Colloques en ligne

Raphaël Baroni

Combien d’auteurs y a‑t‑il dans cette œuvre ?

De quelle manière l’auteur habite‑t‑il sa fiction ?

1L’œuvre de Michel Houellebecq s’inscrit dans un mouvement plus vaste que l’on peut qualifier de retour de l’auteur1. Ce mouvement se caractérise, entre autres, par la prolifération dans le champ littéraire des formes autobiographiques ou autofictionnelles, mais aussi, sur un plan plus général, par le souci très « postmoderne » de garantir l’authenticité de l’œuvre en l’inscrivant dans une expérience vécue. Depuis une vingtaine d’années, ce retour de l’auteur s’observe également dans le champ académique, la théorie littéraire accomplissant une sorte de retour du refoulé structuraliste. Les travaux de Jérôme Meizoz sur la posture de Houellebecq, ou ceux de Liesbeth Korthals Altes sur son ethos, peuvent être considérés comme des cas exemplaires de cet intérêt renouvelé concernant les liens qui peuvent être tissés entre le texte et son créateur. Mais ce retour de l’auteur, somme toute banal à constater, prend une tournure assez singulière chez Houellebecq, car sa figure apparaît à la fois omniprésente et étrangement insaisissable. On constate en effet, lorsqu’on analyse leurs discours2, que les lecteurs ne s’entendent pas sur la manière de relier l’écrivain à ses textes. Là où certains entendront de l’ironie, d’autres y liront une provocation commerciale ; là où certains dénonceront une vision réductrice ou cynique, d’autres célébreront un regard lucide posé sur l’humanité, voire la sensibilité d’une âme blessée par la dureté du monde. Si les interprétations divergent, elles se rejoignent cependant dans la manière d’impliquer l’auteur dans son texte : c’est avant tout Houellebecq qui est ironique, provocateur, cynique, lucide ou sensible, et peut‑être tout cela à la fois.

2Pour y voir plus clair, je commencerai par passer en revue diverses manières d’impliquerl’auteur dans son œuvre, d’en débusquer les traces au sein de la matérialité textuelle. Je m’interrogerai ensuite sur la nature du référent auquel renvoient les diverses facettes de l’écrivain et sur l’utilité de maintenir certaines distinctions conceptuelles. Mais avant d’approfondir ces questions, je m’appuierai sur un bref extrait des Particules élémentaires pour donner un aspect plus concret à l’analyse :

Encore jeune homme, Michel avait lu différents romans tournant autour du thème de l’absurde, du désespoir existentiel, de l’immobile vacuité des jours ; cette littérature extrémiste ne l’avait que partiellement convaincu. À l'époque, il voyait souvent Bruno. Bruno rêvait de devenir écrivain ; il noircissait des pages et se masturbait beaucoup ; il lui avait fait découvrir Beckett. Beckett était probablement cequ'on appelle un grand écrivain :pourtant, Michel n’avait réussi à terminer aucun de ses livres. C’était vers la fin des années soixante‑dix ; lui et Bruno avaient vingt ans et se sentaient déjà vieux. Cela continuerait : ils se sentiraient de plus en plus vieux, et ils en auraient honte. Leur époque allait bientôt réussir cette transformation inédite : noyer le sentiment tragique de la mort dans la sensation plus générale et plus flasque du vieillissement3.

3Si l’on se donne pour mission de débusquer l’auteur dans (ou entre) ces lignes, il y a bien des manières de le rencontrer. Premièrement, on peut commencer par constater que ce passage, choisi presque au hasard, est caractéristique du style de l’auteur. Je ne voudrais pas revenir ici sur la controverse entourant le « style » de Houellebecq ‑ qui a déjà été abondamment et brillamment commentée dans l’essai de Samuel Estier4 ‑ mais il existe au moins un usage de cette notion polysémique que l’on peut mobiliser quand il s’agit de révéler comment un auteur peut habiter son texte. Cet usage renvoie à ce qui fait la singularité d’une écriture, à ce qui rend cette dernière immédiatement identifiable, ce qui permet aussi, ainsi que le relève Estier5, de pasticher un auteur. Barthes affirmait que le style, si on le comprend de cette manière, se manifeste par des « images, un débit, un lexique [qui] naissent du corps et du passé de l'écrivain et deviennent peu à peu les automatismes mêmes de son art 6». Plus près de nous, Christian Boix affirme que l’on peut ainsi prêter l’oreille aux « modes d’effectuation des discours écrits » qui, à l’instar d’un style vocal, permettent de construire le « signalement d’un locuteur7 ».

