Colloques en ligne

Arnaud Rykner

De l’intermédialité au dispositif (et retour) : Balzac à la scène et à l’écran.

1L’une des grandes forces de l’intermédialité est de nous avoir notamment permis de comprendre que dans un média ce qui est intéressant ce n’est pas seulement le fonctionnement propre à celui-ci, mais aussi, sinon surtout, ce qui lui permet de tendre des ponts vers d’autres médias. Contrairement à l’intertextualité, toujours menacée de n’être jamais qu’un texte qui renvoie à un texte qui renvoie à un texte qui renvoie à un texte (autrement dit une figure de l’enfermement dans la textualité), les études intermédiales partent du principe qu’il y a de l’autre – sinon de l’étranger… Elles supposent qu’un média peut contenir de l’altérité, voire qu’il peut sortir de lui-même ; elles permettent du même coup, par cette saisie de l’autre ou par cette sortie, de cerner ce qui, dans le média de départ, est à la fois essentiel (nodal) et indépendant de son fonctionnement propre (là où les études structurales, notamment, s’intéressaient au contraire davantage au propre, justement). L’intermédialité, en tant que discipline (on parlera plus volontiers, à son propos, d’indiscipline), produit en fait l’entre-deux qu’elle étudie (elle le produit dans le sens où en l’étudiant elle le fait exister comme entre-deux supposant à la fois proximité et écart). Toute la question est donc, me semble-t-il, d’observer dans la confrontation intermédiale le surgissement d’un quelque chose qui est en fait irréductible au(x) média(s) observé(s) mais que l’intermédialité permet de rendre manifeste. Ce quelque chose, je postulerai ici qu’il s’agit pour une part de cette chose qu’on désigne par ailleurs sous le terme de dispositif1 et qui permet d’articuler œuvres et médias à ce tiers absolu qu’est le Réel, tiers qui ne s’épanouit sans doute jamais si bien que dans l’entre-deux de l’intermédialité.

2Précision encore : l’intermédialité et la critique des dispositifs travaillent sur la frontière entre des hétérogènes. La première étudie les relations entre les médias, et notamment le passage de l’un à l’autre ou la coexistence de plusieurs médias dans une œuvre ; de la même façon, et c’est qui les réunit, la critique des dispositifs étudie les médiations proposées dans et par les œuvres, mais plus exactement la façon dont ces médiations produisent ou tout au moins permettent des interactions, c’est-à-dire, précisément, la façon dont ces relations font ou non dispositif. Du même coup, et c’est cette fois ce qui les différencie, si l’intermédialité se situe bien dans l’entre-deux des médias, elle n’ouvre pas nécessairement sur des dispositifs ; à l’inverse, si la relation intermédiale est bien le domaine privilégié des dispositifs, ceux-ci l’excèdent à leur manière en ce qu’ils supposent de dépasser la simple friction des médias (par exemple sur le mode de leur coexistence) pour aller vers leur articulation (ce qui fait qu’ils ne se contentent pas de coexister mais se touchent tout en se séparant, se font face et se repoussent à la fois, se contredisent sans prétendre résoudre leurs contradictions, i.e. faire disparaître ces contradictions et leur dynamisme même). Nombreuses sont les œuvres intermédiales qui n’ouvrent pas sur des dispositifs ; mais en même temps la perte possible du dispositif dans une relation intermédiale permet de rendre plus visible ce que fait le dispositif, la façon dont il se constitue lui-même en medium qui fait interface, c’est-à-dire en medium qui relie et s’interpose à la fois. En cela, l’intermédialité est bien un lieu privilégié du dispositif. Le dispositif est intermédial en ce qu’il ne dépend jamais exclusivement d’un média, ce qui le rend précisément à même de passer d’un média à l’autre. Ce que je me propose donc d’étudier ici, c’est à la fois une série de transpositions intermédiales et la façon dont le dispositif se perd ou se conserve dans ces transpositions - autrement dit la façon dont l’intermédialité est capable ou non de produire une reconfiguration du dispositif qui soit à même de préserver voire de valoriser ce dernier.

