Colloques en ligne

Etienne Boillet

Le déni de la fiction dans la poétique narrative de Giorgio Bassani

1Le « mentir‑vrai » de la fiction réaliste est‑il un paradoxe, c’est‑à‑dire une vérité subtile aux allures de contradiction, ou une véritable contradiction insoluble ? La question peut paraître rebattue, mais elle n’a pas encore trouvé de réponse définitive qui servirait d’axiome à toute réflexion sur la mise en fiction du réel et de l’Histoire. Cependant, les mises au point de G. Genette, D. Cohn et J.‑M. Schaeffer permettent depuis quelque temps déjà de développer un discours plus clair sur la poétique narrative des auteurs de fiction1, à partir d’un emploi du terme « fiction » déjà standardisé dans les Lettres anglophones à la fin du xixe s., comme le montre le titre d’un essai d’Henry James : The art of fiction2 (1884). Dans les études littéraires en langue italienne, l’usage des termes fiction (finzione) ou fictionnel (finzionale) est, aujourd’hui encore, plus restreint que dans les aires francophones, anglophones ou germanophones. On ne trouvera pas ces termes sous la plume d’un écrivain comme Giorgio Bassani, formé dans sa jeunesse aux théories de Croce et qui ne renie pas l’héritage des grands maîtres du roman réaliste dans les nouvelles qu’il publie à partir des années 40. Au‑delà des mots, c’est le concept même de fiction qui nous semble faire défaut dans la façon dont Bassani parle de ses écrits. Nous souhaitons donc analyser la poétique narrative de Bassani telle qu’il l’expose lui‑même autour des notions de « vérité » et de « poésie », pour la déconstruire afin de la redéfinir en la centrant sur le rôle qu’y joue la fiction. La poétique de la fiction va de pair avec une éthique de la fiction, et nous exprimerons certaines réserves sur l’éthique qui guide le recours à la fiction chez Bassani, non pas tant dans les récits eux‑mêmes que dans le discours (ou parfois l’absence de discours) de l’auteur sur ses œuvres. Notre intention est d’interroger l’éthique de la littérature présente dans l’œuvre de Bassani pour rattacher notre examen aux réflexions générales qu’on peut développer aujourd’hui sur le rôle heuristique de la fiction réaliste.

Réalisme, vérité et poésie

2Les récits de fiction que Bassani a réunis en un livre unique intitulé Le roman de Ferrare3 composent, entre autres, une sorte d’histoire des mentalités de la bourgeoisie ferraraise dans les années 30 et 40. Les années 1937‑1943 constituent le cœur de cette période : dans la vie de Bassani, elles correspondent à son activité antifasciste clandestine, comme il l’explique dans ses entretiens, où il en parle comme des années « parmi les plus belles et intenses de toute [son] existence »4. Bassani, comme les auteurs qui furent qualifiés après la guerre de « néoréalistes », et comme la grande majorité de sa génération d’écrivains qui avaient entre vingt et trente ans au moment de la guerre, a tourné le dos à la littérature hermétique, pour faire du réel historique la matière première de ses récits5. Il cite pour principaux modèles Manzoni, Verga ou Flaubert6, et il expose dans ses écrits ou entretiens une poétique réaliste très nette : son objectif est la « vérité » et cette vérité est « historique ». « Je voulais être un historien, un historiciste, et non pas un raconteur de bobards »7, dit Bassani de ses débuts dans l’écriture. On pourrait aisément multiplier les citations où se recoupent les termes « vérité » (verità), « crédible » (credibile), « digne de foi » (attendibile), « objectif » (oggettivo)… Nous retiendrons cette phrase emblématique : « comme narrateur, mon ambition suprême a été d’apparaître digne de foi, crédible, de garantir en somme au lecteur que la Ferrare dont je lui parle est une vraie ville, qui a existé réellement »8. Bassani va même encore plus loin, quand il dit non plus que son ambition est d’être crédible, mais que « l’aspiration la plus grande, pour un écrivain comme [lui], ne peut qu’être de restituer la réalité telle qu’elle est »9. C’est bien « la vérité objective, historique »10 que l’auteur a cherché à respecter le plus possible. C’est pour dire « la vérité, toute la vérité »11, que Bassani a retravaillé ses récits et les a réunis dans Le roman de Ferrare, dit‑il aussi dans ses entretiens. Cette exigence de vérité implique une dimension éthique, car en disant se donner cette tâche, Bassani estime avoir été « fondamentalement honnête »12. La « crédibilité » dont il parle n’est pas qu’une donnée technique ; c’est un fait « moral » qui implique « l’homme » au‑delà du « romancier »13.

3Mais ces assertions sur la vérité de l’œuvre littéraire sont rendues problématiques par le fait que Bassani ne précise que très incidemment le rôle de la fiction dans cette recherche de la vérité. On ne trouvera pas chez l’auteur de texte‑manifeste reposant sur un éloge de la fiction en tant que registre littéraire bien spécifique, tels quelques exemples canoniques comme The art of fiction d’Henry James (1884), la préface de Maupassant à Pierre et Jean (intitulée Le roman, 1887), ou L’art du roman de Kundera (1986). Plus largement, la fiction reste à la marge de la réflexion de Bassani sur la littérature, et n’y prend pas place directement en tant que telle, mais sous les formes de la « confession indirecte », de l’« invention » et de l’« art ». Cette absence nourrit diverses interrogations : peut‑on lire le Roman de Ferrare comme s’il n’y avait aucune différence avec un récit factuel historique ou autobiographique ? Ou comme s’il n’y avait aucune différence avec d’autres formes romanesques où l’auteur s’exprime directement, ne laissant plus place à un narrateur impersonnel ou fictionnel – dans tous les récits dérivant du réalisme subjectif, du non fiction novel, du roman‑essai ou encore du roman‑enquête, genres ou tendances qui se sont développées en Europe et aux États‑Unis à partir des années 193014 ? Et quelle est la nature exacte de cette « vérité, toute la vérité » que transmet le récit de fiction ?

4Dans les écrits de Bassani sur la littérature, une autre notion phare allant de pair avec celle de « vérité » est celle de « poésie ». Avant tout, la poésie selon Bassani ne correspond pas à un genre ni même à un registre :

Je ne peux pas supporter les distinctions techniques, de type presque syndical, entre poètes, narrateurs, essayistes, etc. […] Qu’est-ce que c’est, La recherche ? Et Ulysses ? Et Das Schloss ? Et Der Zauberberg ? Est‑ce que ce ne sont pas, peut‑être, à la fois des romans et des poèmes, des œuvres lyriques et narratives15 ?

5Pour lui, les grands romanciers sont des poètes : Verga est ainsi qualifié de « tragique et grand poète »16, et Thomas Mann mérite l’appellation de dichter qu’il revendiquait lui‑même17. Le guépard n’est « pas un roman historique », mais un « poème national »18. On peut donc être un romancier et un poète, ou encore un historien et un poète, dit Bassani de son maître Roberto Longhi19. Lui‑même, plus connu pour son œuvre narrative que pour ses poèmes, s’inscrit dans cette catégorie des poètes : « en plus d’un narrateur, comme on dit (mot que j’abhorre), je suis un poète […] ainsi qu’un essayiste »20 ; « je ne suis pas un romancier, ou un faiseur de rimes, ou un essayiste. Je suis un poète, avec votre permission, fondamentalement un poète »21. Le poète, c’est donc le véritable écrivain, comme le montre ce début de phrase : « Un vrai écrivain (un poète, disons) […] »22. Aussi n’y a‑t‑il pas vraiment de distinction entre poésie et littérature dans la poétique de Bassani.

6S’appuyer autant sur la notion de poésie révèle une conception essentialiste de la littérature, opposant la vraie littérature et la fausse littérature, ce qui est poétique et ce qui ne l’est pas, plus par essence qu’en fonction de critères formels23. On a vu que Bassani rejetait les distinctions « techniques » : les vrais écrivains sont ceux qui s’occupent « de la littérature comme d’un fait essentiel, fondamental »24. D’ailleurs, il considère non sans un certain mysticisme (lié sans doute à la lecture de Croce) le processus d’écriture des vrais écrivains (qui sont donc des « poètes »), lorsqu’il reconnaît à l’hermétisme le mérite d’avoir résisté passivement au fascisme en vivant la littérature comme un espace de liberté, et donc d’avoir défendu « l’Esprit au sens de la réalité unique par laquelle aucune dictature ne peut pas ne pas se sentir menacée »25 ; ou quand il affirme : « je crois à la réalité spirituelle, comme seule réalité »26. Nous citerons encore la fin de l’interview du 15 mai 1984, où Bassani dit que le Roman de Ferrare traite « les thèmes éternels de la vie et de la mort, de la matière et de son contraire, l’esprit, et du besoin que la matière ressent d’entrer en rapport avec son contraire, l’esprit, pour réaliser la vie »27.

7Les principales qualités que Bassani souhaite que l’on reconnaisse dans son œuvre narrative sont celles de l’exactitude mimétique et de la poésie, qui chez lui se rejoignent28. Pour Bassani, la Littérature, c’est la Poésie, c’est la Vérité. Alors, qu’est‑ce qui, dans la littérature, échappe à la poésie, et n’est donc pas de la « vraie » littérature, peut‑on se demander ? « La non poésie », écrit Bassani, « c’est l’absence de sentiment »29. Ce qu’il reproche à ceux qui écrivent en vers mais ne sont pas pour lui de vrais poètes est leur absence de profondeur, une artificialité ou une superficialité qui ne leur permet pas d’être vrais : Zanzotto est considéré comme « un pur artisan », tandis qu’en revanche Attilio Bertolucci est reconnu comme « un vrai poète », « qui [lui] ressemble beaucoup »30. On voit que cette conception essentialiste de la « poésie » ne concerne pas seulement les textes, mais leurs auteurs même : de même que Zanzotto est un artisan, Primo Levi est « un intellectuel qui écrit »31 et Arbasino « n’est peut‑être même pas un écrivain. C’est seulement un homme du monde qui sait écrire »32. Ces reproches, en particulier celui adressé à Primo Levi, qui nous intéresse d’autant plus qu’il vise un auteur connu pour son témoignage autobiographique, s’étendent à tous les hommes qui se mettent à écrire d’après leur expérience personnelle, à la manière d’Hemingway, dit Bassani, mais sans être comme lui un vrai écrivain33.

