Colloques en ligne

Marc Atallah

D’Extension à Soumission : les utopies postmodernes de Michel Houellebecq

1Les romans de Michel Houellebecq ont la fâcheuse tendance à créer le scandale ou à forcer l’admiration ‑ à un point tel qu’il serait tentant d’évoquer une certaine paresse des médias ou des critiques francophones1 pour justifier une telle récurrence d’opinions toujours identiquement, et catégoriquement, polarisées. Il suffit en effet de parcourir un article ou de prêter attention aux avis de nos pairs pour que surgissent périodiquement ce qu’il faut bien appeler des « poncifs critiques », comme en témoigne la récente controverse autour du roman Soumission2 : Houellebecq écrit mal, Houellebecq est le seul romancier français capable de peindre avec acuité les travers de la société postmoderne actuelle, Houellebecq est un génie à encenser, Houellebecq est un imposteur à enterrer. Tout cela devient lassant ‑ et bien morne. Par contre, s’il y a bien une chose qui ne me lasse pas, c’est de repérer, au cours de mes lectures houellebecquiennes, ces lieux textuels jubilatoires ‑ ou plutôt ces « non‑lieux » , qui ressortissent plus ou moins fortement à la tradition séculaire de l’utopie littéraire et, parfois, à celle, plus récente, de la science‑fiction : la boîte de nuit d’Extension du domaine de la lutte (1994)3, le monde éthéré d’où parlent les clones dans Les Particules élémentaires (1998)4, le club de vacances idyllique destiné à disparaître à la fin de Plateforme (2001)5, la cellule « monacale » qui sert de refuge aux néo-humains de La Possibilité d’une île (2005)6, la maison de campagne où se terre le protagoniste de La Carte et le territoire (2010)7, et la France sous l’égide de La Fraternité musulmane dans Soumission (2015)8. Ces différents non‑lieux textuels se retrouvent donc plus ou moins encapsulés dans tous les romans de Houellebecq et, c’est une évidence dès lors que l’on se remémore ce qui s’y déroule, font sens à l’aune de notre monde empirique : ils en sont toujours la critique acerbe, l’exagération signifiante, l’illustration ironique. C’est à l’analyse succincte de quelques-uns de ces « u‑topos » que se dédiera l’essentiel de mon propos et, pour commencer, il m’a semblé utile de préciser ce que j’entendais par « utopie », puisque cette dernière notion véhicule de nombreuses significations.

L’Utopie

2Bien que de nombreux critiques en font remonter l’origine à La République de Platon9, voire, pour les plus téméraires d’entre eux, à l’Éden judéo‑chrétien, l’acte de naissance de l’utopie littéraire – ou « utopie narrative »10 – peut raisonnablement être fixé à la publication, en 1516, d’un récit que l’on doit à l’humaniste anglais Thomas More. Le texte de Thomas More, dont le titre forme par ailleurs un toponyme ironique11 – Utopie ou La Meilleure forme de gouvernement possible –, peut être considéré comme la matrice originelle sur laquelle s’appuieront de nombreux auteurs, au rang desquels, dès la fin du xixe siècle, les écrivains de science‑fiction. Précisons que si L’Utopie de More doit être acceptée en tant que « matrice », c’est parce que l’humaniste anglais instaure une technique narrative inédite basée sur un processus logique que l’on ne retrouve pas dans les traditions littéraires antérieures : la conjecture, c’est‑à‑dire, comme la définit Bertrand de Jouvenel dans L’Art de la conjecture, la « construction intellectuelle d’un futur [ou d’un ailleurs] vraisemblable »12. En effet, qu’est‑ce qu’une utopie – et, pour sa réinterprétation plus récente, un récit de science‑fiction –, si ce n’est la représentation textuelle ou en images d’un monde fictionnel, dont les attributs sémiotiques sont à chercher dans l’extrapolation rationnelle de certaines réalités pratiques ou conceptuelles du monde empirique ? C’est bien ainsi que procède Thomas More : il identifie, dans le premier livre de L’Utopie, la propriété privée comme responsable de la pauvreté et du malheur des hommes, et il imagine rationnellement, dans le second livre, un monde autre où l’être humain a enfin atteint le bonheur grâce à une nouvelle structuration de l’espace politique, en l’occurrence une structuration placée sous le signe d’une organisation économique ressortissant à la communauté des biens. L’utopie est un récit conjectural13 ; en revanche, dire que l’utopie n’est que le récit d’une conjecture sociopolitique, ce serait comme affirmer que le fantastique n’est que le récit d’une hésitation. Cela ne suffit pas, il faut aller plus loin.

