Colloques en ligne

François Demont

Morale et humour chez Emil Cioran

Nous sommes tous au fond d’un enfer dont chaque instant est un miracle.

Cioran, Le Mauvais Démiurge (1969)

Rendre comiques les drames de l’existence

1A priori, utiliser la notion d’humour pour étudier l’œuvre d’Emil Cioran ne va pas de soi, ne serait-ce qu’à cause de ses thèmes les plus fréquents : le néant, la mort, l’insomnie, l’absurdité de la vie, la souffrance, le désespoir, le suicide, etc. Styliste reconnu (la critique évoque souvent, et avec admiration, son style "parfaitement classique"), Cioran a développé une pensée fragmentaire, aphoristique et extrêmement pessimiste – ce que certains de ses titres révèlent d’ailleurs bien: Sur les Cimes du désespoir (1934), Précis de décomposition (1949), Syllogismes de l’amertume (1952), Le Mauvais Démiurge (1969), Écartèlement (1979), ou encore l’admirable et pour le moins litotique1 De l’Inconvénient d’être né (1973). Traitant de l’absolue contingence de l’existence humaine (« escompter quoi que ce soit, ici ou ailleurs, c’est fournir la preuve qu’on traîne encore des chaînes » [Le Mauvais Démiurge, p. 668]), déplorant l’imperfection du monde ou le désespoir d’être plutôt que de n’être pas, ainsi que la nécessité du suicide (qui « est un accomplissement brusque, une délivrance fulgurante : c’est le nirvana par la violence » [ibid., p. 659]), Cioran ne paraît pas être un auteur a priori particulièrement divertissant. Il nous faudra donc expliquer comment il est possible d’être comique en écrivant : « cela fait du bien de penser qu’on va se tuer » (ibid., p. 662).  

2Mais une œuvre ne se résume pas qu’à ses thèmes. Il y a le dit, et la manière de dire de Cioran, toujours inventive et amusante par ses renversements dans le paradoxe et le renouveau tropique. Citer l’un de ses aphorismes sert souvent un humour dandy permettant d’évoquer des sujets graves, voire tabous, de manière distanciée et comique. Cioran a en effet ce talent de pouvoir explorer la misérable condition humaine tout en divertissant son lecteur, sa vis comica procédant d’un décalage volontaire, et souligné, entre le signifié et le signifiant – procédé on ne peut plus classique2.

3Emil Cioran est un penseur privé (selon l’expression de Gilles Deleuze), mais qui écrit et pense contre la communauté humaine, tout contre (pour reprendre Sacha Guitry). Voici d’ailleurs comment il décrit le statut paradoxal de l’écrivain : « Le littérateur ? Un indiscret qui dévalorise ses misères, les divulgue, les ressasse : l’impudeur – parade d’arrière-pensées – est sa règle ; il s’offre » (La Tentation d’exister,p. 330). Nous allons donc étudier ses « procédés de fabrication du comique » tout en gardant en mémoire que « le rire est toujours le rire d’un groupe », réflexe utile et nécessaire à la vie en société (il « a pour fonction d’intimider en humiliant »3) par la mise en évidence réprobatrice et salutaire de tout ce qui s’écarte des normes sociales. Allier une étude herméneutique de l’humour chez Cioran – pour qui l’homme est fondamentalement mauvais et la vie en société une torture inévitable4– à un angle d’approche éthique sera donc la gageure de cette étude: nous voudrions ainsi pouvoir montrer qu’il existe dans son œuvre une pensée du rôle moral de l’écrivain vis-à-vis de la société qui se traduit par un certain usage du comique. Après tout, dès qu’un auteur voit ses textes publiés, il s’établit un rapport inévitable entre lui et l’Autre (au sens de Lacan5), c’est-à-dire la communauté humaine.

Une mécanique comique renversant l’axiologie commune

4Pour décrire le travail stylistique de Cioran, Philippe Moret évoque les finesses d’une « entreprise cynique de désacralisation des notions par définition métaphorique »6. Or cette formulation convient particulièrement bien à l’ensemble des mécanismes comiques décelables dans les textes cioraniens : sous couvert d’un discours de type gnomique dans lequel il semble définir des notions classiques de morale ou de philosophie, Cioran révèle les paradoxes, les apories et les mensonges de l’éthique commune et de son langage.

