Colloques en ligne

Maja Vukušić Zorica

La musique est une « bonne métaphore » :
le Chopin de Gide, anti-Wagner et anti-wagnérien

1André Gide a eu une relation réussie, musicale dirait Barthes, avec Chopin. La musique de Chopin estdevenue pour Gide une « bonne métaphore »1. Son Journal est imprégné de musique ; Gide est un pianiste amateur, tel Nietzsche, Sartre, ou Barthes. Ses Notes sur Chopin ont été publiées pour la première fois dans le numéro spécial de La Revue musicale de décembre 1931, consacré à Chopin, puis en format livre en 1949 (et, plus récemment, en 2012). Tout en laissant de côté l’étude des « variantes » de ce texte, on peut affirmer que ce numéro de La Revue musicale résonne d’une manière tout à fait différente des autres contributions de ce périodique spécialisé. Il change de contexte, de statut et de portée. En écrivant dans La Revue musicale – comme l’ont fait d’ailleurs Paul Claudel, André Suarès et Paul Valéry, et Jacques Rivière et Pierre Jean Jouve dans La Nouvelle Revue Française – Gide lie une écriture (toujours littéraire ?) à un objet, la musique de Chopin, et à un mode de diffusion. Cette démarche n’aurait rien d’exceptionnel si elle ne représentait pas dans le même temps l’une des expressions les plus nuancées de son credoartistique. Aussi les Notes sur Chopin sont-elles amenées à redéfinir le statut de l’écrivain qui, dans le champ de la critique musicale, ne veut pas renoncer à sa voixlittéraire (non spécialiste) et même poétique, tout en affichant simultanément ses ambitions musicologiques et musicales. Gide, tout comme Colette, et avant Barthes, met en valeur le dilettantisme, la figure de l’Amateur, en s’insurgeant contre son ennemi le plus féroce, le virtuose. Le caractère « technique » de l’exécution du virtuose rate, selon Gide, l’ineffable propre à la musique. Or Gide se révolte simultanément contre l’impressionnisme métaphorique, la mythification et la mystification de Chopin. Son Chopin est contraint de naître double. Dans ses Notes sur Chopin, il essaie de présenter le « vrai » Chopin, en présentant un Chopin gidien2, qui existe tout autant qu’un Chopin nietzschéen et un Chopin sartrien (ou un Schumann barthésien), et qui s’oppose au « Chopin des jeunes filles » et au « Chopin des virtuoses ». Il est artiste, et non poète.

2En professant l’autonomie de la musique, Gide présente le piano comme le chronotoped’un contretemps gidien – touché (pas frappé), touchant en catimini, toujours attendant, telle une figure barthésienne, la présence d`un témoin. Le piano s’avère être un instrument (pas seulement dans le sens musical du terme), un dispositif qui promeut un vrai mode de vie. Au vu de la multitude des approches adoptées dans La Revue musicale, les pratiques caractéristiques des aires culturelles différentes – et un moment spécifique de l’histoire aussi, car le Chopin de Gide n’a rien du Chopin de Pogorelich –, certaines spécificités du Chopin gidien vont ressortir naturellement au moment même où le texte de Gide est contextualisé.  

Le contexte des Notes Sur Chopin

3Dans le court texte d’Anne de Noailles sur Chopin qui ouvre le périodique, « Frédéric Chopin »3, la musique est déjà mythifiée, dite semblable à la mythologie grecque, car elle « possédait déjà tous ses dieux, et sûre d’une postériorité diverse et éternelle, ne recherchait pas avec tourment l’Inconnu, comme le fait l’amer génie de Baudelaire »4. Gide va aussi introduire cette comparaison de l’œuvre de Chopin aux Fleurs de mal « par l’intense concentration et signification des meilleures pièces qui la composent, et par l’extraordinaire influence que l’une et l’autre, par là même, purent exercer »5.  

4Or l’une des rares qualités de l’interprétation de Chopin par la Comtesse de Noailles, c’est son effort pour voir le mélange des différents registres affectifs, et pour ne pas sombrer dans la « note bleue » de mise : « Si royal que soit le génie de Chopin dans la tristesse et la mélancolie, son amplitude et la multiplicité de sa nature, où se reflète l’univers le plus humain, lui permettent d’imaginer et de créer la fantaisie heureuse et les rythmes capricieux »6. C’est ce que Gide va nommer sa joie, en suivant Nietzsche : 

Oui certes, il y a le Chopin mélancolique et qui même obtint du piano les plus désolés des sanglots. Mais, à entendre certains, il semble qu’il ne soit jamais sorti du mineur. Ce que j’aime et dont je le loue, c’est qu’à travers et par delà cette tristesse, il parvient pourtant à la joie ; c’est que la joie en lui domine (Nietzsche l’avait fort bien senti) ; une joie qui n’a rien de la gaieté un peu sommaire et vulgaire de Schumann ; une félicité qui rejoint celle de Mozart, mais plus humaine, participant à la nature, et aussi incorporée dans le paysage que le peut être l’ineffable sourire de la scène au bord du ruisseau dans la Pastorale de Beethoven7.

5Ignacy Jan Paderewski (« Chopin »8) va insister sur le caractère foncièrement national de l’art (« les traits de la race, le sceau de la nationalité »), l’art cosmopolite n’étant qu’un préjugé. Il continue ainsi :

Si de tous les arts, la musique est le plus accessible, ce n’est point qu’elle soit cosmopolite, c’est qu’elle est cosmique de sa nature. La musique est le seul art essentiellement vivant. Ses éléments sont les éléments même de la vie. Sourde mais perceptible, puissante quoique méconnue, elle est partout où est la vie.