3L’utopie, tout comme la science‑fiction, possède certes la caractéristique d’être composée de récits conjecturaux, mais elle exploite aussi à merveille une des propriétés des systèmes sémiotiques : la réversibilité14. En effet, toutes les utopies établissent – habituellement de façon statique et rigide – des rapports déterministes entre les signes textuels, puisqu’elles décrivent, par le biais d’un personnage‑monstrateur15, les conséquences logiques qui dérivent nécessairement d’un changement sociopolitique opéré dans le passé de la diégèse. Ce changement, par ailleurs, se comprend à l’aune du monde de référence fondé, lui, sur d’autres principes sociopolitiques postulés comme responsables de tous les maux sociaux : les mondes utopiques sont les images‑miroirs des axiomatiques qui sous‑tendent nos sociétés. Et c’est justement l’articulation syntagmatique de ces rapports déterministes – je reprends là une terminologie utilisée par Marc Angenot dans son article « Le paradigme absent »16 – qui forme le mirage d’une axiologie positive : l’utopie est affirmée heureuse par le personnage‑monstrateur et contemplée comme épanouissante par le personnage‑voyageur. À ce stade, il me paraît pertinent de rappeler que toutes les utopies classiques s’appuient sur une séquence narrative relativement stable : elles racontent, en général au début et à la fin du récit, le périple d’un voyageur qui, au cours de ses (més)aventures, aborde par hasard un monde clos, un « non‑lieu », qui lui est par la suite décrit par un personnage endossant la fonction de « monstrateur ». La capacité de l’utopie à représenter méthodiquement le bonheur humain provient par conséquent du point de vue subjectif que le personnage‑monstrateur possède sur la configuration du système sociopolitique, ainsi que sur les conséquences socio‑anthropologiques de cette même configuration. Il est alors tout à fait envisageable de se pencher sur le texte utopique avec un autre point de vue et, grâce à ce changement de perception, de se rendre compte que les rapports déterministes explicités par ce texte – auparavant responsables du bonheur des habitants – tendent plutôt vers une axiologie négative : l’utopie devient alors cauchemardesque. Autrement dit, et c’est ce que l’histoire littéraire peut aisément démontrer, les utopies sont postulées heureuses par celui qui raconte de l’extérieur la vie des utopiens, mais elles peuvent également être vécues comme malheureuses quand elles sont narrées de l’intérieur – et ce, sans avoir à modifier quoi que ce soit au niveau de la structure du système sémiotique. Cette propriété de réversibilité, peu analysée à ma connaissance, nous autorise à comprendre que toutes les utopies sont, sémiotiquement, mais aussi ontologiquement, des dystopies : le meilleur des mondes est, en même temps, le pire des mondes ; le bonheur absolu correspond à l’aliénation la plus totale. En ce sens, derrière chaque utopie – image-miroir du réel – se dissimule une dystopie, image‑miroir d’une image‑miroir : l’utopie eugéniste de Tommaso Campanella La Cité du Soleil (1623)17 pourrait très bien être « traduite » en dystopie et ce, sans avoir à modifier l’essence de la configuration mondaine. C’est par exemple dans une telle direction que s’est orienté Aldous Huxley avec sa dystopie Le Meilleur des mondes (1932)18.