5De fait, même si l’univers de Cioran est tragique (« l’homme sécrète du désastre » [Syllogismes de l’amertume, p. 245]), son discours sur l’humour se révèle clair : vouloir se débarrasser de la vie, c’est risquer se priver du plaisir de s’en moquer7. Ainsi, autant l’existence paraît dramatique ou absurde, autant celui qui en rit adopte un comportement adéquat. Ridiculiser, désacraliser la perception commune de la réalité par le rire en soulignant le décalage entre ce qu’est le monde et ce en quoi il aurait idéalement dû consister – ce qu’il devraitêtre –, telle est donc la solution proposée par Cioran. Il précise également: «Excédé par tous. Mais j’aime rire. Et je ne peux pas rire tout seul.» (Aveux et Anathèmes, p. 1091). Par ce constat, Cioran rejoint Henri Bergson, pour qui le rire se caractérise par une fonction sociale et morale. La question axiologique apparaît ainsi par ce biais: toute communauté (ou société) partage un système de valeurs commun qui la fonde en tant qu’endogroupe (selon le terme consacré par la psychologie sociale). Or l’humour consiste souvent à jouer avec ce système de valeurs, à l’inverser, s’en écarter, le transposer, afin de rappeler l’existence de ce filtre invisible, mais essentiel, entre le monde et l’homme ; ce que fait Cioran par son usage de l’aphorisme.

6«Le rire doit être […] une espèce de geste social. Par la crainte qu’il inspire, il réprime les excentricités, tient constamment en éveil», écrivait Bergson8. En effet, l’humour permet à l’écrivain de percevoir les diverses imperfections du vécu quotidien et le comique en est la transcription littéraire, de sorte que le rire du lecteur représente la marque de reconnaissance de ce registre. Le comique constitue donc le moyen de questionner les invisibles standards sociétaux et les lecteurs rient de ce déstabilisant décalage de focale. Ainsi, «beaucoup d’effets comiques sont intraduisibles d’une langue dans une autre, relatifs par conséquent aux mœurs et aux idées d’une société particulière»9. De facto, si Cioran parvient à nous faire rire, c’est qu’il écrit de telle façon qu’il révèle les failles du système normé de valeurs qui dirige la société dans laquelle il vit. En d’autres termes, les propos de Cioran sont subversifs par leur humour noir, et c’est cela qui fait rire, car ses lecteurs désirent inconsciemment marquer leur rejet de déclarations qu’ils trouvent dérangeantes, anormales – voire amorales – quoique cela n’empêche pas pour autant chez eux une forme d’adhésion momentanée à un discours clairement transgressif. Dans ce cadre, rire à la lecture de ses œuvres signifie donc avoir conscience (et le signifier) de ce qui est socialement, voire moralement, convenable et de ce qui ne l’est pas. Si l’éventualité d’une connivence dans la subversion de la part du lecteur existe, la norme consiste à marquer son rejet sur la scène publique. Des bons mots de Cioran, on ne rit qu’en communauté. L’expérience par procuration d’une sorte d’écart éthique, éphémère et intime, renforcerait donc l’attrait de cette forme de discours humoristique résolument bifides : intérieurement délectable, mais publiquement réprouvable. Le comique de Cioran constituerait, de cette manière, « l’aboutissement [du] cynisme, de ce travail de sape des valeurs et des idées »10. Mais par quels biais exacts s’établit ce pervertissement axiologique ?

7Par du comique de mots, genre qui, selon Bergson, «ne constate pas, à l’aide du langage, certaines distractions particulières des hommes ou des événements [mais] souligne les distractions du langage lui-même […] qui devient comique»11. Or nos sens et notre conscience n’entrent pas directement en contact avec la réalité, mais sont biaisés par le langage qui établit un système de normes de pensée. L’écriture comique se méfie donc des modes usuels d’expression en s’en amusant. En bon misologue12, Cioran écrit ainsi:

Est-il meilleur signe de "civilisation" que le laconisme ? S’appesantir, s’expliquer, démontrer – autant de formes de vulgarité. Qui prétend à un minimum de tenue, loin de craindre la stérilité, doit s’y appliquer au contraire, saboter les mots au nom du Mot, pactiser avec le silence, ne s’en départir que par instants et pour mieux y retomber (Écartèlement, p. 912).

