Colloques en ligne

Alain Guyot, Université Stendhal Grenoble 3

Le « Voyage de Tunis » : une drôle de fin

Pour la petite Récamier,

éminente épigraphiste, mythographe et cryptologue.

1Le « Voyage de Tunis », qui constitue la septième et dernière partie, autrement dit la conclusion de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, présente d’étranges caractéristiques pour le lecteur attentif au récit que fait Chateaubriand de son voyage en Orient. Truffé d’une érudition de seconde main, peut-être commandée par l’éditeur Lenormant en vue d’étoffer un troisième volume un peu étique1, le « Voyage de Tunis », censé, d’après son titre complet, narrer également le « retour en France » du voyageur, semble déroger aux règles qu’en qualité de narrateur, ce dernier s’était jusque-là imposées. Alors qu’il se faisait en préface une loi de « raconter fidèlement ce qu’il a[vait] vu ou ce qu’il a[vait] entendu dire » sans « rien omettre », et une gloire de « rendr[e] compte de [s]es courses et de [s]es sentiments à Athènes, jour par jour et heure par heure, selon le plan […] suivi jusqu’ici »2, il abandonne cette démarche résolument mémorialiste pour une synthèse hâtive de son séjour à Tunis :

Ayant vécu à Tunis absolument comme en France, je ne suivrai plus les dates de mon journal. Je traiterai les sujets d’une manière générale et selon l’ordre dans lequel ils s’offriront à ma mémoire. (Itinéraire, p. 490)

2De fait, la description de Tunis est l’objet d’un traitement quasiment caricatural :

La ville est murée, elle peut avoir une lieue de tour, en y comprenant le faubourg extérieur, Bled-el-Had-rah. Les maisons en sont basses, les rues étroites, les boutiques pauvres, les mosquées chétives. Le peuple, qui se montre peu au-dehors, a quelque chose de hagard et de sauvage. On rencontre sous les portes de la ville ce qu’on appelle des Siddi ou des Saints : ce sont des négresses ou des nègres tout nus, dévorés par la vermine, vautrés dans leurs ordures, et mangeant insolemment le pain de la charité. Ces sales créatures sont sous la protection immédiate de Mahomet. Des marchands européens, des Turcs enrôlés à Smyrne, des Maures dégénérés, des renégats et des captifs, composent le reste de la population. (ibid., p. 492-493)

3Synthèse en mode mineur du spectacle qu’avaient pu lui réserver les grands lieux que restent tout de même Constantinople et Jérusalem, le tableau de Tunis se contente de rassembler une collection des clichés urbains anti-ottomans développés par Chateaubriand depuis le début de son voyage en Orient3, sans qu’il se donne même la peine de feindre le moindre intérêt pour leur mise en scène. Absence d’objectivité ou d’implication du lecteur, pauvreté de la syntaxe, accumulation de notations péjoratives, voire dégradantes : il s’agit bien, selon ses propres termes, de se « débarrasser de Tunis4 » au plus vite.

4En outre, une fois mis de côté les longs et parfois fastidieux morceaux d’érudition consacrés à Carthage et le récit de la mort de saint Louis, le « retour en France » n’est guère mieux traité. Les presque trois mois employés par le voyageur pour rallier Tunis à Paris, en passant par Alger, l’Andalousie, Madrid, Burgos, les Pyrénées et Bordeaux, sont expédiés en deux petites pages5, qui constituent une espèce de record homologable par Gérard Genette6 en matière de vitesse narrative dans un récit viatique… Les étapes sont simplement mentionnées sans autre forme de procès, ou bien accompagnées, pour les plus prestigieuses d’entre elles, d’un commentaire lapidaire. Seuls l’Escurial et sa crypte font l’objet d’une attention un peu plus soutenue :

Je passai à l’Escurial, bâti par Philippe II, sur les montagnes désertes de la Vieille-Castille. La cour vient chaque année s’établir dans ce monastère, comme pour donner à des solitaires morts au monde le spectacle de toutes les passions, et recevoir d’eux ces leçons dont les passions ne profitent jamais. C’est là que l’on voit encore la chapelle funèbre où les rois d’Espagne sont ensevelis dans des tombeaux pareils, disposés en échelons ; de sorte que toute cette poussière est étiquetée et rangée en ordre comme les curiosités d’un muséum. Il y a des sépulcres vides pour les souverains qui ne sont point encore descendus dans ces lieux. (ibid., p. 541)