4L’utopie narrative est donc à considérer comme une forme littéraire qui, d’une part, institue une représentation décalée et rationnelle du monde réel (conjecture) et, d’autre part, contient en elle‑même sa propre représentation renversée (dystopie). Autrement dit, l’utopie est un modèle – une « image‑miroir » – qui permet, grâce à la tension structurelle créée par la conjecture, de mettre en évidence certaines problématiques sociétales et politiques à l’aide de l’exagération conjecturale, toujours intrinsèquement ironique. Cette définition rejoint d’ailleurs celle donnée par Jean‑Michel Racault dans son ouvrage L’Utopie narrative en France et en Angleterre :

[O]n appellera utopie narrative la description détaillée, introduite par un récit ou intégrée à un récit, d'un espace imaginaire clos, géographiquement plausible et soumis aux lois physiques du monde réel, habité par une collectivité́ individualisée d’êtres raisonnables dont les rapports mutuels comme les relations avec l’univers matériel et spirituel sont régis par une organisation rationnellement justifiée saisie dans son fonctionnement concret. Cette description doit être apte à susciter la représentation d’un monde fictif complet [...] implicitement ou explicitement mis en relation dialectique avec le monde réel, dont il modifie ou réarticule les éléments dans une perspective critique, satirique ou réformatrice19.

5En sa qualité de modèle heuristique et herméneutique, l’utopie littéraire, acceptée à l’aune des définitions qui précèdent, va nous être très utile pour comprendre la fonction des non‑lieux intégrés aux, ou formés par, les récits houellebecquiens. Il est temps d’y venir, justement, et d’étudier à la fois leurs liens avec la tradition générique de l’utopie et leur capacité à instiller une réflexion distanciée – parce que conditionnée par un « espace imaginaire clos » pour reprendre les mots de Jean‑Michel Racault – sur la dimension dystopique du monde auquel se réfèrent les textes de Houellebecq : le nôtre.

Les utopies houellebecquiennes

6On peut aisément distinguer trois types utopiques dans les romans de l’écrivain sulfureux, chacun remplissant les trois conditions évoquées par Jean‑Michel Racault : un espace clos20, un espace géographiquement plausible et un espace soumis aux lois physiques du monde réel. Ces conditions permettent en effet de caractériser la proto‑utopie21 d’Extension, les deux utopies technologiques des Particules et de La Possibilité, et les trois utopies économiques, sociales et politiques de Plateforme, de La Carte et de Soumission. En raison de la place accordée à mon argumentaire, je ne pourrais pas traiter tous ces cas de figure ; je me restreindrai donc à l’étude des utopies d’Extension, des Particules et de La Possibilité, car elles me semblent se répondre les unes les autres.

7Dans Extension, une proto‑utopie, de nature néanmoins non‑conjecturale puisqu’aucune extrapolation n’y prend place, peut être trouvée dans la discothèque. Cette dernière, appelée « L’Escale »22 comme pour signifier qu’elle n’est qu’une étape du voyage entrepris par le narrateur pour faire la lumière sur le monde dominé par le libéralisme économique et sexuel dans lequel il évolue, est un espace clos, apparemment hors du monde et du temps, où le corps, décrit de manière scientifique à la façon d’un entomologiste, supplante la parole subjectivante. Ici, plus rien ne se dit, mais tout s’exhibe, tout se « cartographie » superficiellement, tout devient interconnexion sans intériorité23 :

Une fille était assise à la table voisine de la mienne, seule. Elle était beaucoup plus jeune que Véronique, elle pouvait avoir dix‑sept ans ; n’empêche qu’elle lui ressemblait horriblement. Sa robe très simple, plutôt ample, en tissu beige, ne soulignait pas vraiment les formes de son corps ; celles‑ci n’en avaient nullement besoin. Les hanches larges, les fesses fermes et lisses ; la souplesse de la taille qui conduit les mains jusqu’à deux seins ronds, amples et doux ; les mains qui se posent avec confiance sur la taille, épousant la noble rotondité des hanches. Je connaissais tout cela ; il me suffisait de fermer les yeux pour m’en souvenir. Jusqu’au visage, plein et candide, exprimant la calme séduction de la femme naturelle, sûre de sa beauté. La calme sérénité de la jeune pouliche, encore enjouée, prompte à essayer ses membres dans un galop rapide.

