Colloques en ligne

Véronique Rohrbach

L’auteur des lecteurs. Simenon à travers le courrier de ses lecteurs « ordinaires »

1Malgré une œuvre qu’il s’est efforcé de rendre plus « littéraire » après ses débuts dans le roman populaire des années 1920, Georges Simenon reste pour beaucoup l’auteur policier à succès, le créateur de Maigret et le « phénomène littéraire » capable d’écrire jusqu’à dix romans par année1. En 2013, selon l’Index Translationum de l’UNESCO, il est le troisième auteur de langue française le plus traduit dans le monde, après Jules Verne et Alexandre Dumas. Ses romans – près de 200 – sans doute parce qu’ils font partie des œuvres jugées trop « commerciales », trop « populaires », trop nombreuses ou trop facilement identifiables à un genre, sont parmi les moins représentés dans les études littéraires. Pourtant, ces textes sont souvent au cœur des pratiques lectorales les plus ordinaires : en ce sens, l’étude de ce type de corpus, à l’instar des travaux menés autour du roman sentimental ou du roman policier et de leurs usagers, rend saillants les aspects de nos rapports courants aux biens culturels, qui, loin d’être consubstantiels à une catégorie de lecteurs et d’œuvres, semblent être plutôt refoulés dans le rapport savant aux textes2.

2Le Fonds Simenon de l’Université de Liège conserve plus de 5500 lettres adressées à l’auteur entre 1949 et 1989, en provenance des quatre coins du monde mais surtout de France, de Belgique et de Suisse. Ces archives inédites constituent pour une part le témoignage rare et jamais encore étudiéde ce que les livres font à leurs lecteurs et permettent d’étudier les effets de la fiction en lien avec les propriétés littéraires marquantes de l’œuvre de Simenon, au premier rang desquelles figure la fameuse « atmosphère » de ses récits, dont de très nombreuses lettres montrent l’appréciation : « Grâce à vous je me suis promenée au pays des brumes avec un plaisir que l’on vous a trop dit […] », écrit cette lectrice en 1958 ; « En lisant vos pages je crois flairer un petit peu le café noir, le torchon graisseux, enfin les bistrots, les boulevards de notre chère Paname », écrit cet autre en 1956. L’atmosphère des romans de Simenon, « tellement envoûtante, écrit encore cette lectrice en 1973, que je ressentais les fatigues mentales et physiques de votre commissaire », conduit à l’examen de la dimension psychoaffective et cognitive de la lecture. L’immersion, la captation, l’addiction que donnent à voir les lettres renvoient également à un usage et à un rapport « romantique » aux œuvres propre à la lecture rousseauiste et à la « fureur de lire » qui se propage avec « la révolution de la lecture »3 et le succès naissant d’un genre alors inédit, le roman. C’est d’ailleurs à cette période que la lettre ordinaire à l’écrivain fait son apparition, « pratique “romantique” par excellence plongeant ses racines dans les grands épanchements sensibles du XVIIIe siècle »4.

3Mais les lettres à Simenon ne montrent pas seulement ce qui a touché, ému, bouleversé ou diverti ses lecteurs. Au-delà des effets, il y a les bienfaits d’une œuvre et de la personne de l’écrivain : le corpus étudié fait voir l’égale importance, dans le processus de lecture, de ce que ce dernier fait à et pour ses lecteurs. L’élément central de la lecture « ordinaire » que révèlent les lettres est la présence constante et en filigrane de la personne de l’auteur dans l’acte de lecture5. Le genre de témoignage comme celui de ce lecteur de 1956 est récurrent : « Vos personnages dégagent une telle chaleur humaine, sont si vrais, que l’on ressent soi-même cette chaleur et que derrière vos romans on aperçoit imperceptiblement l’homme que vous êtes ». Le même phénomène est observé dans la réception de l’œuvre de Rousseau par un lecteur « ordinaire » de la fin du XVIIIe siècle : « Les lecteurs voyaient Jean-Jacques derrière l’écriture. Ils entendaient sa voix à travers ses livres, et ils se passionnaient autant pour l’homme que pour l’œuvre. »6 On observe ici dans quelle mesure « chaque lecteur possède ou non des informations sur l’écrivain voire sur la personne civile, qu’il peut croiser à loisir avec les données textuelles dans son portrait de l’auteur implicite »7.