3Pour ce faire, et avec la certitude de prendre des exemples qui, bien que rebattus, méritent d’être constamment remis sur la table, je voudrais revenir sur deux œuvres de Balzac et sur le devenir de leurs dispositifs propres, dans cette relation intermédiale particulière qu’est l’adaptation, théâtrale ou cinématographique. L’intérêt de la première œuvre, c’est qu’elle est elle-même intégralement fondée sur une problématique intermédiale : il s’agit, bien sûr, du Chef-d’œuvre inconnu, nouvelle dans laquelle Balzac confie au langage le soin de rendre compte de l’épiphanie d’une image impossible à saisir. La seconde œuvre est La Duchesse de Langeais, qui a l’avantage extraordinaire de reposer sur un dispositif qui se déploie à l’échelle à la fois d’une séquence et du roman entier, tout en étant à la fois un objet représenté et un processus de représentation. Les deux œuvres sont par ailleurs reliées de manière tout à fait contingente par le fait qu’elles ont donné lieu toutes deux à une adaptation par Jacques Rivette.

4Avant, toutefois d’en arriver à ce dernier, je voudrais m’arrêter sur la nature intermédiale du Chef-d’œuvre inconnu. Quel est l’objet exact de la nouvelle : s’agit-il du peintre, comme le suggère le titre de la première partie parue dans L’Artiste du 31 juillet 1831 (« Maître Frenhofer ») ? S’agit-il du sujet de la peinture, comme le suggère le titre de la deuxième partie parue dans la même revue (« Catherine Lescault », 7 août 1831) ? S’agit-il du modèle de la peinture, Gilette, qui remplace Frenhofer dans le titre de la première partie dans la première édition en volume (Romans et contes philosophiques, chez Charles Gosselin, parus en septembre 1831) mais sert aussi de titre à l’ensemble de la nouvelle dans un volume de 1847 (Le Provincial à Paris, que l’éditeur de la Pléiade2 considère comme volume de référence pour sa propre édition) ? Ou s’agit-il d’un quelque chose, d’un rien, que la peinture produit au cœur du texte, ce qui permet à la nouvelle d’en désigner le lieu et le mode d’apparition3 ?Si l’on considère par ailleurs que Le Chef-d’œuvre inconnu est fortement inspiré d’Hoffmann, et plus particulièrement de Der Baron von B., au point d’en être, selon certains, « une imitation, voire un pastiche4 », le contexte intermédial est encore plus évident et plus troublant5 : le héros d’Hoffmann est en effet non un peintre, mais un musicien qui, après avoir fait la leçon à ses deux visiteurs (dont Porbus et Poussin sont des avatars presque parfaits sous bien des aspects) tire un son inaudible de son violon, qu’il fait « siffler, geindre, gémir et miauler d’une façon à crisper les nerfs les moins délicats », tout en portant ses regards « au ciel avec une expression de ravissement divin6 ». Ainsi le Baron n’est-il lui-même qu’un « noiseur » extatique : d’un côté, il annonce – si l’on veut – la musique « contemporaine » telle qu’elle a pu apparaître aux oreilles qui n’y étaient pas préparées, de même que la peinture de Frenhofer annonce la peinture moderne au point que Picasso pourra logiquement illustrer le Chef d’œuvre ; d’un autre côté il annonce « La Belle Noiseuse » elle-même, telle que Frenhofer sera censé la peindre. Mais dans chaque cas, il est question d’ « une si grande puissance » (Hoffmann) ou de « tant de profondeur » (Balzac) que l’œuvre déchire l’écran de la représentation pour provoquer à la fois une forme d’ « apparition diabolique » (Hoffmann) et le surgissement de « la véritable lumière » (Balzac). En un sens, peu importe alors la nature du medium lui-même, musique, peinture, littérature, cinéma ou autre art qui pourrait ne pas avoir encore été inventé aujourd’hui (il y aura bien sûr de nombreuses autres transpositions du Chef d’œuvre inconnu, y compris dans des médias dont on ne peut encore soupçonner l’existence). C’est la confrontation à l’autre du média qui compte. Dans tous les cas, ce qui fait le ressort de l’œuvre, c’est la façon dont elle produit de l’irregardable ou de l’inaudible, en faisant se cogner la perception à un obstacle qui la force en quelque sorte à « s’illimiter » (j’emploie ici un terme qu’affectionnait, et pour cause, Duras, dans sa pratique permanente de l’intermédialité – comme si l’intermédialité était d’abord le fait d’« illimiter » le ou les médias supports de l’œuvre). L’intermédialité est alors le signe d’un usage des médias comme dispositifs et de leur constitution en écran à travers lequel l’artiste cherche à saisir le Réel. Le créateur se présente ainsi comme celui qui voit ou qui entend ce que sans lui nous ne pourrions ni voir ni entendre, de l’autre côté de l’écran ; il fait lui-même interface en étant des deux côtés à la fois, comme une porte qui pivoterait sur elle-même (alors que de celui qui n’est que « fou » on pourrait dire qu’il ne pivote pas, qu’il reste bloqué du côté de ce que nous ne pouvons percevoir, sans parvenir à nous y emmener momentanément ; c’est la différence entre les personnages du Baron von B. et de Frenhofer et les œuvres qui les mettent en scène : ces dernières nous font faire le va-et-vient des deux côtés de l’écran, quand les personnages eux restent prisonniers du côté lumineux et mortifère ; de la même façon, si Bergotte (l’écrivain) est foudroyé par le « petit pan de mur jaune » (la peinture), dans La Prisonnière de Proust, les lecteurs que nous sommes peuvent, eux, rapidement repasser de l’autre côté, celui où l’on survit à l’expérience du pan).

