Colloques en ligne

Muriel Adrien, Marie Bouchet et Nathalie Vincent-Arnaud

Horizons intersémiotiques : interroger l'hybridité des arts

1Les croisements entre les arts s’inscrivent dans une tradition ancienne, comme si l’esprit humain ne parvenait pas à s’accommoder de catégories artistiques et perceptuelles opérant de manièreindépendante. De ce point de vue, les œuvres à caractère intersémiotique reflètent le caractère synesthésique de la pensée humaine : les recherches récentes en sciences de la cognition et en neurobiologie consacrées à la condition synesthésique indiquent en effet que, contrairement à ce qui avait été établi, les zones cérébrales opérant les connexions synaptiques de réception sensorielle ne sont pas aussi isolées qu’on pouvait le penser, et que les perceptions sensorielles ne sont pas stimulées de manière étanche les unes des autres.1 Les œuvres intersémiotiques reflèteraient donc la manière-même dont notre cerveau fonctionne.

2En centrant le propos sur les croisements entre le textuel, le visuel et l’aural, les contributions réunies dans cet ouvrage en viennent à explorer les structures fondamentales de la représentation. Ainsi, l’incessante hybridation de la peinture et de la poésie au cours des siècles, le rapport infini et irréductible qui les lie, révèlentune recherche, dans « l’art-sœur »2, de la clé de la représentation. La conjonction paradoxale de deux modes de représentation ne se limite pas au dialogue des seules littérature et peinture, mais est ouvert à tout type de domaine artistique : arts plastiques, musique, photographie, cinéma, romans graphiques, pratiques contemporaines parfois inédites (vidéo, installations, performances…).

3S’interroger sur les fondements même de la représentation enjoint à interroger l’identité des codes, interrogation d’autant plus fructueuse lorsqu’elle s’attache à des œuvres croisant divers types de représentation et lorsqu’elle est confrontée à des analyses d’œuvres produites dans des contextes historiques et culturels très variés. Comme l’illustrent un grand nombre des analyses présentées dans cet ouvrage, le caractère global, voire mondialisé, des influences artistiques implique que les artistes n’aient pas cherché à dialoguer uniquement avec des pairs et/ou des contemporains issus de leur culture, mais qu’ils aient puisé leurs sources d’interprétation à travers les âges, les contrées et les arts pour faire dialoguer les codes sémiotiques dans leurs représentations du monde. Cet ouvrage présente ainsi comment le Boléro de Ravel fait résonner son entêtant ostinato à travers les pages de romans, les scènes de théâtre, les pas de danse, ou encore comment les questions mêmes d’adaptation permettent d’éclairer la circulation des codes, des structures et des figures.

4Se pose donc ici la question de la circulation de la représentation lorsqu’il s’agit d’œuvres intersémiotiques (aussi appelées multimodales ou multisémiotiques) : comment fonctionne la représentation dans ces cas ? Les analyses développées dans ce volume permettent notamment d’examiner si les codes en présence se renforcent, ou bien s’ils disséminent la représentation. Certaines contributions étudient également les phénomènes de domination d’un code sur l’autre : cette question se pose notamment pour les œuvres qui passent d’une forme à une autre, telles les adaptations, ou pour les œuvres qui circulent entre les codes sémiotiques et les mêlent (opéra, film, bande dessinée, insertion d’une image dans le texte ou de texte dans l’image, installations). Les enjeux de la perception, cruciaux pour ce type d’œuvre multimodale, constituent des éléments importants des réflexions présentées dans ce volume.

5La réflexion et les recherches autour des rapports entre texte et image sont particulièrement actives dans le domaine des études anglophones, au niveau national (à la suite notamment des travaux fondateurs de Liliane Louvel3) mais également au niveau international (voir bibliographie en fin d’ouvrage). Il est à remarquer toutefois que la plupart des publications se concentrent sur un type de relation intersémiotique (texte/image, problématiques de l’adaptation filmique, texte/musique), et que des ouvrages embrassant les relations intersémiotiques dans leur ensemble sont plus rares. On peut toutefois mentionner, entre autres publications de ce type qui ont vu le jour depuis, Transpositions, publié en 1986 à Toulouse II-Jean Jaurès sous l’égide du centre de recherche comparatiste « Textes, Images, Musique » (Andrée Mansau et Gwenhaël Ponnau, éds.), suivi en 1992 du volume des Cahiers de Littérature intitulé Textes, images, musiques (Andrée Mansau et Jean-Louis Cabanès, éds.). A l’instar de ces publications, le présent volume rassemble des contributions par essence interdisciplinaires, et qui portent sur les domaines francophone, hispanophone, helléniste et anglophone.