8Ainsi, pour Bassani, l’expérience est indispensable, car sans partir de son rapport à la vraie vie, l’écrivain n’est qu’un artisan ou un homme du monde qui écrit, mais sans poésie l’expérience seule ne suffit pas non plus. Seulement, Bassani ne décrit pas les caractéristiques qui permettent à un récit fondé sur une vraie expérience d’être aussi poétique. Or, il semble implicite que pour Bassani le recours à la fiction soit une condition obligatoire pour qu’il y ait poésie. L’écrivain n’utilise jamais cette notion de fiction, certes peu courante dans les études littéraires en Italie, surtout pour un homme appartenant à cette génération. Toutefois, dans le cadre d’un entretien où Anna Dolfi lui pose une question sur son rapport à la fiction, Bassani évoque le paradoxe de la fiction réaliste, en développant l’idée d’un « rapport dialectique désespéré » entre fiction et vérité comme entre vie et mort, car la fiction n’est « acceptée » que pour être « exorcisée », « pour lutter contre elle »34. L’« art » (pris comme synonyme d’invention ou de fiction) est le contraire de la « vérité », mais l’« art » et la « vérité » sont indispensables tous les deux à la fois pour qu’il y ait « poésie »35. Cette réponse de Bassani montre bien qu’il est l’héritier d’une tradition interprétative de la Poétique aristotélicienne, qui valorise le travail d’invention du poète par rapport à la relation exacte des faits réels. On retrouve chez lui, sous une forme un peu différente, l’idée, souvent développée par les lettrés à l’âge classique à partir de leur lecture d’Aristote, que la poésie serait supérieure à l’histoire et surtout le talent du poète supérieur à celui de l’historien36, et l’on peut penser pour le xxe siècle, par exemple, à Dorgelès, qui ne voulait pas représenter dans Les croix de bois «[s]a guerre» par un récit autobiographique, mais avait «l’ambition plus haute» de raconter «la guerre» grâce à un roman, en vertu du caractère exemplaire du récit vraisemblable qui peut le faire paraître pour ainsi dire plus vrai que le récit véridique37.

9Bassani dit ainsi de sa nouvelle Una lapide in via Mazzini que c’est une histoire écrite par « un poète », et il dit par ailleurs que les poètes ont un rôle de « témoin »38 (nous y reviendrons). Pour lui, le vrai écrivain est un « poète », et le poète est un « témoin », mais un témoin qui recourt à l’« art », c’est‑à‑dire à l’invention et à la fiction. Mêlant le rôle du « poète » et celui du « témoin », Bassani écrit également qu’il était conscient qu’il n’était pas « venu au monde non pas pour jouer un rôle de protagoniste de la Vie, mais de témoin. D’être né, en somme, pour sentir, pour comprendre, et pour faire comprendre. Pour être un artiste »39. Sa condition de poète, estime‑t‑il, lui donne accès à une vérité qu’il lui faut partager, en écrivant un récit de fiction qui poursuit le but mimétique de représenter objectivement la réalité et l’Histoire. Cette double revendication de l’exactitude historique et de la littérature réaliste comme poésie est évidemment problématique. Bassani fait se rejoindre implicitement la vérité historique et la vérité poétique, que Goethe semblait juger difficilement conciliables dans son commentaire des Fiancés (I Promessi sposi), le roman qui a fait de Manzoni en Italie le modèle du romancier réaliste qui recourt à la fiction pour représenter l’Histoire. Pour Goethe, dans certaines parties du livre, Manzoni n’avait pas assez agi en poète, car il s’était trop contraint à respecter la vérité historique, au détriment de la beauté de son récit. De son côté, Manzoni était bien convaincu de la différence entre histoire et roman : dans son essai Du roman historique (Del romanzo storico)40, il expose ses doutes par rapport à l’idée que le détour par la fiction permettrait vraiment de satisfaire des exigences d’ordre historique. Le texte est d’ailleurs précédé de cette citation de Cicéron (De legibus I, 1) : «Intelligo te, frater, alias in historia leges observandas putare, alias in poëmate »41. Bassani n’exprime nullement ce genre de doutes, établissant une équation entre la vie, la réalité et la poésie, et estimant que ses livres ont « à voir avec la vie, avec la vie dans sa réalité, et donc avec la poésie »42.

10Il se présente comme un « barde de la réalité »43. Certes, chanter la réalité, c’est la mettre en scène, la mettre en récit, et le récit de la réalité n’est pas la réalité elle‑même, de même qu’on distingue Histoire et histoire ou historiographie (res gestae et historia rerum, geschiste et geschichtsschreibung). Les théoriciens du récit et de la fiction ont mis en évidence que le récit est toujours un artefact qui suppose au minimum un travail de sélection, à commencer par le choix d’un début et d’une fin au moment historique qu’on veut raconter44. En raison de cet écart ontologique entre Histoire et récit de l’Histoire, certains assimilent le récit historique à de la fiction, dans le sillage d’Hayden White ; de même qu’on qualifie parfois un récit autobiographique de fiction, en raison de la différence ontologique entre une vie et le récit de cette vie45. Pour notre part, nous ne nions pas qu’il y ait de la fictionnalisation dans des récits non fictionnels, mais nous pensons qu’il est préférable de ne pas parler de fiction proprement dite pour les récits dits référentiels ; afin de souligner la spécificité, certes malaisée à bien définir, des récits fictionnels. Or, si leur nature mimétique ou historique doit être discutée et reprécisée, les récits de Bassani sont bien des récits de fiction, réalistes et même illusionnistes.

11En effet, des lecteurs ont eu l’impression que tout était vrai dans les récits de Bassani46, et pourtant Bassani avait prévenu que tout était « purement imaginaire » dans la première édition des Histoires ferraraises (Storie ferraresi) de 1956 : « l’auteur désire rappeler que les lieux, les faits et les personnes qui y sont représentés ne sont pas réels, mais purement imaginaires »47. Cette confusion entre réel et imaginaire mérite d’être interrogée et expliquée, au lieu d’être imputée exclusivement à la naïveté de certains lecteurs. Notre hypothèse est que si des lecteurs ont confondu fiction et réalité dans les livres de Bassani, c’est en grande partie parce que l’auteur les y a conduits. En des termes narratologiques, chez Bassani, l’« illusion référentielle » est tout aussi poussée que les « marqueurs de fictionnalité »48 sont discrets. Avec lui, le pacte fictionnel qui lie l’auteur au lecteur, permettant à ce dernier de « suspendre volontairement son incrédulité » (de la même manière que l’auteur et le lecteur d’une autobiographie sont liés par un pacte autobiographique), n’est pas seulement implicite mais souvent flou49.

12Tout d’abord, Bassani se réclame d’un respect strict des faits historiques, qui passe, répète‑t‑il dans ses entretiens, par une attention rigoureuse aux dates50. Pour l’auteur, la crédibilité de son œuvre narrative repose sur la capacité à faire exister la vraie ville de Ferrare. C’est cela, crédible, c’est‑à‑dire vraisemblable : ce que ne réussissent pas, d’après lui, d’autres auteurs, comme Quarantotti Gambini51, ou le plus célèbre Moravia52, qui ne sont au contraire pas crédibles, car le lecteur ne parvient pas à s’imaginer des lieux bien réels en lisant leurs récits. La description d’un lieu réel à un moment donné de l’Histoire sert donc de support à une invention crédible, c’est‑à‑dire à une histoire vraisemblable, dans une démarche réaliste et même illusionniste, illustrée par ce passage au début de Una lapide in via Mazzini :

Relatée par écrit, la scène pourrait bien apparaître assez incroyable et romanesque. Et, du reste, moi‑même je doute de sa réalité, à chaque fois que je me l’imagine, dans le cadre chez nous si usuel et familier de la rue Mazzini : c’est‑à‑dire de cette rue, qui, partant de piazza delle Erbe et longeant le quartier de l’ex‑ghetto – avec l’oratoire de San Crispino au début, les fentes étroites de la via Vignatagliata et de la via Vittorio à mi-route, la façade en brique rouge du Temple israélite un peu plus loin, et aussi, tout du long, avec les denses rangées face à face de ses innombrables entrepôts, magasins et boutiques – sert encore aujourd’hui de tampon entre le noyau plus ancien et la partie Renaissance et moderne de la ville53.

13Dans la première phrase, le doute sur la réalité de la scène racontée, qui pourrait paraître « romanesque » (ce qu’elle est effectivement, au sens littéral) sert justement à lui donner la consistance d’une scène bien réelle (puisqu’ainsi elle est mise sur le même plan que des faits insolites, mais bien réels auxquels on a du mal à croire, dans la vie réelle). Ensuite, tout est fait pour que ce doute se dissipe dans la description minutieuse de lieux urbains qui n’ont rien d’inventé. Aussi partageons‑nous l’idée d’une œuvre en trompe‑l’œil, comme l’expose Sarah Amrani : « le soin consacré à la mise en place d’une topographie d’une fidélité onomastique extrême surprend par la forte illusion référentielle qu’il contribue à créer tel un trompe‑l’œil54 ». Dans l’exemple que nous avons donné, où les marqueurs de fictionnalité sont peu nombreux (Bassani se gardant notamment de rendre son narrateur omniscient, ce qui signalerait la nature fictionnelle du texte55), le lecteur peut se demander si l’histoire racontée est fictive ou non. Par les informations qu’il donne ou ne donne pas au lecteur, Bassani s’approche de la limite entre fiction et duperie, explorée par J.‑M. Schaeffer qui revient sur le cas de Sir Andrew Marbot étudié par G. Genette et D. Cohn, portrait d’un auteur fictif que de nombreux lecteurs ont pris pour réel56. Lorsqu’on lui demande, lors d’une conférence à New‑York, si les Finzi‑Contini sont « vrais », Bassani répond qu’il a tout fait pour faire croire qu’ils sont vrais. En effet, d’abord, jamais le narrateur‑personnage n’est nommé, mais de nombreux éléments de son identité correspondent exactement à ceux de l’auteur, si bien qu’on l’identifie à lui. Bassani dit avoir recherché cet effet et reconnaît avoir procédé à plusieurs « mystifications »57. Ensuite, le livre est dédié à Micòl, « comme si Micòl avait réellement vécu »58. Le réalisme de Bassani peut bien être qualifié d’illusionnisme, à un degré supérieur, même, que dans la conception du réalisme selon Maupassant59.

14Dans ce cadre, l’avertissement sur la nature fictionnelle des Histoires ferraraises dans leur première édition de 1956 (cet avertissement disparut ensuite, quand le livre, une fois retravaillé, et inséré au Roman de Ferrare, reçut comme nouveau titre Dans les murs60) est utile, mais ses termes sont excessifs quand Bassani parle d’éléments « purement imaginaires ». Les lieux ne sont imaginaires qu’en partie : les maisons privées, comme celle des Finzi‑Contini, sont inventées, quoiqu’elles prennent assurément des habitations réelles pour modèles, mais pas la topographie ferraraise ni les dates propres à tels événements historiques, comme on l’a vu et comme Bassani le revendique. C’est avant tout les personnages qui sont inventés.

« Trattando l’ombre come cosa salda » : personnes ou personnages ?

