Colloques en ligne

Alessandro Martini

Des historiens trop passionnés. Beppe Fenoglio et Giorgio Bassani : quelques considérations sur le roman et l’écriture de l’histoire.

La passion du romancier, ou comment manier le passé

1À la fin du mois d’août de 1937, après un été mouvementé passé sur la côte Adriatique, à Riccione, le protagoniste des Lunettes d’or (Gli occhiali d’oro) de Giorgio Bassani plonge dans les études historiques, et prépare l’examen d’histoire ancienne qu’il souhaiterait passer à la rentrée universitaire1. Ce retour virtuel vers l’antiquité anticipe de quelques semaines le début du drame pour la communauté juive italienne : une violente campagne de presse mènera à la promulgation, un an plus tard, des lois raciales. Terrassé par un sentiment violent d’exclusion, le jeune étudiant cherche alors dans un passé rassurant et relié à son intimité les ressources pour faire face aux menaces : à peine rentré à Ferrare, il enfourche son vélo et se rend sur les remparts ; là, le cimetière juif, ainsi que le profil du « visage ancien et maternel » de sa ville, lui offrent un moment de soulagement passager2.

2Dans l’enchaînement des situations, on remarquera que, avant d’être affectif, le regard en direction du passé se déroule pour ce personnage selon des modalités qui sont tout d’abord intellectuelles. Cette même oscillation, entre un passé comme objet d’études et un passé comme lien personnalisé avec les générations précédentes, se produit ailleurs dans le Roman de Ferrare. La première rencontre entre le narrateur du Jardin des Finzi‑Contini (Il giardino dei Finzi‑Contini) et le Professeur Ermanno, patriarche de la famille et père d’Alberto et Micòl, est l’occasion pour ce dernier d’expliquer le sujet de ses recherches de jeunesse. Lors de longues journées passées au cimetière juif de San Niccolò al Lido, à Venise, Ermanno mène un travail d’archive en déchiffrant les pierres tombales vieilles de plusieurs siècles, dans le but de compiler une histoire des juifs vénitiens. Le livre envisagé, toutefois, ne voit pas le jour : incapable de garder le cap de ses études, Ermanno se laisse distraire par des documents inédits du XVIIe siècle. L’histoire des juifs de Venise ne sera finalement pas écrite par l’historien ferrarais, « trop passionné » selon sa propre définition, mais par l’Anglais Cecil Roth, véritable auteur d’une histoire de la communauté juive de Venise publiée en 19303. La passion, trait de caractère jugé incompatible avec la recherche en histoire (« Et puis, comme cela arrive aux historiens trop… passionnés […]4 »), a entravé le travail du Professeur Finzi‑Contini ; cependant, par la même occasion, Ermanno se fiance avec Olga, qui deviendra sa femme, et qui avait par ailleurs suggéré à son futur mari de travailler sur les juifs de la lagune5.

3Dans les passages cités, intimité des sentiments et rationalité des archives s’entremêlent, laissant entrevoir une tension qui, au‑delà de la caractérisation des personnages, définit les modalités bassaniennes d’intégration de l’histoire à l’intérieur d’une œuvre de fiction. En effet, les interrogations qu’il est possible de lire en filigrane esquissent une volonté d’articuler le travail du romancier et celui de l’historien, idéalement représentés par la passion et la recherche scientifique : l’histoire de Ferrare doit‑elle être abordée en tant qu’histoire ancienne, ou reliée aux émotions les plus profondes et intimes ? L’espace des sentiments et celui des études dessinent des zones qui ne se recoupent qu’en partie, et dont Bassani voudrait proposer une synthèse : « […] c’est pour cela que je cherche désespérément à dissoudre le moi et à le situer en même temps dans une dimension objective, historique, historiciste6 ». Introspection et conceptualisation du passé charpentent donc l’œuvre qui est celle d’un lecteur de Croce qui affirme vouloir être « un historien, un historiciste, non pas un conteur de bobards7 », mais aussi d’un romancier qui spécifie l’appartenance générique dans le titre de son monument narratif, suggérant ainsi l’éloignement de ce dernier de l’horizon historien.