6Toutes les contributions rassemblées dans ce volume s’interrogent donc sur la manière dont s’organise l’hybridité représentationnelle, et mettent l’accent sur la centralité de la mise en relation, en tant qu’opérateur de fonctionnement sémiotique tout comme concept fondamental, voire comme principe créateur. Ce principe a notamment été illustré par Michèle Broda, chorégraphe toulousaine foncièrement intéressée par le dialogue des arts, dont l’Atelier de danse a produit une pièce intitulée Ecrire la danse, danser l’écriture, fondée sur des extraits sonores du film L’Abécédaire de Gilles Deleuze (entretiens avec Claire Parnet) et des musiques de divers compositeurs contemporains. Cette pièce a été créée dans les salles du Musée des Augustins à Toulouse, croisant ainsi danse, écriture, voix, musique et arts visuels. Voici ce qu’explique Michèle Broda de sa démarche :

La danse contemporaine, objet polymorphe s’il en est, fait de plus en plus éclater ses propres frontières et invite à la diversité des approches.
En partant des idées, des concepts du philosophe Gilles Deleuze, mon travail chorégraphique s’est articulé en improvisation autour de phrases, thèmes, de mots d’actions, d’images, juxtaposés, assemblés selon le principe d’un mixage, paroles et musiques.
L’intention n’était pas de fournir des réponses à la thématique mais de se poser de vraies questions dans le mode cinétique.
Réagir, non par des paroles, mais par l’expression et la qualité d’un geste, d’un mouvement, d’une direction, d’une action, d’une organisation, d’un agencement Espace/Temps.
Faire entendre les réflexions de ce philosophe, les écouter et les projeter dans une écriture chorégraphique.
Donner à voir sa réalité, dont le corps fait l’expérience, avec pour corollaire le seul désir de la partager.

7Cette description du projet Ecrire la danse, danser l’écriture permet d’introduire un certain nombre de points d’ancrage des réflexions présentées dans cet ouvrage. La chorégraphe souligne en effet le principe de mélange des codes, de porosité de leurs limites, mais aussi le moment du passage du texte au mouvement, le moment de la mise en relation intersémiotique. Comme le montre aussi Muriel Adrien dans son analyse des tableaux de Gainsborough, la mise en relation opère au sein du processus créateur du peintre, qui dans sa touche même unit le toucher à la production d’image visuelle, en utilisant ses doigts, des éponges, des brosses courtes, et produisant de la sorte des effets de texture tactile tout autant que des effets visuels. Ainsi que l’expose cette analyse, l’impulsion multisémiotique est primordiale dans le processus de création, puisque « la texture sensible de la facture devient presque le principe organisateur de la thématique des tableaux, et le rythme de ses touches en impulse le mouvement et la vie ». Muriel Adrien rappelle également que la peinture de Gainsborough s’inscrit dans l’interrogation de l’époque au sujet de la manière dont les sens eux-mêmes sont mis en relation : ainsi, le lien entre le toucher et la vue était-il inné ou acquis ? Il est intéressant que Gainsborough et un certain nombre de ses contemporains voyaient dans « toute sensibilité visuelle [...] une forme de toucher », car les recherches récentes portant sur la synesthésie, évoquées plus haut, indiquent que c’est littéralement le cas pour de nombreux individus.

8Ce qui fonde le système de représentation de l’œuvre intersémiotique, comme l’expose Gaëlle Théval dans son étude de l’écriture « logosonoscopique » de Jacques Sivan, c’est non pas la mise en présence de divers codes, mais précisément leur mise en relation. Il devient difficile de dissocier le signifié du signifiant lorsqu’on analyse les stratégies discursives des textes littéraires invitant d’autres codes en leur sein, d’où l’importance accordée à la matérialité de l’écriture. L’origine de l’écriture dans l’image, depuis les premiers alphabets et hiéroglyphes, témoigne bien de cette proximité du signe et du support, comme l’a formulé Anne-Marie Christin :

Il apparaît alors que l’écriture est née de l’image dans la mesure où l’image elle-même était née auparavant de la découverte c’est à dire de l’invention de la surface.4

9De même, dans son essai, William Sharpe revient sur la mise en relation paradigmatique des arts, la célèbre formule horacienne « Ut Pictura Poesis ». Comme l’explique Lee Rensselaer,5 la doctrine classique de l’Ut pictura poesis dans son acception contemporaine est une déformation de la pensée initiale d’Aristote et d’Horace, qui a conduit à comparer poésie et peinture à travers les siècles, et à donner l’ascendant tantôt à l’une, tantôt à l’autre. William Sharpe rappelle ces tensions, pour consacrer ensuite son étude aux croisements de ces deux codes. Etudiant tout d’abord la présence du mot dans l’image, puis du mot comme image, il illustre le lien ontologique du texte et de l’image, et démontre la mutuelle nécessité que texte et image ont l’un de l’autre, soulignant combien leur mise en relation est essentielle à notre représentation du monde.