4Dans le cas présent, un lecteur averti identifiera immédiatement un usage très personnel de la ponctuation, qui compte, dans ce court passage, pas moins de quatre points‑virgules et trois deux‑points. Il relèvera aussi l’usage de l’italique, qui souligne un effet d’ironie, les propositions courtes, qui préfèrent la coordination à la subordination pour aller droit au but, sans détour ni fioritures. Malgré ce style, que certains qualifient de « plat » ou de « clinique », on constate une hétérogénéité de ton typique de Houellebecq, qui n’hésite pas à jouer sur l’effet comique qui résulte du choc des registres quand l’énoncé « il se masturbait beaucoup » s’insère entre « l’immobile vacuité des jours » et un commentaire sur Beckett. On retrouve ici ce ton « héroïcomique » qu’Estier définit comme l’une des marques de fabrique de Houellebecq et qui joue sur « le contraste entre un niveau de langue élevé et la description d’une réalité triviale8 ». D’un point de vue plus thématique, ce passage est aussi caractéristique d’une tendance à raccrocher l’anecdote biographique à une considération plus générale, qui adopte en l’occurrence le ton du discours sociologique ou historique, ce qui explique aussi l’usage des deux‑points, plus fréquents dans un style argumentatif ou analytique que dans les formes proprement narratives.

5Bref, pour qui sait décoder ces indices, le style permet non seulement d’identifier l’auteur en renvoyant aux singularités de son écriture, mais il permet également de fournir une première caractérisation son ethos : son ironie, ses ruptures comiques, sa bipolarité, un idéal de transparence du langage, et surtout la large place accordée aux digressions scientifiques ou philosophiques. On constate en même temps que si cette première identification est inscrite dans le texte, elle exige néanmoins du lecteur la connaissance d’un intertexte, notamment la lecture d’autres romans, grâce auxquels une certaine régularité stylistique devient perceptible. Cela peut aussi impliquer le recours à des épitextes. On sait que la description de l’usage des points‑virgules ou des italiques chez Houellebecq revient dans de nombreux commentaires sur son œuvre et, personnellement, c’est sous l’influence de ces discours critiques que j’ai commencé à prêter attention à la ponctuation et à la typographie de l’auteur9. Ainsi, même lorsque nous avons la prétention de resserrer l’analyse sur des phénomènes d’ordre strictement linguistique, le contexte discursif demeure un élément essentiel pour parvenir à une lecture indexicale du style, ce dernier devenant la trace indicielle d’un auteur singulier.

6En deuxième lieu, certains éléments thématiques du récit pointent de manière évidente en direction du vécu de l’écrivain. En effet, ce passage met en scène les personnages de Michel et de Bruno, dont il est facile de dresser la liste des points de convergence avec Houellebecq. Dans ce court passage, nous pouvons noter le prénom de Michel, mais aussi une allusion indirecte à l’âge des deux frères, qui sont contemporains de l’auteur puisqu’ils appartiennent à la même génération et sont soumis aux mêmes pressions de l’époque10. Par ailleurs, l’ambition littéraire de Bruno, qui « noircit des pages et se masturbe beaucoup », rejoint celle de Houellebecq, et peut aussi renvoyer indirectement à la place considérable occupée par la pornographie dans ses récits et dans sa vie. L’auteur adopte donc le registre de l’autofabulation11, incorporant librement dans sa fiction des éléments autobiographiques inspirés de son vécu, sans pour autant se soumettre à un strict devoir de fidélité au réel. En se scindant en deux personnalités antagonistes, Houellebecq parvient à articuler un double point de vue sur l’histoire, qui oscille entre une expérience incarnée, embourbée dans l’empirie, formant la trame principale du récit, et un regard plus neutre, distancé, visant à en dégager l’exemplarité. Bruno et Michel incarnent ainsi un dispositif dont la fonction est autant de renvoyer à l’écrivain que d’éclairer la dualité de son regard sur le monde, à la fois embrayé sur une expérience concrète et débrayé par l’adoption d’un point de vue impersonnel sur cette expérience12.