8Le rapport commun au monde, que nourrit le langage, est ainsi biaisé et la morale qui en découle se voit faussée – ce qui amène Cioran à écrire de manière volontairement outrancière : « Quiconque parle le langage de l’utopie m’est plus étranger qu’un reptile d’une autre ère » (Écartèlement, p. 955). Ce « langage de l’utopie », c’est le langage commun : celui qui trahit les choses du monde en les disant, qui les embellit. Autrement dit, la tâche de l’écrivain consiste à dénoncer la trop grande simplicité du modèle moral établi par le langage vis-à-vis de la complexité du réel. Si « les mots […] désignent des genres », « le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous » ; dès lors, « nous ne voyons pas les choses mêmes : nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles »13. Il y aurait donc de l’arbitraire dans la relation sémantique entre le signifiant linguistique et le signifié qu’il devrait actualiser, et ce serait à l’écrivain de jouer avec cette contingence pour sortir des sentiers battus du Verbe et signifier malgré tout, en une manière de mise en garde, ne serait-ce que l’imperfection de son propre mensonge littéraire.

9Comme pour Bergson, le comique de mot consiste, chez Cioran, en un jeu sur la contingence des pouvoirs d’expression du langage. Lorsque la langue erre, tangue et ne s’adapte plus à ce qu’elle devrait transmettre, quand ce calque imprécis se révèle dans toute sa grossièreté, l’homme rit de ce manque de souplesse d’un outil dont il omet si facilement l’opacité consubstantielle. Si figer sa perception du monde par l’écriture revient à trahir la complexité du réel, s’en apercevoir crée la surprise et donc le rire qui, en tant que geste social, est la marque d’un rejet angoissé. « Le langage qui traduit la pensée, devrait être aussi vivant qu’elle »14, comme l’écrit Bergson, mais il ne l’est pas. Conscient que tout langage est norme de pensée, Cioran associe des vocables de manière inhabituelle et volontairement comique, afin de créer un renouveau sémantique, mais aussi de montrer la déficience des grands mots-principes (amour, justice, égalité, progrès, etc.) qui fondent la morale commune de la société. Ce comique-là jouera donc sur une altération volontaire du logos en tant que langage et pensée.

10Pour Cioran, l’humour et l’écriture comique représentent ainsi une sorte de « pirouette susceptible de parer à l’absurdité de l’existence, […] pirouette éminemment verbale, où la pensée se résout en boutade »15, ou autrement dit : une « pensée instantanée qui ne vit que par le mot » (Aveux et Anathèmes, p. 1050), c’est-à-dire la mise en lumière éphémère d’une vérité paradoxale, quasi oxymorique, généralement immorale et découverte malgré le langage. Par ce biais, il montre les écarts existant entre le vécu, la morale et les mots qui la disent. Voilà pourquoi nous allons examiner quelques extraits dans lesquels nous observerons comment Cioran, par son art de la pointe (figure brillante et inattendue qui joue sur l’effet de surprise, relevant du cynisme lorsqu’elle enfreint des principes reçus de morale, et du scepticisme lorsqu’elle remet en doute des vérités jugées cruciales ou dignes de respect), s’amuse des limites de la langue, de la pensée et de l’axiologie commune. La critique des mots est ainsi également celle de la vision du monde et des principes moraux qu’ils soutiennent:

Ramasser sa pensée, astiquer des vérités dénudées, n’importe qui peut y arriver à la rigueur ; mais la pointe, faute de quoi un raccourci n’est qu’un énoncé, qu’une maxime sans plus, exige un soupçon de virtuosité, voire de charlatanisme. Les esprits entiers ne devraient pas s’y risquer (Écartèlement, p. 1008).

Le travail ironique de la pointe et de la boutade

11Cet humour noir et critique devient sensible lorsque Cioran reprend ironiquement la structure classique de l’énoncé gnomique aux moralistes. Ainsi, quand Chamfort écrit « l’amour, tel qu’il existe dans la société, n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes »16, Cioran reprend en écho : « vitalité de l’Amour : on ne saurait médire sans injustice d’un sentiment qui a survécu au romantisme et au bidet » (Syllogismes de l’amertume, p. 235). Quels mécanismes comiques apparaissent ici en œuvre ?