8Ce lieu, comme tous les non‑lieux utopiques rencontrés lors du périple d’un personnage‑voyageur passif, crée un rapport, de nature herméneutique, avec les mondes, textuel et réel, qui l’englobent : un espace qui semble avant tout se justifier par la mise en place – à nouveau caractéristique de l’utopie – d’un discours descriptif autorisant le narrateur à gloser sur l’impossibilité d’éprouver un sentiment amoureux dans la sphère contemporaine. En sa qualité d’espace hétérotopique typique d’un monde libéral, la discothèque est l’occasion pour le narrateur de comprendre que l’amour ne peut en effet plus se vivre, car il suppose des conditions « en tous points opposées à la liberté de mœurs qui caractérise l’époque moderne »24 : il n’y a plus aujourd’hui de place pour une quelconque élection affective, puisque la liberté se réduit à la glorification informatique des « interconnexions variées entre individus, projets, organismes, services »25. En ce sens, et même si cette société « utopique », qui ne jure que par le libéralisme économique et sexuel légitimant la consommation des choses et des hommes, est devenue la voie d’accès privilégiée à l’épanouissement individuel, c’est parce que Véronique « avait connu trop de discothèques et d’amants »26, trop d’interconnexions, trop de « degrés de liberté »27, au point qu’elle ne peut plus être heureuse : la proto‑utopie dansante, signe d’une « liberté de mœurs »28, exhibe, une fois les personnages passés sous ses stroboscopes cybernétiques, sa nature dystopique, c’est‑à‑dire aliénante. On comprend donc pour quelle raison le narrateur qualifie la génération de Véronique de « génération sacrifiée »29 : une génération épuisée par un trop‑plein de connexions, une génération qui s’est privée de se priver et qui se retrouve à devoir inlassablement satisfaire un « besoin d’aventure et d’érotisme »30 pour s’assurer que la vie est « merveilleuse et excitante »31. Or, un tel « devoir de jouissance », décrit comme le seul comportement à adopter pour célébrer le bonheur que les hommes devraient tous éprouver, dégoûte le narrateur‑informaticien, lui qui n’a plus d’autres possibilités que de vomir avant de se résigner à une masturbation automatique32. La proto‑utopie du premier roman publié par l’écrivain français jette donc une lumière crue sur la dystopie qui se dissimule sous la société libérale, se considérant elle‑même comme un lieu propre à l’épanouissement individuel : si le narrateur est « en enfer » en raison des « éclairages […] d’une violence insoutenable » de la discothèque, c’est principalement parce que ces éclairages l’ont aidé à contempler dans la glace son visage de cadavre, son visage « traversé par un rictus nettement déplaisant »33. Et ce visage, évidemment, n’est qu’une image‑miroir du nôtre lorsque nous acceptons de le voir être déformé par la soumission passive aux paradigmes informationnels et cybernétiques. Comme Norbert Wiener avant nous – le fondateur de la cybernétique34 –, nous espérons en l’avènement d’une société utopique « parfaitement informée, parfaitement transparente et communicante »35 : la proto‑utopie houellebecquienne nous démontre que la seule chose que nous pouvons obtenir d’un tel avènement, c’est le dégoût, signe émotionnel d’une dystopie en acte. Et nous nous surprenons alors à dire, à l’unisson avec le narrateur :

Je n’aime pas ce monde. Décidément, je ne l’aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte ; la publicité m’écœure ; l’informatique me fait vomir. Tout mon travail d’informaticien consiste à multiplier les références, les recoupements, les critères de décision rationnelle. Ça n’a aucun sens. Pour parler franchement, c’est même plutôt négatif ; un encombrement inutile pour les neurones. Ce monde a besoin de tout, sauf d’informations supplémentaires.36