7Nous constatons que sur ce plan également, la perception de ce que l’on peut désigner comme des motifs autobiographiques repose autant sur un dispositif textuel particulier que sur des connaissances contextuelles. Certes, la coïncidence des prénoms ou le rapprochement entre l’ambition de Bruno et celle de Houellebecq ne nécessitent aucune connaissance externe à l’œuvre, mais bien d’autres informations jouent un rôle essentiel dans une lecture biographique, qu’il s’agisse de documents autorisés ou non, des révélations de l’écrivain13, de sa page Wikipédia, de la lecture de portraits dans la presse, de la biographie de Demonpion ou encore de l’autobiographie publiée par sa mère, Lucie Ceccaldi. Bref, ici encore se pose la question de la double inscription du moi de l’écrivain, à la fois dans et hors de son œuvre, et de l’ambiguïté de cette inscription ambivalente.

8Le dernier plan que je voulais mentionner, avant de passer à des réflexions plus générales sur l’auctorialité, concerne la manière dont le lecteur peut être tenté d’attribuer une origine aux énoncés fictionnels. Certes, les travaux des narratologues structuralistes ont pu nous donner l’impression qu’il importait de ne pas confondre les voix des personnages ou des narrateurs avec celle de l’écrivain. Genette pointe notamment ce qu’il définit comme une différence illocutoire fondamentale, à savoir qu’à l’inverse du narrateur, l’auteur ne croit pas sérieusement au monde qu’il raconte, ce monde dans lequel s’expriment, tout aussi sérieusement, différents personnages. Pourtant, établir une frontière claire entre les mondes réels et fictionnels n’est pas toujours aussi aisé14. Il arrive que l’auteur, le narrateur et les personnages accordent leurs voix, comme s’ils exprimaient ensemble une assertion sérieuse dont la validité s’étend indifféremment aux mondes fictif ou réel. Contrairement à Genette, Mieke Bal soutient par conséquent que la question « qui parle » n'est pas seulement « une personnification, sans doute problématique, d’un aspect textuel, mais aussi un début d’enquête15 ». La recherche de la personne que l’on peut tenir responsable d’un énoncé fictionnel ne constitue pas nécessairement une impasse interprétative, mais plutôt une manière de répondre à une énigme en inscrivant la lecture dans le champ de l’éthique.

9Lubomír Doležel affirme pour sa part que lorsque l’écrivain intègre à son récit des digressions dont la portée n’apparait pas restreinte au monde construit par la fiction, le lecteur a généralement l’impression qu’il s’agit des « opinions propres de l’auteur16 ». Ainsi, dans le court passage que j’ai mentionné, il est question d’une époque qui a réussi à « noyer le sentiment tragique de la mort dans la sensation plus générale et plus flasque du vieillissement ». Il est évident qu’un tel énoncé renvoie autant à l’univers fictionnel qu’à une mutation historique qui est aussi, et même d’abord, celle du monde dans lequel nous vivons. Mais le cas est difficile à trancher. Même si nous avons tendance à attribuer la responsabilité de cet énoncé à l’auteur, il faut reconnaître qu’il s’agit malgré tout d’un discours partiellement pris en charge par le narrateur impersonnel ou, par le truchement du discours indirect libre, par le personnage de Michel. Pourtant, outre le fait que cette forme d’énonciation est, par nature, ambiguë, le simple fait que le personnage focalisateur porte le même prénom que l’auteur renforce la possibilité d’une transitivité de la responsabilité du discours en direction de Houellebecq. Sans parler de l’effet produit par les traces stylistiques, ici saillantes, qui renvoient davantage à une tonalité caractéristique de l’écrivain, qu’aux points de vues fictionnels du personnage ou du narrateur, ces derniers ayant plutôt l’air de s’exprimer, s’ils s’expriment, à la manière de Houellebecq. D’ailleurs, dans ce passage, un autre indice accentue encore la fusion des horizons de la fiction et du monde réel. En effet, l’allusion ironique concernant le théâtre de l’absurde et ce « grand écrivain » que serait Beckett, renvoie non seulement à un auteur dont le vécu est attesté en dehors de la fiction, mais elle rappelle également les innombrables prises de positions de Houellebecq contre une littérature niant la transparence du langage et sa capacité à représenter le monde. Il est d’ailleurs probable que l’auteur n’aurait aucun mal à reprendre à son propre compte, dans un discours sérieux, l’affirmation que les œuvres de Becket son ennuyeuses, et il n’est pas impossible que l’affirmation que Michel n’a jamais réussi à terminer une de ses lectures de cet écrivain renvoie à un souvenir autobiographique.