6Gide s’attaque à la question du tempoconvenable pour la musique de Chopin en scellant ce qui est crucial pour son Chopin : 

Peut-être parce que la musique de Chopin n’est en elle-même pas assez difficile, et que le pianiste tient à se faire valoir (comme s’il était beaucoup plus difficile, lorsqu’on atteint une certaine maîtrise, de jouer vite que de jouer lentement). Par tradition surtout. L’exécutant qui, enfin, pour la première fois, oserait (car il y faut un certain courage) jouer la musique de Chopin sur le tempo qui lui convient, c’est-à-dire beaucoup plus lentement que l’on n’a coutume, la ferait pour la première fois vraiment comprendre, et d’une manière susceptible de plonger son public dans une stupeur admirative et émue ; celle que Chopin, toujours ou presque toujours, mérite d’obtenir. Tel qu’on le joue d’ordinaire, tel que tous les virtuoses le jouent, il n’en reste à peu près plus rien que l’effet. Tout le reste est imperceptible, qui précisément importe surtout : le secret même d’une œuvre où aucune note n’est négligeable, où n’entre aucune rhétorique, aucune redondance, où rien n’est de simple remplissage, ainsi qu’il advient si souvent dans la musique de tant d’autres compositeurs, et je parle même des plus grands9.

7Ainsi le Chopin gidien échapperait-il aux virtuoses. Alfred Cortot, le virtuosehonni de Gide, dans son « Ce que Chopin doit à la France »10, essaie de montrer la « veine » française de Chopin11 : son père, né lorrain, son aventure sentimentale (George Sand), et le milieu qu’il fréquente, sympathique à la cause polonaise.

8Tandis que Gide n’aborde que les compositions dites « françaises » de Chopin, et que Cortot s’en tient à accentuer, lui aussi, l’apport de la culture française au compositeur, Karol Szymanowski (« Frédéric Chopin et la musique polonaise moderne »12) met en valeur que Chopin, en tant que compositeur polonais (souligné dans le texte), transcende le caractère national de sa musique et atteint « le grand art » universel13 :

[…] cette œuvre est bien loin de s’enfermer dans un cadre étroit d’une sensibilité nationale ne dépassant pas les frontières ethniques d’un peuple : tout au contraire, cette musique polonaise, atteignant d’un effort suprême le plus haut niveau de l’art “international”, a su s’infiltrer avec une rare intensité dans la sensibilité universelle, a réussi à imposer une conception inédite et étonnante dans son “modernisme” d’antan, de la beauté musicale, qui – depuis un siècle bientôt – n’a rien cédé de son noble attrait, formant ainsi des liens mystérieux entre nous et l’humanité entière.

9Szymanowski invoque ce Chopin « hors du temps », qui revendique « le besoin d’une révision fondamentale des éléments mêmes de l’opinion traditionnelle qui tendait vers une idolâtrie naïve et mystique plutôt que vers un jugement libre et conscient, une appréciation juste et raisonnée d’un grand génie musical ». Tout comme Gide s’attache à détruire les Chopin mythifiés en France, Szymanowski essaie de faire tomber « le masque tragique d’un “héros national” » né d’un « romantisme exalté », et d’introduire une attitude « franchement “positiviste” et “terre-à-terre” », qui convient mieux au moment où la Pologne ressent les conséquences d’un bouleversement historique majeur et de la reconstitution politique qui introduit un mouvement « révisionniste », une « démomification » du passé. Stanislas Niewiadomski (« Frédéric Chopin et la Pologne »14) continue dans la même veine, avec l’enracinement indubitable de Chopin en Pologne (en mentionnant le pianiste Zywny à Varsovie), et en affirmant que son « originalité est déterminée par le caractère polonais de sa musique » (les mazurkas, les oberek, les cracoviennes, les Polonaises)15. Tout en insistant sur l’inspiration nationale de l’œuvre tout entière de Chopin, Niewiadomski a le mérite d’insister sur sa verve humoristique :

Plein à la fois de tempérament et de tact, observateur perspicace des détails qui incitaient sa verve humoristique, il faisait une place à celle-ci jusque dans sa musique qui sait être tour à tour si caractéristique et si subtile. (Par contre, on ne trouvera jamais, dans cette musique, ni vulgarité, ni platitude, ni manque d’expression). Ici encore la musique de Chopin reflète l’âme de son pays et sa vie dont ladimension tragique, par moments, s’égaye d’un sourire d’illusions et d’espoirs éphémères.

10Vu la mythification/mystification habituelle, la part de légèreté et l’humour de Chopin semblent avoir échappé aux auditeurs de l’époque, si ce n’est sous la forme de la « joie » nietzschéenne et gidienne, qui est toujours quelque peu « sacrificielle » et jamais frivole ou farfelue.

11Or Gide n’est pas le seul à condamner la mythification de Chopin. Dans son article « La vie musicale de Frédéric Chopin à Paris »16, Edouard Ganche constate, même si la portée de sa critique semble bien limitée :

Associant les Nocturnes et l’aspect physique de leur auteur et sa lente consomption, la plupart de ses contemporains, critiques et commentateurs, le classèrent dans la catégorie des poètes élégiaques, des inspirés assujettis à des langueurs et destinés uniquement à faire pleurer et à chanter des amours fragiles ou délirantes. Aujourd’hui encore cette croyance n’est point disparue, elle est étalée par quelques ignorants et naïfs. Quelle était donc chez Chopin la vraie nature, la source de ces effusions pseudo-sentimentales des Nocturnes ? […] Ils ne contiennent ni vague sentimentalisme ni marques maladives, ils ne révèlent que l’âme polonaise singulièrement sensitive mais imbrisable.  