10L’hybridation esthétique constitue aussi, pour certains artistes, un acte esthétique fondateur. C’est ce que montre notamment Juanita Cifuentes dans son étude de la poétique de Susana Thénon : en effet, après avoir expérimenté l’intersémioticité dans son recueil Distancias, où elle fait dialoguer poésie et musique de Stockhausen, elle passe ensuite elle-même à la pratique d’une autre forme d’art, la photographie, en faisant dialoguer ses poèmes et ses propres photographies, qui traitent elles-mêmes d’un autre art, puisqu’elles capturent sur pellicule les mouvements d’une danseuse. Cette artiste illustre donc de manière très complète les modes d’intersémioticité : intersémioticité externe (œuvres visant l’intégration d’œuvres d’autres artistes en leur sein) et intersémioticité interne (pratique conjointe de deux arts et production d’œuvres hybrides). Parfois, l’intersémioticité est franchement refusée, voire perçue comme une menace. C’est la position radicale et paradoxale du peintre et écrivain Wyndham Lewis, qu’expose l’étude menée par Annelie Fitzgerald. Elle nous montre combien Lewis s’opposait catégoriquement à toute mise en relation des deux systèmes de signes qu’il utilisait lui-même dans ses pratiques artistiques, voyant dans les formes d’art hybrides un danger pesant sur l’art lui-même, une forme létale de contamination et de dilution. Cette analyse des œuvres et des positions tranchées de Wyndham Lewis permet de réfléchir aux effets de l’intersémioticité sur la représentation et offre un contre-point intéressant à la notion essentielle de mise en relation des codes.

11Cet ouvrage rassemble également plusieurs études des processus intersémiotiques d’adaptation, qui sont d’autant plus complexes à cerner lorsqu’ils produisent des œuvres qui sont elles-mêmes multisémiotiques, telles les œuvres cinématographiques ou les bandes dessinées. Alain Sebbah entreprend ainsi l’étude de la mise en relation aux autres arts via l’adaptation cinématographique du roman épistolaire Les Liaisons dangereuses : les échos et emprunts à la peinture et la musique dans les deux adaptations (Stephen Frears, 1988 ; Milos Forman, 1989) révèlent en effet la mise en relation entre les œuvres littéraires, musicales et picturales opérée par les cinéastes selon leur « lecture du dedans » de l’œuvre de Laclos. Ce caractère multisémiotique se manifeste également à travers la résurgence de la technique picturale du sfumato dans le domaine cinématographique sous forme d'« images atmosphériques » mettant en œuvre un double mouvement d'effacement et de surgissement, comme Rosine Bénard en fournit quelques illustrations. Bénédicte Meillon montrequant à elle comment les adaptations des œuvres de Paul Auster, et notamment les adaptations en bande dessinée (ou roman graphique) permettent, par la nature même du signifiant, fragmenté et kaléidoscopique, de refléter de manière à la fois ontologique et méta-artistique les aspirations à l’unité des personnages d’Auster, et le mouvement de désenchantement/réenchantement postmoderne du quotidien qui s’observe chez l’auteur comme chez les artistes qui ont adapté ses œuvres.

12Parmi les phénomènes de mise en relation qui président aux substitutions intersémiotiques, de nombreuses contributions illustrent également comment la circulation des codes opère par absorption d’un principe, ou imitation d’un trait dans le code second. Ainsi, dans son analyse de deux transpositions du Boléro de Ravel, Nathalie Vincent-Arnaud démontre notamment comment la structure de l’œuvre musicale transparaît, d’une part, dans le choix de l’unisson et d’autres traits chorégraphiques dans le ballet de Thierry Malandain, et d’autre part, dans les choix stylistiques, narratifs et thématiques mis en évidence dans le roman de Michèle Lesbre. Cette étude illustre ainsi la manière dont le passage d’un code à l’autre produit la circulation des principes structurants et leur interprétation dans le système de signes choisi. La contribution de Muriel Berthou explore quant à elle un genre par essence intersémiotique, le roman-photo. Dans son analyse elle illustre des modes dynamiques d’interaction entre les arts qui y sont en jeu, et parcourt les œuvres d’artistes contemporains qui ont exploré ce genre. Parmi eux, elle cite Benoît Peeters :