4En répertoriant les bienfaits que les lecteurs attribuent tantôt à l’œuvre, tantôt à la personne de Simenon, souvent aux deux à la fois, ce n’est pas une image figée de l’écrivain qui émerge d’une série de qualificatifs mais un certain nombre de rôles que les lecteurs lui attribuent, et en particulier ceux de confident, de consolateur et de justicier. L’autorité morale conférée au père de Maigret n’est pas sans rapport avec son statut d’écrivain célèbre, dont témoignent les nombreuses marques d’admiration qui à leur tour révèlent ce qui fait la grandeur artistique d’un écrivain à succès au XXe siècle.

5L’une des premières caractéristiques de la lecture des romans de Simenon est la valorisation de ces derniers comme un réconfort, un appui moral, une source d’enseignements. Les extraits de lettres suivants témoignent d’une fonction éthique, qui fait écho à la sociologie compréhensive elle-même à l’œuvre dans les romans :

Je viens de lire Le Président, œuvre remarquable, où la divulgation graduelle des événements du passé, tout en nous tenant en tension constante, nous fait comprendre aussi le présent. (10.06.1960)8

Il me tient à cœur de vous exprimer ma reconnaissance pour avoir si simplement et si admirablement campé le personnage de Maigret, devenu pour moi un ami cher et bienfaisant au gré de mes lectures quasi-quotidiennes de ses faits et gestes. Il m’a amené une tolérance éclairée en face des multiples problèmes de la vie. (03.11.1959)

Je trouve dans vos livres tellement beaucoup de preuves de votre connaissance de l’âme humaine et j’y trouve des personnages tellement véritables et vivants que je dois vous complimenter. […] Ma vie a été toujours très difficile et pesante, par les circonstances et par mon caractère et c’est toujours un de mes besoins de lire vos Maigret parce que la personne de votre commissaire est d’un homme pas compliqué mais très comprenant pour ses semblables. C’est toujours un soulagement de lire un Maigret […]. (27.05.1954)

6On comprend dès lors que les romans de Simenon, qui est perçu comme un « guide » dans la vie, aient non seulement pu fonctionner comme appui moral, mais qu’ils aient aussi conduit les lecteurs à voir en l’auteur une figure consolatrice auprès de laquelle s’épancher ou rompre un isolement. Ainsi ce lecteur qui envoie, de l’hôpital, ses vœux de fin d’année à Simenon9 :

Chère Madame Et Monsieur. C’ait avec grand joie, pour moi que je vous écris, pour vous souhaite une Bonne et heureuse Année et surtout une bonne santé insi qu’a vos Enfants. Tant qu’a moi […] je suis actuellement à l’hopital de Caen […] et je me demande ci je n’ensortirait un jour, car cela fait bientôt 14 ans je vit toujours à hopital sana – et maison de santé Mentale. et sela ait bien triste, quand ont se trouve comme ça, sans personne à avoire a écrire et je vous demande pardon d’avoire prie la liberté de vous écrire et de vous importuné avec mes souçis, mais j’espere que vous me pardonerait. Je vous prie de remerciait Monsieur Votre Époux pour les bons lire qu’il écris, et grasse a lui je passe des heures agreable et passionnante. J’ai eut l’ocasion de lire c’aitte semaine Maigret et l’inspecteur malgracieux et Maigret tend un piège et vraiment Monsieur votre mari ait un as car cela doit être dur pour trouvé des idees passionnante. J’espere que vous avait pas trot de Neige dans votre region. Car à Caen il fait un mauvais temp il pleut sens arrêt. Je vous prie Madame Et Monsieur de recevoir l’assurance de mès sentiments respectueux et mès mellieurs Vœux pour l’année nouvel et vive Monsieur Maigret. (28.12.1960)