12Disons, avec Philippe Moret, que le lecteur est confronté « par rapprochement métonymique ou métaphorique [au] registre du haut, des beaux sentiments et des valeurs et [au] registre du bas, du trivial, de l’organique, à l’avantage systématique de ce dernier »17. Ainsi est « comique tout incident qui appelle notre attention sur le physique d’une personne alors que le moral est en cause» ; de sorte que « dès que le souci du corps intervient, une infiltration comique est à craindre »18. Le jeu sur cette différence scalaire dénonce le ridicule de l’homme et fournit la pointe de nombreux énoncés chez Cioran en insistant sur un aspect physiologique ou bestial lorsque le lecteur s’attend à un registre spirituel. Dans ces aphorismes sur l’amour, on observe un phénomène de « transformation comique des propositions » (appelé "transposition" par Bergson) qui consiste à obtenir « un effet comique en transposant l’expression naturelle d’une idée dans un autre ton»19 – ce que traduit le lien phrastique définitionnel (et quasi sacrilège) établi entre le noble sentiment amoureux, la relation désincarnée que suppose le romantisme et le (relatif) moyen de contraception que représente le bidet. Cioran souligne même ce face-à-face avec un ironique « A » majuscule, résultat d’un procédé de spectacularisation affinant la pointe de la sentence20 – procédé d’hétérogénéité montrée21. Par ce biais, la notion commune et valorisée d’amour se trouve ainsi ridiculisée.

13Évidemment, le comique du mot provient également de la mise sur un même niveau du bidet et du romantisme comme doctrine, du fait de leur infertilité commune ainsi que de la transposition volontaire d’Agape en Éros, du décalage ou de l’interférence de deux registres, l’un noble et l’autre bas. De fait, la fonction physiologique et reproductrice ne correspond pas à la grandeur du sentiment amoureux dans l’imaginaire postromantique. Il y a donc avec cet aphorisme une dégradation du solennel et du meilleur en trivial et en vil22, grâce à la polysémie référentielle du mot « amour ». Par le rapprochement syntaxique de registres différents (dans une forme aphoristique patrimonialisée par l’histoire littéraire), Cioran se livre à la déconstruction d’un sentiment moralement et même bibliquement loué, et fait donc rire. Par là, c’est bien sûr la communauté humaine qui se trouve moquée dans l’une des valeurs qui est supposée la fonder en tant que société et relier ses membres.

14Jouer de l’association phrastique de différentes connotations est une méthode très fréquente chez Cioran. Ainsi passe-t-on avec humour, dans le constat : « être, c’est être coincé » (Écartèlement, p. 959), du domaine métaphysique au corporel – ce qui n’empêche pas une sorte de conclusion ontologique triviale. Il arrive aussi que l’on se trouve face à un renversement de l’axiologie commune par un jeu d’insertion d’un mot d’emploi familier dans une réflexion grave et solennelle, par exemple avec cette étrange question : « le suicide, seul acte vraiment normal, par quelle aberration est-il devenu l’apanage des tarés ? » (ibid., p. 978). La pointe peut également provenir de la simple confrontation de deux niveaux de langue, comme dans cet aphorisme absurde : « dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter » (Syllogismes de l’amertume, p. 195). Que constate-t-on de manière générale quant à ces jeux d’insertion de vocables inattendus ? Outre une confrontation du haut et du bas, ils permettent souvent de faire apparaître une ironie mise en évidence, puisque Cioran inscrit des contrevérités plus ou moins immorales ou inhabituelles dans des moules gnomiques de vérité générale – ce qui correspond d’une certaine manière à la définition même de l’ironie pour Bergson : « on énoncera ce qui devrait être en feignant de croire que c’est précisément ce qui est : en cela consiste l’ironie »23.

15Une systématique de ce type d’humour existe ainsi, qui passe obligatoirement par le contraste (de niveaux de langue, de genre, de registre, etc.) et aboutit toujours à la victoire du plus bas ou du plus vil. Dans le but de surprendre et de faire rire son lecteur, Cioran va parfois même jusqu’à insérer dans un moule aphoristique, traditionnellement noble24, de l’argot ou des termes familiers. On comprend dès lors bien comment ce genre d’humour provoque un renversement axiologique social et culturel : le vulgaire ou le familier l’emportent sur le noble, l’ordre habituel des choses est bouleversé, ce qui force le lecteur à réfléchir. Maniée par l’écrivain comique, la langue se montre en quelque sorte trop peu souple et vivante pour « résister […] aux opérations mécaniques d’inversion, de transposition, etc. »25. Le réflexe du lecteur ordinaire est donc de se divertir secrètement de cet usage anormal de la langue et du renversement de la morale commune, mais également d’en rire – c’est-à-dire de se distancier de ce qu’il lit sur la scène publique.