15Une des grandes réussites de Bassani est d’avoir créé des personnages ambigus, aux motivations en partie compréhensibles, et en partie mystérieuses. Micòl, dont s’éprend le narrateur du Jardin des Finzi‑Contini, fait partie assurément des personnages féminins les plus fascinants de la littérature italienne. Si les personnages de Bassani gardent une part de mystère, c’est parce qu’ils échappent au savoir du narrateur impersonnel ou homodiégétique, et cette limitation du savoir de l’instance narrative contribue à l’effet de trompe‑l’œil. Même dans des récits à la troisième personne, de nombreux personnages sont décrits de l’extérieur (focalisation externe), comme on pourrait le faire d’une personne dans la vraie vie, sans profiter de l’avantage consistant à écrire comme si on pouvait pénétrer dans sa conscience61. Cela est d’ailleurs en accord avec les idées de Bassani sur l’identité du moi que l’on peut connaître, exprimées dans l’entretien avec Ferdinando Camon : « Le fait que j’ai ressenti si profondément l’idéalisme implique la certitude que, pour moi, le moi est ineffable : n’est dicible que ce que l’on dit, ce que l’on fait »62. Sur ce point, on voit apparaître une vraie cohérence entre la technique narrative de Bassani et son approche de la psychologie, qui cependant ne s’articule pas avec une véritable éthique de la fiction.

16En effet, lorsque Bassani parle de ses personnages, dans ses entretiens notamment, il les présente comme des personnes. Un exemple emblématique concerne Le Jardin des Finzi‑Contini, quand on demande à Bassani si les Finzi‑Contini sont « vrais » et si oui ou non, Micòl a eu des rapports sexuels avec Giampiero Malnate, ce que suppose le narrateur homodiégétique sans vouloir ou pouvoir le vérifier. L’auteur répond que lui‑même ne le sait pas, qu’en tout cas il a tout fait pour que le lecteur croie que ses personnages sont vrais, et que pour lui l’auteur doit respecter ses personnages comme s’ils existaient vraiment63. De même, le rapport à Pino Barilari, personnage‑clé de la nouvelle Une nuit de 43 (Una notte del ’43) n’est pas abordé comme une question narrative, c’est‑à‑dire non pas qu’est‑ce que le narrateur sait de ce que dit, fait, voit, sait ou pense le personnage inventé, étant donné que l’auteur peut décider de ce que sait ou non ce personnage ; mais qu’est‑il autorisé à dire de ce personnage considéré comme une entité figée :

Comment aurais‑je pu affronter des difficultés de nature également morale, comme celle qui s’est présentée à moi dans le finale de la Nuit, quand, dans la petite chambre de Pino Barilari, où personne, en ville, en dehors de sa femme Anna, n’avait jamais mis les pieds, j’avais été obligé de pénétrer par la seule force de mon imagination, et au prix de maintes contorsions douloureuses64 ?

17On voit que Bassani, mélangeant en une même première personne (io) l’auteur et le narrateur, et par conséquent leurs mondes respectifs (monde réel, monde fictionnel), bâtit l’éthique narrative de ce récit sur l’illusion que son personnage (ainsi que l’espace imaginaire de sa chambre) ait une existence bien arrêtée, qu’il ne pourrait modifier alors même qu’il en est le seul créateur65.

18C’est un lieu commun que tout romancier peut être comparé à un démiurge, comparaison dont Sartre a renversé les termes en s’en prenant à son aîné François Mauriac : « Dieu n’est pas un artiste ; M. Mauriac non plus »66. Bassani se définit lui‑même comme un démiurge, dans une phrase sur laquelle nous reviendrons, mais il conteste justement que l’écrivain puisse être le Dieu des personnages :

Je ne veux pas que le rapport que j’entretiens avec mon personnage soit celui de l’artiste avec sa marionnette. Le personnage est une personne, je tends à instituer avec lui un rapport fraternel, une relation d’absolue égalité67.

19Bassani s’interdit de considérer le personnage comme une création dont il fait ce qu’il veut. Il s’interdit même de ne pas considérer le personnage comme une personne. Cela peut être considéré comme une bonne technique pour le rendre crédible en tant que simulacre de personne réelle. Mais pour être le plus crédible possible, il semblerait qu’il faille pour Bassani pousser l’artifice le plus loin possible : prendre le plus sérieusement possible le jeu de la fiction, faire tellement semblant qu’on oublie de faire semblant. Bassani n’écrit pas qu’il doit s’efforcer de penser à Barilari comme une personne : dans un texte de poétique, en dehors du territoire de la fiction, il continue à ne pas le présenter comme un personnage vraisemblable, et en parle comme d’une vraie personne. Et nous soulignerons que c’est sur cette confusion entre fiction et réalité, ou plus exactement cette dénégation du statut fictif de l’histoire racontée, que se bâtit une éthique du récit, comme le révèle la précision de « difficultés de nature également morale ».

20En outre, en traitant les personnages comme des personnes, Bassani efface en fait plusieurs distinctions : nous allons voir qu’il ne fait pas de différence entre les personnages directement inspirés de personnes réelles (Clelia Trotti), les personnages inventés sur qui est transférée une histoire arrivée à une personne réelle (Geo Josz), et les personnages totalement inventés, comme semble l’être Pino Barilari68. En effet, Bassani nous apprend que certains personnages sont inspirés par des vraies personnes : Clelia Trotti par Alda Costa dans Les dernières années de Clelia Trotti (Gli ultimi anni di Clelia Trotti), le professeur Guzzo par Francesco Viviani dans Derrière la porte (Dietro la porta). De même, le grand‑père de Bassani, chef de clinique à l’hôpital Sant’Anna Cesare Minerbi, sert de modèle à Elia Corcos dans les Histoires ferraraises. Il est troublant que l’auteur parle alors non seulement de ces êtres de fiction comme s’ils avaient autant de consistance que leurs modèles réels, mais aussi qu’il en parle parfois comme si ces personnages étaient leur reflet exact. Dans le cas de Clelia Trotti et du professeur Guzzo, le lecteur qui apprend l’existence de ces modèles réels – après avoir considéré les récits comme de la pure invention comme invitait à le faire son avertissement de 1956, au moins en partie mensonger – peut se demander finalement si la seule différence n’est pas le nom, entre le personnage de fiction et la vraie personne qui l’inspire. « Clelia Trotti, la protagoniste de la nouvelle, est un personnage imaginaire. Toutefois, elle ressemble beaucoup à une vieille institutrice socialiste, persécutée pour ses idées, que j’ai fréquentée souvent entre 36 et 43. Elle s’appelait Alda Costa »69, explique Bassani dans un entretien. Dans une autre interview, il présente ainsi les choses : « […] dans ma ville Clelia Trotti s’appelait Alda Costa ; elle venait chez moi quand je conspirais contre le fascisme. J’ai écrit ce récit pour lui rendre hommage. Il faut dire la vérité, et ce jusqu’au bout »70. Dans la seconde déclaration, l’auteur glisse de l’idée que son personnage ressemble beaucoup à une personne qui l’a inspiré, à cette autre idée que la fiction (et donc le personnage inventé) a servi à dire « la vérité, jusqu’au bout » sur la personne réelle.

21La question touche bien à une éthique de la représentation littéraire qui est aussi une éthique de la fiction, bien que Bassani ne la présente pas ainsi. L’auteur s’assigne le devoir moral de dire « toute la vérité » : or, dès lors qu’il révèle que ses personnages ne sont pas entièrement inventés, il ne s’agit plus seulement de créer des personnages « crédibles » semblables à ceux qui ont pris place dans une ville « qui a vraiment existé », mais aussi de tenir un discours pouvant paraître véridique sur les vraies personnes qui ont inspiré ces personnages. Ainsi, Clelia Trotti et le professeur Guzzo seraient à la fois des créations imaginaires de Giorgio Bassani et des portraits fidèles d’Alda Costa et de Francesco Viviani. L’éthique du récit véridique et l’éthique de la fiction, le devoir moral du romancier et le devoir moral de l’auteur d’un récit factuel, peuvent‑ils se rejoindre et se confondre ? Elles se confondent en tout cas pour Bassani spectateur du film tiré de son roman Le Jardin des Finzi‑Contini, que l’écrivain juge indélicat par rapport à l’image de lui‑même qui ressort de ce récit de fiction. En effet, des éléments de la fiction cinématographique suggèrent, plus encore que dans le roman raconté par un narrateur homodiégétique, que le protagoniste peut être vu comme un reflet presque exact de l’auteur. Avant tout, son prénom, Giorgio (qui dans le livre n’est jamais prononcé, si bien que le lecteur ne sait pas comment il s’appelle, comme dans La recherche pendant plus de la moitié du livre de Proust) mais aussi un élément de brouillage entre fiction et réalité que Bassani lui‑même a introduit, en prêtant sa maison familiale pour le tournage. Or, Bassani s’offusque de l’image que le film donne de lui, celle d’un fils lui semble‑t‑il un peu « salaud » (porco), qui tirerait profit de la mort de son père puisqu’elle lui permet de devenir un écrivain71. Ainsi, Bassani conteste la représentation faite de lui par le biais d’une histoire fictionnelle et d’un personnage fictionnel, dont la description renvoie à la fois à un être de fiction et à une personne réelle, en l’occurrence lui‑même.

22L’idée que le personnage de Clelia Trotti serait une représentation doublement vraie, à la fois celle d’un être imaginaire inventé par Bassani et celle de la vraie Alda Costa, n’est pas sans laisser perplexe : d’abord, si la représentation d’Alda Costa est un « hommage », plutôt qu’un portrait, il n’a rien d’hagiographique car elle apparaît sous un jour qui ne fait pas d’elle une héroïne, conformément à la poétique réaliste de Bassani qui déconstruit les mythes héroïques de l’antifascisme et de la résistance. Ensuite, Bassani n’aide pas à savoir quelle est la véritable nature référentielle du discours narratif, que ce soit en tant que nouvelliste ou en tant qu’auteur d’un récit véridique. Le lecteur n’est pas informé d’une quelconque manière par le nouvelliste que lui est décrite une personne réelle plutôt qu’un personnage réaliste (tant qu’il n’a pas lu l’entretien contenant cette information) ; tandis qu’un véritable historien, un journaliste ou un autobiographe est tenu de ne pas avancer masqué en travestissant le nom d’une personne réelle (ou alors, il doit préciser qu’il en omet ou travestit le nom). Sa responsabilité n’est pas la même que celle du romancier : l’auteur d’un récit référentiel prend le risque qu’on juge plus ou moins fidèle son portrait d’une personne réelle, ou encore qu’on lui reproche d’avoir sorti cette personne de son anonymat, tandis que l’auteur d’une fiction s’exonère de cette responsabilité72.

23Un autre cas troublant est celui d’Une plaque rue Mazzini (Una lapide in via Mazzini), qui raconte le retour difficile du déporté Geo Josz au sein d’une communauté ferraraise qui rejette le souvenir de la Shoah. À l’évidence, le choix du sujet est en lien avec une éthique de la littérature, car la littérature se met ici au service du devoir de mémoire. Mais quelle éthique de la fiction peut‑on y identifier ? Quelle éthique guide la transcription de l’Histoire en fiction ? Le récit est fictionnel, mais s’inspire de l’histoire vraie arrivée au propre cousin de Bassani, Eugenio Ravenna73. Bassani présente les choses ainsi :

L’histoire de Geo a vraiment eu lieu. Je l’ai attribuée à un personnage imaginaire : Geo Josz, justement, qui n’a jamais existé. Sauf que j’ai eu un cousin qui a été à Auschwitz et en est revenu. Il est mort il y a peu. Il s’appelait Eugenio Ravenna, Gegio Ravenna. Je crois qu’il est resté, le pauvre, très frappé et conditionné par La plaque. Mais, par ailleurs, je le répète, si on ne raconte pas des histoires de ce type [c’est‑à‑dire liée aux événements les plus terribles de l’Histoire], dans quel but écrire74 ?