10En somme, il est certes possible de continuer à défendre l’opinion que Houellebecq ne s’exprime pas directement dans son roman, puisqu’il s’agit d’une fiction, c’est‑à‑dire d’une forme discursive par nature indirecte et scénographiée, dont le statut illocutoire se distingue des énoncés assertifs17. Cette histoire est forgée par l’écrivain et, par conséquent, elle construit sa propre scène d’énonciation et son propre univers de référence. Ce monde inventé sert de théâtre pour des êtres imaginaires, narrateurs ou personnages, qui ne font que jouer un rôle et dont les propos ne doivent pas être pris trop au sérieux, puisqu’ils relèvent de ce que Jean‑Marie Schaeffer a appelé une forme de feintise ludique partagée18. L’auteur, comme un comédien, endosse ainsi un masque et fait comme s’il était quelqu’un d’autre, sans pour autant cacher son jeu et sans chercher à induire en erreur son auditoire. Mais que se passe‑t‑il lorsque tous les paramètres stylistiques, thématiques, génériques, énonciatifs et contextuels, convergent pour déplacer les projecteurs de la scène en direction des coulisses ? Dans de telles circonstances l’énoncé littéraire perd‑il son ambiguïté ? Faut‑il simplement le prendre au sérieux ? Il me semble que même si certains lecteurs sont tentés par un tel écrasement de la polyphonie romanesque, il demeure malgré tout une indétermination dans les textes de Houellebecq qui porte sur la facette de l’auteur qui se trouve impliquée dans cette histoire. C’est ce point que je vais tenter d’approfondir dans la suite de cette analyse.

La fragmentation des figures de l’écrivain

11L’éclipse de l’auteur dans la théorie littéraire, si elle s’est avérée éphémère, a surtout été symptomatique de la pluralité de ses incarnations possibles et de la difficulté de saisir sa nature. Michel Foucault, qui réfléchissait à une époque où « l’effacement de l’auteur » s’affirmait comme le « principe éthique […] de l’écriture contemporaine », affirmait qu’en dépit de l’impossibilité de répondre à la question « qui parle ici ? », il était néanmoins essentiel de « repérer, comme lieu vide ‑ à la fois indifférent et contraignant ‑, les emplacements où s'exerce sa fonction19 ». Même Roland Barthes, après avoir décrété son acte de décès20, a fini par concéder que le lecteur avait besoin de sa « figure21 » pour éviter que la littérature ne sombre dans le « babillage ». Pour le Barthes qui continuait à désirer l’auteur, ce qui était mort, c’était l’écrivain comme « institution », auquel renvoyait, selon ses mots, « sa personne civile, passionnelle, biographique22 ». Ce faisant, il s’inscrivait dans une tradition remontant à l’affirmation par Proust que l’œuvre serait le produit « d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices23 ». Depuis cette scission initiale, qui sépare l’homme public de l’artiste, l’image de l’écrivain n’a cessé de se fragmenter en unités plus petites. Pour Barthes, s’il est impossible de répondre à la question « Qui parle ainsi ? », ce n’est pas simplement parce que l’on risquerait de confondre la voix du personnage avec celle de l’auteur, mais c’est surtout parce que ce dernier peut renvoyer aussi bien à l’expérience personnelle de l’écrivain qu’à ses « idées littéraires », à la doxa de son époque ou à ce qu’il définit comme « la sagesse universelle24 ». Ainsi que le résume avec humour Marie‑Laure Ryan, « quand Barthes et Foucault ont ouvert la notion d’auteur pour examiner ses organes internes, on considère généralement que l’opération a été un succès (à en juger par la fortune critique de leurs idées), mais le patient est mort25 ». En effet, ne sachant comment définir l’origine de l’énoncé littéraire, certains critiques ont préféré cantonner l’analyse à la description formelle du texte ou à celle de l’intertextualité.

