospective, qui semble confirmer l’hypothèse d’un temps téléologique, n’est aucunement validée par le narrateur qui, immédiatement après avoir parlé de « révélation de vérité », s’interroge :

Mais était-ce là la vérité ? Nulle part la vérité n’a une vie aussi brève qu’en Sicile : le fait s’est passé il y a seulement cinq minutes et déjà son noyau originaire a disparu, camouflé, embelli, défiguré, opprimé, anéanti par l’imagination et les intérêts ; la pudeur, la peur, la générosité, la malveillance, l’opportunisme, la charité, toutes les passions, les bonnes comme les mauvaises, se précipitent sur le fait et le mettent en pièces ; en peu de temps il a disparu. Et la malheureuse Concetta voulait trouver la vérité de sentiments non exprimés mais seulement entrevus un demi-siècle auparavant ! La vérité n’y était plus ; sa précarité avait été remplacée par l’irréfutabilité de la peine44.

28La démystification n’est en fait peut-être qu’une nouvelle mystification et l’épiphanie, la source d’une nouvelle illusion.

29Et on remarquera qu’une même conclusion s’impose, mais implictement cette fois, au sujet de la révalation accomplie par Don Fabrizio dans la partie précédente : son analyse de la situation historique et sociale en 1883 et les prédictions qu’il a faites en ce qui concerne l’avenir ne sont pas parfaitement exactes. En effet, si l’identité des vaincus de l’histoire ne fait pas de doute (il est bien le dernier Salina), celle des vainqueurs en revanche peut prêter à discussion. Car de fait, sur un plan strictement politique, ce n’est pas Garibaldi qui a gagné, mais Victor‑Emmanuel de Savoie, non pas la république mais la monarchie parlementaire. On notera également que le Prince n’envisage nullement l’idée selon laquelle c’est lui-même qui, en acceptant et favorisant le mariage de son neveu avec une Sedàra, a ouvert la voie à ce type d’hybridation ; pas plus qu’il ne relie la chute des Salina à l’ascension des Falconeri selon un rapport de cause à effet que la huitième et dernière partie en revanche expose au grand jour.

30En ce sens, le père et la fille succombent tous deux à cette erreur de jugement, par ailleurs fort commune, que Bergson dénonçait sous la notion de « mouvement rétrograde du vrai » : « Si le jugement est vrai à présent, il doit, nous semble‑t‑il, l'avoir été toujours. Il avait beau n'être pas encore formulé: il se posait lui-même en droit, avant d'être posé en fait. A toute affirmation vraie nous attribuons ainsi un effet rétroactif; ou plutôt nous lui imprimons un mouvement rétrograde45. »

31Don Fabrizio et Concetta inscrivent en effet le nouveau (la révélation de la fin des Salina, et de l’échec de leur vie) dans un régime de causalité, repérable rétrospectivement, faisant comme si la situation présente existait déjà quelque part et était en train de se réaliser progressivement, comme si elle relevait d’une nécessité intelligible, identifiable : le Prince croit avoir compris que la victoire de Garibaldi explique le présent et l’avenir de la classe aristocratique, Concetta qu’elle est responsable de son propre malheur. Mais rien, dans le texte, ne vient confirmer ces hypothèses, bien au contraire : le questionnement du sens de l’événement ne s’arrête point, ne saurait se révéler même dans un après-coup qui n’est que mensonge. Il est toujours relancé. Mais Le Guépard ne se contente pas de mettre en scène des consciences aveuglées ou aveugles, qui ne parviennent jamais à s’accorder sur le sens de ce qu’elles vivent ou de ce qu’elles ont vécu. En effet, le lecteur qui pensait lui aussi assister à une révélation finale, susceptible de dicter une rétrolecture qui donnerait un sens plein au récit, voit in fine cette possibilité lui échapper.

32Parce qu’il refuse de proposer un schéma d’intelligibilité de l’h/Histoire univoque, le texte lampedusien rend impossible l’assignation des personnages aux rôles de vainqueurs ou vaincus de l’histoire, de coupables ou de victimes. Construisant l’histoire vécue par les personnages et l’histoire lue par les lecteurs comme un espace mobile d’interprétations, il décourage toute tentative de réconciliation et cette « immobilisation du sens46 » grâce à laquelle les critiques peuvent avoir l’illusion de parler du même texte. Evidemment, cette valorisation du multiple, du fragmentaire, de la suspension du sens est elle‑même étroitement liée à un paradigme qu’il reviendra à d’autres chercheurs de renverser. En ce sens, les dialogues de sourds au sujet du Guépard ont encore de beaux jours devant eux.