24Bassani écrit qu’il s’agit d’une histoire vraie attribuée à un personnage inventé (et non d’un personnage inspiré par une vraie personne, comme dans les exemples précédents). Mais, si le personnage qui l’a vécu n’est plus le même, est‑ce que l’histoire peut encore être la même ? Peut‑il encore s’agir d’une histoire vraie ? De plus, Bassani dit de son cousin qu’il a été « frappé, conditionné par le récit », tandis qu’il revient souvent sur le personnage de Geo pour établir notamment une équivalence entre Geo, Dante Alighieri, lui‑même – Giorgio Bassani – et la figure du poète revenant des enfers en général, parlant alors de Geo à sa manière habituelle quand il s’agit de ses personnages, c’est‑à‑dire comme s’il se référait à une personne douée d’une existence en dehors des limites du récit fictionnel. Contrairement à Bassani, nous préciserons d’abord qu’il ne s’agit pas d’une histoire vraie, mais d’un récit de fiction inspiré d’une histoire vraie. Ensuite, nous inviterons le lecteur à se méfier du pouvoir excessif que Bassani prête à sa construction imaginaire. Son cousin, envers lequel on ressent une certaine condescendance (poveretto, Gegio…), a certes été « frappé, conditionné » par la nouvelle, mais assurément moins que par sa propre expérience de déporté. Peut‑être, surtout, s’est‑il senti dépossédé de sa propre histoire, comme Robert Antelme lorsqu’il a découvert le récit de fiction que son ex‑compagne Marguerite Duras avait écrit à partir de l’expérience de sa déportation (décrite, cependant, d’un point de vue correspondant à celui de Duras, c’est‑à‑dire du point de vue de la femme séparée de son compagnon déporté75). Et, en effet, s’emparer de cette histoire, en prétendant qu’elle est « vraie », mais en y remplaçant son cousin par un « personnage inventé », c’est en quelque sorte raconter son histoire en l’en excluant. Avec, sans doute, l’idée que son cousin qui a vécu cette expérience n’aurait pas été capable d’en transmettre la vérité, car lui n’était pas un poète.

25Certes, on pourra objecter que l’indélicatesse éventuelle de Bassani envers Alda Costa et surtout envers son cousin Eugenio Ravenna concerne l’écrivain en tant qu’homme, et ne remet pas en cause la justesse du discours narratif dans ses récits de fiction (en particulier dans Une plaque rue Mazzini) ni le bien‑fondé des valeurs morales, comme le devoir de mémoire et l’indignation face à l’injustice, que ce discours exprime. On pourra dire aussi que Bassani n’est pas narratologue, qu’on comprend bien ce qu’il veut dire quand il passe d’un niveau de référentialité à un autre, et qu’il est donc hors de propos de critiquer son discours sur ses propres fictions. Mais pour que celles‑ci puissent apporter au lecteur des éléments pour mieux comprendre l’Histoire (et en même temps mieux comprendre l’Homme), ce qui est un des objectifs avoués de Bassani et de la fiction réaliste en général, il convient de ne pas confondre la réalité et l’invention. Nous y reviendrons après avoir examiné la composante autobiographique de l’œuvre bassanienne.

Mais qui est « je » ?

26Une autre donnée doit être examinée pour analyser la part de la fiction et le rôle de celle‑ci chez Bassani : la dimension autobiographique, qui se mêle à la dimension réaliste ou historique76. Le rapport entre fiction et Histoire d’une part, et le rapport entre fiction et écriture de soi d’autre part, deux aspects souvent séparés dans les réflexions théoriques77, se rejoignent chez Bassani comme chez de nombreux autres écrivains.

27Bassani s’est présenté comme « l’acteur et le démiurge » d’un « monde petit mais démesuré »78. Dans Là‑bas au bout du couloir (Laggiù in fondo al corridoio), il souligne la cohérence et l’unité du Roman de Ferrare en soulignant également l’apparition du « je » narratif, avec le roman Les lunettes d’or (Gli occhiali d’oro) présenté comme un tournant : « Projecteurs sur moi aussi, donc, dorénavant : sur moi tout entier, écrivant et non écrivant »79. Le projet autobiographique est bien reconnu par l’auteur, qui le synthétise en ces termes dans un entretien avec Anna Dolfi :

On ne peut imaginer un livre comme Le roman de Ferrrare que si on le voit comme l’histoire du moi : le personnage le plus important de toute mon œuvre est le moi, homme et artiste. Un moi qui parle, se confesse, se dévoile, même en secret80.

28Mais l’aspect autobiographique est mis sur le même plan que le projet historique, Bassani se définissant ainsi : « un historien de moi‑même et de la société que je représentais »81. Cette direction semble rejoindre la vaste tendance d’un nouveau réalisme qui serait un réalisme subjectif à partir des années 1930, et semble correspondre à une exigence de vérité : pour qu’un récit soit vrai sur le monde extérieur, il faut que la vérité soit dite aussi sur l’auteur de ce récit lui‑même. Si Bassani met en scène de la sorte son passage à la première personne, comme s’il s’agissait d’un tournant autobiographique décisif, c’est pour renforcer la cohérence et la vérité de son œuvre narrative au sens où la vérité sur soi vient compléter la vérité sur l’Histoire. Mais ce qui est présenté par Bassani dans Là‑bas… comme un tournant subjectif, égotique ou autobiographique est en fait l’affirmation d’un moi ambigu, d’un moi qui très paradoxalement peut aussi s’exprimer à la… troisième personne, comme nous le verrons.

29Tout d’abord, on remarquera, dans la poétique narrative de l’auteur, que non seulement les personnages se confondent avec des personnes, mais aussi que se confondent des instances distinctes telles que l’auteur, le narrateur, les personnages, le moi comme sujet, le moi grammatical. Notamment, le « moi écrivant » (io scrivente) se projette dans ces diverses instances, correspondant parfois à l’auteur, parfois au narrateur, ou à l’un ou l’autre de manière ambiguë82. Après avoir dit vouloir faire la lumière sur le « moi écrivant » et « non écrivant », comme nous l’avons vu, dans Là‑bas…, Bassani poursuit et conclut :

À partir de maintenant, il valait peut‑être la peine que l’auteur de Lida Mantovani [et des autres Histoires ferraraises], ainsi que des trois premiers chapitres des Lunettes d’or, essaye enfin de sortir lui aussi du sien, de terrier, qu’il se qualifie, qu’il ose enfin dire « je »83.

30Mais l’auteur et le narrateur coïncident‑ils vraiment en un même « je » ? Le passage à la première personne n’est pas un tournant vers l’autobiographie au sens strict. À propos des Lunettes d’or (Gli occhiali d’oro), son tout premier roman à la première personne, Bassani déclare que le protagoniste représente « une partie de [lui] » ; « je n’étais pas comme ça, mais presque comme ça »84. Il y a donc dans ce premier roman quelque chose du roman autobiographique, au sens d’un roman à la première personne dont le narrateur homodiégétique n’est pas l’auteur mais un personnage qui s’en inspire fortement85. Ainsi, l’autobiographie n’est que « transposée », comme l’indique rapidement Bassani lui‑même dans un entretien avec Ennio Cavalli86. En outre, le dernier roman de Bassani, Le héron (L’airone), contredit l’idée d’une seconde période entièrement caractérisée par la narration à la première personne, puisqu’il est à la troisième personne. Seulement, le « lui » de Limentani est aussi proche de l’auteur que le « je » des romans précédents, d’après Bassani lui‑même : « je parle d’Edgardo Limentani comme si c’était un moi transposé, ce qu’il est, en effet ; Le héron est le livre le plus lyrique que j’ai écrit, celui, d’une certaine manière, dont je suis le plus proche »87.

31On relativisera donc l’importance du passage à la première personne mis en scène dans Là‑bas…, d’autant qu’avant même ce tournant on peut reconnaître certains traits de l’auteur dans divers personnages. Nous pensons à Bruno Lattes, le jeune Ferrarais juif qui se rapproche de Clelia Trotti avant de s’exiler aux États‑Unis (Bassani fréquenta Alda Costa jusqu’à l’année 1943, où il quitta la ville lui aussi) : « Bruno Lattes […] est un personnage qui d’une certaine manière me ressemble, ressemble à cette partie de moi, toujours la même »88. Nous pensons aussi à Micòl : Bassani dit qu’il a écrit Le Jardin des Finzi‑Contini « pour s’identifier à elle », qu’« elle est comme [lui] », et que « si elle ne lui avait pas ressemblé », elle n’aurait pas pu devenir « l’héroïne absolue » de son roman89. La troisième personne peut donc assurément renvoyer elle aussi au moi de l’auteur lui‑même, qui met Le héron sur le même plan que Derrière la porte :

J’ai essayé d’aller au‑delà de cette esquisse, de cette pâleur, de ce badigeon [qui caractérise l’image que Montale dit donner de lui‑même à travers ses poèmes], de dire vraiment tout, pas pour tout raconter sur moi‑même, bien que dans Dietro la porta ou dans L’airone j’aille très loin dans cette direction, et que je dise sur moi, toujours indirectement, des choses terribles90.

32Nous préciserons cependant que Derrière la porte est la plus autobiographique des fictions de Bassani, bien que celui‑ci signale Le héron comme étant son livre le plus « lyrique ». Ce récit, à la nature fictionnelle aussi ambiguë que La recherche du temps perdu, appartient à la catégorie des romans susceptibles d’être qualifiés d’autofiction avant la lettre (c’est‑à‑dire avant l’emploi de ce terme par Serge Doubrovski à propos de son récit Fils en 1977). Il n’y a aucune raison de ne pas croire Bassani quand il dit que l’autobiographie s’y effectue « indirectement », mais, pour autant, presque aucun indice de fictionnalité, dans le texte et le paratexte, ne vient donner la certitude qu’il s’agit d’un roman et que le narrateur n’est pas Bassani lui‑même, qui livre un récit véridique de sa première année de lycée. À l’inverse, si rien n’autorise à identifier une fois pour toutes Derrière la porte comme un véritable récit autobiographique, certaines déclarations de Bassani invitent toutefois à le lire comme tel :

J’ai écrit Dietro la porta pour donner une réalité au personnage qui dit je depuis Gli occhiali d’oro. Le narrateur avait besoin de tout dire sur lui‑même, de dire toute la vérité sur son passage de l’enfance à l’âge adulte. Rien de plus. Je n’avais jamais parlé de ma virilité, de mon propre sexe auparavant. Non pas uniquement pour parler du je‑narrateur, du je‑vivant, une image la plus voisine de la réalité, de la vérité absolue. […] j’avais besoin de donner une image véridique de moi‑même. De me montrer nu finalement91.