12Les notes de Louis Aguettant, publiées par Henri Rambaud et intitulées « Le sens expressif des tonalités dans la musique de Chopin »17, mettent en évidence le thème de l’angélisme de Chopin et de ses envolées extatiques, qui tiennent de la ferveur, « de la contemplation et de la prière »18. Ce thème-là, le jeune Gide de la fin du XIXe siècle ne l’aurait pas manqué, mais celui de 1931 n’en veut plus, ni de l’angélisme, ni de ses implications platoniciennes ou schopenhaueriennes. Georges Migot, dans « Sur “l’orchestre latent” dans le piano de Frédéric Chopin »19, détaille les différences entre Liszt et Chopin pour faire ressortir la qualité propre du piano pourpiano de Chopin en introduisant les harmoniques dont parle Gide :

Liszt fait de l’orchestre au piano, Chopin fait du piano au piano. Le premier, pour être sûr de ses sonorités pianistiques, utilise comme à l’orchestre, les tierces, sixtes, octaves et dixièmes. Le second pour réaliser la couleur orchestrale du piano, utilise les “re-sonnances” harmoniques. Le premier fait de l’harmonie, le second de l’harmonique. Ce qui veut dire que Liszt ne tient pas compte de la “nature sonore” du piano, alors que Chopin, bien au contraire l’utilise excellemment. Chopin vient des luthistes et conduit à Debussy, Liszt vient des clavecinistes et conduit à toute une série d’autres musiciens.

13Et il continue en affirmant : « Le piano de Liszt est une preuve du merveilleux orchestrateur qu’il était (nous savons que sa technique d’orchestre dépasse celle de Wagner) alors que le piano de Chopin prouve le merveilleux musicien du piano qu’il était ».

14Wanda Landowska, dans « Chopin et l’ancienne musique française »20, rapproche Chopin de Couperin en énumérant leurs points communs : « la nature harmonique, avec ses ramifications et ses conséquences, la complexité rythmique, la coupe de la mélodie, son essence et son caractère, l’ornementisme et enfin l’esthétique ». Le « trait fondamental de l’harmonie chez Couperin et Chopin » que Gide met lui aussi en évidence pour son Chopin est « la consubstantialité de cette harmonie avec la mélodie », l’auteur poursuivant ainsi : 

Non que l’harmonie, s’arrogeant la priorité, oblige la mélodie à se soumettre. Mais ces deux éléments, hermétiquement soudés, se présentent toujours ensemble et forment un même tout, à jamais. Couperin et Chopin ne garnissent pas leur texte mélodique d’une série d’accords. Voilà pourquoi il est impossible de supprimer le moindre retard, de changer de place une imperceptible note de passage, sans porter atteinte à la logique harmonique ou à la vérité expressive de la phrase. Couperin et Chopin, sciemment ou intuitivement, savent que c’est l’harmonie qui remue les passions, qui donne à la mélodie l’expression et la vérité ; en lui insufflant la vie qui lui est propre, c’est elle qui nous rapproche de la nature21.

15En insistant sur le « peu de naïveté » chez Chopin, qui n’est « simple » qu’« en apparence », elle annonce ce que Gide essayait de démontrer par son Chopin double, romantique, certes, mais tout aussi classique : « Il y a aussi peu de naïveté chez Couperin que chez Chopin. Il est curieux que tous les deux en soient exempts, et même, les pièces en tête desquelles Couperin écrit naïvement ne sont pas naïves. Fraîches, jeunes, simples en apparence, mais pas naïves ». Tout en dressant les liens entre Chopin et l’ancienne musique française, Landowska clôt l’étude par une conclusion sur le caractère cosmopolite de la musique, qui fait résonner les esprits en cadence à travers l’histoire partagée par les peuples différents22. Dans son « Chopin et la musique contemporaine »23, Stéphanie Lobaczewska avance encore une idée cruciale qu’a développée Gide, celle de la remise en question de l’identité romantique du compositeur. Et pourtant, à l’encontre de Gide qui le proclame simultanément romantique et classique, Lobaczewska le dit anticipateur :

[…] du légendaire dans la nature, Schumann et Berlioz exaltaient les passions idéalistes de l’âme romantique. Chopin découvre dans le folklore les passions et la féerie du Passé. Et il en dégage d’emblée, la pure forme musicale. Ici Chopin cesse d’être un romantique pour devenir le plus hardi des anticipateurs. On sait que le romantisme ne fut rien moins que créateur en matière de forme. Au contraire, l’esprit de la forme stricte y est débordé par l’élan, par l’expression, par des apports extra-musicaux. Les contours nets du dessin sonore s’estompent dans ce que les Allemands désignent par le terme, romantique et intraduisible, de Stimmung  (ibid. : 112).

