Colloques en ligne

Cristina Nägeli

L’articulation intersémiotique du souvenir chez Camille Laurens et Rémi Vinet

1Dans son huitième roman Cet absent-là, publié en 2004, Camille Laurens réfléchit à la forme que prend le souvenir d’un être cher disparu, en l’occurrence son ex-partenaire et son fils mort peu après la naissance, Philippe. L’ouvrage fait alterner de courts chapitres avec des photos de Rémi Vinet et adopte ainsi une perspective multisémiotique très intéressante en ce qu’elle constitue un rapport dialogique permettant d’aborder sur un plan abstrait et universel le grand dilemme douloureux qui caractérise toute relation interhumaine : la perte potentielle ou même inévitable qu’on est contraint d’accepter quand on aime.

2A chaque fois qu’on la contemple, la photo-portrait actualise la conscience d’un moment passé perdu à jamais. Dans le passage suivant, ceci s’articule autour de la photo de l’homme aimé :

Deux parties, donc, dans ton visage. La lumière cesse exactement sur l’arête du nez, mais comme tu es un peu de profil, la part d’ombre, à gauche, est beaucoup plus grande. L’œil visible est cerné d’un gris presque noir – une insomnie, mais sans chagrin. Car le regard n’exprime rien, ou plutôt si, il exprime son rien jusqu’à l’épuisement, c’est ça qui l’épuise, tout ce rien à moudre. Le mot qui me vient est le mot anglais blank, qui convient mieux que l’adjectif vide par lequel on le traduit souvent en français. Blank look, voilà : pas un regard vide, un regard plein de vide. Le mot dit autre chose encore : on y entend le blanc de la mémoire, on en mesure le trou. Il n’annule pas tant le passé que le présent.1

3Le manque d’expression de l’homme renforce l’impression de « trou » qui persiste dans tout souvenir. Or l’effet est doublé par un procédé métapoétique particulier à ce roman : la photo qui précède cette citation2 cadre parfaitement avec la description. Mais l’homme sur cette photo n’est pas l’ex-partenaire de la narratrice, comme elle a soin de le préciser dans l’introduction du passage : « Je pose la photo en face de moi. Exercice de détachement, volonté de décrire cette image que le lecteur ne verra pas. » Cette indication manque pourtant plus tard dans le passage sur le bébé et le lecteur se rendra compte que la photo de l’enfant précédant ce passage3 ne représente pas le petit Philippe.

4Pourquoi provoquer cette illusion, attirer le lecteur sur une fausse piste ? C’est la question incontournable que soulève cet ouvrage où un nombre conséquent de photos de personnes différentes contraste avec les deux seuls personnages du texte. Quand le lecteur, arrivé aux passages du bébé et de l’homme situés après le premier et le deuxième tiers du roman, croit enfin identifier un rapport entre les deux registres, il est d’autant plus dérouté lorsqu’il découvre que, même là, le roman déjoue systématiquement ses attentes. Faut-il donc qualifier l’écriture laurensienne dans les termes suivants (utilisés par Philippe Savary dans le Matricule des anges)?

Maître d’ouvrage de virtuoses architectures romanesques, Camille Laurens utilise des matériaux peu solides : fausses pistes, trompe-l’œil, identités mouvantes, dédoublements, messages à déchiffrer, références littéraires.4

5Notre analyse vise à montrer que si Savary est dans le vrai, ces procédés « fuyants » qui fondent l’écriture laurensienne se révèlent être l’essence du livre et sont à connoter positivement. Nous ne pouvons ainsi que souscrire à cette remarque de Catherine Poisson :

La photo est une invitation à l’interprétation et non pas trahison, sentiment qui colore dans un premier temps le rapport du lecteur à cette photo qui semble refuser d’adhérer au texte et qui nous fait nous en sentir exclus.5

6Ce sentiment d’exclusion déterminera toutefois le lieu où, nous le verrons, se joue la participation active du lecteur, invité de la sorte à chercher lui-même les clés de la lecture. Si une grande part de l’impact performatif du roman repose sur cette non-correspondance texte-photo, il faut néanmoins se pencher sur le rapport étroit qui unit les deux registres sémiotiques.