5Encore la considération morale sur le rapport entre vie monastique et vie de cour et l’étrange comparaison dont est affublée la brève allusion à la crypte funéraire des rois d’Espagne tranchent-elles sur la tonalité habituelle de ce genre de description : pour la première et unique fois dans l’Itinéraire, le sarcasme pointe sous le tombeau…

6En ce qui concerne l’Espagne, on pourrait facilement arguer de la volonté manifestée par l’auteur lui-même de ne pas déflorer un sujet que son confrère et ami le comte de Laborde avait commencé à développer amplement.7 Il s’agit aussi pour lui de masquer le véritable objet de son passage par l’Andalousie : les retrouvailles passionnées avec Natalie de Noailles, sœur du même Laborde, officiellement dévoilées bien des années plus tard par la célèbre indiscrétion de Sainte-Beuve8 – et il faut être un lecteur bien perspicace pour déceler dans la citation du Cid une possible allusion à cette idylle itinérante.9 On pourrait mettre en outre le laconisme des observations finales ou le caractère grinçant de la description de l’Escurial sur le compte d’une certaine lassitude propre aux fins de récit de voyage : contrairement aux fictions de type romanesque, le récit viatique n’est pas prédéterminé par son dénouement. La seule logique à laquelle il soit susceptible d’obéir est d’ordre spatio-temporel : son point culminant n’est que rarement situé à son terme, et ce dernier – le retour vers la patrie – représente bien souvent un moment de « dépression » narrative, où l’intérêt de l’écriture peut diminuer comme celui de la lecture.

7Mais il ne faut pas se laisser prendre aux apparences. La description de l’Escurial n’est pas le fait d’une quelconque fatigue de l’écrivain, qui glisserait vers la dérision après avoir vu des tombeaux autrement prestigieux : elle figure, quasiment mot pour mot, dans le célèbre article du Mercure de France où Chateaubriand, sous le prétexte de présenter l’ouvrage de Laborde, multiplie les allusions au sien propre et offre une version préoriginale de plusieurs passages de l’Itinéraire.10 C’est donc ailleurs qu’il faut chercher la raison de ce sentiment d’étrangeté que l’on ne peut s’empêcher de ressentir à la lecture du « Voyage de Tunis », et que l’on retrouve dans la manière dont sont traités deux des motifs les plus récurrents de l’ouvrage : les analogies « américaines » et les oiseaux. On sait ainsi que le narrateur se plaît fréquemment à établir des rapprochements entre son voyage en Orient et celui qu’il effectua jadis au Nouveau Monde, et la savante composition de ce réseau analogique a fait l’objet de plusieurs études.11 Dans un certain nombre de cas, le commentaire du narrateur au sujet de ces rapprochements marque une prise de conscience progressive de sa temporalité interne : « le moi ne se pense plus comme essence autonome […], mais comme unité psycho-biologique promise à la mort12 ». Quant aux oiseaux, ils sont précisément de puissants vecteurs de cet imaginaire chateaubriandien et participent étroitement de la constitution de ce sens profond et intime qui structure l’Itinéraire. Or on ne trouve ici qu’un seul souvenir du voyage en Amérique : celui d’un bal de Sauvages mené par un maître à danser français, que le voyageur rencontre au moment où il s’apprête à franchir « la frontière de la solitude ».13 Mais cette anecdote, qui prend appui sur le bal offert à Tunis par le consul Devoise, d’une écriture si achevée qu’elle sera reprise telle quelle dans le Voyage en Amérique, puis dans les Mémoires14, ne donne lieu à aucun commentaire d’auteur. Alors que le narrateur d’outre-tombe s’en servira pour illustrer le déniaisement du « disciple de Rousseau » s’imaginant explorer une terre et des hommes vierges de toute civilisation, la version qu’en donne l’Itinéraire n’en tire qu’un enseignement fort mince15, toute dédiée qu’elle paraît être au pur plaisir du récit. Les oiseaux ne suscitent plus pour leur part que des images poétiques, aussi élégantes qu’énigmatiques, à l’instar de ces « millions de sansonnets […] ressemblant à des nuages » ou des flamants roses du lac de Tunis, qui, lorsqu’ils s’envolent « à l’encontre du soleil, tendant le cou en avant, et allongeant les pieds en arrière, […] ont l’air de flèches empennées avec des plumes couleur de rose.16 »