Le roman-photo [est] loin d’émaner de la photo, [il] constituerait l’extrapolation du cinéma, à travers l’intermédiaire du ciné-roman […] de cette soumission du roman-photo au modèle cinématographique, les indices sont nombreux : obéissance à une narrativité classique, reconduction de la trilogie scénario/tournage/montage, phases nettement séparées.6

13Dans son étude, elle démontre la manière dont le roman-photo a évolué depuis « un degré zéro de l’écriture du scénario » jusqu’à embrasser de nombreux arts, dont la danse contemporaine, et comment s’y organisent les relations intersémiotiques, selon des logiques de conflit/convergence, ou de cloisonnement/débordement.

14Parfois, ainsi que l’illustrent plusieurs contributions à cette ouvrage, la mise en relation des codes et leur mélange provient du fait que l’œuvre est le fruit d’une collaboration entre artistes. Cyril Camus revient ainsi sur l’historique de la collaboration de Neil Gaiman et David McKean, qui vit naître un film, des bandes dessinées et des contes illustrés, autant de formes multimodales qui mêlent en leur sein d’autres codes (les bandes dessinées intégrant notamment des photographies). Cyril Camus montre combien le goût pour le collage et le mélange préside au processus créatif, qui produit des œuvres plongeant le lecteur ou le spectateur dans un vertige autoréférentiel, métafictionnel, voire métasémiotique, que Cyril Camus définit comme « un dialogue paroxystique entre les arts ». C’est d’un autre vertige que propose de traiter Christina Naegeli, qui analyse l’œuvre à deux voix de la romancière Camille Laurens et du photographe Rémi Vinet intitulée Cet absent-là, et y montre combien, cette fois, c’est le principe de non-congruence des codes qui donne sens à l’œuvre et au projet esthétique des auteurs. Evoquant le sujet poignant de la perte d’un enfant, ce principe de non-congruence du texte et de l’image rappelle de manière magistrale le jeu de présence/absence à l’œuvre dans la représentation. En effet, même si, traditionnellement, l’image convoque mieux le visuel, un même paradoxe noue l’image et le texte, celui de l’absence du représenté : comme Liliane Louvel le formule, représenter la chose, c’est « en même temps la sentir échapper irrémédiablement »7 (Louvel, 1998, 23). Toute représentation opère in absentia : comme le formule Louis Marin, l’image constitue un moyen de « présentifier l’absent »8.

15L’œuvre de Camille Laurens et Rémi Vinet multiplie donc les trompe-l’œil et les fausses pistes pour le lecteur, mettant en évidence le caractère méta-artistique de ces œuvres multisémiotiques. En effet, faire circuler la représentation à travers des codes, c’est aussi rappeler qu’il s’agit de représentation, c’est exhiber l’artifice, le sublime mensonge de l’art. C’est clairement mettre à mal ce que Coleridge appelait « the willing suspension of disbelief »9. Muriel Adrien rappelle combien Gainsborough était « conscient de la picturalité de ses tableaux », et combien sa touche même, mêlant sens tactile et visuel, permettait justement de souligner la matérialité de l’œuvre picturale : « Un regard de trop près détruisait l'illusion picturale, pour ne révéler que la peinture ». Ce caractère de rappel de l’essence représentationnelle des œuvres semble commun à de nombreuses œuvres multisémiotiques et se trouve également illustré par une autre œuvre qui est à la fois une adaptation et le produit d’une collaboration entre artistes. Il s’agit de Lolita, An Imagined Opera, création multimédia du compositeur Joshua Fineberg, du scénographe Jim Clayburgh, de la chorégraphe Johanne Saunier, et de l’artiste vidéo Kurt d’Haeseleer, présentée ici par Marie Bouchet. Dans cette œuvre mêlant musique électronique et acoustique, vidéo, danse contemporaine, théâtre et littérature, le spectateur n’est pas non plus autorisé à oublier qu’il est en train d’assister à une performance. Il s’y observe en effet, en complément des stratégies de transfert de la structure narrative du roman, des phénomènes complexes de congruence et de conflit entre le texte de Nabokov lu par l’acteur incarnant le narrateur et la musique et/ou les images du dispositif scénique. Le domaine du mythe est lui aussi amplement concerné par ces stratégies de transfert, Emmanuelle Meunier s'employant à montrer comment la survie du mythe casanovien est assurée par ses mises en circulation sémiotiques multiples, le « bruissement » qui en résulte (pour rependre le terme de Michel Tournier convoqué dans l'article) se faisant résistance au temps et à l'oubli.