7Le fait que le texte ne commente pas les photos et que ces dernières n’ont pas la fonction d’illustrer le texte contribue à établir deux langages distincts qui construisent sur une base d’égalité le roman Cet absent-là. Entre eux s’établit un réseau de rapports multiples, dialectiques, dans lequel texte et image se rapprochent continuellement et où des caractéristiques inhérentes d’un registre se greffent sur l’autre. La multisémioticité du roman opère en particulier la dissolution des limites entre spatialité et temporalité qui distingue, selon Lessing, l’art pictural/visuel de l’écriture. Si, pour lui, l’image est essentiellement spatiale, le regard la saisissant en une fois, le texte se caractérise par sa temporalité. Il se développe au cours de la lecture impliquant un passage du temps.6 Chez Laurens et Vinet, le souvenir est saisi tant temporellement que spatialement : tandis que le texte se fait image ancrée dans l’espace, comme nous le verrons par la suite, la photo évoque un temps perdu. La manière dont le roman joue sur le statut d’entre-deux du souvenir fait toujours d’un être aimé à la fois un absent et présent dans le temps et l’espace, dans le hic et nunc de la personne qui se souvient.

8Pour montrer ce mécanisme, nous délimiterons les champs respectifs de ces deux registres sémantiques en commençant par celui de la photo. La série portant le titre « figures » de Rémi Vinet ne montre pas de portraits habituels, car ses clichés ne saisissent pas un être dans son individualité, mais des visages flous dont les contours se dissolvent. Il s’agit d’un effet que le photographe obtient en se servant d’une technique particulière que Laurens explique dans le livre : il « projette l’image sur un drap blanc et la rephotographie. […] La figure saisit donc à la fois une présence et sa disparition, un être et son effacement ».7 La photo devient le support d’une temporalité, non tant parce qu’elle se pose comme photo-souvenir, mais par l’effet particulier qui s’en dégage. Dans les mots de Vinet :

Figure s’adresse aux disparus et veut en être l’évocation dans son universalité. C’est une image ‘plantée’ dans la mémoire. Elle se fabrique par l’apparition de traits essentiels du visage, et de masses inscrites par le mouvement. Ce sont des traits que l’on compose soi-même, et gardés en mémoire. Pensez à quelqu’un que vous ne voyez plus, il vous en viendra toujours une image. C’est celle-ci, et elle inspire figure. Cette image, je l’isole de tout artifice, de tout repère géographique, sociologique ou de temps. Je travaille avec une volonté désidentitaire pour mieux la mener à une vision universelle.8

9De manière très subtile, le photographe mine le principe fondamental de la photographie, tel que le décrit Philippe Dubois dans une belle anecdote dont il tire cette vérité générale : « la photo (m’)arrête […], une fois pour toutes la photo m’a immobilisé. »9 Vinet rend le temps à ses photos dans la mesure où il rend le mouvement aux personnes photographiées. Si souvent ces dernières ne se reconnaissent pas sur les clichés – ce glissement identitaire dont parle le photographe joue pleinement –, l’effet produit est pourtant celui d’une présence très marquée. Chacune des photos disposerait ainsi de ce que Barthes dans La Chambre claire – texte de référence explicite de Laurens – appelle un punctum, ce trait particulier qui rend une photo touchante, individuelle. Mais en même temps, ces personnes semblent nous interpeller d’un autre temps, effet de flou entre noir et blanc, entre aujourd’hui et hier.10 Vinet, à travers cette pratique manipulatrice, « saute hors du geste photographique », pour parler avec Vilém Flusser, en inventant « une nouvelle catégorie ».11 Il joue ainsi « contre [son] appareil » (de manière consciente ou non) et produit des « informations imprévues ».12