9Tous les lecteurs de Houellebecq le savent : Extension critique avec véhémence les fondements aliénants du monde libéral, en particulier par le biais de l’escale éclairante du narrateur dans cette proto‑utopie qu’est la boîte de nuit. En cela, les romans houellebecquiens établissent un dialogue avec une critique du capitalisme qui vise l’attention du consommateur : contrairement aux sociétés « pauvres en consommation » (pour reprendre les mots de Herbert Simon37), nous avons tous accès à une quantité d’informations pertinentes – voire indispensables à nos pratiques –, bien supérieures aux capacités attentionnelles dont nous disposons pour en prendre connaissance. Une telle critique se lit par exemple dans cette citation de Deleuze, tirée de Pourparlers :

Nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. Douceur de n’avoir rien à dire, droit de n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit.38

10Un monde où il faudrait ménager aux individus des « vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire » : c’est ce qui est demandé par Deleuze – mais aussi par l’écrivain Alain Damasio dans la nouvelle « So Phare Away »39 – et c’est ce qui semble se réaliser littéralement au sein des deux utopies technologiques des Particules et de La Possibilité. Ces dernières viennent représenter – par le recours aux techniques science‑fictionnelles – deux des sociétés qui pourraient naître de la concrétisation de l’utopie libérale critiquée par Extension : ces trois romans semblent donc dialoguer entre eux. En effet, que sont les clones de l’épilogue du roman de 1998 si ce n’est des êtres purement rationnels, des êtres libérés du devoir de jouissance et, ce faisant, des êtres qui partagent une propriété commune avec le personnage de Véronique dans Extension ? Prolongements conjecturés des individus déshumanisés de ce dernier roman, les clones, qui rappellent non sans malice que l’histoire de Bruno et Michel est à concevoir « comme une fiction »40 – autrement dit comme un récit dystopique réfléchissant (à) cette utopie concrétisée qu’est le monde libéral –, sont des êtres immortels « ayant dépassé l’individualité, la séparation et le devenir »41. Autrement dit, la poursuite d’un état sociétal bâti sur cette utopie libérale construite tout au long de la Modernité conduit donc, et nécessairement, à la disparition joyeuse de l’espèce humaine telle que nous la connaissons : « l’humanité devait s’honorer d’être la première espèce animale de l’univers connu à organiser elle‑même les conditions de son propre remplacement »42. Qualifié de « paradis »43 et donc de monde parfait, le non‑lieu à partir duquel parlent ces clones, fruit d’une conjecture se comprenant à l’aune des non‑lieux mathématiques induits par le formalisme de la physique quantique et d’une métaphore génétique identifiant l’homme à un neurone, doit, là aussi, s’évaluer à l’aune des « leçons » de l’utopie narrative : d’une part, l’utopie des Particules critique l’utopie d’Extension, puisque celle‑là montre à quel point celle‑ci est insatisfaisante (les clones sont la « preuve » que les humains ne peuvent s’épanouir dans le monde libéral, vu que ceux‑ci font tout ce qu’ils peuvent pour donner naissance à ceux‑là). D’autre part, et par effet spéculaire, le lecteur est amené à critiquer l’utopie technologique des clones car elle aussi se définit par des discours publicitaires (le slogan « DEMAIN SERA FÉMININ »44 est à ce titre significatif) et continue, malgré ses dires à ne pas vouloir suivre la voie tracée par les siècles précédents, à prendre le libéralisme sexuel comme référence absolue (« la fin de la sexualité comme modalité de la reproduction ne signifiait nullement – bien au contraire – la fin du plaisir sexuel »45). En effet, l’utopie « paradisiaque » des Particules imagine un monde où les célèbres corpuscules de Krause, récepteurs sensoriels qui jouent un rôle important dans la sensation du plaisir, sont disséminées sur l’ensemble du corps « humain » : le clone est un être entièrement fabriqué pour vivre la jouissance – un être incarnant le libéralisme sexuel – et, en cela, il n’est que la conjecture des humains d’Extension, sa créature, comme nous le rappellent les narrateurs :