16Elle avance que l’époque a enfin accepté l’esthétique que l’œuvre de Chopin avait inaugurée en transformant le folklore d’une « vague imagerie musicale » en « vocabulaire, syntaxe, accent, la source vive du langage sonore » (ibid.). Sa mélodie est dite nuancée par « une ambiguïté modale qui annonce déjà la déchéance moderne de la cadence tonale. Telles, aux confins du xviie et du xviiie siècles maintes tournures cadentielles semblent osciller entre le modal et le tonal classique, telles, en sens inversela phrase de Chopin, tout en permettant encore l’interprétation classique, porte déjà en elle un tact harmonique qui ne se plaît plus uniquement aux résolutions par les notes sensiblestraditionnelles » (ibid. : 113). La dernière contribution, celle de Fred Goldbeck, « Edition de travail » (ibid. : 126-128), essaye de conclure : « En ces jours anniversaires, le Romantisme, une fois de plus, est à l’honneur, et en question. […] Sur ce point, pour distincts que soient leurs claviers, Gide et Paderewski se montrent d’accord : sarmate ou latin, leur Chopin a l’universalité des classiques » (ibid. : 126). Goldbeck finit par affirmer la suprématie de l’interprétation de Cortot, époque oblige, tout en réintroduisant le caractère romantique et classique de Chopin :

Il n’est technique plus digne de Chopin. Et, comme celle de cette musique, la courbe de l’art de Cortot est allée de l’accent à la forme, du beau déclamer au parler plus bel encore, du tourment éloquent au calme tendu – du romantique au classique. À tel point que nous n’évoquons guère la grande figure sans lui prêter traits et ressemblance du beau visage insatisfait d’Alfred Cortot  (ibid. : 127).

17Confrontées au reste des contributions de la revue, les Notes sur Chopin montrent qu’un certain idéal de l’écriture découle naturellement de l’expérience musicale gidienne. Vers la fin de ses Notes, Gide met en valeur son interprétation propre des liens existant entre la littérature et la musique :

Je n’éprouve nul besoin, pour goûter la musique, de la faire passer à travers la littérature ou la peinture, et me préoccupe fort peu de la “signification” d’un morceau. Elle le rétrécit et me gêne. Et c’est aussi pourquoi, malgré les prestigieuses adéquations de Schubert, de Schumann ou de Fauré, me plaît par-dessus tout une musique sans paroles, ou que, tout au plus, vient prétexter la mystique d’une liturgie. La musique échappe au monde matériel et nous permet d’en échapper  (ibid. : 21).

18En soulignant la « puissance expressive » de Chopin24, Gide annonce que l’héritage rousseauiste et la conception romantique de la musique sont bien vivants à l’époque dite « moderne », tout en cherchant à vaincre les mythes désuets, caricaturaux sur son compositeur (musicien ?) préféré. Le Chopin gidien est un Chopin à la fois aimé (la note baudelairienne et barthésienne) et atticiste (Gustave René Hocke), un représentant de l`idéal de l’« art pur », toujours problématique, qui s’oppose à l’asianisme d’un Wagner ou d’un Hugo. Le génie de la « note bleue » (Delacroix, Sand) promeut ici un art anti-rhétorique et anti-pathétique, à la fois romantique et classique. Le Chopin gidien est une figure de la joie, mais surtout un compositeur qui use du sfogato25.

19Gide ne cesse de répéter son désir d’être l’exégète idéal de Chopin, d’« être » Chopin, et refuse, dans un geste rhétorique, la virtuosité et l’effet :

Et j’admire qu’en se refusant toutes ruses et ses artifices les plus particuliers, il reste encore si personnel que, ces quelques mesures toutes simples et lisses, on ne puisse les imaginer écrites par nul autre, et qu’il ne soit jamais plus Chopin que lorsqu’il semble chercher le moins à l’être. Aucun développement rhétorique ; aucun désir de gonfler l’idée musicale et d’en obtenir davantage, mais au contraire, celui de simplifier son expression jusqu’à l’extrême, jusqu’à la perfection26.

20Or la « nationalisation » de Chopin chez Gide prend l’allure d’un effort pour dire un Chopin « polonais » – « slave » – et un Chopin « français », pour inaugurer la conclusion qu’« il n’est pas, me semble-t-il, de musique moins germanique »27. Ce caractère résolument anti-germanique de Chopin va devenir le socle d’une interprétation qui transforme Chopin en un anti-Wagner, voire en un anti-wagnérien.

Le Chopin gidien : anti-Wagner et anti-wagnérien

21Le Chopin gidien est à la fois romantique et classique, slave et français, et le contraire même de l’esprit germanique. Il est un anti-Wagner et surtout un anti-wagnérien :

Aussi bien celui que je veux opposer à Wagner, ce n’est point Bizet, comme Nietzsche se plaisait à faire et non sans malignité, mais Chopin. Et si l’on m’objecte qu’il y a disproportion ridicule avec la masse énorme de Wagner, et qu’à côté de son œuvre gigantesque l’œuvre de Chopin paraît incomparablement menue, je répondrai que c’est par là précisément que je les veux opposer d’abord, et que c’est par l’énormité que l’œuvre de Wagner me paraît le plus germanique. Cette énormité, je la sens non seulement dans la longueur inhumaine de chaque œuvre, mais dans les excès de tous genres, dans l’insistance, dans le nombre des instruments, dans le surmenage des voix, dans le pathos. […] Loin de charger de notes son émotion, à la manière de Wagner par exemple, [Chopin] charge d’émotion chaque note, et j’allais dire : de responsabilité. Et s’il est sans doute de plus grands musiciens, il n’en est pas de plus parfait28

22Cette deuxième partie de notre étude va essayer de problématiser cette définition sommaire et négative. Quelles sont, en fait, les limites de cet idéal de l’« art pur », et de cette définition de l’anti-Wagner (et surtout de l’anti-wagnérien) ? Que vise Gide par ce nom ? Wagner l’artiste ? Le théoricien ? L’image de Wagner ? Le wagnérisme ? La musique ? Le théâtre ? Le drame musical ?