12Pourtant, le référent auquel renvoie le mot « auteur » n’est guère compliqué à définir. Après tout, quel que soit l’usage que l’on fait de ce terme, il renverra toujours au même existant : à savoir l’homme ou la femme qui a écrit le roman que nous sommes en train de lire. Mais comme n’importe quel existant, la manière dont son identité se révèle dépend du point de vue porté sur lui ou, plus précisément, de ce que Goffman appellerait le cadre de l’expérience. Ce n’est certainement pas par perversité ou par désir de manipulation que Houellebecq se révèle sous un jour différent dans son for intérieur, à ses proches, sur un plateau de télévision, dans un film, dans un poème, dans une chanson ou dans un roman : n’importe quel être humain endosse un rôle différent lorsqu’il change de scène. Chaque contexte produit un cadrage différent qui transforme la manière dont nous percevons l’objet, l’illusion essentialiste étant de croire en l’existence d’un être véritable, authentique, qui se cacherait quelque part derrière des apparences trompeuses26. Liesbeth Korthals Altes en tire la conclusion que l’image que nous nous construisons de l’auteur est nécessairement « médiatisée et contradictoire27 » : pour le lecteur, l’écrivain apparaît comme un être multiforme, dont chaque facette dépend « d’un genre de discours et d’un agent différent28 ».

13Ainsi résumé, le différend entre Proust et Sainte‑Beuve tient peut‑être moins à la définition du « moi de l’auteur », qu’au choix du discours ou de la représentation qui médiatisent sa figure : là où le critique propose de lire la biographie qu’il a rédigée pour éclairer l’auteur et sa production, Proust exige que le lecteur s’en tienne à la seule lecture de son œuvre, qui le contiendrait tout entier. Toutes proportions gardées, le différend entre Houellebecq et Demonpion, auteur de sa « biographie non autorisée », repose sur la même base : une lutte autour du choix des médiations au travers desquelles le lecteur se construit une image de l’auteur, un ethos qui conditionne en grande partie la lecture de son œuvre. La dimension transmédiatique de l’œuvre de Houellebecq souligne que, contrairement à Proust, Houellebecq reconnaît que ses textes littéraires ne le contiennent pas tout entier, que des « morceaux de lui » (pour pasticher le titre d’une chanson de Britney Spears) se disséminent à travers une multitude de supports médiatiques, plus ou moins placés sous son contrôle, et qu’ils influencent directement l’interprétation globale de sa production artistique.

14Il me semble que demeure aujourd’hui le constat que le texte littéraire ne fournit pas de réponse déterminée à ce qui constitue l’origine de la parole littéraire. En revanche, c’est la conséquence que l’on tire de ce constat qui a radicalement changé depuis l’époque de Barthes et de Foucault, à savoir que cette question, même si elle ne peut être tranchée, est loin d’être dépourvue de pertinence, notamment lorsqu’on place l’interprétation sur le terrain des valeurs éthiques ou esthétiques, ou que l’on s’interroge sur la manière dont les fictions nous renseignent sur le monde réel et sont susceptibles de le transformer. En ayant cessé d’effacer leurs traces, et en investissant l’espace médiatique, certains écrivains contemporains mettent en évidence le fait que la question de l’origine du discours constitue un véritable champ de bataille interprétatif. Il est d’ailleurs intéressant de se pencher sur la manière dont Houellebecq, par sa posture et par ses écrits, définit les lignes de front dans ce combat. Par la scénographie de ses romans comme par sa posture publique, il lui est arrivé d’inviter ses lecteurs à le lire « au premier degré », mais par ailleurs, il a souvent contesté une interprétation qui réduirait la portée de son discours à un vécu individuel. Houellebecq affirme que « l’on a eu de cesse d’établir que [ses] livres n’étaient nullement l’expression d’une vérité humaine générale, mais celle d’un traumatisme individuel ; et dans ce combat acharné la biographie, la minable et sotte biographie, est bel et bien l’arme la plus efficace29 ». L’insistance sur le caractère exemplaire de ses personnages, l’accent mis sur les forces historiques, sociales, économiques, religieuses ou anthropologiques qui traversent les individus, mais également le recours au style impersonnel de la digression scientifique, sont autant de stratégies visant à pointer une origine qui dépasse la subjectivité de l’auteur. Toutefois, ces stratégies se heurtent à des lectures discordantes, et Houellebecq est bien obligé de constater que l’existence de biographies qui ne sont pas placées sous son contrôle ‑ que ce soit celles de Denis Demonpion, d’Ariane Chemin ou de Lucie Ceccaldi ‑ constitue autant de risques d’engendrer des interprétations divergentes de son projet, car beaucoup plus individualisantes.

