Colloques en ligne

Nadja Cohen et Anne Reverseau

Photographie ou cinéma ? Le brouillage des modèles dans la poésie moderniste

1Dans son ouvrage sur la poésie au tournant des xixe et xxe siècles, qui fait aujourd’hui référence, Laurent Jenny proposait d’écrire une histoire des formes qui soit aussi une histoire des idées de la littérature. Les évolutions de celle-ci peuvent être envisagées grâce à la multitude de métaphores qu’elle utilise pour « se saisir », estime Laurent Jenny qui résume ainsi les trois temps de la période historique qui l’intéresse :

se concevant à l’époque symboliste comme une ‘musique’ verbale, elle s’est soudain décrite, dans les années précédant la guerre, comme une forme de représentation picturale, plus précisément une peinture cubiste, avant de se penser à l’âge surréaliste comme une sorte de révélation photographique1

2Dans ce tableau général, nous nous proposons de voir dans le détail comment les modèles convoqués sont brouillés en prenant l’exemple des modèles photographique et cinématographique dans la poésie moderniste. 

3L’image a toujours été un référent essentiel pour la poésie : cet « autre du langage », selon l’expression d’Arnaud Rykner, a servi de miroir à la poésie qui y a développé une vision d’elle-même. Objet d’imitation et de concurrence, l’image est pour la poésie, dès avant l’ère de la photographie et du cinéma, le modèle « d’un accès nouveau et plus direct au réel »2, et l’image enregistrée, fixe et animée, a accentué, dès la deuxième moitié du xixe siècle ce désir de « se projeter hors du langage »3. Photographie et cinéma ont dès lors été convoqués par les écrivains comme des modèles autant que comme des contre-modèles dans leurs textes critiques, et sont présents dans leurs textes littéraires à travers divers modes de référence.

4Si aujourd’hui photographie et cinéma correspondent à des aires médiologiques et artistiques indépendantes et que l’on a tendance à penser leurs histoires selon des trajectoires autonomes4, il faut rappeler combien ils sont liés, et combien le cinéma, au moment de son émergence, est encore parfois pensé comme de la « photographie animée ». Chez les écrivains, dès lors, il n’est pas surprenant que les deux ensembles de références – à la photographie et au cinéma – soient proches, tant dans les textes critiques que poétiques, comme le montrera un premier volet historique présentant les points de passage entre le fixe et l’animé au début du siècle. On s’attachera ensuite à analyser l’imaginaire littéraire commun aux deux media (à travers les notions d’enregistrement et de successivité par exemple), avant d’envisager dans un dernier temps quelques cas de figure où la spécificité de chaque medium s’affirme plus nettement.

I. Un brouillage historique

5Le brouillage est d’abord, il faut y insister, le fait de l’époque, puisque dans les années 1910 et 1920, le cinéma, muet, est encore parfois considéré comme la technique qui le constitue, c’est-à-dire comme des photographies animées. Cette origine du cinéma est alors présente dans les esprits : les poètes ont vu des lanternes magiques, des cabines ou des studios de photographies animées dans les foires. En 1913, le personnage de Barnabooth inventé par Valery Larbaud utilise ainsi l’expression « dioramas des foires » pour exprimer le travail de la mémoire dans le poème « Nuit dans le port »5. Rappelons aussi que, jusqu’à la fin de l’entre-deux-guerres, la photographie est un medium qui se projette tout autant qu’il s’imprime sur papier et que la technique de visionnage individuel à travers le stéréoscope était encore répandue. Ce fonctionnement de la photographie par la mise en série d’images fixes est déterminant pour les poètes de l’époque.

6À travers le dispositif de la projection et celui de la photographie animée, les deux media qui nous occupent sont étroitement mêlés dans un même imaginaire technique. Au début du xxe siècle, Dominique Baqué l’a bien montré, le cinéma a relancé l’intérêt pour le dispositif photographique dans sa dimension la plus technique6. L’ouvrage de Laurent Guido et Olivier Lugon Fixe/animé s’attache ainsi à étudier différentes formes de croisement entre cinéma et photographie au cours du xxe siècle7. Il montre notamment que la distinction entre fixe et animé est l’objet d’une construction historique qui se fait autour de 1900, sous l’impulsion de la chronophotographie, jusque dans l’entre-deux-guerres qui voit une « occultation » ou un « refoulement » du paradoxe fixe/animé qui existe depuis la naissance du cinéma8. En même temps, certains dispositifs comme le portrait animé, qu’étudie Kim Timby dans le volume9, montrent que les croisements sont bien plus concrets et fréquents que ne le voudraient les premiers théoriciens du cinéma.