5Tout cela pour dire que la mise en relation des hétérogènes l’emporte toujours sur les péripéties qui la rendent fictivement possible ou encore que le dispositif l’emporte sur la fable proprement dite.

6Ce n’est certes pas pour autant que la présence du dispositif est garante de l’intérêt esthétique d’une forme (bien des formes dites « mineures » sont une bénédiction pour l’étude des dispositifs, sans pour autant mériter d’approche esthétique). De ce point de vue, je voudrais évoquer pour commencer deux transpositions du Chef d’œuvre inconnu qui n’ont sans doute d’autre intérêt que de favoriser dans la relation intermédiale la préservation ou la reconfiguration du dispositif. Il s’agit d’une part du Chef d’œuvre inconnu de Charles Lafont7 (créé au théâtre français le 17 juin 1837, avec Firmin8 dans le rôle de Rolla), d’autre part de Le Sculpteur, ou une vision : comédie-vaudeville en un acte de Théaulon et [de] Biéville9 (créé au Gymnase Dramatique le 4 mai 1838).

img-1.jpg                         img-2.jpg

Ill. 1 et 2 : Les avatars de Frenhofer à la scène.

7Un élément commun aux deux pièces mérite d’abord d’être souligné. Dans chaque cas, le personnage principal n’est plus un peintre mais un sculpteur. Autrement dit, le théâtre, en choisissant la « 3D » inhérente à la sculpture, met l’accent sur la façon dont l’œuvre représentée s’arrache à son support en deux dimensions ; il tire la peinture vers le potentiel tableau vivant qu’elle porte en elle : « Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau. […] Où est l’art ? perdu, disparu ! » s’écrie Frenhofer chez Balzac, comme le ferait n’importe quel contempteur de tableaux vivants qui proclamerait que « l'art n'a rien à voir » avec ces derniers10 ou qu’ils sont tout à fait « en dehors de l’art11 » du fait même qu’ils marquent le triomphe de la nature. Dans les deux transpositions évoquées, le passage par la statuaire permet de rendre littéralement la vision (d’où le titre du texte de Théaulon et de Biéville) de Frenhofer, tout en retravaillant le mythe de Pygmalion. La statue s’incarne si bien à chaque fois qu’elle semble n’être qu’une apparition. C’est vrai chez Lafont, où le modèle imaginaire de la Sainte Cécile de Rolla (qui ne peut exposer sa statue pour ne pas compromettre la femme dont il a reproduit l’image) ouvre soudain la porte et se présente à lui accompagné de sa servante - l’une et l’autre étant « cachées sous leurs voiles ». C’est encore plus vrai dans Le Sculpteur ou à deux reprises le modèle prend la place de la statue à l’insu de l’artiste, qui croit du coup que son œuvre s’est véritablement animée. De la sorte, Théaulon et de Biéville, tout comme Lafont, semblent prendre le texte de Balzac au pied de la lettre (sinon au pied du tableau, puisque, chez Balzac, on s’en souvient, ledit pied sortant du chaos de la peinture est l’indice ultime de la présence d’une femme12). C’est d’autant plus vrai que ce jeu de recouvrement de la femme par la peinture, qui est aussi paradoxalement un jeu de dévoilement de l’une par l’autre, est également au cœur des deux transpositions théâtrales où femmes et statues ne se donnent jamais que derrière un rideau qui les soustrait aux yeux importuns. Lafont pousse le raffinement jusqu’à techniciser l’agencement, comme s’il voulait attirer l’attention sur cette dimension du dispositif :