4Récupération affective de l’histoire et volonté d’historiciser une expérience limitée à un espace‑temps subjectif constituent les coordonnées de l’écriture d’un autre romancier, contemporain de Bassani. Ancien soldat dans les rangs de la Résistance, Beppe Fenoglio n’a de cesse de nourrir ses romans et ses nouvelles des faits de la guerre contre les nazi‑fascistes. Mais bien davantage que les seuls récits traitant directement de la guerre, c’est toute l’œuvre narrative de Fenoglio qui est marquée par une « […] fascination intime […] pour l’Histoire8 ». En effet, même si la Deuxième Guerre n’est l’inspiration que d’un pan de l’œuvre de Fenoglio, l’autre pôle étant consacré à la vie paysanne, l’histoire n’est jamais très loin, comme l’attestent par exemple les nouvelles fantastiques. Ces récits, que l’on ne pourrait considérer plus éloignés des faits historiques, peuvent en partie être lus comme des énièmes réécritures d’épisodes de la guerre civile, transposée dans un autre univers9. Même lorsqu’il situe ses récits dans des temps éloignés et imaginaires, Fenoglio évoque la Résistance, moteur toujours actif de la narration : comme si seule l’histoire était en mesure de fournir les fondements d’une narration romanesque, en lui offrant une sorte de légitimité inimaginable autrement.

5Toutefois, lorsqu’il est question de récupérer des faits historiques ainsi qu’un contexte chronologiquement connoté à l’intérieur d’une narration fictionnelle, ces deux auteurs, extrêmement concernés par le lien entre la littérature et l’histoire, bâtissent leur démarche narrative en opposition au genre littéraire traditionnellement considéré comme étant l’un des plus proches du déroulement des faits et l’un des plus dignes de confiance, à savoir le témoignage autobiographique. Dans un passage assez périphérique de son œuvre, Fenoglio fait dialoguer deux personnages qui sont aussi des alter ego du romancier, et qui mettent en scène le débat sur la meilleure façon de restituer sur la page écrite un événement historique vécu par l’auteur. Jerry est un jeune résistant qui note dans un calepin les épisodes saillants de son aventure au sein des brigades autonomes. Son but n’est toutefois pas de publier ses observations telles quelles. C’est là qu’intervient le deuxième personnage, qui lui demande s’il écrit « […] une chose purement documentaire » ou bien « […] quelque chose qui aura une valeur… sur le plan artistique ». Cette distinction assez brutale, qui nie d’entrée de jeu à l’écriture documentaire toute valeur artistique, offre un aperçu des positions poétiques de Fenoglio, qu’il n’a jamais exprimées dans des textes théoriques. Jerry, qui est d’accord avec son camarade, rétorque que « en tant que documentaire, cela ne vaudrait même pas la peine que je les emmène avec moi10 ».

6Les propos de ce personnage expriment une gêne marquée pour l’intention des préambules de nombreuses chroniques autobiographiques. « Ces pages furent écrites entre 1945 et 1946 dans le but de témoigner sur des faits et des attitudes contestés, dont pour certains l’auteur était le seul témoin ayant survécu11 » : des notes comme celles‑ci, y compris dans les meilleurs exemples du témoignage sous forme de journal (outre Pietro Chiodi, dont nous venons de citer la note introductive à Banditi, on pense – mais ce n’est qu’un exemple parmi plusieurs possibles – au témoignage de Dante Livio Bianco12), sont monnaie courante dans les chroniques de l’époque. Ce n’est pas tant la pertinence historique des témoignages qui est remise en discussion par Jerry : l’alter ego de Fenoglio s’oppose avec véhémence à la présence d’une seule et unique expérience, celle de l’auteur. Une exclusivité qui entraverait la dimension universelle du récit. Bassani en arrive à la même conclusion ; dans un texte critique consacré aux récits courts de Thomas Mann, il souligne les limites d’une écriture platement autobiographique :

[…] l’autoportrait qui se complaît uniquement de soi, d’une chronique et d’un modèle qui sont reproduits avec justesse, ne peut pas davantage appartenir à la poésie qu’une image photographique ou une étude de psychologie13.