16Toutefois, la question de la congruence entre les codes peut également être dépassée. C’est ce que montre l’analyse de la nouvelle « Cat ‘N’ Mouse » de Steven Millhauser menée par Etienne Février. En effet, dans cette transposition littéraire du célèbre cartoon Tom and Jerry, « à travers le prisme des mots et à travers la dynamique de l'intersémioticité, un objet culturel de masse se trouve transformé en une expérience singulière sur la capacité du langage et de l’écriture à se hisser au domaine des sons, des images et de leur animation ». Par conséquent, si en surface le texte tend à l’imitation, à la mimesis structurale du cartoon dans les mots, il ne s’agit une fois de plus que d’un brillant trompe-l’œil qui permet d’exposer l’exploration des potentialités et des limites du langage. Comme le montre Etienne Février, cette nouvelle produit « une véritable poièsis d’un cartoon linguistique, célébrant la magie créatrice de l’acte d’écriture ».

17Dans leur ensemble, les œuvres intersémiotiques analysées dans cet ouvrage rappellent l’importance centrale accordée à la réception de ces œuvres dans le processus-même de production. Car si la nouvelle de Millhauser n’est interprétable que parce que le lecteur connaît le cartoon Tom and Jerry, d’autres œuvres ont recours, à des degrés divers, à la connaissance ou à la mémoire d’une autre œuvre d’un genre sémiotique autre chez le spectateur ou le lecteur pour générer le monde représenté. C’est notamment ce que démontre Fabien Gris dans son analyse de romans français contemporains qui ont recours à la mémoire partagée pour susciter l’imaginaire cinématographique du lecteur et faire naître des images mentales non verbales par une simple référence verbale à un film. Ces auteurs ont donc bien conscience de la dimension visuelle portée par les mots, rappelée par Bernard Vouilloux, que cite Fabien Gris : « le langage […] se tend en direction du visible : il trame et il indique. Il est ainsi le lieu d’une contradiction insoluble toujours en éveil : renvoi textuel à du non-texte »10. Fabien Gris explique : « La littérature contemporaine française s’écrit avec le cinéma, son histoire et sa (jeune) mémoire ; cet « avec » permet d’ouvrir le texte à l’image, de créer en lui-même un intervalle intersémiotique : nouvelle preuve de l’étonnant pouvoir de suscitation des mots ».

18Les œuvres intersémiotiques semblent donc souvent exploiter, de manière conjointe, des systèmes sémiotiques qui sont certes irréductibles l’un à l’autre, mais qui fondent nos structures cognitives et nos modes d’expression, ainsi que le rappelle Jean-Jacques Wunenburger :

L’expérience scopique de l’œil qui nous fournit des représentations analogiques des objets et l’expérience de verbalisation liée initialement à la voix, qui se substitue au réel par les signes conventionnels et abstraits de la langue constituent, en effet, deux sources et registres nettement différenciés d’information et d’expression de l’homme. (Wunenburger, 18)

19Les réécritures intersémiotiques constituent donc un moyen de perpétuer les figures, qu’elles soient de mots, de sons ou d’images, et, comme toute représentation, de « suppléer l’absence par le leurre » (Louvel, 1998, 62).

20La conscience de cette « absence », de la finitude inhérente à tout mode de représentation, apparaît pleinement à l’œuvre dans la prolifération des figures de circulation, de mouvement, par lesquelles semble se déployer toute l’organicité d’un thème, d’un mythe, d’une idée, comme l’artiste peintre Raphaëlle Bernard Bacot, à l’écoute du langage chorégraphique, l’illustre avec éclat à travers ses Figures et Figures dansées révélant l’énergie vibratoire et la mutabilité du corps humain dansant.11 Ainsi conçue, l’intersémioticité comme processus d’échange, de dialogue, de dévoilement, engendrant surprise et jouissance d’un plaisir esthétique multiplié, fait résonner les promesses d’un « reste »12 garant d’un jeu perpétuel entre les lignes, entre les signes. C’est à ce jeu fécond et jubilatoire sur le « reste », sur ce qui questionne, étonne et se dérobe toujours pour renaître ailleurs et autrement, que se sont livrés, de multiples manières, les contributeurs à ce volume.