15On pourrait ajouter que le roman de Houellebecq est certes hautement dialogique, au sens bakhtinien du terme, car tout est fait pour indiquer que l’écriture est traversée par les voix multiples ou impersonnelles de la doxa ou de la vérité, mais elle apparaît en même temps très éloignée de l’idéal du roman polyphonique. Rappelons en effet que pour Bakhtine30, Dostoïevski aurait fait évoluer la forme romanesque en offrant à ses personnages une voix véritablement autonome par rapport au projet monologique de l’auteur. Certes, Houellebecq se réclame du réalisme de Balzac et de Dostoïevski, mais il éprouve le besoin d’ancrer le récit dans une expérience vécue, ce qui, de son propre aveu, limite sa perspective. Dès lors, il n’est guère surprenant que, dans les Particules élémentaires, les personnages auxquels la parole est donnée, qu’il s’agisse de Bruno, de Michel, de Christiane, d’Annabelle, et même le narrateur collectif post‑humain, tous semblent partager la vision du monde de Houellebecq. Aucune voix discordante ne se dresse véritablement sur leur chemin pour défendre par exemple de manière un peu crédible l’héritage politique de Mai 68 ou le féminisme.

16Pour Michel, mais également pour Daniel dans La Possibilité d’une île ou pour Jed dans La Carte et le Territoire, la véritable nature de l’humanité semble avoir été révélée et, dès lors, elle peut être retranscrite dans une œuvre qui marque en quelque sorte la fin de l’histoire, au sens philosophique ou technique du terme qui renvoie autant à une finalité qu’au terme d’une évolution. L’auteur se pose ainsi en dépositaire d’une vérité et d’un devoir de rendre compte du monde, même si cela risque de déplaire. En même temps, en encapsulant cette vérité philosophique dans une fiction, l’immodestie de son ambition pourra apparaître pour ce qu’elle est : un simple jeu ou une expérience de pensée. Quoi qu’il en soit, Houellebecq ne tire pas profit d’une autre possibilité que lui offrait la fiction : construire une scène sur laquelle l’auteur (et son lecteur) n’aurai(en)t pas à trancher entre des opinions divergentes, ces dernières étant exprimées par des personnages contradictoires possédant une véritable autonomie par rapport au point de vue de leur créateur31.

17Lors de l’adaptation théâtrale des Particules élémentaires, il est frappant de constater que les discours les plus caractéristiques du roman ont été mis en scène comme une série de monologues adressés au public, proférés par des comédiens interchangeables, et non comme des dialogues échangés entre des personnages clairement différenciés32. Ainsi en va‑t‑il de la polyphonie dans ce roman : Prométhée continue de tirer les ficelles de créatures et leurs réflexions sont tournées en dehors de l’espace fictionnel, en direction du lieu où se tient le public. Et ce public a les yeux fixés sur les coulisses, en se demandant si le spectacle ne s’est pas déplacé de la scène vers le corps de l’écrivain, qui se tient dans l’ombre de sa création, dans ce monde réel qui constitue l’arrière‑plan de la fiction.

Conclusion : la polyphonie malgré tout

18Même si, dans cette œuvre, tout semble ourdi par un auteur pas si implicite que cela, il demeure malgré des indéterminations irréductibles expliquant les divergences interprétatives que l’on observe dans la réception du roman. Elles concernent autant la difficulté de définir le degré de fiabilité des assertions fictionnelles que la frontière qui sépare la singularité du point de vue de l’écrivain de la pluralité des voix qui le traversent. Certes, lorsque Houellebecq endosse le rôle du grand méchant loup, nous savons qu’il n’est pas complètement sérieux, mais il n’est pas complètement frivole non plus. Il arrive ainsi que derrière le masque du personnage, nous devinions les intonations d’un auteur qui exprime, plus ou moins fidèlement, sa vision du monde. Et si cette vision est contestable, si elle s’inscrit donc partiellement sous le régime vériconditionnel des assertions sérieuses, c’est également parce que le lecteur peut la considérer comme subjective, et non comme le simple compte‑rendu objectif d’un fait ou d’une vérité33.