16Par ces associations phrastiques étonnantes, Cioran obtient souvent des énoncés carnavalesques : le haut et le bas apparaissent sens dessus dessous. Ainsi écrit-il : « la dignité de l’amour tient dans l’affection désabusée qui survit à un instant de bave » ou « mélange d’anatomie et d’extase, apothéose de l’insoluble, aliment idéal pour la boulimie de la déception, l’Amour nous mène vers des bas-fonds de gloire… », ou encore (et l’on notera l’inconvenant mélange de zoologie, de discours gnomique et de références religieuses) « on déclare la guerre aux glandes, et on se prosterne devant les relents d’une pouffiasse… Que peut l’orgueil contre la liturgie des odeurs, contre l’encens zoologique ? » (Syllogismes de l’amertume, p. 238, 239 et 236). Par ses boutades et son art mesuré de la pointe, Cioran renverse donc l’ordre établi ou démonte un horizon d’attente de l’ordre de la convention, tout en jouant sur la forme de ses aphorismes : « il s’agit quasi systématiquement de rabaisser une notion, un mobile de l’esprit, d’en signifier la vanité »26.

17Le paradoxe (toujours présenté sous une forme gnomique) représente tout particulièrement ce renversement moral et comique :

Le paradis n’était pas supportable, sinon le premier homme s’en serait accommodé ; ce monde ne l’est pas davantage, puisqu’on y regrette le paradis ou l’on en escompte un autre. Que faire ? ou aller ? Ne faisons rien et n’allons nulle part, tout simplement.
Avoir toujours tout raté, par amour du découragement !
C’est une grande force, et une grande chance, que de pouvoir vivre sans ambition aucune. Je m’y astreins. Mais le fait de m’y astreindre participe encore de l’ambition.
Le dernier pas vers l’indifférence est la destruction de l’idée même d’indifférence.
Tout est rien, y compris la conscience du rien.
La complaisance pour l’adversaire est le signe distinctif de la débilité, c’est-à-dire de la tolérance, laquelle n’est, en dernier ressort, qu’une coquetterie d’agonisants.
(De l’Inconvénient d’être né, p. 740, 810, 854 et 877 ; Écartèlement p. 993 et 917.)

18Ces phrases paradoxales, dont la pointe (objet d’un travail expressif particulier) est parfois soulignée par l’italique, révèlent ainsi qu’elles ne sont (peut-être) au fond que des boutades. Voilà pourquoi le paradoxe plaît tant à Cioran : son lecteur se trouve décontenancé, ne sachant pas s’il lit un simple paralogisme ou l’expression d’une vérité étonnante et intellectuellement émancipatrice. Dans le dernier exemple, la surprenante cooccurrence « coquetterie d’agonisant», de tendance oxymorique et antithétique, va en effet à l’encontre de la morale commune en servant la critique cioranienne du principe de tolérance. Mais c’est aussi le jeu sur la langue qui apparaît ici, puisque cette expression met en évidence l’étrangeté de l’image verbale et du concept éthique créés par l’écrivain.

19Par le paradoxe, Cioran s’amuse en associant des connotations antithétiques et révèle une singulière immoralité. Grâce son travail sur la comparaison incongrue et l’oxymore, Cioran met en effet bien en lumière la pauvreté de la doxa et de son langage face à une pensée originale qui veut saisir les contrastes du réel au plus près. Or ce jeu sur la langue se montre sémantiquement surprenant parce qu’il concentre « notre attention […] sur la matérialité d’une métaphore, [et que] l’idée exprimée devient comique »27. En d’autres termes, parce qu’elle paraît absurde et étrange de prime abord, une définition paradoxale de la complaisance est efficace en tant que tentative de déstabilisation éthique, par la remise en question d’un principe humaniste communément admis. Voilà pourquoi le lecteur, las de la correction que lui impose la vie en société et soulagé de voir un autre énoncer ce qu’il pense parfois tout bas, ne rit pas sous cape.

20Chez Cioran, c’est donc l’aphorisme devenant « pur jeu de langage et d’écriture »28, divertissement par construction syntaxique autant que sémantique, qui amuserait et ferait rire. Ainsi, lorsqu’il écrit « la base de la société, de toute société, est un certain orgueil d’obéir. Quand cet orgueil n’existe plus, la société s’écroule » (Écartèlement, p. 965.), c’est l’expression incongrue qui fait sourire, puisqu’elle se révèle paradoxale, orgueil et subordination allant rarement de pair. Par cet oxymore, Cioran augmente l’expressivité d’un énoncé qui tente, à sa façon, d’exprimer une idée échappant à l’opinion commune29. Gain de signification, mais perte de sens selon le sens commun : il s’agit bien de la figure du paradoxe, très souvent observable chez Cioran, notamment par le biais d’associations oxymoriques :