7La conséquence de cette filiation, qu’elle soit reconnue ou non, est l’assimilation parfois rapide des deux media, surtout lorsqu’ils sont employés métaphoriquement. La façon dont la poésie s’approprie images fixes et animées rend encore plus nets ces phénomènes de croisements, notamment dans l’usage d’un vocabulaire qui favorise le passage de l’un à l’autre : image, pellicule, film et projection peuvent être employés pour l’un comme pour l’autre medium. Chez Cendrars, le brouillage se cristallise autour du terme « film », comme on le verra au sujet de Documentaires. Dans le poème d’octobre 1916, La Guerre au Luxembourg, le poète évoque les enfants qui jouent à la guerre en convoquant indifféremment des représentations photographiques ou cinématographiques :

À présent on consulte les journaux illustrés
Les photographies
Les photographies
On se souvient de ce que l’on a vu au cinéma10

8Utilisés dans le discours critique des poètes, les termes de « photographie » et de « cinéma » semblent parfois presque interchangeables. Ainsi, dans son article intitulé « Théâtre et cinéma », Max Jacob utilise-t-il systématiquement le verbe « photographier » au lieu du verbe « filmer » :

L’amour du prestige théâtral est une endémie dont le cinématographe est peut-être le remède. La rampe illumine les auréoles que la salle obscure éteint ; les cothurnes rehaussent les prestiges, la photographie dénonce les talons. Un roi est sur l’écran un monsieur décoré.11

9Même Jean Epstein, qui s’est intéressé à l’influence du cinéma sur la poésie moderne, utilise volontiers un lexique photographique pour désigner certaines particularités du septième art, comme le terme d’« instantané » dont il constate qu’il est un des maîtres-mots de la poétique moderniste.

Un homme passe dans un corridor à côté d’une porte entr’ouverte ; il marche vite et ne peut s’arrêter mais d’un coup d’œil il cherchera à visiter la chambre dont la porte bâille.
La description méditative et lente se trouve périmée. L’instantané, seul mode de photographie sincère, devient aussi le mode prépondérant en littérature. On a appelé cela le dynamisme ; ce qui ne varie pas n’est pas intéressant et peut-être même ne vit pas.12

10Plus intéressante, peut-être encore, cette citation qui propose un historique des métaphores poétiques en filant la métaphore des dispositifs de captation de l’image :

On a écrit des métaphores pour lesquelles on faisait poser la réalité comme chez un photographe de village ; aujourd’hui la métaphore est instantanée. On écrit en plein feu.13

11Curieusement, l’instantané – terme que l’on associe spontanément à la photographie – est toujours lié chez Epstein au mouvement. Dans la citation, l’adjectif « instantané » semble même s’opposer au travail du photographe. Peut-être fait-il allusion non sans malice aux premiers temps de la photo où les temps de pose étaient longs afin de promouvoir le medium cher à son cœur qu’est le cinéma et d’en faire un parangon de la modernité. Les mêmes hésitations lexicales se retrouvent dans l’exaltation de la « photogénie » par Epstein. À nouveau, il applique ici au cinéma un terme du lexique photographique, dont il fait même la clé de l’esthétique cinématographique en l’associant à la donnée temporelle :

Le gros plan est l’âme du cinéma. Il peut être bref car la photogénie est une valeur de l’ordre de la seconde. […] Des paroxysmes intermittents m’émeuvent comme des piqûres. Jusqu’aujourd’hui je n’ai jamais vu de photogénie pure durant une minute entière. Il faut donc admettre qu’elle est une étincelle et une exception par à-coups. […] Le visage qui appareille vers le rire est d’une beauté plus belle que le rire. […] J’aime la bouche qui va parler et se tait encore. […] La photogénie[…] n’admet pas l’état.14

12L’oscillation entre les deux modèles est aussi manifeste dans le titre choisi par Soupault pour ses Photographies animées, petit recueil de courts poèmes paru en 1918, qui se rattache à la fois à un imaginaire ancien du cinéma et à la photographie15.