33Bassani brouille assurément les frontières, en parlant de « récit véridique », de « réalité » et de « vérité absolue », et en glissant du personnage‑narrateur de ses trois romans à la première personne à lui‑même comme si ces quatre entités étaient identiques, alors qu’elles ne peuvent l’être : le narrateur‑personnage des Lunettes d’or, celui des Finzi‑Contini, celui de Derrière la porte et Giorgio Bassani en personne. Le lecteur de Derrière la porte peut donc se demander si le récit peut se lire, au moins partiellement, comme une information véridique sur la vie de l’auteur à l’âge des faits racontés.

34Cependant, le caractère particulier de Derrière la porte, où la limite formelle entre fiction et autobiographie est la plus mince, ne doit pas faire oublier que le caractère diffus, chez Bassani, d’une écriture autobiographique imprègne l’ensemble du Roman de Ferrare bien au‑delà des seuls narrateurs‑personnages. Dans ses entretiens, il arrive que l’écrivain permette de saisir le fonctionnement de cette autobiographie « transposée » en montrant comment s’articulent les liens entre la confession fictionnelle et la vraie réalité du moi. Alors qu’il estime que cette vraie réalité du moi est inaccessible à la littérature (ineffabile), ses récits mettent en pratique la conviction qu’il peut s’en approcher, par une méthode fondamentalement mimétique92, mais compliquée chez lui par des réticences indéterminées que le recours à un degré de fiction indistinct sert à contourner. Les pages où il parle le plus subtilement de la part de lui‑même qu’il projette dans ses livres ne sont donc pas celles où il insiste sur le choix de la première personne, mais plutôt celles où il interroge le rapport entre lui-même et les personnages qu’il crée en assimilant le récit de fiction à une « confession », mais une confession indirecte : « je me confesse à travers mes personnages, je me confesse indirectement, une part importante de moi revit en eux »93.

35Bassani, qui pense que les romans doivent refléter la « réalité intime et profonde de celui qui les écrit »94, établit clairement que les personnages sont bien une projection d’une partie de l’auteur, quand il dit que les Finzi‑Contini sont différents de lui, mais qu’ils sont « une forme de [son] sentiment »95. Ainsi, ses écrits narratifs et poétiques forment un tout où la confession littéraire prend deux voies, la voie indirecte de la fiction réaliste et la voie directe de la poésie lyrique :

Le narrateur se confesse à travers les personnages, qui ne sont qu’une forme de leurs sentiments, tandis que la confession lyrique est directe, immédiate, à la limite du vrai. Toutefois, la poésie non plus n’est pas une confession absolue. Elle y tend, à l’absolu, sans aucun doute, mais, heureusement, sans y parvenir. Si elle y parvenait, ce ne serait plus de l’art, ce ne serait plus de la poésie96.

36Nous remarquons que Bassani envisage spontanément la fiction réaliste et la poésie lyrique comme deux formes propices à une confession littéraire, mais qu’il exclut de sa réflexion l’autobiographie véritable, convaincu qu’elle ne peut être un moyen d’expression pour dire poétiquement la vérité. Pour lui, seule une confession indirecte peut être « poétique » et dire « toute la vérité » à la fois sur le moi et sur l’Histoire. Cette conception est proche de ce qu’Aragon expose dans sa nouvelle Le mentir‑vrai, qui fait office d’art poétique97. Bassani pratique bien le mentir‑vrai de la fiction fortement inspirée d’éléments réels, créant une indétermination sur l’exact statut mimétique du discours (factuel ou fictionnel), afin d’accéder à une autre vérité que si le discours était purement factuel ou autobiographique. Assurément, il considère cette autre vérité du mentir‑vrai comme supérieure à la vérité de l’autobiographie au sens strict, implicitement dépréciée car elle serait dépourvue de poésie, puisque la poésie, dans le domaine narratif, est assimilée à la fiction. Nous en tirerons des conclusions de deux sortes : les premières concernent la possibilité d’une lecture autobiographique du Roman de Ferrare, tandis que les secondes rejoignent nos réserves sur l’éthique de la fiction comme moyen d’atteindre la vérité chez Bassani.

37Pour ce qui est du premier aspect, les déclarations de Bassani sur les multiples formes de projection du « moi écrivant » dans le récit sont celles où il affronte le plus directement les rapports entre fiction et vérité, en parlant d’une confession indirecte qui vise à représenter une réalité inatteignable. Bien que l’auteur ne centre pas son discours sur les notions de fiction et d’invention, cette idée de confession indirecte permet d’envisager finement les rapports entre sa personne réelle et les personnages qu’il invente. Le lecteur du Roman de Ferrare est amené, sans y être explicitement invité, à recomposer la mosaïque du personnage bassanien et de l’auteur Bassani en fonction des traits récurrents d’un personnage à l’autre, des valeurs incarnées par ces personnages, et des points communs avec ce que l’on sait de l’homme Bassani : « l’auteur [du Roman de Ferrare] s’y est confessé, à travers le moi narrateur, qui est un personnage (une partie de lui), et à travers les autres protagonistes, qui sont évidemment des parties de lui, des formes de son sentiment »98. Ce portrait sera aussi complété par la confrontation avec la poésie et les essais, car Bassani poursuit : « Dans les poèmes d’En grand secret et d’Epitaphe j’ai essayé, comme toujours pour les poètes lyriques, d’être le plus vrai, le plus sincère possible, aujourd’hui, maintenant, sans diaphragme ni temporel ni spatial »99. Ce qui ressort de cette lecture du Roman de Ferrare comme portrait en mosaïque de son auteur, c’est une forme d’autoportrait aux contours moins nets que celui dessiné par une autobiographie au sens strict, en raison de l’estompement des frontières entre l’homme, ses reflets dans la fiction et le moi écrivant, mais qui contient bien une autre vérité100.

38Ainsi, quand Bassani aborde la dimension autobiographique de son œuvre narrative, la question du rapport entre fiction et réalité n’est pas aplatie par les déclarations péremptoires sur la vérité, la vérité historique, « toute la vérité », l’objectivité, qui présentent les récits bassaniens comme des représentations référentielles exactes. Il est regrettable que Bassani parle souvent de vérité dans un sens absolu, car la vérité de ses récits est fondamentalement personnelle : c’est une vérité d’interprétation du réel (non seulement une fiction mais aussi une « figure » comme le dit Genette, une « vérité métaphorique » selon les termes de N. Goodman101), sur l’Histoire et sur lui‑même, que l’écrivain porte en lui et qui se déploie dans l’espace fictionnel sous formes de récits. Toute la poétique et l’esthétique de Bassani reposent sur la fiction, et sur le fait que la fiction n’est pas considérée comme telle : c’est bien ce second point qui est problématique.

39Il nous semble donc que les propos subtils de Bassani sur la fiction comme confession indirecte gagneraient à être dégagés de la confusion entre récit véridique et récit fictionnel. Par exemple, dans les lignes qui suivent, l’auteur parle du moi écrivant aux prises avec un moi qui est à la fois un moi présent (le narrateur) et un moi passé (le personnage), et de la nécessité d’inscrire ce moi dans un cadre qu’il souhaite fidèle à la réalité objective:

ce qui entoure le moi n’est pas seulement une projection du moi, c’est une réalité qui d’une certaine manière implique le moi, mais par rapport à laquelle le moi ne peut pas être transcendant. […] Ma recherche n’est qu’une tentative de retourner dans le temps pour expliquer le moi d’aujourd’hui, mais sans l’oublier. C’est ça, le point fondamental. À la différence de Proust, enfermé dans sa chambre et tout abandonné à récupérer le soi d’autrefois, je tente un accord, un raccord entre le moi d’autrefois et le moi d’aujourd’hui102.

40Or, comme à propos de Pino Barilari, il manque encore une fois ici la précision que son écriture actualise des personnages et non des personnes, que c’est de la fiction et non une véritable autobiographie : le moi écrivant et le moi passé n’appartiennent pas au même monde, puisque le moi écrivant de l’auteur est bien réel103 alors que le moi passé du personnage n’a d’existence que fictionnelle dans ses récits. Nous retrouvons l’illusionnisme de Bassani, qui dit aussi écrire pour récupérer « le passé », retrouver « la vie, vive et palpitante »104 au bout du couloir métaphorique d’où le texte Là‑bas au bout du couloir tient son titre. Mais, dans ses récits à la première personne, ce n’est pas le vrai passé et la vraie vie qui sont retrouvés : c’est le passé imaginaire d’un personnage à la vie imaginaire.

Vraisemblable ou véridique ? Le cas d’Une nuit de 43

41Lorsque la fiction a commencé à faire l’objet d’une nouvelle réflexion théorique dans la deuxième moitié du xxe s. et plus encore à partir des années 90, la question de la vérité s’est déplacée vers celle de la référence. Plutôt que de parler de détour par le « mensonge » de la fiction pour atteindre la vérité, on a par exemple expliqué que le discours narratif, dans une fiction, ne se référait pas au monde réel comme dans un récit factuel, mais à un monde fictionnel qui est un simulacre du monde réel. Le roman est une interprétation de la réalité au moyen d’un simulacre de la réalité. Or, dans le cas des fictions réalistes, la question de la nature de la référence dans une fiction n’est finalement pas moins problématique que celle de la vérité dans la fiction. Searle estime notamment qu’il y a dans la fiction des « îlots référentiels » (c’est‑à‑dire des phrases qui ne se référent pas à un monde fictif, mais bien au monde réel). Mais Genette contredit cette idée et développe une thèse plus conforme à celle que Margaret Macdonald illustrait par l’exemple suivant : « Tolstoï n’a pas créé la Russie, ni Thackeray la bataille de Waterloo. Mais on peut dire que Tolstoï a créé la Russie‑comme‑arrière‑fond‑des‑Kostov et que Thackeray a créé Waterloo‑comme‑décor‑de‑la‑mort‑de‑George‑Osborne »105. Dans le cas de Bassani, on pourrait donc se demander s’il parle d’une Ferrare fictive ou de la Ferrare réelle… si la question n’était en fait un peu plus complexe.