8Théaulon et de Biéville, de leur côté, insistent sur les tentatives des personnages pour soulever la draperie qui cache le travail du sculpteur D’Alvar, jusqu’à ce que le modèle involontaire de ce dernier le fasse vraiment (fin de la scène VII) et prenne, toujours involontairement, la place de la statue qui a en fait été enlevée par le valet, ce qui donne la scène suivante :

D’Alvar : Et ce matin encore, ce matin, sous les traits de Sainte Thérèse… (avec explosion.) elle était là !… (Il soulève brusquement le rideau de la niche.)

Blanche, immobile et tremblante : Ah !

D’Alvar, reculant de surprise : Qu’ai-je vu ?… (Le rideau est retombé) Cette image ! ces traits ! c’est le marbre avec la vie !… C’est… (Il relève le rideau, Blanche a disparu.) C’est encore ma folie !… (Il tombe accablé sur un siège, près de la draperie14.)

9La scène se reproduit plus tard, Blanche s’adressant même au sculpteur qui la prend toujours pour sa statue :

10De ce point de vue les différents adaptateurs ne font donc que transposer le double recouvrement mis en scène par Balzac, de la femme par la peinture, puis de la peinture par « une serge verte16 » qui en souligne le caractère irregardable (Khalil-Bey se souviendra peut-être du dispositif quand il cachera L’Origine du monde derrière un rideau vert, tandis que Wilde fera cacher par Dorian Gray son tableau derrière un « écran17 » qu’il ne déplacera que pour regarder les altérations insupportables du portrait…). Toutefois, alors que Théaulon et de Biéville terminent leur Sculpteur sur un happy end très éloigné de l’hypo-texte (l’artiste franchit sans dommage le rideau pour s’unir maritalement avec sa « statue »), Lafont récupère, lui, un élément clef du dispositif balzacien, qui est l’effet produit par la déchirure explicite du voile/de la toile18. De même que Frenhofer succombe au dévoilement de son tableau (bien plus qu’à la fin supposée de ses illusions sur celui-ci), de même Rolla meurt-il après avoir détruit son chef-d’œuvre à coup de marteau (dont on pourrait légitimement penser qu’il ne reste qu’un pied intact, même si Lafont n’en dit rien).

11C’est ici sans doute aussi que se manifeste d’abord la réussite de La Belle Noiseuse de Rivette, dont le personnage ne cesse de mettre l’accent, tout au long des quatre heures que dure le film, sur « les trous noirs, le grand tohu-bohu des origines » qu’il dit chercher depuis le début, et dont l’approche même finit par l’aveugler :

12De manière symptomatique, retrouvant la proposition de Lafont, le Frenhofer de Rivette décrit alors le sort de son modèle comme celui d’une statue qu’il devrait pulvériser :

13De son côté, le crissement de la plume ou du fusain sur la toile, crissement obsédant et souvent littéralement horripilant, ne cesse de déchirer nos tympans, dans un film par ailleurs très silencieux. Ainsi se concrétise à chaque moment ce jeu du couvert/découvert, tissé/déchiré qui est aux fondements et de la nouvelle et de son adaptation cinématographique, désignant le point de contact entre le regard et l’irregardable, entre l’écran et ce qui ne peut que le déchirer, entre la vie (du tableau vivant) et la mort qui saisit l’artiste (la figure de Liz, l’épouse taxidermiste du Frenhofer cinématographique, incarnant elle-même cette saisie).

img-3.jpg

Ill. 3. La Belle Noiseuse (DVD 2, chap. 2)

L’atelier de Liz (Evocation d’un tableau d’Oudry…)