8Il serait néanmoins tout aussi hasardeux de penser que, le récit du pèlerinage chrétien et intime une fois mené à son terme, le narrateur délivré se laisserait aller à un plaisir esthétique d’où le sens serait peu ou prou évacué. Certes l’herméneute bute sur l’opacité des images aviaires ou de l’histoire de M. Violet : cela signifie-t-il pour autant qu’elles soient dépourvues de toute signification ? Le soin apporté à leur écriture, comme l’intérêt accordé par le narrateur à l’épisode du bal chez le consul Devoise, futile en apparence, mais suffisamment important, semble-t-il, pour qu’il fasse l’objet d’une annonce 260 pages avant17, devrait nous inciter à la prudence, et à tenter de chercher ailleurs ce sens apparemment absent.

9De fait, le « Voyage de Tunis » est loin d’être dépourvu de moments symboliquement forts. Le récit de la mort de saint Louis en est un et non des moindres, surtout quand on se rappelle qu’il est annoncé dès l’escale à Rhodes, où apparaît pour la première fois la figure du roi-chevalier, avant même celle de Godefroy de Bouillon, à laquelle elle est souvent associée :

Il y a dans la chapelle [des Capucins] un second autel dédié à saint Louis, dont on retrouve l’image dans tout l’Orient, et dont j’ai vu le lit de mort à Carthage (ibid., p. 270)

10Or cette escale constitue, ne l’oublions pas, une sorte de point de passage entre la dimension païenne et la dimension chrétienne du voyage en Orient de Chateaubriand18 : elle place du même coup toute la seconde moitié de l’ouvrage sous les auspices de cette figure tutélaire, que l’on y retrouve de manière récurrente.19 Celle-ci irradie en particulier dans le « voyage de Tunis », où elle se manifeste programmatiquement dès la première page, en compagnie des autres personnages historiques ou légendaires qui scanderont le récit de la visite à Carthage, dans le contexte plutôt étrange du carnaval à Tunis.20 Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’en dehors même de cette page mystérieuse, Chateaubriand établit des liens entre saint Louis et chacun des autres personnages cités ici21 : dans le récit du débarquement à Carthage, il précise que « l’aumônier d’un roi de France prit possession de la patrie d’Annibal » et que « les grandes dames de France s’établirent dans les ruines des palais de Didon.22 » Un peu plus loin, il met en parallèle la mort du roi et celle de Caton d’Utique.23 Quant à Scipion, il est rattaché à la figure de saint Louis par le biais du modèle chevaleresque.24

11Le récit proprement dit de la mort du roi-chevalier est d’ailleurs l’objet d’une mise en scène rhétorique particulièrement soignée : il est introduit par un long panorama où le voyageur semble goûter un pur plaisir esthétique dans le relevé des formes qu’il opère :

Du sommet de Byrsa l’oeil embrasse les ruines de Carthage, qui sont plus nombreuses qu’on ne le pense généralement : elles ressemblent à celles de Sparte, n’ayant rien de bien conservé, mais occupant un espace considérable. Je les vis au mois de février ; les figuiers, les oliviers et les caroubiers donnaient déjà leurs premières feuilles ; de grandes angéliques et des acanthes formaient des touffes de verdure parmi les débris de marbre de toutes couleurs. Au loin je promenais mes regards sur l’isthme, sur une double mer, sur des îles lointaines, sur une campagne riante, sur des lacs bleuâtres, sur des montagnes azurées ; je découvrais des forêts, des vaisseaux, des aqueducs, des villages maures, des ermitages mahométans, des minarets et les maisons blanches de Tunis. Des millions de sansonnets, réunis en bataillons et ressemblant à des nuages, volaient au-dessus de ma tête. (ibid., p. 531-532)

12Tout se passe comme si cette description, assez peu représentative du style de l’Itinéraire, et précédée de la longue citation de l’Énéide relatant les imprécations lancées par Didon juste avant son suicide, servait de sas entre le morceau d’érudition archéologique consacré aux ruines de Carthage et ce singulier récit. S’ensuit une évocation récapitulative des figures que le précis d’histoire vient de ressusciter, évocation dont la conclusion naturelle est effectivement celle de saint Louis :

Que le récit de la mort de ce prince termine cet Itinéraire : heureux de rentrer, pour ainsi dire, dans ma patrie, par un antique monument de ses vertus, et de finir au tombeau du Roi de sainte mémoire ce long pèlerinage aux tombeaux des grands hommes. (ibid., p. 532)