7Simenon apparaît – dans cet exemple comme dans bien d’autres – comme un bienfaiteur capable de venir concrètement en aide à ses lecteurs, à l’instar de celui-ci, en 1956 : « À vos romans, j’ai dû, sans le savoir, confier mes soucis, mes ennuis. Aujourd’hui, par un lent cheminement de l’esprit, c’est à vous que je m’adresse ». L’auteur est celui à qui l’on demande de mettre en mots ou en récit une situation compliquée ou d’éclairer un problème personnel en souhaitant qu’intervienne Maigret, ce « raccommodeur de destinées », selon la formule de Simenon pour désigner tout à la fois le travail du policier et la mission humaniste de son personnage. Des romans, ce sont beaucoup moins les qualités formelles qui sont appréciées que les choses et les situations que, par leur truchement, ils permettent d’atteindre, de formaliser et de comprendre. En conséquence, les qualités principales qu’on reconnaît dans le travail de l’écrivain sont ses « dons d’observateur » et sa « perspicacité », pour reprendre les mots des lecteurs eux-mêmes. Dans l’extrait suivant, une mère ayant relaté la mort accidentelle et mystérieuse de son fils, se tourne vers l’auteur d’énigmes policières en souhaitant l’intervention de Maigret : « Pourquoi faisait-il cette randonnée ? […] Je ne savais pas qu’il vous appréciait mais j’ai découvert sur son cosy plusieurs Maigret. […] Oh ! S’il y avait à R. un commissaire Maigret. Que de fois j’ai pensé à lui, au Petit Docteur et à leur auteur ! » (11.04.1961).

8Il y a donc une catégorie, conséquente, de lettres qui placent au même niveau l’œuvre et la personne et projettent sur cette dernière les qualités que l’on a repérées dans l’œuvre, et réciproquement : « Vous devez vous-même, Monsieur Siménon [sic], avoir un cœur très généreux vous-même, autrement vous n’auriez pas été inspiré avec tant de sympathie » écrit celle qui juge Tante Jeanne « si bien comme la vie » (06.09.1953).

9À la catégorie des lecteurs qui perçoit Simenon comme une autorité morale, à travers le caractère « humain » et « compréhensif » de son œuvre s’ajoute celle qui voit en lui une instance capable de rétablir la justice auprès de ceux ou celles qui se présentent comme des « victimes » d’« affaires ». On demande en effet parfois à Simenon d’intervenir lors de grands procès, comme celui, retentissant, de l’avocat Pierre Jaccoud, qui s’ouvre en janvier 1960 à Genève. L’affaire qui se raconte dans la presse internationale comme une intrigue policière déchaîne les passions du public. Simenon, qui suit les débats judiciaires, est interpellé par ses lecteurs :

Monsieur, une souffrance insurmontable nous ayant dominée au cours du procès de Genève, et à l’annonce du verdict, ce message prend l’allure d’une requête : « Donnez-nous un livre qui nous délivre en libérant l’accusé, rendu à son foyer et à sa ville […] ». Sortez cet homme de la prison de son être et de la prison des hommes et donnez à ses juges, surtout au Procureur, les traits d’une Justice miséricordieuse et humaine. Et soyez certain que la mission de l’écrivain est supérieure à celle du Juge dont les mains sont liées par la Loi. […] (05.02.1960)

10Certes, la nature de l’affaire criminelle, qui met en scène un personnage de notable déchu, fait écho aux propres histoires racontées par Simenon ; mais le rapport à l’univers thématique de Simenon n’est pas forcément explicité et parfois ce rapport est même absent. C’est donc ici plus la personne de l’écrivain, son autorité et la catégorie sociale spécifique qu’elle représente qui intéresse le lecteur que les propriétés de son œuvre, comme dans cette lettre :

Monsieur, si cette affaire vous intéresse, je tiens à votre disposition tout le dossier avec tous les trafics et dessous qui se rattachent à cette crapulerie […]. Les procureurs endettés qui se laissent acheter, les policiers qui ont des femmes sur le trottoir […], les coucheries et orgies dans un monde bien-pensant. […]. Si vous pouviez m’aider vous, en remerciement je vous raconterai des tas d’histoires dont vous pourriez tirer profit. […]. Si mes adversaires se reconnaissaient dans un livre, ils en mourraient et c’est ce que je souhaite. J’espère en vous… pour les tuer.