13De la même façon, l’adoption d’une forme proche du découpage technique de cinéma en plans peut parfois nous faire hésiter entre les deux modèles. Dans « Paupières mûres » de Benjamin Fondane, la photographie est présente explicitement à plusieurs reprises. Les « plans » 77 à 80 présentent des hommes dont la tête se détache du corps pour devenir autant de « photos découpées collées ensemble sur un tableau collectif ». Plus frappant encore, le ciné-poème s’achève sur une photographie existante décrite au « plan » 180 : « gros plan : la tête fantastique de l’auteur par Man Ray ». Outre cette présence thématique de la photographie, on pourrait estimer que certains plans statiques pourraient aussi bien décrire des photographies, comme aux plans 8 « une main ballante gantée de blanc » et 14 « un œil poché ». Néanmoins le mouvement reste prédominant dans la plupart des séquences, dès le plan initial qui évoque l’univers expressionniste (« 1 : une ombre court le long d’un mur mal éclairé sur lequel court parallèlement une main indicatrice blanche ») ou par exemple lors des innombrables métamorphoses, dans le goût surréaliste, qui émaillent le scénario (plans 134 à 144).

14Si l’imaginaire poétique de la photographie et celui du cinéma sont indéniablement proches, le brouillage entre les deux références ne s’explique pas uniquement par l’histoire de leurs techniques respectives. Il convient donc à présent d’étudier l’imaginaire qu’ils ont en partage.

II. Un imaginaire commun

15La photographie et le cinéma sont fréquemment convoqués par les poètes qui envient leur efficacité visuelle et leur capacité à saisir directement le réel, sans recourir à la médiation langagière. Dans le discours critique des poètes, la thématique récurrente de l’usure du langage, la difficulté avouée de sortir des ornières du logos et le rejet d’une certaine forme de lyrisme expliquent que ces deux modèles aient pu apparaître comme une solution miraculeuse à leurs questionnements. « Pauvre poète qui cherche à lutter avec tes malheureuses images verbales »16, s’apitoie ainsi non sans humour Aragon. L’apparente immédiateté des images photographiques et cinématographiques est alors revendiquée comme modèle par une poésie dont la dominante descriptive et/ou narrative relèverait d’une esthétique présentative17 et témoignerait d’une volonté de poésie directe. Outre la recherche de l’instantané qui n’a rien de neuf puisqu’en son temps Baudelaire la célébrait déjà dans les croquis de Constantin Guys, un certain nombre de poètes des années 1910 et 1920 éprouvent un vif intérêt pour le modèle de reproduction mécanique qu’offrent la photographie et le cinéma. L’objectif signerait ainsi la fin de la griffe de l’auteur, appelée de leurs vœux par les dada, ou du moins permettrait-il de penser un nouveau modèle qui ne serait plus tant basé sur la technique, sur le faire artistique que sur de nouvelles compétences poétiques comme l’enregistrement, le cadrage et le montage. Si tous ne veulent pas nécessairement en finir avec le lyrisme, certains mettent en avant la notion de lyrisme objectif qui rend compte d’un décentrement du sujet au profit du monde moderne qu’il donne à voir.

16Le cas de Blaise Cendrars mérite d’être développé ici tant l’imaginaire de la photographie et du cinéma sont chez lui mêlés. Luce Briche a montré à quel point ces deux media formaient pour Blaise Cendrars un continuum :

la photographie n’apparaît [...] que comme une étape vers le cinéma. Comme image, elle fait partie des « lettres » que combine le langage cinématographique, et partage avec l’image cinématographique la capacité de revenir « aux sources primitives de l’émotion » ainsi que les pouvoirs de synthèse et d’abstraction du noir et du blanc.18

17Bien que ce soit un leurre, photographie et cinéma se confondent dans l’imaginaire cendrarsien en ce qu’ils permettent une saisie instantanée du réel. Cette confusion est tout à fait entretenue par Cendrars, qui, dans Kodak, par exemple, maintient tout au long du recueil poétique l’ambiguïté entre le modèle cinématographique et photographique, notamment à travers l’emploi des termes « film » et « développer » qui s’appliquent à l’un comme à l’autre medium19. Le titre lui-même pourrait faire hésiter. Pour Charles Grivel, Kodak fait référence aux deux appareils, la caméra et l’appareil photo :