14En se concentrant sur le geste de créer et ses enjeux, Rivette vide, peut-être même plus encore que Balzac, l’espace de toute représentation qui ne se focaliserait pas sur ce dispositif dont la toile est le pivot. Il parvient à en faire une étrange performance (dans l’acception théâtrale du terme, où le sens se perd au profit du geste) : pendant plus d’un tiers du temps le corps même du modèle disparaît au profit du seul mouvement des mains sur l’écran (écran de l’œuvre en train d’être réalisée, mais aussi bien sûr écran du film lui-même projeté sous nos yeux, voire écran des mains du peintre Bernard Dufour qui prennent la place de celles de l’acteur Michel Piccoli).

img-4.pngimg-5.png

Ill. 4 et 5. La Belle Noiseuse (DVD 1, chap. 3)

15Et ces mains qui régulièrement laissent croire qu’elles vont faire apparaître une image qu’en réalité elles recouvriront21, une image qui donc sans cesse se dérobe au fur et à mesure qu’elle se donne – se dérobe peut-être du fait même qu’elle se donne – ces mains qui semblent bouger toutes seules l’emportent sur tout développement psychologique (la relation amoureuse de Frenhofer et de son premier modèle, Liz, est comme achevée, alors que celle, plus ou moins attendue par le spectateur, entre Frenhofer et son nouveau modèle, Marianne, ne commencera jamais – emblématisant ainsi ce que je suggérais précédemment : la fable avorte, alors que le dispositif triomphe).

16Mais c’est surtout par le geste final que les co-scénaristes (Pascal Bonitzer, Christine Laurent, Jacques Rivette) réussissent à transposer le plus habilement et le plus justement ce qui fait la dynamique de la nouvelle balzacienne, tout en détournant dispositif originel. On se souvient de ce geste de Frenhofer qui vise à soustraire aux regards des autres ce que personne, même pas lui, ne doit plus pouvoir regarder en face, et ce dont la plupart, et surtout Nicolas et Porbus (avatars des personnages de Balzac), ne soupçonneront même pas l’existence ; le peintre, aidé de Magali, une toute jeune fille au regard vierge, emmure le tableau final, prenant toutefois la peine de le protéger à l’aide d’une draperie évidemment verte…

img-6.jpg

Ill. 6. La Belle Noiseuse (DVD 2, chap. 6)

La toile, le voile, le pied.

.img-7.jpg

Ill. 7. La Belle Noiseuse (DVD 2, chap. 6)

Le mur devant la toile

17Un instant seulement, au moment où il le cale dans une anfractuosité du mur qu’il comblera ensuite avec des briques, un petit bout de la toile, que nous n’avons jamais vue et ne verrons jamais plus, se révèle (ill. 6) : bien évidemment, encore, un bout de pied. Nous attrapons fugitivement ce pied qui traverse littéralement trois écrans superposés, celui de la toile, celui de la draperie verte et celui du mur (ill. 7) qui va se dresser devant (qui est lui-même autant une transposition de la « muraille de peinture » dont parle Balzac en décrivant le tableau qu’une annonce du petit pan proustien, celui qu’on ne peut regarder sans mourir). On croirait presque avoir affaire ici à la pantomime hallucinée d’un Camille Lemonnier (Les Mains / Le Mort22) où deux frères assassins tentent désespérément d’enterrer le cadavre de victime, dont la main – non le pied – ressort toujours obstinément de la fosse. N’est-ce d’ailleurs pas la mort même – sa propre mort – que Frenhofer tente ainsi d’emmurer ? C’est en tout cas ce que suggère la croix noire dessinée par sa femme, Liz, au dos du tableau, au moment où elle vient le regarder en cachette.

img-8.jpg

Ill. 8. La Belle Noiseuse (DVD 2, chap. 5)