Qui n’a pas la bonne fortune d’être un monstre, dans n’importe quel domaine, y compris la sainteté, inspire mépris et envie. 
Que ne me suis-je pas jeté dans l’orgie de l’abstention ! 
[…] être idéalement véridique.
N’avoir rien accompli et mourir en surmené.
Le fait que la vie n’ait aucun sens est une raison de vivre, la seule du reste.  
Il est incroyable que la perspective d’avoir un biographe n’ait fait renoncer personne à avoir une vie
(Écartèlement, p. 975 et 1000 ; Aveux et Anathèmes, p. 1075, 1049 et 1053 ; Syllogismes de l’amertume 178.)

21Ces bons mots sont la marque d’un travail de mise en exergue des limites des associations langagières usuelles ainsi que de la doxa face à une contrevérité intuitive qui se révèle comique (puisque surprenante et déstabilisante). Notons d’ailleurs que le rire est, selon Cioran, signe de force et de jeunesse : « "Le rire disparut, puis disparut le sourire." Cette remarque d’apparence naïve […] définit, on ne saurait mieux, le schéma de toute déchéance » (De l’Inconvénient d’être né, p. 788-789). Pour lutter contre une pensée commune sans allant et sans brin de folie30, Cioran revivifie donc le réseau de significations potentielles du langage, par le paradoxe, le trope et l’humour : « Nous n’avons le choix qu’entre des vérités irrespirables et des supercheries salutaires » (Aveux et anathèmes, p. 910).

22Voilà encore pourquoi il peut aller jusqu’à écrire : « concevoir l’acte de pensée comme un bain de venin, comme un passe-temps de vipère élégiaque » (ibid., p. 1079). Par l’absence rendue visible de l’habituelle cooccurrence « bain de mer » (ici remplacée par « bain de venin »), Cioran obtient un effet consistant à créer « un mot comique un insérant une idée absurde dans un moule de phrase consacré »31. Par ce procédé chez lui courant de la catachrèse32, Cioran lutte contre ce qu’il nomme l’« atrophie du verbe »33, qui est aussi celle de la pensée, et contre la confiance abusive dont fait habituellement preuve l’être humain à l’égard du logos. En sus, cet aphorisme contient une amusante formule, avec la création poético-comique « passe-temps de vipère élégiaque », où l’euphonie métaphorique l’emporte sur la logique, l’image sur le réel habitus vipérin. Dans ce cas, le lecteur admire davantage l’aisance verbale de Cioran avec cette boutade que le sens profond de ce que Lacan aurait ici nommé le «pas-de-sens», c’est-à-dire «la métaphore en tant qu’elle oscille entre l’opacité et la révélation d’un sens»34. Ainsi, «l’aphorisme ne peut plus dès lors prétendre à la vérité, contrairement à la maxime classique qui véhicule une vérité, paradoxale certes, mais vérité tout de même»35. Avec ce type d’énoncés, Cioran se montre donc en train de jouer de son propre art d’écrire pour amuser son lecteur et entretenir sa perplexité.

Du comique à une éthique de la perplexité

23Somme toute, que retenir de l’utilisation du comique de mots par Cioran ? D’une part, que son usage reste plutôt classique quant à la forme, en réactualisant des patrons stylistiques préexistants par exemple chez les moralistes ou les philosophes cyniques, mais aussi, d’autre part, qu’il est profondément dérangeant par ses implications éthiques, voire d’autant plusdérangeant que l’anti moraline de Cioran réinvestit ces codes traditionnels. Au lieu de rétablir les assises de la pensée moderne grâce à l’aphorisme, elle les escamote avec ironie. Si Cioran a écrit « tragi-comédie du disciple : j’ai réduit ma pensée en poussière, pour enchérir sur les moralistes qui ne m’avaient appris qu’à l’émietter… » (Syllogismes de l’amertume, p. 180), c’est parce qu’il a toujours déclaré désirer s’inscrire au sein de la tradition du trait d’esprit (abondamment pratiqué, entre autres, par La Rochefoucauld ou La Bruyère), mais à sa manière, celle d’un moraliste moderne, cynique et sceptique, qui ne croit pas en sa propre œuvre : « Si je récapitule mes projets qui sont restés tels et ceux qui se sont réalisés, j’ai tout lieu de regretter que ces derniers n’aient pas eu le sort des premiers » (De l’Inconvénient d’être né, p. 826).