7En plaçant sur le même plan la chronique, l’autobiographie et la reproduction d’un modèle, Bassani leur reproche l’incapacité de s’affranchir de la présence encombrante de l’auteur, qui deviendrait par conséquent le seul centre d’intérêt et étoufferait toute tentative de dépasser la simple paraphrase d’une existence particulière.

À la recherche de la bonne distance

8Ce qui semble unir Fenoglio et Bassani serait le besoin d’un filtre, offrant la possibilité d’une prise de distance par rapport à la matière traitée. En faisant s’exprimer Johnny, un nouvel alter ego, Fenoglio reprend à son compte la radicalité de ce personnage, qui discrédite toute œuvre écrite par un protagoniste des événements : « Le livre des livres sur nous sera écrit par un homme qui n’est pas encore né. La femme qui le portera en son sein n’est aujourd’hui qu’une petite fille, qui grandit au milieu de nos récits14 ». Le souhait, sorte d’excusatio qui illustre le caractère de « quête insensée » de l’écriture fénoglienne, et qui frôle le vertige métalittéraire paradoxal pour un romancier qui a consacré sa vie et des milliers de pages à évoquer les quelques mois de guérilla sur les collines piémontaises, serait d’avoir participé à la Résistance et de pouvoir écrire à ce sujet comme si ce n’était pas le cas. Sans un filtre la distanciant, l’histoire, tant nécessaire à l’écriture romanesque, n’est autre qu’un obstacle empêchant toute possibilité de recul.

9Le diaphragme pourrait être fourni – c’est le cas de Bassani – par une démarche historiciste : tout en refusant la chronique plate des évènements, le romancier est ainsi en mesure de proposer un jugement sur ceux‑ci. Une fois enrayé le danger de la reproduction d’un modèle, la narration, synthèse d’individuel et de collectif, dépasse les limitations personnelles et propose une interprétation des faits. Le récit se trouve ainsi ancré dans un contexte précis, situé à l’intérieur d’un cadre historique ne laissant que par moments une place à la dimension individuelle et intime du souvenir, mais capable d’éclairer les destins individuels des hommes et des femmes englués dans une des périodes les plus sombres du passé récent15. De cette approche découle une stratégie narrative typiquement bassanienne : les nombreux « effets de réel » qui émaillent les récits fictionnels de Bassani fonctionnent comme autant d’attaches à la réalité ; ainsi, le récit évolue‑t‑il à la recherche du point d’équilibre entre invention narrative et hyper‑détermination du contexte historique. De son côté, Fenoglio n’a jamais prétendu agir en historien ; mais si l’on interprète son œuvre comme une tentative de réécrire une expérience personnelle historiquement située conformément à des modèles littéraires qui vont des classiques grecs et latins à la littérature anglaise élisabéthaine, on pourrait dire que ce romancier recherche le même équilibre évoqué, par exemple lorsque ses personnages (on pense à Johnny ou à Milton dans Una questione privata), tout en étant des résistants dans le Piémont de 1943, deviennent en même temps les protagonistes d’une aventure intemporelle où est en jeu la construction morale d’un homme.

10Mais il y a plus. Dans la lecture que Bassani propose de Thomas Mann, la « poésie » est ce qui permet au romancier allemand d’échapper au danger de l’autobiographisme16. Mélange d’ironie et de pitié, la poésie mannienne libère les personnages en partie autobiographiques du romancier allemand (Aschenbach, Tonio Kröger, le Professeur Cornelius) du lien exclusif avec leur créateur. Le premier et plus évident type de prise de distance relève alors du regard porté par le romancier sur sa propre expérience. Ainsi, l’ironie employée par Fenoglio dans la nouvelle éponyme de I ventitre giorni della città di Alba est‑elle au service d’une double visée : d’une part, tout comme la narration menée à la troisième personne, elle efface subtilement la présence de l’auteur, qui a été protagoniste de cet événement ; d’autre part, elle désamorce la charge émotive d’un vécu trop douloureux : la déception pour l’échec d’une entreprise vaillante, telle la libération d’une ville entière de l’emprise fasciste, est ainsi maîtrisée17. Mais ce mécanisme est faillible, et, tout comme chez Mann lu par Bassani, la pitié prend le relais, éclairant les faits d’une lumière à la fois tragique et attendrissante, qui souligne « la conscience douloureuse de la limite18 » :