11Qu’il s’agisse de dénoncer une affaire ou qu’il s’agisse d’une entrevue, d’un appel, d’une lettre de recommandation, de conseils pour démarrer une carrière, d’une somme d’argent, toutes ces demandes, régulières dans le courrier de Simenon, mentionnent peu ou pas l’œuvre et rappellent la supplique au puissant, un modèle identifié dans les lettres de lecteurs à Sue et à Balzac étudiées par Judith Lyon-Caen.

12Dans cette série de lettres, ce n’est pas seulement à l’auteur d’une œuvre qu’on connaît, qu’on apprécie et qu’on rapproche de la personne, qu’on s’adresse : on écrit aussi à la célébrité qu’est Simenon, celui qu’on a vu dans les journaux, à la télévision, qu’on a entendu à la radio. « Je ne vous connais que des opinions les plus diverses, de Gide à Françoise Sagan : il y a tellement beaucoup de choses à lire aujourd’hui qu’il y a toujours des écrivains qu’on ne connaît que des journaux », écrit par exemple ce lecteur en novembre 1958. Car Simenon est une star, travaillée de surcroît par le souci de publicité, comme l’a montré Pierre Assouline. L’écrivain a consolidé ce statut grâce à son séjour aux États-Unis et sa « détermination très jeune, à vouloir construire une œuvre et la protéger par une légende »10. Le rapport à l’auteur tel qu’il s’exprime dans les lettres se ressent de cette appartenance au monde des célébrités, ne serait-ce que d’un point de vue quantitatif : le courrier se fait par exemple plus abondant après le « profile » du New Yorker de janvier 1953 ou l’entretien télévisé avec Roger Stéphane en 1963.

13Les lettres de lecteurs expriment leur admiration autant pour l’œuvre (le plaisir, le réconfort, l’enseignement qu’elle procure), que pour la réussite sociale et professionnelle de l’écrivain à succès, fortuné, auteur de best-sellers mondiaux. De manière intéressante, cette admiration pour la carrière se fonde sur la connaissance de ce qui en fait le prix : en effet, beaucoup de lecteurs évoquant la trajectoire qui a conduit Simenon du roman populaire au roman policier à succès et son désir de s’imposer dans une littérature plus légitimée11 : « Je pense que vous avez donné au roman policier ses lettres de noblesse, que vous l’avez haussé au niveau du roman tout court », écrit ce lecteur en 1958. Ainsi, ce qui a valeur de confirmation pour le sociologue, attestant des forces en présence dans le champ, est pour les lecteurs un motif d’admiration : les difficultés que surmonte l’écrivain dans une trajectoire perçue comme un chemin vers le succès héroïsent l’écrivain. La lettre suivante illustre cet aspect, dans laquelle la lectrice retrace son histoire personnelle d’admiratrice :

À Monsieur Georges Simenon, quelle chose prodigieuse qu’un écran de TV chez soi, merveille de sonorité et de netteté d’images qui m’a permis de vous voir… car j’ai attendu 25 ans pour vous voir enfin ! C’était en 1933, je me nommais Mlle M., 19 ans et ridiculement timide je n’aurais jamais osé vous dire combien vos romans m’enthousiasmait je vous l’écrivis. Votre façon d’écrire, c’était nouveau, original : j’aurais passé des nuits à vous lire. Vous m’apportiez mieux que les autres : une façon neuve de voir les choses, un plaisir plus intense ; c’était vivant, tout ce que vous écrivez est extraordinairement vivant. Vraiment, vous deviez sortir de la masse obscure des romanciers dont la vogue est éphémère, pour connaître la célébrité. Je l’avais pressenti, j’en étais certaine. Maigret venait, je crois, d’être créé, vous aviez 30 ans… J’ai tremblé qu’il ne devienne commercial ! De vous, ç’aurait été comme une trahison ! Non, Maigret est devenu vivant, comme le sont vos romans, grâce à vos dons d’observation, de perspicacité, à votre psychologie. Et je m’en suis réjouie pour vous infiniment. Radio, cinéma, télévision, quelle carrière magnifique et méritée ! (03.02.1958)