10Le photographe joue donc ici sur le caractère obligatoirement référentielde toute photographie qui pour Barthes en fait la magie, mais aussi la mélancolie, dans la mesure où le cliché signifie « ça-a-été ». Comme l’atteste la photo – « elle est l’authentification même » par opposition au texte qui est, « par nature, fictionnel » (1163, 1169) –, la personne photographiée était présente au moment de la prise de vue, mais par effet de distorsion jusqu’à la limite du reconnaissable, ces visages commencent à se distinguer de leur référent. Tout en gardant leur expression particulière, ils acquièrent l’universalité dont parle Vinet. Il y trouve l’occasion d’un souvenir personnel qui dépend de son histoire et de sa socialisation. La photo choisie pour la couverture13 est un bon exemple en ce qu’elle rappelle étrangement, à certaines générations du xxème siècle, Anne Frank, visage-mémorial de la Seconde Guerre mondiale ; pourtant, ce n’est pas elle.

11La couche du temps se superpose ainsi à l’espace photographique. De ce point de vue, les photos ont bel et bien une fonction d’illustration. Elles témoignent visuellement de ce statut d’entre-deux, d’une présence-absence spatiale et temporelle, leitmotiv dans le titre de l’ouvrage Cet absent-là. Comment pourrait-on mieux saisir la particularité de tout souvenir que par cette présence-absence ?

12Retournons au texte et à son rapport avec la photo : le processus que nous venons de décrire s’opère aussi à l’inverse, à savoir que le texte se rapproche de la photo et qu’à la temporalité du récit se superpose une image, saisie spatialement.

13Dans notre tentative d’esquisser une typologie du dialogue entre texte et photos, nous relevons les quatre catégories suivantes :

termes photographiques
imitation du processus photographique
ekphrasis
éléments de rhétorique

14Les deux premières catégories sont très présentes au début du roman lorsque la narratrice raconte sa première rencontre avec son futur partenaire. Ce qu’elle appelle sa propre « apparition » (p. 14) – elle se rend compte qu’elle apparaît devant les yeux, pour ainsi dire l’« objectif » de l’homme, son « corps est un instantané » (p. 11) – se calque sur le processus de prise de vue. Dans la perspective de la narratrice, la mise au point sur le visage de l’homme fait devenir flou tout ce qui l’entoure. Les autres personnes s’effacent littéralement jusqu’à devenir des « fantômes » (p. 22). Deux effets performatifs s’ensuivent : le texte entre en dialogue avec la photo à travers la terminologie et prend corps, fait littéralement figure devant le lecteur. En apparaissant devant les yeux de l’homme, la narratrice surgit aussi dans le texte et face au regard intérieur du lecteur qui fait une mise au point symbolique sur l’histoire racontée.

15Sans entrer dans les détails, examinons les procédés littéraires utilisés ici pour rapprocher le texte de l’image : l’ekphrasis – la narratrice n’y ayant recours que pour évoquer son ex-compagnon, précisément parce que sa photo ne figure pas dans le livre – et les éléments de rhétorique. Le passage articulé autour des mots du titre (et qui suit la première citation au début de notre texte) peut servir d’illustration des catégories 3 et 4 :

Cet œil nous nie, lui et moi, bien sûr, cet œil noir nous dit : tu n’es pas là. C’est désagréable pour un photographe, c’est horrible pour une amoureuse. Mais cet œil dit aussi : je ne suis pas là, il le dit noir sur blanc. […]
La photo saisit tout ensemble, ce noir et blanc : le sens du non-sens, l’être du non-être, la part effacée de la face, l’infigurable de la figure, son fantôme. C’est une photo qui touche au vif, et, dans le même mouvement, elle touche au mort. Tu donnes ce que tu reprends, tu empêches ce que tu suscites : quelque chose te mange le visage. Tu es tragique et beau dans ton double destin, celui d’être cette présence absente, comme une légende à toutes les photographies possibles et à toutes les passions impossibles. Je te regarde encore une fois. Il y a ta bouche dont je n’ai pas parlé, tes cheveux sous mes mains. Je te regarde et je te vois : tu es là et tu n’es pas là, tu es cet absent-là (p. 64-66).