Ils avaient déjà tous remis les armes et les boîtes sur leurs épaules, mais ils ne se décidaient pas, ils erraient dans la cour, complètement à découvert. Ils pensaient qu’Albe était perdue – mais ça faisait une belle différence qu’elle soit perdue à trois heures, à quatre heures, ou encore plus tard, plutôt qu’à deux ! […] Ils descendirent la colline, beaucoup pleuraient et beaucoup juraient ; en secouant la tête ils regardaient la ville qui, là‑bas, tremblait comme un petit enfant19.

11Centrale dans la poétique bassanienne, où le lyrisme s’unit à la narration pour briser les barrières de la factualité nue, cette forme de prise de distance ne remet pas en cause la véracité du récit, et, à la rigueur, des traces de poésie pourraient être repérées dans les chroniques et les témoignages, sans qu’elles invalident les rapports de ces derniers avec les faits racontés. Toutefois, Bassani et Fenoglio s’aventurent sur des chemins que les chroniques sur la Seconde Guerre mondiale écrites à chaud n’ont jamais osé emprunter. Dans Una notte del ’43, dernier volet du recueil de nouvelles Dentro le mura, un fait historiquement documenté – l’exécution d’un groupe d’antifascistes par les miliciens de Salò, le 15 novembre 1943 – déclenche indirectement le dénouement de l’intrigue ; ce dernier se solde par le procès au repubblichino Sciagura, lors duquel le fasciste se donne le rôle de bouc émissaire et tente de mettre tout un chacun face à ses propres responsabilités pendant la guerre, et par la séparation de Pino Barilari et de sa femme Anna. Dans la nouvelle, Bassani déplace l’exécution du 15 novembre au 15 décembre, en prétextant des raisons aussi bien esthétiques (« […] le contraste entre les corps sans vie des fusillés et la neige me fascinait20… ») que narratologiques (« Pino Barilari, le protagoniste de la nouvelle, est un personnage complètement inventé. Je devais en quelque sorte faire de même avec le cadre de l’intrigue21 »). Le déplacement d’un événement historique peut ainsi se charger d’une valeur symbolique, comme le remarque Piero Pieri à propos de la décision de Bassani de modifier la date de l’enterrement de Clelia Trotti, par rapport à celle où fut réellement enterrée l’institutrice socialiste qui avait inspiré ce personnage22. Ces mêmes raisons marquent la manipulation des faits historiques de la part de Beppe Fenoglio : tout en éloignant la narration de la restitution pure et simple de l’expérience personnelle de l’auteur, la concentration de plusieurs événements en un seul, ou au contraire leur dilution sur plusieurs passages de l’intrigue ou leur déplacement dans le temps23, la détachent de la répétition mimétique du réel.

12Mais davantage que le traitement réservé au déroulement des faits, ce sont les lieux où se déroule l’action qui servent le plus souvent de médiation entre la donnée concrète et sa mise en récit. Emblématiques par leur présence ininterrompue tout au long des œuvres, au croisement du « je » et de l’histoire, de l’acte d’écriture et de la biographie, les Langhe et Ferrare campent une réalité en partie reconnaissable, tout en élargissant les frontières de la réalité historico‑géographique pour ouvrir à l’imaginaire. « Chère Jenny, rappelle‑toi que, pour bien dessiner, il faut être très méchant. Il faut démonter le monde, pour ensuite le reconstruire pierre après pierre, avec une patience infinie24 ». Le conseil que Bassani adresse à sa sœur, aspirante peintre, sonne comme une indication faite au romancier qui s’apprête à donner vie sur la page à une ville de la plaine du Pô. Car il s’agit de véritable construction.