Mais au‑delà du strict plan historique, l’ambition ultime de cet ouvrage est de saluer cette espèce infortunée et courageuse qui nous a créés. […] Cette espèce aussi qui, pour la première fois de l’histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement ; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique.46

11Il s’avère que cette utopie technologique des clones est, à son tour, critiquée par les néo‑humains de La Possibilité – roman, d’une part, dont la structure « en dialogue » rappelle celle préconisée par L’Utopie de Thomas More et, d’autre part, dont le titre est déjà une invitation à penser le récit comme un commentaire autoréférentiel et métaréflexif sur la possibilité de réaliser une utopie. En fait, et pour être précis, l’utopie de La Possibilité est une variante de l’utopie des Particules : ce dernier récit met en scène des clones « ayant dépassé l’individualité, la séparation et le devenir »47, alors que le premier roman, lui, représente des néo‑humains dont l’individualité est encore présente, puisque ceux‑ci passent leur temps à raconter et étudier la vie de leur souche originelle. Et s’ils procèdent ainsi, c’est, disent‑ils, pour en dépasser « [l]es faiblesses, [l]es névroses, [l]est doutes »48. Or, les théoriciens de la fiction tels que Paul Ricœur nous l’ont appris depuis longtemps49, raconter notre vie, c’est la rendre intelligible au cours du temps et, par extension, c’est la seule manière pour que notre identité puisse se former : Daniel24 et Daniel25, en narrant l’existence de Daniel1, cherchent donc, explicitement, à en rendre compte mais, en fait, forgent une identité différenciée qui les conduiront à s’éloigner de la Loi « utopique » – des « trois piliers de [leur] foi »50 – qu’ils devaient suivre religieusement. C’est pourquoi, malgré l’absence initiale d’émotions les caractérisant (« mais cette subite distorsion expressive […] qu’il appelait le rire, il m’est impossible de l’imiter ; il m’est même impossible d’en imaginer le mécanisme »51), les néo‑humains de La Possibilité se rapprochent beaucoup plus de nous que les clones des Particules : s’ils n’ont quasi plus d’émotions, ce n’est pas en raison d’une évolution artificielle de l’espèce – leurs corps ne sont pas recouverts de corpuscules de Krause –, mais à cause des « conditions d’absolue solitude où se déroulent [leurs] vies »52. D’ailleurs, aussitôt cette solitude évacuée – par la présence du chien Fox ou par la réintégration du monde extérieur –, les émotions reviennent. L’utopie mise en scène dans La Possibilité est donc un peu plus nuancée que celles des romans précédents ; d’abord parce qu’elle est double (utopie libérale, utopie technologique), ensuite parce que les néo‑humains n’ont pas atteint l’état d’épanouissement ultime et doivent inlassablement préparer l’avènement des énigmatiques « Futurs » (qui, eux, ressembleraient, si mes inférences sont pertinentes, aux clones des Particules).