23Vu les différences entre l’œuvre « énorme » de Wagner, compositeur (surtout d’opéra), dramaturge, théoricien, et celle de Chopin, « menue », pour le piano, sans aucun support autoréflexif ou théorique, les différences entre ce qui est devenu le wagnérisme (et nous ne parlons que du wagnérisme en France), comme phénomène historique, et ce qui n’a jamais été nommé le « chopinisme », même s’il existait sous forme de certains mythes récurrents, ne deviennent que plus flagrantes. Les mythes créés autour de la figure de Chopin n’ont jamais eu, au moins pas en France, les conséquences sociales, idéologiques et politiques de l’« esthétisation », de la « figuration du politique »29 d’un Wagner. La situation change radicalement si cette figureest étudiée en Pologne. Ces mythes-là, nationaux et politiques, rappellent étrangement ceux sur Wagner car les mythes se ressemblent, ils parlent le même langage. Le wagnérisme même, comme phénomène de masse dans la bourgeoisie cultivée, tout en étant le modèle accompli de cette poétique de l’amplification musicale et de l’accumulation esthétique, déploie ses « affinités électives » avec les mythes polonais sur Chopin, comme les modèles mêmes du « grand art » et de la religion de l’art. En Pologne, la vertu figurative et le pouvoir « fictionnant » de Chopin ont eu leur efficacité politique – l’avenir de la Pologne était en question – tout comme son image d’exilé polonais cosmopolite, qui était censée inaugurer le « style national » prôné par une certaine musicologie d’époque.

24Ainsi, tout comme Chopin en Pologne, Wagner devient le prototype du compositeur chez qui l’« esthétique » de la mimèsis – présentation, représentation et imitation (des affects, des passions, des idées, des poèmes) – surpasse la musique30, laquelle devient une musica ficta. Gide identifie bien cet « expressionisme », cette « pathétisation » et « dramatisation » des passions du sujet (assujetti aux affects). Cet art de l’affect visait à devenir un art de l’effet, d’où l’importance, non pas de Chopin lui-même, mais plutôt de l’effetqu’il produisit.

25Néanmoins, la critique gidienne de la figure de Chopin et l’inauguration d’un Chopin gidien n’est pas sans ambiguïtés. Tout d’abord, son admiration propre et son désir d’être l’exégète idéal de l’œuvre de Chopin côtoie presque l’émerveillement provoqué chez Baudelaire par la figure de Wagner, surtout son « impossibilité de tout dire »31. Bien qu’il se batte contre l’aphasie castratrice de l’Amoureux barthésien qui ne peut que répéter interminablement un seul mot, « je t’aime », Gide s’approprie cette musique – elle devient sienne. Or tout en étant sienne, la musique déborde infiniment les possibilités de l’écriture.

26Gide et Baudelaire diffèrent, mais moins que leurs compositeurs. En fait, entre Chopin et Wagner, à première vue, il y a un océan. Wagner, c’est l’opéra, le mythe national, le théâtre, et Chopin, c’est la musique pour le piano. Wagner écrit une œuvre théorique (Opéra et drame, Lettre sur la musique), Chopin s’en passe. Baudelaire se confronte à l’art de Wagner comme le seul à pouvoir menacer la suprématie de la poésie et représenter un défi à la littérature. Gide ne se sent pas menacé par Chopin, il l’accueille sans réserve, bien qu’il laisse de côté le Chopin « polonais ».

27Une question qui s’impose, que Gide passe sous silence (et accepte tacitement) et qui a été inaugurée par le romantisme, c’est le caractère purement subjectif de la musique, qui serait le seul art dusujet, où l’intimité pure de l’intuition singulière assurerait la production d’un discours « purement humain », « universel ». D’où s’ensuit que le langage ne permet ni l’appropriation subjective32 ni la constitution de la littérature comme telle. Or Chopin n’offre pas de solution à la « hantise musicale » car il ne crée pas, comme Wagner, un projet de reconstruction de l’« art total » qui essaie de « contenir l’excès et de sauvegarder le sens ». « Le geste totalisant est un geste clôturant », aggravé par « le côté “Restauration” ou même, déjà, “révolutionnaire-conservateur” »33.

28Il n’en est rien dans la condamnation gidienne de Wagner et dans ses efforts pour célébrer l’idéal musical atteint dans la musique de Chopin. Son « Contre Wagner » n’identifie pas la métaphysique du langage à l’œuvre, toute rousseauiste (comme appartenant à « l’époque de Rousseau » derridienne), qui oppose le langage / la langue (comme l’intelligible) et la musique (comme le sensible, une affaire de sentiment, de cœur). Nulle mention non plus ni de la contradiction dite innée entre la langue comme instrument et sa visée, l’expression du sentiment, ni de cette place cruciale assignée au sentiment. La prise en étau de la poésie par Wagner, l’incapacité fondamentale prétendue de la poésie à créer un effet de fascination, d’envoûtement, qui n’a rien de l’effet intellectuel ou rhétorique, ne sont pas mises en question. Ni le partage présumé des mêmes présupposés métaphysiques de la poésie et de la musique, c’est-à-dire le constat que la musique serait une proto-musique, ce qui n’est là encore qu’un dogme d’époque34. Or Wagner en tire les dernières conséquences, comme d’habitude, en systématisant et totalisant, et professe que « l’œuvre la plus complète du poète devrait être celle qui, dans son dernier achèvement, serait une parfaite musique »35. Plus d’un siècle plus tard, Barthes renverse le constat en professant que le parfait musicien devrait être écrivain.