18Et c’est bien cette mort de l’artiste que le Frenhofer, cette fois celui de Balzac, découvre dans son propre tableau. Celui-ci n’a dès lors plus pour fonction que de nous faire regarder de l’autre côté de la toile, ou encore « de l’autre côté de la vie », comme l’aurait dit Maeterlinck23, la peinture étant ce regard jeté sur ce qui ne peut se regarder en face, et nous détruit en nous éblouissant. D’où l’urgence à chaque fois plus grande de s’en protéger par le jeu d’écran déjà mis en place dans la nouvelle - écran qui désigne ce qu’il faut voir tandis qu’il nous interdit de le voir directement. Rivette et ses co-scénaristes ont parfaitement saisi en quoi ce dispositif était véritablement le cœur de tout Chef-d’œuvre inconnu, texte, théâtre ou film ; ils en rajoutent littéralement une couche. Ainsi leur Frenhofer, une fois sa Belle Noiseuse achevée, peint un second tableau (qu’il présente symptomatiquement comme son « premier tableau posthume », c’est-à-dire comme peint depuis la mort).

img-9.jpg

Ill. 9. La Belle Noiseuse (DVD 2, chap. 6)

La fausse noiseuse.

19Ce second tableau est destiné à faire écran aux yeux du monde, comme le tableau peint par Masson dans le dispositif imaginé par Lacan pour faire écran à L’Origine du monde de Courbet, après la disparition du rideau vert de Khalil-Bey.

img-10.jpg

Ill. 10. André Masson, Terre érotique. Panneau-masque de L’Origine du monde (vers 1955), huile sur panneau, 46 x 55cm, collection particulière.

Source de l’image : http://acdra.blogg.org/date-2007-12-28-billet-729157.html

20Le Nicolas de Rivette se laisse prendre à cette fausse noiseuse (comme un visiteur de Lacan qui voudrait voir un paysage…) et méprise naïvement Frenhofer, qu’il croit s’être abaissé à « une comédie » en peignant ce tableau-ci (ill. 9) qu’il prend pour le vrai ; Porbus aussi, pour qui la toile est au-delà des mots (« J’ai pas de mots » [sic], dit-il, face au tableau) mais non des chiffres (« Par contre , on peut parler chiffres »), la remettant ainsi dans le simple circuit de la marchandisation à laquelle la vraie Noiseuse, elle, se dérobe définitivement derrière son triple écran.

21Ce triomphe intermédial du rideau et de sa double fonction d’occultation24/exhibition nous ramène étrangement à un apologue antique bien connu qui pourrait nous servir ici à exemplifier le fonctionnement du dispositif. Je pense à l’histoire contée par Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle (livre XXXV, 36, 5), et dont on ne cite souvent que la première partie : à l’occasion d’un concours, Zeuxis peint des raisins qui paraissent si réels que les oiseaux eux-mêmes s’y trompent et viennent les becqueter ; mais quand Parrhasius, son concurrent, présente à son tour son œuvre, Zeuxis s’impatiente et lui demande de tirer le rideau derrière lequel il l’a, croit-il, masquée, avant de comprendre que le rideau lui-même est le tableau, peint avec un tel réalisme qu’il s’y est laissé prendre.

img-11.jpg

Ill. 11. Zeuxis devant le tableau de Parrhasius.

Gravure de Gérard de Jode pour Mikrokosmos. Parvus Mundus,de Laurentius Haechtanus (Laurens van Haecht Goidtsenhoven), Anvers, 1579, p. 74.

Source: http://www.uni-mannheim.de/mateo/desbillons/mikro/seite79.html

22On a d’ailleurs, dans le texte balzacien, une possible allusion à cet épisode :

23Balzac avait-il entendu parler, par ailleurs, de la Sainte Famille de Rembrandt qui se trouve actuellement au château de Whilhelmshöhe à Kassel ? On ne peut en tout cas qu’être fasciné par la présence, chez le peintre flamand (souvent évoqué par le romancier), d’un rideau en trompe-l’œil qui a la même fonction que dans Le Chef-d’œuvre inconnu.

img-12.jpg

Ill. 12. Rembrandt, La Sainte Famille (45 X 67 cm), Château de Wilhelmshohe, Kassel.

Source de l’image : https://www.pinterest.com/pin/48273027229906494/

24A l’inverse le choix du personnage de Poussin par Balzac doit peut-être à Fénelon qui, dans son Dialogue des morts, n’hésite pas à le faire dialoguer précisément avec Parrhasius. Or, un des points essentiels dudit dialogue est l’échange où, après avoir entendu de lui le récit de l’anecdote précédente, Poussin explique au peintre antique, qui s’est réjoui d’apprendre que son illustre successeur avait peint La Mort de Phocion, comment le tableau en question repose entièrement sur une occultation du cadavre de Phocion par un drap qui en souligne la forme au moment même où il le cache :

Parrhasius : […] Mais le mort…

Poussin : Le mort est caché sous une draperie confuse qui l’enveloppe.