14Cette lettre et les suivantes montrent aussi le « feuilletage identitaire entre personne, personnage et personnalité »12 à travers la confusion de Simenon l’écrivain, Simenon associé à Maigret et Simenon la célébrité. Des extraits qui suivent, l’avant-dernier est celui d’une lectrice qui imagine le nouveau logement de Simenon dont la presse se fait l’écho sur le modèle de l’appartement de Maigret :

Je suis surtout heureuse de connaître et apprécier Maigret. C’est à mes yeux l’être le plus fin et le plus sympathique qui soit. Cependant si j’ai de l’admiration pour lui j’aime Mme Maigret et j’apprécie encore mieux Maigret parce qu’il l’aime. Voilà tout. Quand je lis leurs aventures [M. et Mme Maigret] j’ai l’impression que c’est un peu vous et Mme Simenon et que leur harmonie conjugale, c’est la vôtre. (20.10.1955)

Ou vous avez connu l’homme, l’avez accompagné, doublé même jusque dans le moindre détail ou de son caractère et de ses réactions jusqu’à pouvoir le restituer tel qu’il existe. Toutefois, cette cohabitation permanente me paraît cadrer mal avec votre vie mouvementée et indépendante. […] Ou enfin, et il me semble toucher ici à la vérité, vous avez donné à Maigret vos propres traits de caractère, opérant un transfert dont l’une des caractéristiques, et non des moindres, est la pudeur et la discrétion avec laquelle vous revivez en lui. (03.11.1959)

Mais je ne m’allonge pas et vous laisse à votre installation dans votre nouvelle demeure. Sentira-t-elle l’encaustique et la soupe aux poireaux ? La cinquième marche de l’escalier de bois craquera-t-elle sous vos pas ? Peu importe… (09.01.1964)

Vos personnages dégagent une telle chaleur humaine, sont si vrais, que l’on ressent soi-même cette chaleur et que derrière vos romans on aperçoit imperceptiblement l’homme que vous êtes. (13.05.1956)

15On voit à quel point le rapport à la personne de l’écrivain célèbre s’alimente à la tension entre la fascination pour l’être hors du commun inaccessible et le désir de s’en rapprocher. Pour certains, il s’agit tout au plus d’établir un contact par lequel confirmer l’existence de l’écrivain derrière les livres : « Sans cette réponse, écrit ce lecteur, j’aurais toujours cru que Georges Simenon est un être fabuleux, fantastique qui n’existe pas en réalité. Ayez l’amabilité, chère Madame Simenon, de dire à votre mari que je suis très heureux d’avoir obtenu un signe de vie de lui » (05.05.1961). Le lien qui se crée à travers la fiction demande donc à s’éprouver et à se prolonger dans le contact réel avec la personne en même temps qu’il vise à réduire l’asymétrie du rapport à la vedette par une recherche de réciprocité.

16Ce lien peut aussi se concrétiser à travers l’objet qu’a signé ou touché la personne admirée : la demande d’autographe ou de dédicace (à l’intérieur d’un livre, sur une photo ou sur une pipe) est le motif le plus fréquent pour écrire à Simenon.On a dans le corpus de nombreux exemples de ce que Heinich nomme le « grandissement de soi-même par l’ostentation d’une proximité, réelle ou imaginaire, avec un grand »13. La signature obtenue ou la réponse de l’écrivain sont traitées ensuite avec le respect dû à un objet de grande valeur, voire à la relique, au point qu’on peut parler d’une « économie de la présence »14 : on assure par exemple à l’écrivain que « [la photo dédicacée réclamée] sera évidemment mise à la place d’honneur, au-dessus de la bibliothèque spécialement consacrée aux Maigret et autres » (17.08.1953). Comme pour la relique, certains des objets obtenus sont dotés de pouvoirs :

Cher Monsieur, voici longtemps que j’aurais dû vous remercier pour votre lettre. Sombrement découragée comme je l’étais alors, vous imaginez mal ce qu’elle a représenté pour moi : la valeur d’un symbole, de l’écho, la vertu du grigri. Tout, depuis cette lettre, est reparti dans le bon sens. (08.04.1956)