« Kodak », nom de l’appareil, mais nom aussi de la caméra, renvoie, à la date de parution du livre, plutôt – ou du moins autant – à la photographie qu’au cinématographe, les appareils ciné‑Kodak n’étant apparemment commercialisés en Europe que vers le milieu de 1924, alors que le livre a paru en mars.20

18Charles Grivel montre que « pour Cendrars, la photographie souffre d’un ratage fondamental, sans cesser d’être la référence essentielle »21. Il s’appuie sur la section la plus narrative et la plus commentée de Documentaires (Kodak) car elle comporte des références à la photographie ou au cinéma, « Chasse à l’éléphant »22, qui contraste avec les fragments descriptifs précédents. Cendrars dresse un parallèle entre la chasse à l’éléphant (la prise) et la chasse photographique (la prise de vue). L’approche et l’espoir de la saisie sont en effet exprimés en termes photographiques et Cendrars insiste sur la proximité et la présence des éléphants : on perçoit leurs « bruits intestinaux » et on les entend « se gargariser » du campement. Le proces­sus d’approche se conclut sur : « Quelle photo intéressante a pu prendre l’homme de sang-froid qui se tenait à côté de moi ». Mais les obstacles se multiplient et « le film est raté »23.

19Le brouillage entre modèle cinématographique et photographique se situe, on le comprend, dans l’idée de la successivité des images fixes, qui revient fréquemment sous la plume des poètes de la période. Un simple découpage de poèmes dans le recueil crée une successivité, tout comme, sur le plan cette fois stylistique, la répétition de divers syntagmes qu’on peut appeler « embrayeurs » d’images : « il y a », « voici », « j’ai vu », etc.

20Ces découpages en visions successives sont fréquents dans les écritures poétiques surréalistes, ce qui les rapproche du modèle photographique, convoqué dans les textes théoriques dès le début du mouvement24. Dans Les Champs magnétiques, par exemple dans « En 80 jours », les visions successives sont assumées par celui qui est appelé « le voyageur » et les choses vues semblent défiler rapidement en visions successives25. Dans le détail, on s’aperçoit souvent que ce ne sont pas des images fixes qui sont ainsi découpées, mais qu’elles-mêmes comportent une durée, ce qui évoque davantage le modèle cinématographique. On s’en rend compte par exemple dans les textes automatiques narratifs qui étaient censés illustrer le Manifeste de 1924 et qu’André Breton a réunis sous le titre Poisson soluble :

Mes gants jaunes à baguettes noires tombent sur une plaine dominée par un clocher fragile. Je croise alors les bras et je guette. [...] Au sud, dans une anse, l’amour secoue ses cheveux remplis d’ombre et c’est un bateau propice qui circule sur les toits. Mais les anneaux d’eau se brisent un à un et sur la haute liasse des paysages nocturnes se pose l’aurore d’un doigt. La prostituée commence son chant26

21Il en va de même du motif du train qui peut devenir un véritable dispositif poétique. Là aussi, des images fixes juxtaposées sont mises en mouvement parce que mises en série. Les exemples sont nombreux chez Cendrars comme chez Paul Morand et on pourrait montrer comment, dans USA 1927, « Southern Pacific » joue sur la vision persistante des images qui défilent, et donc sur la mémoire27. Le train a aussi de profondes affinités avec le dispositif filmique : la position statique du voyageur de train voyant défiler les images derrière l’écran de la vitre et l’expérience de la vitesse créent une pure image-mouvement. Frank Beau évoque ainsi « une correspondance fascinante entre les épopées ferroviaires et cinématographiques de la fin du xixe siècle », comme s’il y avait là un « transfert d’énergie cinétique entre deux inventions du siècle »28.