16Dans cette citation s’instaure un véritable dialogue entre la photo et le texte, entre l’homme sur la photo et la narratrice. La phrase « tu n’es pas là » que l’œil noir adresse d’abord à elle, à « nous », revient à la première personne : « Je ne suis pas là » sort finalement de la bouche de la narratrice et s’adresse cette fois à l’homme (elle se répète avec insistance dans le contexte du passage). C’est l’une des rares fois où l’on passe de la troisième aux première et deuxième personnes, ce qui souligne la dimension performative du texte. Il nous inclut dans le « nous », semble s’adresser deux fois à nous, lecteurs, même si les instances changent. Moi, lectrice-contemplatrice de ce livre, « Je ne suis pas là », je suis également la présente absente. Rien n’est plus vrai.

17Mais cet extrait est aussi un croisement entre photo et texte, entre visuel et narratif, pour autant que c’est l’œil, organe de la vision, qui s’adresse à l’œil, instance de déchiffrement. Ce n’est pas la bouche, qui n’est évoquée que pour dire qu’on n’en parlera pas, sous forme de prétérition attirant l’attention sur le fait qu’elle n’a pas une fonction énonciatrice dans ce cas : l’œil noir transcrit noir sur blanc les paroles ainsi que le fait le texte.14

18Double statut paradoxal, double destin antithétique qui s’exprime dans les contraires se manifestant dans des structures parallèles combinées à des constructions chiastiques comme dans la dernière phrase de la citation. Le « là » signalant la présence encadre deux mentions de l’absence de l’homme : présence-absence temporelle aussi bien que spatiale renforcée par la combinaison du déictique « cet » suggérant le geste de montrer une personne présente dans l’espace-même15 et de la particule « -là » renvoyant à quelqu’un qui se trouve à une certaine distance.

19Les différentes présence-absences se conjuguent et se constituent à travers la contemplation de l’homme sur la photo, tragique et beau, comme « légende à toutes les photographies possibles et à toutes les passions impossibles ». Cette phrase réunit dans sa structure même le principe que Laurens et Vinet tentent d’articuler dans cet ouvrage, à savoir le statut paradoxal de tout souvenir qui signifie à la fois actualisation de la perte et conservation du moment passé : la légende coordonne en zeugme « photographies » et « passions », associées également par le biais d’un parallélisme syntaxique et d’une allitération en « p ». Les deux termes se définissent cependant par des adjectifs contraires qui constituent ce couple en chiasme. Quoique possible, c’est-à-dire présente, toute photographie signifie une absence, alors qu’une passion réelle, présente, se convertit en conscience d’une absence douloureuse dès qu’elle devient impossible. Comme pour illustrer la complexité de la situation, les éléments s’entrecroisent davantage : ainsi, les photographies et les passions reprennent en chiasme les adjectifs « tragique » et « beau » déterminant l’homme par sa beauté esthétique et le caractère tragique des sentiments de la narratrice à son égard. A travers l’association du tragique et des passions, le souvenir s’inscrit dans le registre de la tragédie. – Et l’homme semble jouer un rôle en posant. En effet, si le photographe refuse d’intégrer la photo de l’ex-partenaire de la narratrice dans l’ouvrage, c’est parce qu’elle représente « l’infigurable de la figure », parce qu’elle n’a pas de punctum. Le visage manque d’émotion, d’expression, et ne pourra donc pas avoir l’effet désiré. Il y a double refus dans cet épisode, qui témoigne aussi du rapport des forces – tant entre les sexes qu’entre les deux registres – en jeu ici : le photographe ne se plie pas au désir de l’auteure et évite ainsi la supériorité de l’un des registres et l’homme refuse de montrer sa vraie personnalité ou, comme le dit la narratrice de façon pertinente : « il a un beau masque » (p. 33). En cachant son véritable visage, le partenaire exprime son désir de ne pas se laisser prendre (en photo) son être par la personne qui contemplera le cliché, en particulier par la narratrice qui semble vouloir obtenir de force sa présence, s’approprier cette partie de lui, immobiliser ce moment pour toujours. Il sent instinctivement l’effet néfaste de la photographie16 et a recours à la fonction protectrice du masque que détermine Bachelard : « Retranché derrière son masque, l’être masqué est à l’abri de l’indiscrétion du psychologue ».17 Le masque est ici effectivement « la région difficile de la Photographie » telle que l’identifie Barthes, moins par le « sens pur »18 qu’il affiche que par l’absence de sens. En figurant littéralement une non-figure (« l’infigurable de la figure »), la non-expression du visage, « fantôme » de lui-même, double l’effet de présence-absence de toute photographie dans la mesure où l’individu représenté se rapproche d’une personne morte. Qu’est-ce qui l’en distingue ? Formulé à l’inverse :