29L’anti-wagnérisme gidien s’en tient à la condamnation de quelques défauts wagnériens : l’énormité, la longueur, l’excès, l’insistance, la multitude des instruments, le surmenage des voix, le pathos, l’effusion, l’émotion, et enfin l’effet – le rhétorique.

30Il n’est en rien mention de la métaphysique schopenhauerienne à peine paraphrasée chez Wagner, que Gide lisait depuis les années 1880 (Le Subjectif). La musique est chez Gide révélation, épiphanie du métaphysique même, tout comme chez le Nietzsche de La Naissance de la tragédie36. Les implications d’une telle conception de la musique sont cruciales – la seule poésie possible pour Wagner, c’est la poésie dramatico-musicale, le livret d’opéra, le mythe, d’où l’enjeu politique de cette poétique, ou mieux, la politique esthétisée, même esthétique tapie derrière l’image, que Baudelaire, à l’encontre de Gide, reconnaît.

31Les réactions de Baudelaire et de Gide sont pourtant semblables. Les deux se disent « désarmés », soumis au génie musical de leur compositeur préféré. Les deux acceptent le primat inconditionné de la subjectivité et le rôle de l’Amoureux barthésien. Les deux parlent en leur nom propre, ils disent « je », acceptent de raconter leurs propres impressions et attendent de la musique qu’elle les constitue comme tels (ils se demandent, dit Lacoue-Labarthe). La musique est censée leur renvoyer leur propre image – leur donner l’occasion de se (ré)approprier leur moyen d’identification37.

32Les deux se laissent pénétrer, envahir par la musique : ils jouissent, l’un comme auditeur-spectateur, l’autre comme amateur, ce qui fait toute la différence. Les deux jouissancesdiffèrent, elles aussi. La jouissance de Baudelaire, non pas « plaisir », mais « jouissance » barthésienne, reprise à Lacan, dépossession, dépropriation, pourrait être considérée comme une plateforme qui fait la substance même du « sujet » Wagner du wagnérisme, contre qui Gide s’insurge. Pour Baudelaire, Wagner est essentiellement un « pathos, un sujet comme pathos », et « un tel pathos le définit comme “moderne” »38. Gide dénonce ce « sujet en excès, au-delà du sujet même »39, le « surhumain » baudelairien – l’infini40. Gide, dans sa critique de Wagner et du wagnérisme, quelque modeste qu’elle paraisse, condamne sans réticence l’immensité, l’incommensurable et l’excessif de l’œuvre wagnérienne. Et cependant, cette équation serait caricaturale si elle n’introduisait pas la nuance proprement baudelairienne de la religion esthétique de Wagner :

Baudelaire ne retient au fond de la musique de Wagner que ce qui, en elle, excède la musica ficta. La représentation, au sens où l’on peut dire que le stile rappresentativo culmine dans Wagner – mais au sens, aussi, où il faut à cette musique un théâtre, des figures et une illustration –, n’intéresse pas réellement Baudelaire. De là qu’au bout du compte son Wagner n’est pas Wagner41.

33Baudelaire, en créateur qu’il est, « baudelairise » Wagner. D’une certaine manière, Baudelaire théâtraliseencorecelui qui est, pour Gide, le synonyme mêmedu rhétorique. Bref, les deux utilisent leurcompositeur pour y déployer leur propre esthétique.

34Cependant, ils procèdent en sens inverse. Alors que Baudelaire décèle dans Wagner le partage entre le classique et le romantique, ou le moderne, Gide essaie d’évoquer un Chopin qui serait à la fois romantique et classique. Ainsi les deux pervertissent-ilsleur « double »-musicien, mais, tandis que Baudelaire admet avec Wagner que la musique ait pris le relais de la poésie, Gide ne désespère pas autant – il est l’élève de celui qui va mettre en question cette suprématie de la musique, Mallarmé. Ce dernier fait s’égaler musique et mystère – initiation, « église »42, où l’auditeur devient participant et doit « croire, simplement, rien de plus »43.