42Pour l’auteur lui‑même, la question n’est pas vraiment problématique, et la réponse est évidente, car, dans sa démarche réaliste, qu’il compare à celle d’un historien, c’est bien la vraie Ferrare qu’il entend représenter : nous avons cité l’entretien où Bassani parle de son ambition d’être « crédible » et de « garantir en somme au lecteur que la Ferrare dont [il] lui parle est une vraie ville, qui a existé réellement ». Mais il faut en réalité décomposer ou préciser la question de départ, en la reformulant d’une manière qui laissera apparaître son aspect paradoxal, telle que : comment Bassani parle‑t‑il de la vraie Ferrare à travers le discours de ses narrateurs qui sont pourtant des êtres fictifs ? Le discours narratif porte‑t‑il toujours sur un monde fictionnel qui est un reflet du monde réel, ou se réfère‑t‑il, au moins en partie, directement au monde réel, comme dans un récit factuel ? Certes, le terme « crédible » employé par Bassani donne un élément de réponse, car il peut être pris comme synonyme de vraisemblable : le lecteur peut faire comme si la Ferrare de ses fictions était la vraie Ferrare, alors qu’elle en est un reflet peut‑être fidèle mais en tout cas fictionnel. Mais quand l’auteur précise sa pensée et dit vouloir « garantir » que la Ferrare de ses fictions est une ville qui a « vraiment existé », on voit bien que le détour par un monde fictionnel pour interpréter le monde réel est comme court‑circuité. Ce court‑circuit fait basculer d’un registre à un autre, en termes de rapport à la vérité : du vraisemblable au véridique. Dans la littérature réaliste, la marge entre une lecture qui se réfère à un monde fictionnel (domaine du vraisemblable) et une lecture qui se réfère au monde réel (domaine du véridique) ne peut être que très étroite, car les auteurs souhaitent livrer une représentation exacte du monde réel et ne conçoivent pas nécessairement leur récit en termes de rapports très nets entre un monde fictionnel et un monde réel bien distincts. Manzoni ou Bassani ne convoquent pas des lieux réels comme des simples « arrière-fonds » de leur intrigue. Ils entendent représenter exactement la vraie Lombardie du xviie s. ou la vraie Ferrare des années du fascisme, qui prennent vie grâce à l’intrigue.

43Un récit de fiction réaliste inspiré de faits historiques réels ne se lit donc pas comme un récit historique factuel, mais il ne se lit pas non plus comme une fiction non réaliste ou comme un roman historique où l’aventure prime largement sur l’exactitude historique. D. Cohn estime que le lecteur d’un roman historique a des « attentes historiques »106 qui lui font réclamer une vision juste de l’histoire réelle. On peut étendre ces observations sur le roman historique au roman réaliste en général (comme y invite d’ailleurs D. Cohn en précisant que les frontières du roman historique ne sont pas étanches107) : le lecteur d’un roman historique ou réaliste, même s’il distingue cette fiction d’un récit factuel, attend une représentation vraie de l’Histoire et du réel. L’ambition de l’auteur d’une œuvre réaliste est d’ailleurs qu’il n’y ait aucune différence entre le monde fictionnel qu’il représente et le monde réel, ce que Bassani exprime en disant parler de la vraie Ferrare qui a réellement existé. Ainsi, un lecteur peut interpréter certaines parties d’un récit de fiction réaliste en se référant directement au monde réel (sans considérer que les assertions du narrateur ne sont valables que si elles se réfèrent au monde fictionnel), ou encore se demander s’il est possible de le faire. S’interroger sur la nature référentielle du récit revient alors à s’interroger sur son exactitude historique : qu’est‑ce qui est vrai ? Qu’est‑ce qui est inventé ? Des questions qu’on trouvait énoncées, en une démarche critique, dans l’opuscule publié anonymement par Paride Zaiotti, Del romanzo in generale ed anche dei Promessi sposi :

L’esprit du lecteur reste toujours dans le doute ; les parties accessoires sont‑elles historiques ou dérivées de la seule imagination ? […] Où finit l’embellissement dû au romancier ? Où commence la vérité de l’historien ? […] Mais pourquoi demander compte à l’auteur d’un vice inhérent au genre qu’il a choisi108 ?

44Aussi dirons‑nous que le lecteur lit simultanément ou confusément une représentation fictionnelle de l’Histoire comme une interprétation (indirecte) de l’Histoire ou comme une information (directe) sur l’Histoire109. Quand le récit de fiction est lu comme une source d’informations véridiques, quand le simulacre du référent réel apparaît rigoureusement identique au vrai référent réel, alors la référence à un univers fictionnel distinct du monde réel est comme court‑circuitée, et la lecture du récit de fiction se rapproche de celle du récit factuel, basculant du vraisemblable au véridique.

45Le romancier soucieux de représenter exactement le réel et l’histoire ne peut dissiper les doutes du lecteur sur la véridicité du récit à l’intérieur de la fiction. Mais il peut l’aider à faire la part des choses, grâce à un paratexte, ou bien dans un autre cadre, comme celui d’un entretien, entre ce qui est rigoureusement véridique, ce qui est inventé dans les plis de l’histoire attestée, ou ce qui contredit volontairement certains éléments historiques pour satisfaire aux exigences internes du récit de fiction. Ce dernier cas est toujours paradoxal, puisque l’auteur choisit de s’écarter de la véracité historique afin de rester fidèle à une autre forme de vérité propre à son œuvre. Paradoxal, mais aussi discutable, dès lors que l’écrivain, comme le fait Bassani, affiche par ailleurs la prétention générale de restituer la vérité historique des faits, des événements, voire, comme nous l’avons vu, des personnes. Bien que sceptiques à l’égard des théories selon lesquelles les fictions réalistes où l’auteur prétend représenter l’Histoire seraient nécessairement périmées depuis la Seconde Guerre mondiale (et qui disqualifient notamment toute tentative de représenter la Shoah par des fictions réalistes), nous rejoignons les critiques de tous ceux qui reprochent à certains écrivains réalistes de jouer sur deux tableaux, c’est‑à‑dire de prétendre à la fois à la vérité exemplaire de la fiction vraisemblable et à la pure vérité historique, ou tantôt à l’une, tantôt à l’autre quand cela leur convient110. L’éthique de la fiction n’est pas une synthèse parfaite, mais un compromis entre des exigences contradictoires qui ne peuvent être pleinement satisfaites en même temps.

46Manzoni n’éludait pas ces contradictions, et ne croyait pas qu’il fût possible de les résoudre grâce à une éventuelle dialectique de la fiction historique. Bassani, pour sa part, s’est placé sous l’égide de Manzoni, et c’est bien dans une veine du récit de fiction historique réaliste inaugurée en Italie par Manzoni qu’il se situe111. Mais Bassani n’aborde pas du tout l’histoire comme le fait Manzoni : il n’a pas entrepris de narrer un récit purement historique parallèlement à ses récits de fiction comme Manzoni l’a fait avec son Histoire de la colonne infâme (Storia della colonna infame), et il a moins mis l’invention que la vérité au centre de ses réflexions poétiques, au contraire de Manzoni qui, en réfléchissant à l’intérêt, aux implications et aux limites de l’invention pour atteindre la vérité, a développé une comparaison des méthodes de l’historien et du romancier, sans se focaliser sur le « poète » qui par essence dirait la « vérité » et réussirait à être aussi « un historien ». La conclusion de Manzoni, très pessimiste sur les possibilités qu’offre le roman historique, semble contredire avant l’heure le discours de Bassani se revendiquant à la fois « poète » et « historien » : « Un grand poète et un grand historien peuvent se trouver, sans créer de confusion, en un même homme, mais non en une même œuvre »112.

47Comme nous le disions, cette prétention à la vérité devient problématique quand l’écrivain choisit de s’inspirer très fortement d’une histoire vraie au point qu’on puisse lire son récit comme s’il était factuel, tout en s’écartant ponctuellement de la vérité attestée. C’est ce qui se produit dans Une nuit de 43 (Una notte del ’43), où l’événement historique transposé en fiction est l’exécution des onze citoyens ferrarais par représailles à l’attentat où trouva la mort le consul fasciste Ghisellini (Bolognesi dans la nouvelle). Tout d’abord, l’édition de 1956 est accompagnée de l’avertissement sur la nature purement fictive du récit ; or, le lecteur est en partie dupé, car une histoire qui lui est présentée comme inventée et vraisemblable est en fait bien réelle mais mêlée à des éléments fictifs. Le lecteur qui passe outre cet avertissement, ou le lecteur des éditions suivantes où il ne figure plus, abordera certainement ce même récit avec des attentes importantes sur sa justesse historique, en raison des événements dont il s’inspire et de la prétention générale de Bassani à agir en historien. D’autant plus quand on lit ce commentaire de Bassani sur le film de Vancini tiré de sa nouvelle : celui‑ci est réussi, d’après l’auteur, grâce à sa « représentation objective » du massacre, une « représentation réussie car vraie, non inventée »113. Qu’il soit plus ou moins en attente d’informations historiques véridiques, le lecteur se posera probablement des questions telles que : la pharmacie Barilari a‑t‑elle existé ? Est‑elle l’image fictionnelle d’un autre commerce ? Que sait‑on sur la présence de témoins de la scène transposée en fiction ? Le lecteur sera ainsi plus ou moins tenté de lire la nouvelle en fonction de la réalité historique qui l’inspire ; de la lire comme source d’informations véridiques.

48Dans son récit fictionnel, Bassani a modifié les noms des victimes, il ne s’est pas lancé dans des portraits détaillés des personnages inspirés des vraies victimes, et il n’a pas profité de la fiction pour pénétrer la réalité intérieure de leur conscience. Parmi les personnages, ce n’est pas la conscience des victimes qui fait l’objet d’une tentative de connaissance, mais celle des coupables fascistes (en premier lieu Carlo Aretusi), dont on voit bien qu’ils restent impunis et n’éprouvent pas de remords, celle de la population qui ressent de la culpabilité pour sa complicité passive et ses sympathies fascistes tout en rejetant ce sentiment, et enfin celle du témoin (Pino Barilari), dont les motivations restent énigmatiques bien que s’accumulent des indices pour les comprendre. C’est la conscience collective de la bourgeoisie ferraraise qui est la plus accessible, grâce au discours indirect libre d’un narrateur impersonnel qui prend en charge le point de vue des Ferrarais114, tandis que la représentation de Barilari dépend d’une focalisation externe. L’objectif est de comprendre les consciences des témoins, des coupables et des complices, et de porter sur eux un jugement moral.

49Le recours à la fiction sert ici à raconter et interpréter en un même geste une histoire de la guerre à Ferrare que le lecteur reçoit comme vraisemblable (cela aurait pu se produire), mais aussi en grande partie comme plausible (cela a dû se produire ainsi). Ainsi, la fiction vient participer de la vérité historique sur ces faits et surtout sur la manière dont ils ont été vécus par les coupables, la bourgeoisie apeurée et les éventuels témoins, sans que la finalité de la nouvelle soit toutefois entièrement subordonnée à cette vérité historique. Une nuit de 43 est la version de Bassani d’une histoire dans l’Histoire, que le lecteur lit à la fois comme une histoire autonome quoique inspirée de la réalité, grâce à laquelle on peut interpréter l’Histoire, la nature humaine, la société ferraraise des années 1940 et toute l’Italie dont elle est emblématique ; et comme une représentation presque entièrement véridique des faits comme ils se sont déroulés. Or, comment joue sur cette double lecture, et en particulier sur la lecture comme représentation véridique, le choix de Bassani de s’écarter des faits historiques réels qui inspirent l’histoire, en situant les faits non pas le 15 novembre 1943 mais le 15 décembre 1943 ? Bassani explique cet écart par une motivation esthétique : « j’aimais la neige, le contraste entre les corps inanimés des fusillés et la neige me fascinait »115. Dans le récit de Bassani, la volonté de se comporter en historien cohabite avec la volonté de créer une vérité poétique vraisemblable constituée d’éléments esthétiques à la valeur symbolique comme l’image des cadavres sur la neige. Dans le cas précis d’une référence au 15 décembre plutôt qu’au 15 novembre, le compromis entre vraisemblable et véridique s’effectue à la faveur d’un choix esthétique qui détermine les faits racontés pour qu’ils soient vraisemblables (l’image des cadavres est plus « fascinante » avec la neige, et il est plus vraisemblable que la rue soit enneigée en décembre), et ces données esthétiques et vraisemblables l’emportent sur une représentation véridique.