Parrhasius : On ne voit donc point le mort ?

Poussin : On ne laisse pas de remarquer sous cette draperie confuse la forme de la tête et de tout le corps26.

25Ainsi le Poussin de Fénelon, comme le Parrhasius de Pline, comme le Frenhofer de Balzac et Rivette, voire comme Rivette lui-même, qui semble à l’occasion se souvenir du tableau en question (voir ill. 12 et 13), se concentre-t-il sur le dispositif qui désigne ce qui, d’être irregardable, doit être dérobé au regard. Il fait de la sorte l’inverse de Zeuxis qui se concentre sur les objets à voir (les raisins).

img-13.jpg

Ill. 13.  Nicolas Poussin, Paysage avec les funérailles de Phocion (1648), huile sur toile, Cardiff, National Museum of Whales. Détail retourné. Source de l’image :

http://employees.oneonta.edu/farberas/arth/Images/110images/sl17_images/Poussin_Phocion.jpg

img-14.jpg

Ill. 14. La Belle Noiseuse (DVD 2, chap. 4).

Marianne sous le drap, juste avant que Frenhofer ne recouvre la première Noiseuse (dont le modèle était Liz) par la seconde (dont le modèle est Marianne)…

26J’aurais pu rajouter aussi qu’il fait l’inverse de Rivette, mais cette fois du Rivette de Ne touchez pas la hache, qui, ignorant le dispositif fondateur de La Duchesse de Langeais, rabat la transposition intermédiale sur une transposition purement thématique…

27De fait, autant La Belle Noiseuse peut passer pour un film fascinant et une transposition assez subtile, autant Ne touchez pas la hache (qui lui est postérieur de plus de quinze ans et pour lequel il s’est pourtant entouré des mêmes scénaristes) aplatit considérablement son hypotexte. Faute de pouvoir développer ici ce deuxième point27, je me contenterai d’évoquer succinctement la scène initiale du roman et du film : le Général de Montriveau - dont on apprendra qu’il cherche depuis des mois, dans tous les couvents d’Europe, la femme qu’il aima, qui se refusa à lui avec mépris et à laquelle il renonça avant d’apprendre qu’elle s’était mise à l’aimer éperdument à son tour – pénètre dans l’église d’un couvent d’une île espagnole. La nef est séparée du chœur par une grille, fermée elle-même par un rideau mais également surmontée, de façon inhabituelle, par la tribune de l’orgue :

28Or, Montriveau comprend au jeu de l’organiste puis à la voix de la soliste qu’il a enfin retrouvé la femme qu’il aimait, alors même que tout la rend irregardable autant qu’intouchable. Le dispositif est mainte fois dupliqué et approfondi : l’église, le chœur, le couvent multiplient explicitement les jeux de rideaux qui se ferment comme un tabernacle, tandis que la musique29, qui fait ici interface sur la frontière du chœur, a parallèlement pour tâche de déchirer les voiles derrière lesquels la femme aimée se tient, pareille à Dieu lui-même. L’œuvre s’attache ainsi plus que jamais à rétablir la circulation entre ce qu’on pourrait appeler, en détournant le terme foucaldien, des hétérotopies, espaces voués sans cela à rester à la fois contigus et séparés. L’association implicite du rideau du chœur avec le vêtement des moniales, la place surprenante de l’orgue, et plus généralement le rôle de la musique souligné par d’abondants développements, tout concourt à mettre en œuvre une dynamique que le film ignore à peu près : là où le livre articule magistralement des hétérogènes contradictoires (en quoi il fait dispositif) le film se contente de les faire se frotter vaguement sans rien produire. La prise en charge par le récit d’un maximum d’informations que le dialogue n’est pas à même de rendre pourrait certes passer pour l’obstacle principal à une transposition du dispositif nodal (Le Chef-d’œuvre inconnu offrait l’avantage de se présenter pour une large part comme un échange de répliques aisément transposable30 ; La Duchesse de Langeais est plus proche du récit balzacien traditionnel, avec force descriptions et commentaires). Mais le dispositif, loin de se réduire à sa dimension symbolique que le récit est particulièrement à même de construire, repose aussi sur une dimension technique et pragmatique (cf. P. Ortel, Images, Discours, Dispositif) que le cinéma pourrait valoriser. Or, que fait Rivette dans son adaptation ? Il réduit les agencements balzaciens à des décors, et il les vide de toute fonctionnalité dynamique. Ainsi le rideau du chœur – chez Balzac brun comme la robe des sœurs dont il est le prototype – est, chez Rivette, rouge, comme un rideau théâtral (ill. 14), tandis que les sœurs elles-mêmes sont habillées de noir et blanc31 (ill. 15), ce qui éloigne encore plus leur habit du rideau en question.