35Mallarmé sera celui qui essaiera de se démarquer du wagnérisme ambiant, en refusant l’idée du Gesamtkunstwerk et le drame musical trop théâtral44. Ce « trop théâtral » sous-entend que la musique est, par elle-même, « déjà théâtrale », « productrice – à sa manière – de fiction »45, une musica ficta – non pas la musique, mais de la musique46, une « musique de scène » qui ne fait que signifier, illustrerle personnage. La musique de Wagner est un « drapé », un signal, car elle représente, d’où l’image d’un Wagner dramaturge épigone, anti-moderne, dans le sens qu’il ne crée pas un théâtre qui interroge sa propre possibilité. Son théâtre n’est pas le Théâtre. L’argument mallarméen que va reprendre Gide, c’est que la véritable musique ne doit pas accompagner. L’appel mallarméen à « l’esprit français », « strictement imaginatif et abstrait, donc poétique », « en cela d’accord avec l’Art dans son intégrité »47 et refusant la légende, résonne à l’unisson à la fois avec le rappel gidien du classicismede Chopin (la sobriété hölderlinienne ?) et l’idéal romanesque du jeune Gide et de son « roman-théorème » (Les Cahiers d’André Walter) qui est le fils de l’Ode mallarméenne. La sublimation, l’épurationde la mimèsis48par Mallarmé rappelle le défaut majeur de Wagner aux yeux de Gide – l’excès, le trop de tout. Gide suit Mallarmé à la lettre quand il transforme la musique de Chopin en une « bonne métaphore ». La poésie étant l’accomplissement de la musique49, cette dernière est, tout comme le musicien, incapable d’auto-réflexion. La parole seule, donc, peut ne pas manquer l’essence de la musique, et Wagner le théoricien l’utilise en forgeant son projet esthétique décadent et restaurateur50, en nostalgique du « grand art ». Chopin n’a pas de « projet » – ce qui est advenu parsa musique en Pologne ne peut être considéré comme un projet. En France, aucune trace de « projet ». Chopin ne semble être, pour la plupart, qu’une machine à mythes petit-bourgeois (para-romantiques). L’esthétique portée à sa limite, diagnostiquée chez Wagner par Heidegger comme « le négatif photographique de l’accomplissement hégélien de l’esthétique »51, est l’héritière de la radicalisation nietzschéenne de Wagner via le « grand style ». Elle amène Heidegger à l’opposition fondamentale entre le classicisme et le romantisme. Gide essaie de faire rejoindre ces deux notions tout en les utilisant à la manière de Heidegger – en dressant une typologie. Ni Gide ni Heidegger n’entre dans les distinctions doctrinales, ni ne touche à la théorie finalement romantique de l’art qui inaugure une esthétique religieuse, donc nécessairement politique. Et pourtant, les deux critiquent les figuresde Wagner en tant que relais de la musique considérée comme ce que Heidegger nomme « le règne du pur état affectif ». Les deux inaugurent un autre idéal esthétique, celui de Hölderlin (Heidegger) et celui de Chopin (Gide), en protestant contre cette « barbarisation de l’état affectif même, devenu pur bouillonnement, pure effervescence du sentiment abandonné à lui-même »52. En souscrivant à la condamnation nietzschéenne de Wagner, Heidegger critique l’idéologie de « l’expérience vécue » et dit en langage philosophique ce que Gide va diagnostiquer comme son anti-wagnérisme, car le wagnérisme ne vise, selon eux, que « l’impression », le « choc » et « l’effervescence », « du ‘théâtre’ » – « l’effet ». La citation heideggérienne du fragment n° 839 de la Volonté de puissance réintroduit le thème de l’hypnose wagnérienne de l’auditeur (Mallarmé le disait déjà) – « et davantage [de] l’auditrice », comme le précise Nietzsche – et de l’extase somnambulique des wagnériennes (« “Come si dorme con questa musica !” »). Ainsi les trois, Nietzsche, Heidegger et Gide, semblent-ils lui en vouloir de l’absence de style– « on flotte et l’on nage » au lieu de « marcher et danser »53.

36Comment se fait-il que les défauts de Wagner, aux yeux de Nietzsche et de Heidegger, ressemblent tant ceux que lui impute Gide ? L’absence de style serait, selon Nietzsche et Heidegger, l’impuissance à figurer, le défaut du rythme54qui n’est pas seulement cadence – marche ou pas. Selon cette interprétation, qui entraîne toute une tradition que Gide transpose au niveau de l’écriture, la cadence serait la qualité non pas de homo (Mensch), mais de vir (Mann). L’humanité supposerait ainsi un héroïsme – une virilité. Et la musique n’est pas un art viril – elle n’attend de l’auditeur qu’une pure passivité. Elle serait un art féminin, hystérique. Pour Nietzsche, une certaine musique au moins esthystérie55. Heidegger reprend l’analyse nietzschéenne et utilise tous les termes que Gide emploie pour une certaine écriture (« écrire fémininement ») qui déborde, flotte et se dilue. Or la synonymie de cette réceptivité impressionnable / malléabilité démesurée / plasticité dévergondée, de l’état esthétique et de l’hystérie, qui sous-entend toujours une théâtralité, une dramatisation, n’est qu’une hypothèse, qui semble presque impossible à surpasser au sein des interprétations binaires. En fait, elle fait paraître ce que serait le gestevirildu « grand art », le style nietzschéen, qu’analyse Derrida dans Eperons, la Gestaltung heideggérienne (figuration, configuration, mise en forme, « structuration » de Klossowski ou « typisation » de Lacoue-Labarthe), ou, transposé au niveau de la littérature, l’atticisme (Gustave René Hocke) ou le classicisme gidien. Une telle virilisation de l’art « idéal », dans laquelle s’aventure Nietzsche, et que suit Heidegger, vise à promouvoir une esthétique guidée par le point de vue de l’artiste et à passer l’éponge sur le spectateur-auditeur toujours désapproprié. Gide proclame son Chopin artiste et non pas poète.

37D’où l’importance primordiale du statut et de la figure de l’amateur pour Gide. L’Amateur est celui qui ne peut pas être seulement en effusion affective ; il est la figure qui pourrait engendrer une pensée nouvelle sur la musique, en dehors de l’affection, de la métaphysique du « sentiment » (dite schopenhauerienne) et de l’« inconscient », qui s’accomplit aussi dans le « mélocentrisme » wagnérien. Telle est la leçon gidienne, que confirmera Barthes.

38Un certain nombre d’écrivains et de philosophes ont eu leur artiste – Adorno avait Schœnberg, le premier Nietzsche Wagner, puis Bizet (Chopin ?) ; Heidegger avait Hölderlin, tout comme Hegel avait Schiller et Gide Chopin. Ils ne voulaient pas renoncer à « l’offrande d’une œuvre qui, en cela moderne, thématise explicitement la question de sa propre possibilité comme œuvre et par là même comporte, comme son sujet le plus propre, la question de l’essence de l’art »56.  