24C’est donc sur le décalage de sens ou de connotation de divers lexèmes que joue le comique cioranien ; la syntaxe, quant à elle, reste la plupart du temps intacte. En métèque respectueux, Cioran écrit d’ailleurs :

Destruction et éclatement de la syntaxe, victoire de l’ambiguïté et de l’à-peu-près. Tout cela est très bien. Seulement essayez de rédiger votre testament, et vous verrez si la défunte rigueur était si méprisable (ibid., p. 853).

25Par un travail de concentration morphosyntaxique (par l’aphorisme) et sémantique (par la métaphore in absentia ou le paradoxe et l’oxymore), Cioran parvient à une économie signifiante de la pensée36 et de la parole qui se révèle comique puisqu’elle laisse deviner au lecteur la faiblesse des associations connotatives communes, trop stéréotypées et figées. Selon lui, les mots n’ont pas de valeur absolue37 pour référer au monde et détiennent un pouvoir sémantique trop faible pour permettre de s’exprimer avec exactitude. Il décrit d’ailleurs son drame d’écrivain de cette façon : « Je voudrais proclamer une vérité qui me chasserait à jamais des vivants. Je ne connais que les états mais non les mots qui me permettraient de la formuler » (Écartèlement, p. 962). Toute cooccurrence lexicale semble dès lors permise pour reconsidérer les acquis de la pensée commune et des associations verbales plus ou moins figées qui la disent et la soutiennent.

26La forme aphoristique ainsi investie en devient ironique lorsque Cioran court-circuite le "principe de coopération" de Paul Grice (si nécessaire à la vie en communauté) en renforçant excessivement la fonction poétique de ses énoncés : «tristesse automatique: un robot élégiaque» ou «le spermatozoïde est le bandit à l’état pur» (De l’Inconvénient d’être né, p. 798 ; Syllogismes de l’amertume, p. 260). Dans ces cas, il se trahit quelque peu, puisqu’il rêvait dans le Mauvais Démiurge (p. 965) de « dépoétiser sa prose ». Mais « prolixe par essence, la littérature vit de la pléthore des vocables, du cancer du mot » (Syllogismes de l’amertume, p. 179). Ainsi, en mettant son lecteur devant la surprise d’une forme gnomique travestie et d’une syntaxe classique supportant des paradoxes et des oxymores, Cioran force son lecteur à s’interroger sur le bien-fondé de ses énoncés et lutte contre la possibilité d’une quelconque évidence (éthique, littéraire, etc.) en déconstruisant (c’est-à-dire en dénonçant) l’apparente identité entre langage, réalité et pensée.

27Pourtant, à la lecture de Cioran une certaine gaieté apparaît qui

procède directement de la jubilation sensible, et justement de la dérision qui accompagnent les modalités de la négation que son écriture multiplie : contre-pied, sarcasme, blasphème ou anathème38.

28Cioran a d’ailleurs lui-même déclaré : « rire est une manifestation nihiliste, de même que la joie peut être un état funèbre », « mes livres ne sont ni dépressifs ni déprimants »39. L’humour noir dont sont imprégnées ses œuvres40 a en effet pour but de permettre une plus grande conscience des mensonges quotidiens inhérents à la vie en société, de les dévoiler avec humour et en dérangeant : « ce sont nos malaises qui suscitent, qui créent la conscience ; leur œuvre une fois accomplie, ils s’affaiblissent et disparaissent l’un après l’autre » (Cioran, De l’Inconvénient d’être né, p. 748). Pour cela, il semble falloir éviter le déjà-dit et proposer un renouveau tropique constant.

Le comique, marque de l’insignifiance

29À travers ces mécanismes comiques de renversement axiologique par le trope ou le paradoxe, nous avons constaté que le comique cioranien joue sur les écarts entre les normes et ses énoncés pour produire des réflexions choquantes et amusantes. Cioran fait rire parce qu’il utilise des mots et des principes de manière décalée, en les associant afin de produire des images étonnantes, non seulement pour divertir, mais surtout pour tenter de mettre en garde contre les limites d’une langue, c’est-à-dire d’une pensée et d’une morale, puisque comme l’ont évoqué Ludwig Wittgenstein ou Roland Barthes, tout langage établit une norme, voire une idéologie.