img-15.jpg

Ill. 15. Ne touchez pas la hache (18’16’’).

Le rideau du chœur.

img-16.jpg

Ill. 16. Ne touchez pas la hache (17’).

L’habit de la moniale.

29Il n’y a donc plus ni contiguïté ni continuité qui permettrait de travailler le continuum visé par le dispositif balzacien ; de même l’orgue, qui, véritable « objet transitionnel », occupait dans le roman tout l’espace à la frontière du chœur et de la nef, devient invisible dans le film, reprenant sans doute sagement sa place dans la tribune située au-dessus de l’entrée32 - il est à peine plus qu’un simple instrument de musique. Au bout du compte, à force de glissements parfois imperceptibles mais bien réels, le dispositif initial se dissout largement dans la pauvre narration d’une histoire d’amour malheureuse, alors que Balzac nous raconte aussi autre chose, de sans doute plus original et puissant : devenue comme une nouvelle Vierge derrière son triple écrin de grille, de rideau et de bure, la coquette (qui trouve ici une forme d’accomplissement conforme à sa nature) ne peut que se dérober à la saisie à laquelle elle invite pourtant son amant par le biais de la musique ; comme Catherine Lescault, mais selon des modalités qui lui sont propres, elle appelle à une rencontre qu’elle rend en même temps impossible (éternel recommencement de la toute balzacienne recherche de l’absolu, en même temps qu’exemplification du principe de toute représentation qui désigne une absence et une perte) ; comme La Belle Noiseuse elle s’offre comme un condensé de vie au moment où elle porte la mort.

30La déception que l’on peut ressentir, du coup, en regardant Ne touchez pas la hache doit largement être rapportée à cette défaillance du dispositif, qui y semble sacrifié à la narration ; au contraire, La Belle Noiseuse, en favorisant une reconfiguration du dispositif (le mur se substitue à la muraille de peinture, une Belle Noiseuse fait écran à l’autre, etc.) paraît à l’inverse au plus près de la dynamique de la création chez Balzac. Sorte de petit reste intermédial, irréductible au medium concerné en même temps qu’enjeu primordial de la transposition, le dispositif (qui supplante notamment en cela l’ancien critère de la « fidélité » à la fable) s’offre ainsi comme un enjeu majeur de toute adaptation tout autant que comme un pivot des études intermédiales.

317 Patrick Berthier soutient, dans un compte-rendu que, contrairement à ce que dit Jean-Jacques Tomasso dans la « Note sur un fragment détaché de Un [sic] roman pour les cuisinières d’Émile Cabanon » dont il fait suivre son édition de La Coupe de cheveux de Saint-Aubin de Poitiers (Paris, La Rose de Java (Hubert Bouccara), 2009, 144 p.), « la pièce de Charles Lafont qui s’intitule Le Chef-d’œuvre inconnu, créée au Théâtre-Français le 17 juin 1837 et évoquée p. 126, n’a aucun rapport avec Balzac ». L’affirmation paraît d’autant plus gratuite que la pièce en question est fort proche de celle de Théaulon et de Biéville que Berthier reconnaît à l’inverse comme inspirée par Balzac, et que, comme celle-ci, elle conserve justement l’essentiel de la nouvelle balzacienne, à savoir le dispositif (par lequel la peinture ouvre sur le Réel).

3211 Eugène Véron, L'Esthétique : origine des arts, le goût et le génie, définition de l'art et de l'esthétique, Paris, C. Reinwald, 1878, p. 340.