19Il faut ajouter qu’il y a de subtiles variations concernant le degré d’implication de l’auteur vis‑à‑vis des discours tenus par ses personnages, qui peut varier considérablement au fil du roman, et d’un roman à l’autre. La perception de la distance entre l’auteur et ses personnages dépend certes d’un cadrage interprétatif qui repose sur des variables individuelles et contingentes, mais elle repose également sur une scénographie complexe et une stratégie posturale qui visent à infléchir la lecture34. Il faudrait alors tenir compte du caractère évolutif de ces stratégies, qui n’apparaissent jamais comme des dispositifs figés dans un système, mais plutôt comme une série d’interventions exigeant de l’auteur un réajustement perpétuel en fonction d’un contexte changeant. On peut observer, dans l’œuvre de Houellebecq, une inflexion entre les romans très monologiques du début et des œuvres plus tardives, notamment depuis La Carte et le Territoire, où la pluralité des points de vues apparaît plus saillante35. Dans Soumission, le discours que Radiger tient à François pour le convertir à l’Islam pourrait même apparaître comme une lointaine réponse à la scénographie de Plateforme, dont les personnages (et l’auteur dans ses déclarations publiques) critiquaient à l’unisson cette religion36. Dans ce dernier roman, il est regrettable que la critique n’ait pas prêté assez attention à cette évolution : Houellebecq prend ici le risque de jouer avec l’idée, à la fois séduisante et incongrue vis‑à‑vis de ses positions antérieures, que la religion musulmane pourrait représenter une utopie, non seulement pour la société française en crise, mais également (et surtout) pour le personnage et pour l’auteur lui‑même. L’écrivain semble avoir joué avec une idée lancée par Bruno Viard lors du congrès d’Édimbourg en 2005. Ce dernier avançait qu’au vu de sa nostalgie affichée pour les valeurs familiales traditionnelles, son aspiration à une sexualité épanouie et son rejet du féminisme, Houellebecq devrait logiquement être partisan d’un régime islamique, la polygamie permettant le renouvellement des épouses sans briser la structure familiale et libérant les mâles dominants (auxquels appartiennent les intellectuels et les artistes) de l’angoisse du vieillissement et de la misère sexuelle37.


***

20Le fait qu’une grande partie de la critique ait considéré qu’il s’agissait de l’un de ses romans les plus scandaleux relève ainsi du malentendu : l’utopie ludique a été interprétée de manière univoque comme une dystopie sérieuse, manipulant dangereusement les peurs du public face à l’islamisation de la France. Certainement l’œuvre se tenait‑elle dans cet équilibre précaire, dans cette tension entre utopie et dystopie, entre jeu gratuit et discours sérieux, mais le recadrage interprétatif impliqué par les attentats de Paris, dans un contexte islamophobe attisé, entre autres, par l’essai d’Éric Zemmour, a fini par rendre pratiquement inaudible cette scénographie beaucoup plus polyphonique que dans les romans antérieurs. Pourtant, l’auteur n’a pas ménagé ses efforts pour exiger que ses lecteurs reconnaissent que les personnages puissent avoir leurs propres opinions, et que les siennes, après tout, n’avaient pas beaucoup d’importance. Durant la promotion de son livre, Houellebecq a aussi affirmé à plusieurs reprises que les textes qui changent véritablement le monde ne sont pas des fictions, mais relèvent d’autres genres, tels que l’essai ou le manifeste politique, ce qui témoigne peut‑être d’une perte de confiance dans le pouvoir de la littérature, ou du moins d’un besoin accru de se protéger des effets collatéraux entraînés par une lecture sérieuse de ses romans. Il a aussi soutenu que le régime islamique représenté dans son roman était très « doux », voire séduisant. Après avoir dû expliquer, à longueur d’interviews, que son roman n’était pas islamophobe ‑ et même qu’à (re)lire le Coran, il n’était en définitive pas si « effondré » que cela ‑ l’auteur a dû ensuite expliquer qu’il aurait pu l’être, puisque tout est autorisé dans l’espace ludique de la fiction. Le 29 août 2015, quelques mois après les attentats contre Charlie Hebdo, sur le plateau de l’émission « On n’est pas couché », Laurent Ruquier et Léa Salamé ont demandé à Michel Houellebecq s’il n’était pas allé trop loin avec Soumission. Ce dernier a répondu que s’il réécrivait le livre, il noircirait le trait. Comparant son roman avec celui de l’écrivain algérien Boualem Sansal, 2084, il a ajouté que ce dernier était « bien pire », car il décrivait « un vrai totalitarisme islamique », alors que Soumission évoquait quant à lui « un régime islamiste doux ». L’incompréhension des journalistes est symptomatique : il semble que certains cadrages interprétatifs soient trop ancrés pour que l’auteur soit en mesure de s’en affranchir, à moins d’en appeler aux lecteurs du futur... Peut‑être s’étonnera‑t‑on un jour que l’on ait pu prendre un tel roman pour un brûlot islamophobe.