12Tous ces éléments, et bien d’autres encore, nous permettent de mieux comprendre la signification symbolique du dispositif littéraire inventé par Houellebecq. S’il crée une utopie technologique, c’est pour rappeler que la solitude absolue et les conditions existentielles des néo‑humains – conséquences logiques du dégoût évoqué dans Extension et éprouvé par Daniel1 dans La Possibilité – viennent pointer la nature éminemment dystopique du libéralisme économique et sexuel (au cœur des trois romans étudiés dans cet article) : l’impératif de consommer et de jouir à tout prix dans un monde où la communauté a disparu – individualisme oblige – conduit nécessairement à une solitude insupportable et, partant, au désir de disparaître, de s’échapper d’une condition vécue comme essentiellement aliénante. Toutefois, ce désir de disparaître ne qualifie pas seulement Daniel1 (ou le narrateur d’Extension, ou Bruno, ou Michel des Particules) : il est aussi éprouvé par Daniel24 qui accepte passivement de quitter « sans vrai regret une existence qui ne m’apportait aucune joie effective »53. Pour le dire autrement, et alors qu’elle est considérée par les humains comme la seule manière d’être heureux, l’utopie représentée par la société monacale des néo‑humains ne se concrétise pas : elle reste – et on verra qu’elle doit rester – une simple possibilité. En effet, et même s’ils raillent la bestialité des humains qui s’évertuent à survivre dans ce monde post‑apocalyptique, les individus clonés choisissent de mourir (Daniel24) ou décident, comme Daniel25 lors de l’épilogue du roman, de quitter la cellule dans laquelle ils sont condamnés à vivre, parce que, ainsi que l’exprime Daniel25 : « cette routine solitaire, uniquement entrecoupée d’échanges intellectuels, qui avait constitué ma vie, qui aurait dû la constituer jusqu’au bout, m’apparaissait à présent insoutenable »54. Et si cette vie, dominée par la croyance en l’avènement des Futurs, grâce à l’étude et au dépassement des souffrances humaines, est « insoutenable », c’est parce que, et cette phrase résonne comme un cri de révolte, « Le bonheur aurait dû venir »55. Mais le bonheur n’est pas venu ; pire : il n’existe pas et n’a jamais existé. Autrement dit, la possibilité d’une île utopique, d’une enclave où le bonheur serait enfin accessible, est un leurre :

Le bonheur n’était pas un horizon possible. Le monde avait trahi. Mon corps m’appartenait pour un bref laps de temps ; je n’atteindrai jamais l’objectif assigné. Le futur était vide ; il était la montagne. Mes rêves étaient peuplés de présences émotives. J’étais, je n’étais plus. La vie était réelle.56

13Tous ces ailleurs racontés par Houellebecq servent à montrer que « Le bonheur n’était pas un horizon possible », que « Le futur était vide », qu’il n’y a pas d’ailleurs. Et pour arriver à un tel résultat, somme toute similaire à la dernière phrase de L’Utopie de Thomas More (« j’avoue facilement que de nombreuses choses qui sont en l’État des utopiens devraient être dans nos cités, franchement, je le souhaite plus que je ne l’espère »57), l’écrivain français opte pour une structure relativement complexe dans La Possibilité : la description d’une société « utopique » fondée sur le principe du libéralisme économique et sexuel est commentée par une autre utopie, celle des néo‑humains coupés du monde. Puis, à son tour, l’utopie des néo‑humains est remise en cause par le point de vue porté sur elle de l’extérieur, par Daniel25, au moment où il quitte son refuge. Nous retrouvons ici la « leçon » de l’utopie, parfaitement comprise par Michel Houellebecq : toute utopie, appuyée sur un principe axiomatique rigide soi‑disant nécessaire à la concrétisation du bonheur, se transforme, selon le point de vue qui est porté sur elle, en dystopie, en monde aliénant. Et si cette transformation de l’utopie en dystopie est possible, c’est parce que Daniel1 et Daniel25 racontent tous deux – comme la plupart des personnages inventés par les récits dystopiques – leur existence, c’est‑à‑dire qu’ils racontent de l’extérieur ce qu’ils vivent à l’intérieur du monde. Par conséquent, la dystopie ne s’actualise qu’à condition d’être racontée.


***

14C’est peut-être cela la fonction première des utopies houellebecquiennes : raconter – et nous inciter à raconter – l’impensé de nos sociétés libérales, d’une part, afin de désamorcer le bonheur utopique qu’elles convoquent pour se justifier et, d’autre part, pour révéler, par l’acte narratif lui-même, la nature dystopique de toute velléité utopique. Autrement dit, l’utopie doit rester une possibilité, un modèle, une image‑miroir, alors que la réalité, elle, est du côté de la vie – et non de sa réduction à une axiomatique aliénante.