22Le brouillage entre modèles cinématographique et photographique se situe à cette frontière délicate entre immobilité et mouvement, entre arrêt sur image ou succession d’images, ce qui se traduit, en termes stylistiques, par une narrativité. En effet, si le surréalisme se plaît à définir l’écriture automatique comme « photographie mentale », les textes poétiques automatiques n’échappent pas à la narrativité. Bien souvent, ils ont l’allure de récits de rêve et font songer à la retranscription d’un film mental, ambitionnant de saisir une conscience en mouvement. Dans cet extrait du poème de Roger Vitrac « Les bienfaits de l’ombre », on peut par exemple isoler ainsi chaque fragment visualisable, c’est-à-dire ce qui linguistiquement correspondrait à un plan de cinéma :

Le petit garçon en prenant la branche qui flambe se rougit les paupières / mais, concentriquement à ses yeux embrasés un cercle rouge de deux mètres de diamètre / lui révèle le premier souterrain de l’air / C’est par là que vient la colombe au fichu de laine, / celle qui de son côté en écrasant une fourmi / s’ouvrait une tombe profonde où repose le fiancé futur.29

23Dans le texte surréaliste, le brouillage entre modèle cinématographique et photographique se situe sur ce point, dans ces petits ensembles d’images qui sont déjà narratifs.

24De façon inattendue, ces textes surréalistes éclairent particulièrement les propos de Gilles Deleuze sur la spécificité du cinéma. Comme Bergson, Deleuze s’oppose en effet à une conception génétique du cinéma, selon laquelle celui-ci recomposerait artificiellement le mouvement à partir d’images fixes30 et lui préfère une conception phénoménale. Reprenant les idées développées par Bazin dans Qu’est-ce que le cinéma ?, à savoir que la photo prend l’empreinte lumineuse d’un objet et que le cinéma prend l’empreinte de la durée31, il définit le plan de manière dynamique comme la « coupe mobile d’une durée »32. Il avance néanmoins un concept d’image-temps – plans-fixes, durée, non fragmentation et non montage – qui se rapproche du modèle photographique plus que cinématographique, ou, pour le dire autrement, dans lequel se cristallise ce qu’il y a de photographique dans le cinéma.

25Pour revenir au champ poétique, l’exploration de cette zone mouvante entre images fixes et animées, ne saurait cependant rendre compte de tous les usages des modèles photographique et cinématographique.

III. Vers une spécificité des media

26S’il faut insister sur ce qu’ont en commun les imaginaires de la photographie et du cinéma – la pensée de l’instantané, l’imaginaire de la captation, le motif de l’album qui devient film, et celui de la projection qui mériterait de plus amples développements33 –, les poètes cités exploitent cependant parfois aussi ce qui fait la spécificité de ces modèles. Au cinéma sont rattachés les imaginaires du flux, du rythme et du choc, tous trois liés au mouvement. À la photo appartient le motif de l’arrêt sur images qui offre la possibilité de la « contemplation », selon les termes du critique d’époque Jean Selz qui insiste sur l’importance du détail dans la photographie34. On trouve des traces de cet imaginaire dans la poésie d’Apollinaire, par exemple, à travers des portraits photographiques qui sont des images figées et presque mortes35. Quelques années avant, le modèle photographique de l’arrêt sur image avait inspiré à Raymond Roussel son long poème en vers réguliers La Vue qui consiste en une description exhaustive d’une minuscule photographie de plage visible par transparence dans un porte-plume36. Par la suite, pour ce qui est de la photographie, l’imaginaire alchimique de la révélation va s’imposer lorsque va s’affirmer la prédominance du papier dans l’histoire du medium et que les pratiques de projection vont avoir tendance à diminuer (en attendant les soirées diapositives à partir des années 1960). La photographie apparaît ainsi comme le paradigme de la révélation dans bien des textes poétiques surréalistes37. De même, c’est le triomphe du cinéma-montage, à partir des années 1930, qui va faire reculer l’imaginaire d’un cinéma de pure captation du réel et renforcer d’une certaine manière son artificialité, l’éloignant du même coup du modèle photographique, resté plus proche de l’idée d’enregistrement pur, de coupe dans le réel.

27La question de la spécificité de la référence dans les modèles cinématographique ou photographique est liée, on le comprend, à l’utilisation qu’en font les poètes. Photographie et cinéma peuvent faire l’objet de références dans les textes poétiques et ne former qu’une présence thématique sans qu’il y ait pour autant invention générique. La présence du cinéma peut aussi se traduire par l’usage d’un lexique technique qui, dans le cas du cinéma, est de plus en plus spécifique et facilement reconnaissable par le lecteur. Il en va ainsi de « Charlot mystique » dans lequel on retrouve des gags de The Floorwalker (1916) de Chaplin, de « Far West » de Pierre Albert-Birot ou de « Soifs de l’Ouest » dans lequel Aragon fait surgir les topoï du genre (la barmaid, la porte battante du saloon, le gin, le revolver, le quadrille et les banjos). De la même façon, dans « Paupières mûres », ciné-poème de Benjamin Fondane, plusieurs références s’entrelacent-elles : les ombres qui s’allongent démesurément au début du texte évoquent le cinéma expressionniste, les coups de poing, les poursuites et le « ballet des brownings » rappellent les films d’action américain. Quant au comique visuel des plans 34 bis et 34 ter, il s’agit d’une référence claire au gag chaplinien de The Idle class qui montre un homme de dos apparemment agité de sanglots avant de le présenter de face en train de secouer un shaker et donc loin de la repentance de l’ivrogne honteux.