50Par rapport à la question de l’éthique de la fiction, nous voyons que cette opération de changement de date ne s’accompagne d’aucun scrupule. Les seuls scrupules qu’exprime Bassani concernent la représentation du point de vue de Pino Barilari, un personnage qu’il a inventé lui‑même – totalement inventé, dit Bassani : on ne sait rien sur l’éventuel modèle réel, ou les éventuels modèles réels, qui l’aurai(en)t inspiré. Par ailleurs, pour justifier le choix du 15 décembre, Bassani donne aussi le motif étrange sinon sophiste que la présence de Barilari, personnage inventé, impose d’ajouter une part d’invention au cadre historique dans lequel il prend place :

Des raisons de crédibilité, pour être digne de foi, sont aussi entrées au jeu. Pino Barilari, le protagoniste de la nouvelle, est un personnage totalement inventé. Je devais d’une certaine manière en faire autant avec le cadre116.

51La réalité fictionnelle inventée (le personnage de Barilari) détermine ainsi la représentation de la réalité véridique qui se trouve à l’origine du récit et qui est très largement rapportée telle qu’elle s’est vraiment déroulée (l’exécution des onze citoyens en 1943). Dans la construction d’un vraisemblable proche du réel, l’invention fictive prend ponctuellement le pas sur le véridique. Malgré la place importante qu’elle occupe dans Una notte del ’43, la réalité véridique n’impose pas pour finalité d’être représentée exactement.

52Ainsi, le choix du 15 décembre favorise une lecture d’Une nuit de 43 comme histoire autonome, douée de ses propres logiques (esthétiques, symboliques, vraisemblables), qui s’affranchit de l’histoire vraie dont elle s’inspire. Les éléments historiques véridiques sont ici plus traités comme des prétextes à la création que comme des modèles à représenter fidèlement. C’est d’ailleurs ce type de rapport que Bassani semble entretenir avec les modèles réels de ses personnages fictifs. Nous citerons un passage des Trois apologues (Tre apologhi)117, qui constituent avec d’autres textes du recueil L’odeur du foin (L’odore del fieno) un corpus où il semble que le narrateur soit Bassani lui‑même (sans qu’aucun élément paratextuel n’en donne la certitude). Cependant, le troisième apologue bascule rapidement dans la fiction réaliste directement inspirée par un fait divers : comme une amie journaliste demande à l’auteur de choisir entre plusieurs photos pour écrire un article où il explique les raisons de ce choix, il se met finalement à raconter l’histoire de l’homme dont il choisit le portrait, à partir des informations dont il dispose et de son imagination. Voici ce qu’écrit Bassani :

L’opération à laquelle je m’apprête, de mêler le vrai au faux, ou, ce qui est pareil, à l’imaginaire, s’annonce cette fois‑ci particulièrement arbitraire, impie. Mais qu’importe ? En plus d’être intelligent (je le devine à ses petits yeux en tête d’épingle qui scintillent malicieusement à travers ses lunettes), Monsieur T. est assurément une personne gentille et compréhensive ; bien plus, en tous les cas, que tant d’autres modèles pris dans la vie, auxquels, quand j’écris des nouvelles et des romans, j’ai été obligé de me référer118.

53Mais, si les personnes et les événements ne sont que des prétextes sur lesquels l’écrivain est « obligé » de s’appuyer pour créer ses œuvres, celles‑ci peuvent‑elles raconter aussi la vérité sur l’Histoire telle qu’elle s’est déroulée ?

54La façon dont Bassani oriente la lecture d’Une nuit de 43 nous laisse perplexe en termes d’éthique de la fiction. En multipliant les déclarations où il dit écrire la « vérité », « toute la vérité » ou retrouver le « passé », et en parlant de son personnage Pino Barilari comme s’il avait été un vrai témoin de la vraie scène, Bassani laisse penser que la vérité vraisemblable de son histoire inspirée de la réalité est plus vraie que la vérité véridique des faits tels qu’ils se sont déroulés (le 15 novembre) et tels qu’ils sont attestés. Il bloque un retour du lecteur de la réalité fictionnelle à la réalité historique véridique qu’il aurait pu faciliter, au contraire : en effet, plutôt que de supprimer purement le premier avertissement inexact sur la nature purement fictionnelle de l’histoire, Bassani aurait pu accompagner son texte d’une note de l’auteur sur les faits réels véridiques qui l’ont inspiré, sur la façon dont il s’en écarté et les raisons pour lesquelles il l’a fait, et il aurait pu donner des informations sur les vraies victimes – peut‑être leurs noms. Cela aurait pu être un moyen de concilier l’exigence éthique d’un hommage à ces hommes, qui servent de modèles oubliés à une représentation « fascinante » de cadavres imaginaires sur une neige imaginaire, et le souci esthétique qui a prévalu sur l’exactitude historique. L’absence de paratexte, qui se conjugue avec le discours flou que tient Bassani en général sur la vérité et la fiction, ne va pas dans le sens d’une fiction au service de la mémoire, mais d’une Histoire au service de la fiction119. Le lecteur trouvera dans Une nuit de 43 des éléments pouvant participer à l’élaboration d’une vérité historique, grâce à une meilleure compréhension des événements dans leur dimension morale et plus largement humaine, mais, comme l’auteur ne précise pas comment son récit s’inspire d’une histoire vraie, il devra s’informer lui‑même pour distinguer précisément la réalité vraisemblable inventée et la réalité véridique qui l’inspire, sans se laisser convaincre que la fiction est plus vraie que l’histoire attestée voire que l’histoire réelle.

Ethique de la fiction et devoir de mémoire

55Chez Bassani, le flou sur la manière de traiter le compromis entre récit de fiction et vérité historique met à mal l’éthique qui sous‑tend sa représentation de l’Histoire par la fiction. L’auteur place pourtant les exigences morales au premier plan de ses intentions, et il évoque par exemple plusieurs fois une idée de la « pudeur » comme valeur120, qu’à leur tour critiques et chercheurs ont souvent louée dans son œuvre. Il est rare, en effet, que Bassani représente crûment les horreurs de l’Histoire, ou que le ton de ses récits verse dans le pathos, ce qui constitue un des écueils les plus fréquemment pointés lorsqu’un romancier veut rendre compte de la violence de l’Histoire – on pense aux reproches adressés à Elsa Morante pour La Storia (1974). Il est toutefois délicat de savoir quelle place doit occuper la pudeur dans une éthique de la littérature qui affronte ces réalités. La pudeur peut‑elle se traduire dans des limites qu’un auteur s’impose lorsqu’il tente de restituer le vécu de personnages inspiré de personnes réelles ? Dans le cadre d’un récit factuel sur une victime, la pudeur qui va imposer des limites au récit est liée à la dureté de ce que la personne a vécu, mais tient aussi à la difficulté à adopter son point de vue, alors qu’on ne peut se mettre à sa place, et que les informations sur cette réalité sont lacunaires. L’historien Ivan Jablonka, qui a publié en 2012 un récit sur ses grands‑parents polonais morts déportés (Histoire des grands‑parents que je n’ai pas eus), esquisse une éthique du récit historique qui prétend au statut littéraire sans recourir à la fiction. En affirmant ne pas vouloir écrire que « Napoléon fronça les sourcils »121 (de même que Paul Valéry refusait d’écrire que « la marquise sortit à cinq heures »), il refuse la fictionnalisation de l’Histoire sous toutes ses formes ; c’est‑à‑dire, non seulement, premièrement, l’invention d’éléments non référentiels (de personnages, de lieux, de faits, de circonstances), mais aussi, deuxièmement, la présentation d’éléments référentiels inconnus comme s’ils étaient attestés : c’est‑à‑dire le fait que Napoléon fronce les sourcils, détail qui rend le récit plus vivant, en recourant à un effet de réel plus typique de la fiction réaliste du xixe que de l’historiographie rigoureuse du xxe122. Mais en ce qui concerne Une nuit de 43, qui est un récit de fiction inspiré de faits réels, les scrupules de l’auteur à l’égard de Pino Barilari sont artificiels car ce personnage est le fruit de son invention. Éventuellement, on peut voir de la pudeur dans la manière dont sont traités les personnages des victimes inspirées de personnes réelles, puisqu’elles ne font pas l’objet d’une investigation psychologique de leur état d’esprit qui risquerait fort de rendre le récit trop pathétique. Mais nous avons aussi vu, d’une part, que cela est dû à l’économie générale de cette nouvelle axée sur la conscience des coupables fascistes et de la bourgeoisie ferraraise, et que, d’autre part, le respect pour les vraies victimes n’empêchait pas d’esthétiser le spectacle inspiré par leur mort.

56En tout cas, il est certain que le rapport à la vérité de ce qu’ont vécu les acteurs de l’Histoire (en particulier les victimes) est bien à la base d’une éthique de la fiction réaliste soucieuse de vérité historique. Par certaines déclarations à la forte résonance, souvent mises en avant par les critiques et les chercheurs, Bassani, qui se définit comme « poète » et comme « témoin », semble fonder son éthique littéraire sur le devoir de mémoire :

Pensez aux camps d’extermination. Rien n’a jamais été plus atroce et plus absolu. Eh bien, les poètes sont là pour combattre l’oubli. Une humanité qui oublierait Buchenwald, Auschwitz, Mauthausen, je ne peux pas l’accepter. J’écris pour qu’on s’en souvienne123 ;
« […] j’estime qu’aucun vacarme ne pourra jamais me détourner, à l’avenir, de témoigner de ce dont j’aurai à témoigner124.

57Or, si l’on veut que la fiction représente vraiment l’Histoire et raconte indirectement l’histoire des victimes à qui rendre justice, l’invention de victimes fictionnelles doit nécessairement servir au moins en partie à passer de ces victimes inventées aux vraies victimes réelles qui les ont inspirées, que ces victimes soient identifiées ou anonymes. Si des personnages de victimes prennent place dans la mémoire du lecteur, c’est que la fiction est réussie. Mais si le but recherché est de se mettre au service du devoir de mémoire, alors cette présence des personnages dans la mémoire affective du lecteur ne peut être une fin en soi, ce qu’elle tend à être dans la démarche de Bassani. Par la proximité entre fiction et histoire véridique, Une nuit de 43 est un exemple canonique d’une tendance très générale chez Bassani. Dans son discours sur son œuvre narrative, tout va dans le sens d’une exaltation de la création poétique plus vraie que le réel ou qu’un compte rendu factuel de celui‑ci : la préférence avouée du personnage à son modèle (qu’on retrouve dans la citation des Trois apologues à propos des modèles peu sympathiques sur lesquels l’auteur se dit être « obligé » de prendre appui, et surtout dans la façon dont il parle de Geo Josz et de son cousin) ; le jugement négatif sur Primo Levi ; la transposition au 15 décembre pour des raisons esthétiques ; le refus de limiter le personnage, Micòl par exemple, à sa dimension imaginaire ; les confusions théoriques entre la vérité fictionnelle et la vérité historique, ou entre la vie passée et sa représentation fictionnelle.