13Ce n’est pas tant du symbolisme des lieux dont il est question ; le Tanaro fleuve infernal25, ou les villages comme autant de bateaux arrimés sur la crête d’énormes vagues pétrifiées26, deviennent une fois de plus le moyen pour le romancier de renseigner sur la façon dont l’Histoire est appréhendée par l’individu. Mais l’accès à la mise en perspective historique des faits se fait plutôt à travers la création d’un univers presque identique en tout et pour tout au monde réel. Il ne s’agit pas d’apprêter un décor en mesure d’accueillir les personnages : ces derniers manifestent en effet chez Fenoglio l’impression d’évoluer dans un monde fictif, et ils expriment leur condition provisoire, parfois à la marge de la diégèse. Johnny, qui fait partie d’une bande de résistants ayant pour base un « theatrical set‑up de volumes fantomatiques27 », remet en cause la réalité qui l’entoure, et par conséquent sa consistance humaine, tout en proposant une vision absurde du monde : « Et le monde des collines qu’ils étaient en train de traverser lui semblait tantôt factice, tantôt provisoire, sinistre et misérable comme un théâtre évacué à quatre heures du matin28 ».

14Ni l’épopée de Johnny ou de Milton, ni les nouvelles et romans localisés à Ferrare ne pourraient être lus comme des guides touristiques par un lecteur soucieux de confronter page écrite et environnement réel. Au contraire, c’est précisément le hiatus entre le référent et sa transposition qui donne du sens à la démarche romanesque, tout en justifiant sa fière volonté de se détacher du témoignage autobiographique. Comme le souligne Gianni Venturi à propos de Ferrare, et ceci est transposable aux Langhe fénogliennes, l’enjeu concerne la construction (réussie) d’un système rhétorique autonome et autosuffisant, régi par une logique interne reliant tout naturellement entre eux des éléments réels et des lieux imaginaires29. C’est ce que l’on pourrait appeler l’ « effet‑Touring », cher à Bassani, qui argumente dans Il giardino dei Finzi‑Contini, I,1 sur l’opportunité ou non de faire paraître la magna domus dans les pages du célèbre guide vert : dans l’immédiat après‑guerre, « Le Guide du Touring […] ne parle pas [de la maison Finzi‑Contini], et ce n’est pas bien », car « […] les Guides du Touring du début du xxe n’oubliaient jamais de la mentionner, d’un ton curieux, à mi‑chemin entre le lyrique et le mondain30 ». Par une multiplication d’« effets de réel » appliqués à un lieu imaginaire (dans un roman dont le dédicataire, Micòl Finzi‑Contini, est fictif), l’affaire de la maison concerne également « l’Inspecteur communal de l’Hygiène », ainsi que la « Direction des Monuments historiques d’Emilie‑Romagne », en raison des nouveaux occupants des lieux (« […] une cinquantaine de familles de refugiés, appartenant à ce même sous‑prolétariat urbain misérable, pas très différent de la plèbe des bourgades romaines31 »), qui auraient gratté les fresques pour ne pas être expulsés. Ce hiatus écarte à la fois les limitations de l’expérience personnelle de l’auteur et l’opacité propre à la présentation de l’enchaînement des faits. En effet, dans les intentions de Bassani, la ville autour de laquelle gravitent les histoires de Lida et de Geo, de Micòl et de Bruno Lattes, est « vraie », mais le romancier admet « s’être permis des libertés », notamment à propos du jardin où est érigée la demeure Finzi‑Contini : celui‑ci n’a jamais existé, mais l’endroit « qui aurait pu l’accueillir »32 fait partie de la topographie ferraraise33.