39Les tentatives de Gide pour faire connaître sonChopin rappellent quelque peu l’intention de « sauver » l’œuvre d’art, que Walter Benjamin, dans L’Origine du drame baroque allemand, identifie comme une intention de « mortifier » les œuvres pour extraire une seconde beauté de leurs ruines. Car Gide est ambitieux – il prétend montrer la « vérité » de son Chopin, son Wahrheitsgehalt, en perpétuant, lui aussi, après Hegel, Schelling, Nietzsche, Heidegger et Adorno, l’horizon dévastateur du « grand art » nécessairement moderne.

40Ainsi Gide prétend-il faire voir le langage musical de son Chopin qui essaie de dire, comme toute musique, « le Nom lui-même, au lieu de communiquer des significations »57. Tout compte fait, la tentative gidienne est reconnaissable et moderne; elle énonce la césure de la religion58.

41Si la musique ne peut signifier (comme langage) que lorsqu’elle « blasonne », « emblématise », « type », laisse une empreinte ou une frappe (Prägung), Gide affiche sa volonté de littérariserson Chopin. Il n’y a, chez Gide, que la figure de l’amateur qui inaugure une nouvelle approche de la musique qui ne doive, à l’encontre de la conviction baudelairienne, ni « égaler » la poésie ni présenter des idées. L’invocation gidienne de son Chopin classique et romantique, anti-Wagner et anti-wagnérien, se réduit à une condamnation de l’effet, de l’ekphanestaton comme comble du paraître, tout en héritant à la fois de la véhémence baudelairienne, dans son ardeur et sa décision de dire « je », et de la critique mallarméenne, nietzschéenne et heideggérienne de l’effet. Tout en insistant sur le caractère double de son Chopin, romantique et classique, Gide ne renonce pas à la tentation du « grand art ».

42L’inauguration gidienne de l’anti-geste devient geste ou figure creuse du geste. En invoquant « le secret » de cette œuvre, ce qui fait surface, c’est la béance de l’essence tant convoitée de Chopin. Même si Gide invoque l’autonomie de la musique, celle-ci y reste la servante de l’amour et de la morale de l’interprétation, au nom de laquelle le Chopin de Gide est tiraillé sur le lit de Procruste. Les gestes d’amour y font ravage, surtout quand ces gestes (gestus / gesta / gesticulatio) tirent leur identité de la confrontation avec le modèle figural, structural, de la musica ficta de Wagner. Cet antipode proclamé de Chopin finit par faire beaucoup de dégâts en surplombant, par leur propre fiction, ce que sous-entend de proprement mythologique et fictionnelle Chopin gidien.


*

43ADORNO, Theodor W., Écrits musicaux,t. 2, Quasi una fantasia, Paris, Gallimard, 1982.

44BAUDELAIRE, Charles, Œuvres complètes, t. 2, éd. C. Pichois, Paris, Gallimard, 1976.

45BENJAMIN, Walter, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, trad. P. L.-L. et A.-M. Lang, Paris, Flammarion, 1986.

46BENJAMIN, Walter, L’Origine du drame baroque allemand, trad. S. Mullet et A. Hirt, Paris, Flammarion, 1985.

47CORRE, Christian, Un lieu de mémoire : La Revue musicale, 1920-1940, Paris, La Part commune, 2002.

48DERRIDA, Jacques, Eperons. Les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978/2010.

49DUCHESNEAU, Michel, « La Revue musicale (1920-1940) and the founding of a modern music », Musique et modernité en France, Sylvain Caron, François De Médicis et Michel Duchesneau (dir.), Les Presses de l’Université de Montréal, 2006.

50HEIDEGGER, Martin, Nietzsche I, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971.

51LACOUE-LABARTHE, Philippe, Musica ficta (figures de Wagner), Paris, Christian Bourgois éditeur, 1991.

52NIETZSCHE, Friedrich, Œuvres philosophiques complètes, t. 8 : Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Ecce Homo, Nietzsche contre Wagner, Paris, Gallimard, 1974.

53MALLARME, Stéphane, Crayonné au théâtre, in Œuvres complètes, éd. H. Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, 1945.

54SÈVE, Bernard, L’Altération musicale ou Ce que la musique apprend au philosophe, Paris, Seuil, 2013.

55SÈVE, Bernard, L’Instrument de musique : une étude philosophique, Paris, Seuil, 2013.

56VUKUSIC ZORICA, Maja, André Gide : les gestes d’amour – l’amour des gestes, Paris, Éditions Orizons, 2013.

57VUKUSIC ZORICA, Maja, « Gide et Chopin – le parfait écrivain devrait être musicien », Bulletin des Amis d’André Gide (BAAG), n° 176, XLVe année – vol. XL, octobre 2012, p. 309-352.

58VUKUSIC ZORICA, Maja, « Le piano touchant / touché : l’instrument du contretemps chez Gide, le cas du Journal et des Notes sur Chopin », SRAZ (Studia romanica et anglica zagrabiensia), Facultas philosophica Universitatis Studiorum Zagrebiensis (Presses de la Faculté de philosophie et de lettres de Zagreb), vol. LV, 2010, p. 79-101.

59VUKUSIC ZORICA, Maja, « “Bez glazbe, zivot bi bio pogreska” – Chopin kod Gidea, Sartrea, Nietzschea i Barthesa », Knjizevna smotra, XLII / 2010, n° 157-158 (3-4), p. 51-60.

60WAGNER, Richard, Quatre Poèmes d’opéra, précédé de « Lettre sur la musique », Paris, Mercure de France, 1941.