58Par exemple, ce qui rend belles et émouvantes les pages du prologue du Jardin des Finzi‑Contini, c’est l’idée que le récit de l’histoire de Micòl et de sa famille par le narrateur leur construit un tombeau immatériel moins fragile que les tombes monumentales prévues pour eux au cimetière, qui n’ont pu accueillir leurs corps perdus parmi ceux des victimes des camps où ils furent déportés. Mais on aurait préféré que Bassani, dans un paratexte ou dans ses entretiens, rappelle cette évidence que le récit de cette histoire, censé être une tombe immatérielle, est seulement une tombe imaginaire où prennent place des personnages imaginaires, tandis que de vraies personnes ont trouvé une vraie mort dans les camps bien réels où sont censés avoir disparu les Finzi‑Contini. L’absence de ces mots, et le choix de parler au contraire des personnages du roman comme de vraies personnes, donnent plutôt l’impression que l’auteur ne veut pas voir en face avec ses lecteurs cette dimension purement imaginaire, étendant hors de la fiction l’espace de la suspension volontaire de l’incrédulité par les procédés de « mystification » que nous avons vus et que reconnaît l’auteur lui‑même (dans l’entretien new‑yorkais : nous l’avons vu, et nous y reviendrons). La gêne est bien le sentiment qui domine chez nous, si l’on met en regard les phrases de Bassani sur le devoir de mémoire avec ce qu’il a vraiment écrit sur la Shoah, avec la nature strictement fictionnelle de ces textes en question, et avec les commentaires de l’auteur sur son œuvre et la vérité de cette œuvre. Par le biais de la fiction, Bassani a raconté ce qu’ont vécu les membres de la bourgeoisie juive de Ferrare au moment des discriminations nées des lois raciales de 1938. À propos de la déportation, il a aussi une vérité à dire, mais celle‑ci concerne très peu ce qu’ont vécu les victimes décédées ou rescapées, et bien plus la culpabilité diffuse des Italiens dans la Shoah. Et ce n’est pas une vérité d’attestation, mais une vérité d’interprétation, une version de l’histoire qui participe d’autant mieux à l’élaboration d’une vérité historique que l’on aide le lecteur à bien distinguer la façon dont le récit rend compte parfois de la réalité véridique et beaucoup plus souvent d’une réalité vraisemblable qui s’en inspire. Bassani brouille les pistes plus qu’il ne les distingue et tend à faire de ses récits de fiction une fin en soi (tout en disant se mettre au service de la vérité historique et du devoir de mémoire), si bien que la fiction peut devenir un écran au lieu d’être un relais entre l’histoire et les lecteurs, entre les victimes et les lecteurs.

59La démarche de Bassani est donc discutable au regard de deux valeurs mises en avant par l’écrivain lui‑même : la vérité, mais aussi l’honnêteté. En effet, les récits de Bassani témoignent d’une indéniable indignation face à l’injustice sous ses diverses formes (envers les Juifs, mais aussi envers les femmes ou envers les homosexuels) : ainsi, des valeurs morales de l’écrivain en tant qu’homme, il découle bien une éthique de la représentation littéraire. Mais cette éthique humaine et littéraire ne met pas toujours au premier plan le respect des personnes, qui deviennent des prétextes à la création de personnages que l’écrivain considère, justement, comme des personnes. On l’a dit : la vérité de l’Histoire, si difficile à saisir par l’historiographie, c’est en grande partie la vérité de ce qu’ont vécu ses acteurs et particulièrement ses victimes. Cette vérité difficilement atteignable par le récit historique factuel justifie ou appelle le recours à l’imagination et à la fiction, qui, si elle s’inscrit dans une quête éthique de la vérité historique, ne peut pas tout à fait perdre de vue cet enjeu initial. Il n’est pas question de dire que Bassani ne respecte pas les vraies victimes de l’Histoire ; mais nous n’hésiterons pas affirmer que le respect des vraies victimes de l’Histoire s’estompe chez lui là où commence l’exaltation ou la fierté pour sa propre création poétique125. Nous dirons aussi que le flou entourant sa démarche consistant à recourir à la fiction pour atteindre la vérité ne remet pas en cause toute la justesse morale et même historique de son Roman de Ferrare, mais biaise les principes de son éthique de la représentation littéraire de l’Histoire. Nous sommes donc sceptique, lorsque Bassani justifie la « mystification » par une exigence « morale », celle de placer le lecteur dans une dimension « littéraire » :

Presque aucun écrivain n’a de respect pour ses propres personnages, ne les considère comme des personnes ayant réellement vécu ou vivant réellement, presque aucun écrivain ne s’oblige à adopter une position morale à l’égard de son œuvre. J’ai donc accompli cette mystification non pour tromper, mais pour expliquer, pour introduire en un certain sens le lecteur dans une dimension littéraire différente de celle habituelle. C’est ça, le point fondamental. Introduire le lecteur dans une dimension littéraire, dans un rapport littéraire de caractère moral et religieux126.


***

60L’œuvre de Bassani s’inscrit dans le vaste courant d’une littérature de la mémoire, empreinte de la mélancolie d’un passé historique perdu peut‑être irrémédiablement, et animée par le désir d’arracher le passé non seulement à l’oubli mais aussi à la méconnaissance de ce qui est vraiment advenu. La fiction vient combler le manque engendré par des vies que l’on sait perdues dans l’oubli ou l’ignorance, en créant, à la place de ce vide, autre chose : un simulacre de réalité, peuplé de personnes imaginaires. Dans la représentation que l’on se fait de l’Histoire, aux côtés du souvenir des absents dont ne sait parfois rien, prend alors place un attachement pour des êtres inventés, fait de sentiments qui peuvent s’exprimer en se projetant sur des éléments, certes non réels, non tangibles, non concrets, mais bien présents dans l’imaginaire du lecteur, où ils ne sont pas forcément perçus comme distincts des personnes réelles, bien que le lecteur sache que les unes existent vraiment et non les autres. Ces personnages sont réels en un certain sens, bien qu’ils n’appartiennent ni à la matière ni à la vie ; réels en tant qu’ils existent sous cette forme imaginaire. Or, lorsque l’auteur d’une fiction réaliste accomplit cette opération créatrice, il lui est malaisé de concilier deux sentiments contradictoires : le respect des disparus de l’Histoire et l’inévitable enthousiasme de créer tel un démiurge des personnages qu’on peut percevoir comme aussi réels que des personnes réelles. À propos de Bassani, nous avons exprimé des réserves d’ordre éthique sur la façon dont s’articulent ces deux élans dans son discours et dans ce qu’on peut deviner de sa pensée, puisqu’il nous semble que Bassani bloque le mouvement de retour de la fiction vers le réel en prolongeant l’illusion réaliste jusqu’à substituer durablement le vraisemblable fictionnel à la vérité du réel. Après la parution de ses livres, Bassani a été critiqué en Italie par les tenants d’une littérature expérimentale dont les positions s’accordent avec l’idée générale d’une critique de la fiction après la Seconde Guerre mondiale, puisqu’on lui a alors reproché en synthèse de pratiquer une forme traditionnelle de récit réaliste en faisant comme si on n’était pas entré dans une « ère du soupçon »127 qui appelle une littérature débarrassée de la prétention à représenter exactement l’Histoire et à en proposer une interprétation cohérente. Pour notre part, nous ne sommes pas convaincu que la fiction réaliste s’inscrivant dans le sillage des grands romanciers du xixe s. soit périmée aujourd’hui et qu’elle le fût dès l’époque de Bassani. Nous dirons plutôt qu’on peut aujourd’hui identifier certains traits d’une éthique de la fiction réaliste, par rapport à laquelle on pourra adresser à Bassani la critique de ne pas bien préciser les lignes entre le réel, l’histoire, la fiction ou l’invention.

61Du côté des auteurs et des lecteurs de fiction réalistes en quête de vérité historique, une éthique de la fiction n’est‑elle pas de faire en sorte que la création de personnages ne soit pas un remplacement des personnes ? Certains chercheurs vont jusqu’à condamner globalement la fiction réaliste, parce qu’elle ne doit pas se substituer aux documents et surtout aux témoignages : ils estiment que si l’on veut chercher la réalité des victimes de l’Histoire, c’est dans la parole des rescapés et des témoins que l’on peut la trouver, et qu’il vaut mieux faire entendre ces voix bien réelles que d’inventer des vies imaginaires prétendument exemplaires128. Mais l’enjeu est plutôt de faire cohabiter dans nos esprits et dans notre culture les vraies victimes, dont on ne sait parfois rien, et ces êtres de fiction qui y prennent parfois tant de place. Face à la situation, entre la fin du xixe s. et aujourd’hui, d’une prise de conscience de plus en plus aiguë des horreurs de l’Histoire et d’un succès du roman réaliste qui ne faiblit pas, bien qu’on l’ait perpétuellement dit en crise, il n’est pas nécessaire de renoncer à se laisser emporter par la magie de la fiction tant que cette magie opère, mais il est judicieux de savoir s’en détacher pour mieux revenir à la réalité. Bassani est un romancier important du xxe s. italien ; mais, avec lui, il ne peut y avoir de véritable éthique de la fiction réaliste que grâce à la distance critique d’un lecteur qui interroge dans l’œuvre bassanienne non seulement les rapports entre histoire et littérature, mais aussi les rapports entre histoire et fiction. Comme l’avait compris Manzoni, les exigences contradictoires de la fiction et de la vérité historienne ne peuvent se fondre en une synthèse parfaite. Cela implique que l’auteur doit choisir le compromis qui lui paraîtra le plus juste entre ses aspirations poétiques ou historiques, esthétiques ou éthiques, et cela l’entraîne souvent à compléter la fiction d’un paratexte explicatif, ou du moins à revenir sur sa démarche dans d’autres textes.

62Se laisser entraîner dans la fiction, puis s’en détacher et revenir à la réalité : cela paraîtra une lapalissade, mais de Cervantès à Flaubert, il y a bien longtemps que les romanciers eux‑mêmes jugent opportun de rappeler ces évidences. Car Don Quichotte et Emma Bovary sont des personnages de romans, mais ils nous disent quelque chose de nous‑mêmes : puisque « Madame Bovary c’est moi », chacun de nous doit se méfier de ce lecteur en lui qui prend des vessies pour des lanternes.