13Passage extrêmement intéressant par sa formulation, qui donne à croire au lecteur mal informé que saint Louis est bel et bien enterré à Carthage… Or ce « tombeau », ce « lit de mort » déjà évoqué à Rhodes sont d’ordre purement symbolique : bien plus, on pourrait dire que c’est le récit lui-même qui, pour la première et seule fois dans l’Itinéraire, devient « monument » et « tombeau ». Après la déception des sépulcres grecs, « tombeaux vides qui ne lui révèlent rien ni personne25 », après la visite si troublante au Saint-Sépulcre, but du pèlerinage qui lui délivre le message de la Résurrection26, après l’étonnant voyage manqué aux Pyramides, où il dit n’avoir « senti que de l’admiration », mais qui lui a fait prendre conscience de sa destinée mortelle27, le narrateur se sent en droit – et en devoir – d’écrire, en conclusion de son voyage, un « tombeau », au sens artistique du terme, en hommage à ce roi croisé dont il fait si souvent entrer l’histoire en résonance avec la sienne. Lorsqu’« obscur pèlerin », il met ses pas dans ceux de Godefroy et de saint Louis28, lorsqu’à l’instar de ce dernier à Jaffa, il offre à Jérusalem « des vœux pour le repos de celle qui [lui] avait autrefois donné la vie à pareil jour29 », lorsqu’en voyant « une troupe de petits Arabes tout nus » en train de faire l’exercice en français « avec des bâtons de palmiers », il réunit à nouveau les deux rois chevaliers pour associer leur souvenir à celui de l’armée d’Orient30, Chateaubriand cherche sans doute moins à s’identifier à la figure de saint Louis qu’à se mettre sous son patronage, en vue de renouer le fil perdu de la tradition à laquelle il se rattache : celle de la « vieille chevalerie françoise », interrompue par la Révolution, et où résident ses racines et son nom.31 Le « tombeau de saint Louis » pourrait donc représenter une confirmation de la cérémonie du Saint-Sépulcre, qui lui a permis de regagner symboliquement l’un et l’autre, en même temps qu’une manière de contre-don à ces rois-chevaliers, « monuments » des vertus françaises, sous les auspices desquels était placé cet adoubement.32 C’est peut-être le sentiment d’être encore un exilé, un apatride sur la terre de ses ancêtres, qui trouve à s’exprimer dans l’étrange modalisation marquant le début de ce passage33 : le « monument » aux vertus de saint Louis et de la France pourrait alors marquer l’ultime épreuve à accomplir par l’ancien émigré pour obtenir sa réintégration symbolique et définitive. S’étonnera-t-on dès lors que, sa tâche achevée, il n’ait « plus rien à dire aux lecteurs » et qu’il l’invite à rentrer avec lui « dans notre commune patrie34 » ? S’étonnera-t-on en outre de son peu d’intérêt pour le tombeau des rois d’Espagne, qui ne lui dit rien ?

14Le tour de la Méditerranée effectué par Chateaubriand est donc bien plus qu’un périple, et la conclusion représentée par le « Voyage de Tunis » nous le rappelle à chaque page, en particulier dans les multiples rapprochements opérés entre les différents lieux traversés par le voyageur, entre Carthage, la plaine de Grenade et Sparte, entre Alger et Naples, par exemple35. Comme il se plaisait en Grèce à renouveler, d’une manière presque liturgique, les gestes des grands hommes de l’Antiquité sur les lieux mêmes où ils avaient été accomplis36, il reconstitue, par le biais de ces analogies, l’unité d’un monde méditerranéen dont la cohérence historique et religieuse semblait avoir sombré corps et biens. Mais on a également le sentiment, en lisant la justement célèbre dernière page de l’ouvrage, que, pour l’auteur aussi, « la boucle est bouclée » : elle marque symboliquement, comme on le pressentait, le retour au bercail du fils prodigue, de l’éternel exilé, sous les auspices explicites de l’Énéide, retour qui se conjugue avec le non moins célèbre « adieu aux Muses », qui renouvelle celui des Martyrs. L’œuvre littéraire y est présentée comme une sorte de viatique aux longues années d’errance traversées par l’auteur, qu’il déposerait au moment de toucher le sol natal37, à l’instar de son bourdon.