En allant aux pôles mêmes de ces ambiguïtés [du tragique et du comique, entre autres], on trouvera la dialectique de la mort et de la vie. La mort met un masque sur le visage vivant. La mort est le masque absolu.19

20Que se passe-t-il alors quand une photo représente véritablement une personne morte ? Cet effet d’aliénation se renforce-t-il ? Ou devrait-on en conclure que le contraire se produit, puisque rien ne distingue, à priori, le visage mort d’une photo-masque à l’exemple de l’homme ? On pourrait s’imaginer que la photo figure une personne vivante.

21Le passage sur les photos de Philippe s’articule précisément autour de cette présence-absence poussée à l’extrême, la mort.

J’ai des photographies de Philippe. Elles ont été prises par le pédiatre de l’hôpital, comme il est d’usage, je crois, pour les enfants mort-nés, afin que les mères gardent la preuve qu’ils ont vécu et n’étaient pas des monstres ou des fantômes. C’est le seul cas où, dans la photographie, la vie est métaphorique. Cela rend l’image horrible, écrit Barthes, « parce qu’elle certifie, si l’on peut dire, que le cadavre est vivant : c’est l’image vivante d’une chose morte ». J’ai quatre photographies de Philippe. L’infirmière, en voulant nous les remettre, les a laissées échapper sur le carrelage, oh ça tombe, a-t-elle crié. Elles sont dans une enveloppe, je sais où. Je ne les regarde jamais, je ne les soutiens pas du regard. Son père en a une cinquième dans son portefeuille, parmi d’autres de ses autres enfants, de sa mère, de son amie, et de moi peut-être encore. J’y pense très souvent : il y a un homme dans le monde (il ne doit pas y en avoir beaucoup) qui se promène avec sur le cœur une photo d’enfant mort – je veux dire : pas mort depuis, mais mort , déjà mort –, une photo dont le bord blanc délimite un espace et ressuscite un temps où, la mémoire a beau faire, même ivre d’efforts elle ne fait rien revivre. Douleur d’une image immobile […] (p. 43-44).

22L’extrait, qui reprend les quatre catégories que nous avons distinguées, est construit autour de la triple mention des photos du bébé. Cette structure imite la prise de trois clichés dans un espace et temps très proches, clichés que l’on étale l’un à côté de l’autre pour les regarder. Elle est caractéristique de l’écriture laurensienne : de courts énoncés dont certaines parties se répètent si bien que se crée un parallélisme. Les éléments répétés sont suffisamment similaires pour que le lecteur repère leur récurrence – à l’instar de la photo, il y a donc un certain effet de reconnaissance – mais suffisamment différents pour que le texte et l’image qu’il évoque évoluent. Schématisées les trois mentions se présentent comme suit :

1. J’ai des photographies de Philippe / pédiatre, (Barthes), mères / hôpital

2. J’ai quatre photographies de Philippe / infirmière, nous / carrelage, enveloppe (je sais où)

3. Son père en a une cinquième / parmi d’autres de ses autres enfants, de sa mère, de son amie, et de moi peut-être encore / dans son portefeuille, sur le cœur