28On remarque ensuite que plus la référence à un autre medium se cristallise en modèle poétique, plus elle est précise. Les références dans le paratexte, notamment, vont dans le sens d’une spécificité des medias: nombreux sont en effet les titres et sous-titres à être empruntés aux univers cinématographiques et photographiques, ainsi que les références répétées dans les préfaces et avant-propos. Ces références paratextuelles peuvent relever de simples effets de mode mais, parfois, elles tendent à instaurer l’un des deux media en modèle poétique. Il arrive aussi que la convocation d’un autre medium visuel affecte plus profondément la forme même de certains poèmes au point que l’on peut parler à leur propos d’une véritable invention générique. L’influence la plus manifeste du cinéma et de la photographie sur la poésie moderniste est sensible dans les inventions génériques de l’époque : recueils présentés comme des albums photographiques, « poèmes-cartes postales », « ciné-poèmes », « poèmes cinématographiques » en sont autant de cas emblématiques.

29Paul Morand, dans USA 1927 : album de photographies lyriques, revendique le modèle photographique pour ce recueil qui se veut un portrait de pays présenté par fragments en vers libres rapides et souvent audacieux, explicitement moderniste38. On pense aussi à la mode des poèmes « cartes postales » qui se veulent d’authentiques inventions génériques. Des cas sont célèbres dans l’œuvre d’Apollinaire, par exemple « Carte postale »39 (Calligrammes)ou une autre « Carte postale », adressée le 20 août 1915 à André Rouveyre, qui est un court poème descriptif évoquant la guerre de façon métaphorique :

Je t’écris de dessous la tente
Tandis que meurt ce jour d’été
Où floraison éblouissante

Dans le ciel à peine bleuté
Une canonnade éclatante
Se fane avant d’avoir été40

30Le poème se veut alors à la fois le recto et le verso d’une carte postale : le texte n’est pas un commentaire de vue, il la crée lui-même. On peut aussi penser au recueil oublié d’Henry J.-M. Levet, Cartes postales, poésie de voyage, volontiers raillée comme poésie consulaire, qui privilégie la chose vue, le pittoresque et la forme courte41.

31Le modèle cinématographique a aussi inspiré de nouvelles formes aux poètes d’alors, comme en témoignent les « ciné-poèmes » de Benjamin Fondane42. La référence au cinéma ne s’y limite pas à l’étiquette générique inventée par l’auteur mais détermine la forme même du poème qui se présente comme un découpage technique en plans, qui nous invite à renouveler notre vocabulaire critique lorsque nous l’analysons. L’auteur a beau nous mettre en garde en précisant que ses scénarios sont « intournables » et que les quelques indications techniques données « ne sauraient être pris[es] que pour des allusions lointaines à la réalisation cinégraphique »43, ces termes sont néanmoins innombrables dans les ciné-poèmes qui brassent allègrement les termes techniques « gros plan », « fondu », « objectif », « surimpression », « champ » et manifestent un constant souci de la visualité : le cadrage, l’éclairage, l’angle pour la prise de vue (même fictive) sont toujours précisés.