30Ainsi Cioran, quoiqu’utilisant une syntaxe classique, tente de distordre le logos commun, qui fonde, bien sûr, toute communauté en tant qu’entité sociétale. Son lecteur ne sait jamais s’il se trouve face à une pensée puissante et profonde ou s’il est leurré par le prestige d’une forme spirituelle41. Travaillant sur les latences de la langue (son utilisation de l’oxymore et du paradoxe en témoigne) et contre la morale (par de multiples renversements de valeurs aboutissant à une éthique de type nihiliste: plus rien n’a de sens ou de valeur, pas même le constat aphoristique de la perte de sens), Cioran rejoint la philosophie cynique et sceptique, notamment par une réflexion constante sur la mort et la contingence universelle. Il se présente ainsi comme restant en marge, esprit libre et critique – voire critique de lui-même: « Je ne suis pas un écrivain, je suis quelqu’un qui cherche ; je mène un combat spirituel ; j’attends que mon esprit s’ouvre à quelque lumière qui n’a pas de nom dans nos langues » (Cahiers, p. 306). Son combat philosophique passe ainsi par l’utilisation quasi constante de la pointe afin de cultiver sa propre "intranquillité" (selon le terme de Fernando Pessoa) et celle de son lecteur, pour rappeler le caractère fondamentalement dérisoire de l’existence et la nécessité du doute. Pour Laurent Perrin, auteur de l’Ironie mise en trope, «être cynique, "c’est s’inscrire en faux contre sa propre énonciation, tout en l’accomplissant" […] le cynisme est une ironie qui se retourne sur elle-même, pour redevenir sérieuse»42.

31Ainsi, l’antimorale fondée par Cioran se présente sous la forme d’une éthique personnelle nihiliste éprise de distanciation et d’aporie. Il écrit d’ailleurs : « Il n’est de noblesse que dans la négation de l’existence, dans un sourire qui surplombe des paysages anéantis » (Précis de décomposition, p. 7). Le comique est de cette façon l’un des modes d’apparition de cette éthique individuelle et individualiste visant une constante distanciation, puisque la possibilité même d’une morale et d’un langage commun est sans cesse questionnée ou niée. « L’être idéal ? [demande-t-il dans l’un de ses textes] Un ange ravagé par l’humour » (De l’Inconvénient d’être né, p. 869). Il revient ainsi au lecteur de se dépêtrer de ces énoncés cioraniens qui, plaisants et dangereusement transgressifs, vont à l’encontre de la bienséance et révèlent le pan sombre des pensées interdites de chacun.  

32Cioran vit lafin des "grands métarécits modernes"(selon l’expression de Jean-François Lyotard): tout va à vau-l’eau, paraît relatif, et le nihilisme passif, abhorré par Nietzsche, semble l’emporter. Mais, par l’humour, Cioran rétablit une sorte de morale singulière de l’écart à la foissignifiant et insignifiant, comme s’il importait de laisser un ultime "chant du signe" en écrivant volontairement sans conséquence. Le comique en indique la voie: il suffit de se gausser du monde pour en racheter l’insignifiance. Or il y a quelque chose de dionysiaque dans cet humour libérateur et égoïste, opposé à la décadence du monde moderne, dont résonnent les aporétiques aphorismes cioraniens. Lui-même écrit:

Nous sommes tous dans l’erreur, les humoristes exceptés. Eux seuls ont percé comme en se jouant de l’inanité de tout ce qui est sérieux et même de tout ce qui est frivole (Écartèlement, p. 987).

33Ainsi, selon l’idéal antique d’une philosophie se voulant aussi bien sagesse existentielle que théorique, l’écriture cioranienne représente en fait une action philosophique subversive : souligner la légèreté des mots et des principes communs face à la complexité de la sensation, aller moralement à contre-courant en psalmodiant des paradoxes équivoques, voilà le travail du nihilisme actif de Cioran. « Réfléchir, c’est faire un constat d’impossibilité », a-t-il écrit dans son bien nommé Écartèlement (p. 1009). D’où son fantasme « d’un livre léger et irrespirable, qui serait à la limite de tout, et ne s’adresserait à personne » (ibid., p. 1008). Son œuvre s’érige donc en tant qu’objet paradoxal : elle contourne, s’amuse, joue et met en évidence les limites de ce qui semble communément acceptable, mais, par là même, établit une éthique d’inversion des valeurs communes et de détachement par le rire. Elle force son lecteur à se rendre compte de tout ce qu’il n’ose exprimer lui-même. Or « plus une société est libre de s’exprimer, plus elle est capable de rejeter les héritages sclérosants du passé […] plus l’humour y aura une place de choix »43.