15La précision qui caractérise les Langhe et Ferrare n’est finalement qu’apparente : rues, bâtiments, hameaux, chemins et collines, éléments de la géographie réelle, sont utilisés comme autant de matériaux bruts à assembler34. De la stèle érigée sur la façade de la synagogue de via Mazzini pour commémorer les disparus juifs ferrarais dans les camps (Una lapide in via Mazzini), aux noms des rues de Codigoro dans L’airone, renommées à la suite de la Deuxième Guerre, mais qui laissent de nouveau transparaître l’ancienne dénomination, ce qui témoigne d’idéaux et de valeurs qui n’arrivent pas à se fixer dans l’après‑guerre35, la ville peut devenir le lieu où s’écrit l’histoire politique et morale d’une communauté. Il n’y a pas qu’une seule façon de regarder le monde, semble affirme le romancier ; plus encore : un regard univoque cache toute la richesse du réel, simplifie ce qui n’est pas réductible ad unum. Des endroits oscillant entre deux lectures possibles, comme par exemple la maison de Lida et Maria Mantovani – située à proximité du centre historique mais déjà à la campagne36 – ou celle de Gemma Brondi et Elia Corcos – montrant un visage différent selon le côté par lequel les visiteurs l’approchent37 –, deviennent la métaphore de la synthèse entre histoire et poésie qui se concrétise précisément dans la topographie. Synthèse et fondement de la poétique bassanienne, passage obligé vers une prise de position sur l’histoire qui ne soit pas sa simple répétition. Ces choix ne sauraient être envisagés par un chroniqueur, qui ne ferait pas sien ce propos de Fenoglio : « Je rajoute quelques collines, mais je dois obtenir l’effet de tension haletante et à couper le souffle du ratissage38 ». Le roman n’est pas concevable sans les possibilités qu’offre le référent, mais son emploi mimétique est à proscrire ; le résultat est un « jeu d’illusion de la plus grande finesse39 » : Ferrare et les Langhe deviennent des motifs narratifs, topoi littéraires, personnages du récit, mythes historiques et personnels des romanciers : « perspective du monde40 ».

Invention romanesque et écriture de l’histoire : où est la vérité ?

16Les raisons qui se cachent derrière ces libertés interrogent ce qui appartient au plus profond de l’écriture de Bassani et de Fenoglio ; elles éclairent le rôle que les deux romanciers attribuent à l’invention narrative, un point particulièrement délicat lorsque le récit est construit à partir de faits historiques documentés. L’invention semble être pour Bassani partie prenante d’un parcours menant à la vérité : « […] l’œuvre d’art est ‘fiction’, mais elle est en même temps vérité : c’est une fiction acceptée pour l’exorciser, pour lutter contre elle, nécessairement41 ». Cette recherche, limitée à la dimension personnelle du « vrai », est précisément ce qui anime les témoignages autobiographiques. Mais, du point de vue de ces derniers, la position énoncée par Bassani ne peut qu’apparaître suspecte, car ce qui est en jeu est la portée testimoniale d’une œuvre écrite par un protagoniste des événements évoqués sur la page. L’invention romanesque, même si elle est employée en tant qu’« outil de réalisme et de vérité », exclurait les œuvres y faisant recours du groupe des témoignages sur une époque historique. Dès lors, les « systèmes rhétoriques » représentatifs d’une réalité plus large que le simple référent évoqué se heurtent à une idée de témoignage considéré comme prérogative d’une narration ne concédant aucune part à l’invention.

17Nombre de chroniqueurs ont verbalisé ce malaise vis‑à‑vis de l’écriture fictionnelle. Les nombreuses « Avvertenze », « Premesse » et autres introductions paratextuelles des chroniques expriment un rejet presque unanime du roman. Se voulant de simples « transcripteurs » à la première personne d’une expérience vécue et inscrite au sein de la communauté tout entière42, plusieurs auteurs de chroniques autobiographiques souhaitent marquer la distance qui les sépare de l’invention romanesque. Il est vrai que l’intuition instinctive liée à cette prise de distance générique concerne ce qui, pour un chroniqueur soucieux de reproduire fidèlement une expérience vécue, est un danger réel : l’élaboration, par la mise en récit romanesque de faits partagés par un large nombre de protagonistes, d’une méditation métahistorique, qui serait par essence détachée d’une période précise ; cette ambition n’est pas étrangère aux pages de Bassani et de Fenoglio, mais elle ne saurait les définir à elle seule. Car les romans et les nouvelles de ces deux romanciers arrivent à atteindre une dimension véritablement trans‑historique précisément en raison de leur relation avec un contexte historiquement déterminé. Le touriste se rendant à Ferrare n’y trouvera pas le jardin des Finzi‑Contini, mais l’endroit où il aurait pu être est bel et bien là, si bien qu’il peut y projeter l’image vraisemblable de ce jardin qui n’a jamais existé réellement (sauf dans l’imagination de l’auteur et de ses lecteurs) mais qui aurait pu y exister : ce qui compte est la possibilité de son existence.