15Il faut bien entendu faire la part de la pose dans cette ultime mise en scène du narrateur-voyageur de retour chez lui. Cette page reste en tout cas riche de plusieurs enseignements. D’abord en ce qu’elle confirme ce que la première laissait entendre38 : l’Itinéraire, présenté à nouveau comme des « Mémoires », est bel et bien « la suite ou le commentaire » des Martyrs, et se trouve du même coup mis au rang de l’épopée, autrement dit de la littérature la mieux consacrée. On a par ailleurs tiré argument de la fin des Martyrs39 et de l’intention manifestée par Chateaubriand « d’élever en silence un monument à [s]a patrie » pour voir dans l’adieu aux Muses un simple renoncement à la fiction romanesque au profit de l’écriture historique. Sans doute, et la publication tardive des Aventures du dernier Abencérage est là pour confirmer cette hypothèse. Il s’agirait de la nuancer toutefois, au regard de quelques remarques qui ponctuent le long exposé historique consacré à Carthage. Témoignant son admiration pour « l’heureux anachronisme de l’Énéide » qui a pu faire en sorte que « les poétiques malheurs de Didon so[ie]nt devenus une partie de la gloire de Carthage », Chateaubriand fait ainsi l’éloge de « ces puissants mensonges qui peuvent occuper l’imagination, dans des lieux remplis des plus grands souvenirs de l’histoire » et se refuse, en sa qualité d’historien, à ce que « de telles merveilles, exprimées dans un merveilleux langage, [soient] passées sous silence », avant de conclure en ces termes, qui semblent étrangement ignorer la figure de Clio :

L’histoire prend alors son rang parmi les Muses, et la fiction devient aussi grave que la vérité. (ibid., p. 494)

16On trouve, quelques pages plus loin, un commentaire voisin au sujet du fameux Songe de Scipion, dans lequel semble se traduire une véritable aspiration à la « patrie céleste » :

Cette noble fiction d’un consul romain, surnommé le Père de la patrie, ne déroge point à la gravité de l’histoire. Si l’histoire est faite pour conserver les grands noms et les pensées du génie, et ces grands noms et ces pensées se trouvent ici. (ibid., p. 511)

17Étonnantes concessions à l’art de la fable de la part de qui prétend en préface qu’« un voyageur est une espèce d’historien », mais qui n’étonneront plus si l’on se remémore ses appels à la poésie d’Homère ou de la Bible dès qu’il s’agit de représenter un paysage de Grèce ou de Palestine dans le récit du voyage en Orient.40 L’aveu ne laisse toutefois pas de troubler le lecteur qui connaît un peu les Mémoires d’outre-tombe et qui reprend l’Itinéraire à la lumière de celles-ci – et il ne s’agit plus alors de paysages. Si, comme des études récentes l’ont brillamment montré41, on sort enfin les Mémoires, et d’ailleurs l’ensemble de l’œuvre non fictionnelle de Chateaubriand, de l’improbable ancrage référentiel qui lui colle à la peau comme une tunique de Nessus, ne pourrait-on voir dans ces affirmations une sorte d’aspiration à une autre écriture de l’Histoire, où la fiction la plus noble tiendait toute sa place, puisque, en recomposant poétiquement les événements au lieu d’en établir la simple chronique, elle en rend manifeste le sens le plus profond ? On aurait là une explication des ambiguïtés de Chateaubriand à l’égard de la matière érudite et savante, puisque ce n’est pas en elle que l’historien en quête de vérité trouvera ce qu’il cherche.

18De là à voir dans ces aveux une clé de lecture de l’Itinéraire proprement dit, il y a un pas que l’on ne saurait franchir, faute de temps et de science, ou plutôt que l’on laissera lâchement à d’autres, plus audacieux, le soin de franchir. On ne peut toutefois s’empêcher de rêver à la lecture de cette ancre jetée dans la baie de Gibraltar un Vendredi-Saint, de ce débarquement à Algésiras un lundi de Pâques42, de ce carnaval où « l’on ne songeait qu’à rire, en dépit des Maures43 » ou de l’histoire de M. Violet, ce « nouvel Orphée44 » qui faisait danser des Sauvages au milieu des forêts du Nouveau-Monde. Bien sûr, il y a de l’héroï-comique dans cette métaphore, mais est-ce là tout ? Et si les (bêtes) Sauvages étaient en réalité les lecteurs tatillons que nous sommes, acharnés à déchirer de nos reproches les si poétiques mensonges proférés par l’Orphée de l’Itinéraire et des Mémoires, lui qui n’a jamais eu d’autre but que d’enchanter un peu de ses mystères le triste monde où nous vivons ?