23Le texte crée ainsi un réseau d’éléments qui se superposent les uns aux autres à l’instar d’un palimpseste où sur la même surface s’écrit un texte à chaque fois différent, mais où transparaissent des éléments du texte précédent. Chaque mention de la photo est mise en rapport avec des personnes différentes et la présence de la mère, déterminée par sa fonction qui va du spécifique au plus global : de la mère en passant par le nous (parents) au membre d’une famille patchwork. Les photos sont aussi caractérisées par un espace particulier et chaque mention correspond à un moment dans le temps classé par ordre chronologique, ce qui renforce l’impression d’une série de clichés, saisie fragmentaire d’une réalité.20

24Tel que la narratrice le formule dans le premier cas, le but poursuivi par le pédiatre ne semble pas atteint. Et la mort de l’enfant a effectivement quelque chose de monstrueux. Il est en effet « contraire à l’ordre naturel des choses »21 qu’un enfant meure avant ses parents et juste après sa venue au monde. La conformation contre nature se retrouve aussi dans l’épithète « fantôme » (un fantôme qui parcourt littéralement le roman), désignant une apparition fantasmagorique, une personne décédée se manifestant sous une apparence désincarnée, ce qui est bien le cas de la photo. Par ailleurs, elle se fait fantôme de l’esprit, au sens de création d’un « souvenir persistant ».22Avec les couleurs et contours flous associés au motif du fantôme s’établit de surcroît le lien avec les photos du livre. Mais contrairement aux personnes représentées, Philippe est mort au moment de la prise de vue : « C’est le seul cas où, dans la photographie, la vie est métaphorique. Cela rend l’image horrible, écrit Barthes, ‘parce qu’elle certifie, si l’on peut dire, que le cadavre est vivant : c’est l’image vivante d’une chose morte’. » De nouveau, deux structures chiastiques attirent notre attention. Dans le premier cas (cadavre / vivant X image vivante / chose morte), Barthes n’approfondit pas seulement l’effet de l’énoncé à travers la répétition, mais il contribue à l’association de temps et espace. La vie, durée d’existence d’un être, se fait métaphore, image fondée sur une relation d’analogie ou de similarité au sens jakobsonien. L’enfant représenté ne fait que ressembler à un enfant vivant. La cruauté de cette vérité revient dans une structure similaire à la fin du passage rappelant l’extrait que nous avons étudié tout à l’heure : Philippe n’est « pas mort depuis, mais mort , déjà mort ». L’adjectif mort suivi d’un adverbe de temps dans le premier cas, de lieu dans le second, établit d’abord un parallèle entre temps et espace. Or cette structure est inversée dans la troisième partie de la phrase où l’adverbe de temps précède le même adjectif. Texte et photo opèrent le croisement entre temps et espace et l’effet de palimpseste, si particulier dans ce roman.

25Ce que la narratrice décrit ici n’est rien d’autre que le cruel effet du médium de la photographie. Dans les termes de Philippe Dubois :

L’acte photographique, en coupant, fait passer de l’autre côté […] : d’un temps évolutif à un temps figé, de l’instant à la perpétuation, du mouvement à l’immobilité, du monde des vivants au royaume des morts […].23

26Le voici à nouveau, l’effet de mise à mort décrit par Barthes. La photo est toujours l’image d’un temps perdu, un rappel du caractère éphémère de tout instant et de toute vie. Mais elle a aussi l’effet contraire, dans la mesure où c’est un hors-temps qui s’affiche. Citons encore Dubois :

Le [le temps] dérober mieux pour mieux l’enrober, et le donner à voir à jamais. L’arracher à la fuite ininterrompue qui l’aurait mené à la dissolution pour le pétrifier, une fois pour toutes dans ses apparences arrêtées. Et ainsi, d’une certaine façon, – voilà le paradoxal enjeu – le sauver de la disparition en le faisant disparaître.24