18C’est précisément lorsque l’on tente de clarifier les liens qui se nouent, dans l’œuvre de Fenoglio et Bassani, entre ce qui attache la narration au contexte historique précis et ce qui l’en éloigne, que la tension entre le regard affectif et la précision historienne, esquissée précédemment, trouve tout son sens. Il convient toutefois de passer du niveau des personnages, pour lesquels le retour à l’histoire est à la fois refuge et réflexe défensif aidant à saisir le présent par sa mise à distance, à celui du romancier. Au sujet du Roman de Ferrare, Bassani aimait souligner la crédibilité des récits qui le composent. Notion polysémique regroupant, dans l’acception de l’écrivain ferrarais, plausibilité et vraisemblance, la crédibilité se définit tout d’abord chez Bassani par ses nuances éthiques ; le geste d’écriture se situerait alors au croisement de l’histoire et de la morale : « Mon problème, en tant que narrateur et poète, est celui de la crédibilité, et la crédibilité est liée à des faits qui ne sont pas de type illusionniste, mais exactement le contraire : elle est liée à la moralité, à ce qui s’est produit et au droit d’en parler43 ». Il ne faut pas oublier que, conformément à l’idéalisme de Croce, « […] le moi profond [est] ineffable44 », et qu’en même temps il n’est pas « […] plus important que ce qui l’entoure45 »; c’est pourquoi appréhender une époque par le seul biais du ressenti affectif disqualifierait l’opération romanesque : guère de crédibilité, et donc de moralité, sans une réflexion « technique » sur l’histoire. Avec une perspective renversée, le regard sur cette dernière porté par un romancier historiciste s’interrogeant sur la dimension morale des événements au cœur de sa fiction n’est pas sans rappeler celui de l’historien Claudio Pavone, qui publie en 1991 Una guerra civile. Saggio storico sulla moralità della Resistenza. Ancien résistant, et donc éligible lui aussi pour la récupération intime et introspective d’une expérience personnelle, Pavone sonde la dimension éthique du conflit ; pour ce faire, il se tourne vers les archives : des archives qui dans son cas accordent une large part à la fiction – Fenoglio, et avec lui Italo Calvino et Luigi Meneghello, figurent parmi les auteurs les plus cités. Opération méritoire, qui a ouvert une nouvelle saison des études historiques, mais qui, à bien regarder, et si l’on considère les différentes façons possibles de relater un événement, pourrait potentiellement poser la question d’un conflit de légitimité entre le romancier, le chroniqueur et l’historien lorsqu’il s’agit d’évoquer le passé, ou bien celle de la priorité entre recherche historique, écriture documentaire et fiction romanesque46.

19Le détour par l’historiographie de Pavone est pertinent dans l’optique adoptée : la quête d’harmonie entre les deux termes de la tension que Bassani et Fenoglio ont entrepris est une opération aussi délicate que nécessaire, qui fait de l’histoire le support privilégié pour une réflexion sur la condition humaine. En même temps, les œuvres narratives des deux romanciers se veulent des tentatives d’historiciser différentes réalités de l’Italie en guerre. Pour les deux écrivains, le récit factuel, perçu comme une répétition de ce qui s’est produit, tout comme le seul recours au lyrisme, échoueraient à exprimer la profondeur du réel. Les romans en sont‑ils capables ? En tout cas, ceux qui les écrivent assignent cette tâche ardue à la fiction lorsqu’elle plonge ses racines dans l’histoire :

Me dire qu’une rafale de mitraillette est réalité, soit ; mais je demande au roman que derrière ces deux cents grammes de plomb il y ait une tension tragique, une consécution opérante, un mystère, peut‑être les raisons ou l’irraison du fait47.

20Une invention plus vraie que l’événement ? Sans doute plus mystérieuse, certainement plus complexe.