32Mis à part cet exemple qui mêle explicitement cinéma et poésie, soulignons la vogue des scénarios de poètes, plus ou moins tournables, dans les années 192044. On peut penser aux « poèmes dans l’espace » d’Albert-Birot, ou aux scénarios d’Artaud, de Desnos, de Ribemont-Dessaignes ou de Péret. Parmi ces nombreux textes, mentionnons La fin du monde filmée par l’ange N.-D, rédigé dès1918 par Cendrars. Le paradigme cinématographique y est présent dans le titre même par le verbe « filmer » qui confère au scénario une dimension réflexive. Observateur privilégié du fait de sa position surplombante, l’ange filme le spectacle le plus cinégénique qui soit, la fin du monde, qui emporte tout sur son passage :

27  Une immense colonne de poussière monte droit au ciel puis se fend, se divise, se couche, tourbillonne, s’effiloche, s’étire dans tous les sens : les vents soufflent en tempête ; la mer s’ouvre et se ferme ; les montagnes du Mexique trépignent dans la lumière.45

33Si les références culturelles n’en sont pas totalement absentes (comme l’allusion à Moïse ouvrant aux siens un passage au milieu de la mer Rouge), pour l’essentiel la vision cendrarsienne tend vers un ballet de formes mobiles, une « symphonie diagonale »46 confinant à l’abstraction. Au gré des mutations successives, les formes elles-mêmes s’effacent au profit de mouvements incessants, annonçant les recherches du cinéma dit « pur » ou « intégral ». En tant que poète, le choix d’un tel modèle, qui se traduit stylistiquement ici par le primat donné aux verbes d’actions sur toute autre catégorie grammaticale et par une rhétorique de l’accumulation, converge aussi avec certains choix formels que Cendrars attribuait à son ami Gustave Le Rouge mais qu’il affiche aussi de toute évidence comme les siens : « ne pas faire de style, dire des faits, des faits, rien que des faits, rien que des faits, le plus de choses avec le moins de mots possible »47. N’est-ce pas là en effet une possible définition de l’écriture scénaristique ? Si Cendrars est loin de renoncer au style, comme en témoigne son travail sur le rythme, sur le lexique et les sonorités, il est intéressant qu’il convoque visuellement le modèle cinématographique et stylistiquement le modèle scénaristique pour promouvoir la poétique qu’il appelle de ses vœux : dynamique, elliptique et percutante comme un film d’action.

34Photographie et cinéma offrent de bons exemples de « mutation » des modèles puisqu’ils ne sont historiquement pas fixes et qu’ils mutent encore dans les imaginaires littéraires. Pas de fusion, mais une confusion des modèles. L’imaginaire commun ne se fixe pas, mais appartient à une époque donnée, à un temps durant lequel ce brouillage joue un rôle moteur. Dans une période de forte innovation, en effet, la référence aux autres medias vient nourrir les inventions formelles dans une ébullition créative qui fait feu de tout bois. C’est lorsque les inventions génériques se stabilisent que la référence à d’autres arts se fixe aussi. Daté historiquement des années 1910 et 1920, le brouillage des modèles s’estompe dans les années 1930, qui voient photographie et cinéma tracer leurs voies artistiques. Les deux modèles s’éloignent lorsque le cinéma devient clairement une rencontre collective en se sédentarisant dans les salles de cinéma, alors que la photographie s’attache au papier et aux cimaises.

35Dans ces différents exemples, il ne s’agit pas d’imiter la photo ou le cinéma, mais de se servir de l’un ou l’autre des modèles pour régénérer ou rénover la poésie de l’intérieur. L’intermédialité agit ici aussi par « migration », c’est-à-dire que l’imaginaire de la photo et celui du cinéma « traversent avec fluidité plusieurs medias et renforcent leur coexistence au sein d’un espace culturel donné »48. Le brouillage des modèles est un phénomène fréquent lorsque la littérature se cherche des modèles exogènes. Il en va ainsi du tropisme pictural de la littérature au XIXe siècle qui porte de façon parfois indifférenciée sur la peinture ou sur le dessin. L’exemple d’Apollinaire témoigne peut-être encore plus nettement du syncrétisme à l’œuvre dans le choix des références à d’autres media. Son poème « Lettre-océan » relève en effet de deux modèles totalement différents : présenté comme un « enregistre[ment] du lyrisme ambiant »49, il tient du « poème conversation » et donc du modèle phonographique, mais sa disposition calligrammatique sur la page fait en même temps de lui un « idéogramme lyrique »50, ce qui l’apparente cette fois au modèle pictural. Les deux références convoquées n’appartiennent pas au même champ artistique, mais semblent toutes deux nécessaires à Apollinaire, comme si l’importance des expérimentations formelles auxquelles il est alors en train de se livrer requérait la mobilisation de modèles multiples, non exclusifs les uns des autres.