27Cet effet de rendre la vie, pour ainsi dire, se trouve dans ce passage sur Philippe. A chaque mention, les photos du bébé s’éloignent – dans l’espace et le temps – du bébé Philippe. Avec la distance, elles se substituent de plus en plus à l’enfant mort et le rapprochent de la vie : de la première à la deuxième mention des photos, on passe d’un nombre indéfini à un nombre exact, quatre, et l’infirmière se substituant au pédiatre réagit comme si c’était l’enfant quand elles tombent sur le carrelage. Le nombre des photos se réduit à une seule dans la troisième mention. Sa place dans le portefeuille et sur le cœur de son père ne l’éloigne pas seulement de l’endroit de la prise de vue, mais l’intègre aussi dans la famille où il a sa place à côté d’autres photos de personnes vivantes. Détail révélateur : son existence est plus certaine que celle de la photo de la narratrice.

28Reposons à l’inverse la question évoquée par rapport à la photo de l’homme : qu’est-ce qui distingue Philippe des autres enfants encore en vie ? Rien, si ce n’est la connaissance de la vérité. La photo se substitue à l’enfant mort tout comme le livre Philippe que Laurens a écrit après la mort de son fils était censé se substituer au bébé. C’est la bonne distance qu’il faut pour maintenir cette illusion, c’est nous, lecteurs, dont l’auteure a besoin pour que puisse se produire ce remplacement.

29Superposition d’éléments, superposition d’identités : la suite logique du texte est un énoncé généralisateur.

Oui, je crois que ça se passe ainsi : on ne se souvient pas des morts, on se souvient qu’ils ont vécu. […] Quelques-uns ont mis leur souffle dans un acte ou une œuvre, d’autres non. Je me souviens de Proust dans la maison d’Illiers, de ses peurs dans la chambre en haut de l’escalier. Je me souviens de Pavese fermant à clef la porte d’un hôtel miteux à Turin, et posant sa veste sur le dossier de la chaise. Je me souviens de […] (p. 45).

30La narratrice poursuit cette énumération de personnes en utilisant toujours la même structure « Je me souviens de + personne + lieu + action », litanie de la mémoire, évocation de personnes disparues afin de leur rendre la vie et la figure à l’instar des Portraits du Fayoum qui clôturent le passage. Leur fonction est, comme le veut la tradition, d’assurer au défunt un visage dans l'au-delà identique à celui de sa vie sur terre.

31En citant Proust en premier, la narratrice inscrit son roman dans la tradition de La Recherche. Les dalles inégales qui font trébucher le narrateur proustien font place au carrelage de l’hôpital (l’infirmière trébuche-t-elle également sur des dalles inégales ?), la peur dans la chambre d’Illiers est, elle aussi, la peur d’une perte, d’une absence. Si pour Proust, ce sont une madeleine et les dalles qui évoquent les souvenirs, lui font retrouver le temps perdu et lui ouvrent enfin le passage à la réalisation de son projet d’écriture, chez Laurens, ce sont les photos qui ont pour fonction de déclencher le souvenir, la mémoire involontaire. Mais il y a une différence par rapport à Proust, comme le souligne Genette dans son « après-propos » de Figures III :

Nous n’avons pas à notre disposition le centième du génie de Proust, mais nous avons sur lui cet avantage (qui est un peu celui de l’âne vivant sur le lion mort) de lire à partir de ce précisément qu’il a contribué à faire naître.25

32Et contrairement à Proust, peut-être goûtons-nous aussi la madeleine, en lisant cet ouvrage, mais nous ne revivons pas l’histoire de la narratrice, comme nous vivions celle du narrateur proustien. Ne sont pas évoqués ici que les seuls souvenirs de la narratrice, la non-référentialité texte-photos visant précisément à en déclencher d’autres, beaucoup plus personnels.

33Ainsi, tandis que le fils et l’ex-partenaire de Laurens sont présents dans le texte, mais que leurs photos sont absentes du roman, celles d’autres personnes se trouvent dans ses pages, mais il n’en est pas fait état dans le texte. Ce croisement de présence-absence fait que les deux registres se complètent pour faire naître un souvenir plus général et plus personnel à la fois. Effet catalyseur sur la mémoire du lecteur : il faut que le rapport texte-photo soit « non-référentiel », non-hiérarchique, que les photos du bébé et de l’homme ne se trouvent pas dans le roman, pour que cette présence-absence se transpose ici à un niveau métatextuel. Dimension performative du roman, nous le répétons : le lecteur vit le même processus que la narratrice. Il cherche ces personnes qui sont là et n’y sont pas. Ce procédé n’est donc pas à comprendre comme tromperie, mais comme seule manière de permettre au lecteur-contemplateur de lire sa propre vie dans cet ouvrage tout en réactualisant le souvenir de Philippe et de l’ex-partenaire, le glissement identitaire étant fondamental à la réalisation de ce processus.

34Pour reprendre la citation du début, seuls les matériaux peu solides laissent au lecteur la possibilité de modeler le texte et les photos à son gré. Les fausses pistes et les trompe-l’œil, les dédoublements, les messages à déchiffrer et les références littéraires le forcent à chercher de manière active le sens. Les propos de Laurens s’appliquent pleinement à la lecture de l’ouvrage : « C’est ça, les histoires : ce qui est dit, et après ce qu’on va rapporter à soi, tout ce qu’on va inventer par dessus, en palimpseste. Le lecteur est aussi écrivain. Il réécrit par dessus ».26 Le lecteur-contemplateur joue effectivement un rôle important dans ce roman qui se configure en grand théâtre du monde. En réfléchissant sur le rapport entre texte et image, il les réunit sur un autre plan, celui de ses propres souvenirs. Nous, les lecteurs, nous donnons à ces photos le même statut qu’aux personnes vivantes dont nous nous souvenons, mais il faut précisément la distance, la non-correspondance entre texte et photo pour que se déclenche ce processus.

35Voici la fonction des pages blanches qui se glissent entre les photos et le texte de sorte qu’ils ne se côtoient jamais directement. Ces blancs, presque provocateurs, occupent beaucoup d’espace. Ils constituent un troisième registre sémiotique séparant les deux autres, mais assurant aussi le lien entre le noir et blanc de l’écriture et entre les nuances du noir et blanc des photos. La page vierge, c’est le blank de la première citation, le « blanc de la mémoire » qui se remplit ainsi du texte – sous sa forme générale – du lecteur, qui accueille ses souvenirs individuels et universels à la fois. Il lui faut ce recul, l’« exercice de détachement » dont parle la narratrice dans la même citation, comme il faut au photographe une certaine distance avec la personnalité/individualité de son modèle. Le drap blanc possède effectivement la même fonction pour Vinet que la page blanche pour le lecteur : il est linceul et écran de projection en même temps sur lequel il projette la photo pour produire l’écart ou l’effet de distanciation, le mouvement qui distingue la ligne droite et claire du flou de ses photos. Le blanc symbolise cet absent-là, une présence absente, se configure littéralement comme support d’une nouvelle écriture et comme l’espace (et le temps) sur lequel tout lecteur ajoutera sa propre couche. Dans ce palimpseste transparaîtront les deux autres couches du roman que ce dernier transposera ainsi au présent. Il annulera ainsi le temps et arrêtera la mort. En ce sens, le bord blanc que la narratrice mentionne par rapport à la photo du bébé fait revivre le petit au niveau métatextuel.27

36L’articulation multisémiotique produit cet effet de fusion spatio-temporelle : comme chez Proust, les souvenirs fragmentaires se fondent en un seul grand souvenir universel mélangeant fiction et réalité, vie et mort, noir et blanc ; comme sur le palimpseste, les différentes strates se réunissent dans un seul espace, le support du papier blanc, et un même temps, celui de la lecture.