Cher Monsieur Simenon, c’est les vacances depuis hier, nous partons dans le midi et je vais lire là-bas Le Nègre que vous m’avez envoyé avec une gentille dédicace ; je m’arrangerai pour le laisser traîner sur la plage afin que les autres voient que c’est un exemplaire pas comme les autres et que « moi » je vous connais. (31.06.1958)

Today I had my French oral exams […]. I remembered your letter, which I treasure, so I took it with me as a good-luck charm. It may have been just my imagination, but it seemed that the exam went along a lot easier that it would otherwise have done. […] I attribute all this good luck to your letter, which even if it wasn’t lucky, certainly served as morale-booster. (19.11.1964)

17Le sentiment très fort de gratitude exprimé à l’auteur est un autre paramètre capital régissant cette économie de la grandeur15. En effet, presque toutes les lettres comportent un mot de remerciement. Ces témoignages de reconnaissance font surtout voir la logique du don et du contre-don inhérente au régime de communication avec la personne admirée : en effet, les formules de remerciement sous-entendent une forme de dette. Mais l’économie de la grandeur semble aussi impliquer en retour des devoirs de la part celui qu’on admire : il y a d’un côté les lecteurs qui rappellent à Simenon l’injustice constituée par l’écart de richesse  (« je n’arrive pas à comprendre qu’un milliardaire comme vous ait besoin de faire payer ses livres 650 francs pièce » écrit ce lecteur à propos du Fils, en mai 1959) et il y a de l’autre, les cas plus nombreux de lecteurs qui indiquent à Simenon les erreurs (coquilles, incohérences diégétiques, informations erronées) contenues dans les romans :

Cela me gêne de découvrir de telles erreurs dans les livres que j’aime. […] Cette erreur n’est d’ailleurs pas digne de votre méticulosité habituelle et le lecteur moyen est en droit, s’il la découvre, de penser que l’ouvrage n’a pas été écrit avec tout le sérieux qu’il est en droit d’attendre d’un Auteur tel que vous. (février 1958)

18L’admiration dont témoignent les lettres à Simenon éclaire l’évolution de l’image et du rôle de l’écrivain dans notre société : bousculée par la place grandissante des arts visuels et de divertissement dès le XIXe siècle, l’aura accordée à l’écrivain par les Lumières persiste dans le statut de « héros bourgeois » au sein d’une République des lettres constituée autour « de la littérature comme valeur et croyance partagées »16. Cette « grandeur » est confirmée par la place que le régime médiatique moderne lui accorde, à travers « les vecteurs principaux de la diffusion publique de l’image de l’homme de lettres »17 que sont les interviews, les entretiens littéraires et les interventions radiophoniques et télévisées, formant un « vaste massif “biographique” »18 dédié à la célébration de la singularité littéraire. Simenon est un exemple emblématique de ce fonctionnement, lui qui a beaucoup contribué, mais non sans ambivalences, à la construction de ce « massif ». L’étude du courrier ordinaire de l’écrivain montre en outre que la lecture est tout autant (si ce n’est plus) une affaire de personne que d’œuvre. Elles révèlent en négatif que nos habitudes scientifiques valorisent l’œuvre au détriment de la personne du créateur alors que la lecture « ordinaire » mais aussi certainement nos rapports les plus courants aux objets culturels seraient plutôt faits d’une attention oscillant de l’œuvre à la personne, sans jamais que l’une de ces dimensions ne soit considérée à l’exclusion de l’autre.

19Ce que les travaux sur le lecteur empirique rappellent, à rebours des approches spéculatives inspirées par la figure d’un lecteur savant « qui n’est autre que le théoricien lui-même »19, c’est que la lecture est, dans la pratique, une réalité collective et sociale20, dont l’auteur fait partie. S’inscrivant dans le sillage d’enquêtes auprès de lecteurs réels (Radway, Thiesse) et des travaux d’historiens de la lecture (Chartier), les conclusions qui précèdent montrent en effet que la problématique des appropriations lectrices entretient un lien fort avec celle de l’auteur et ses figurations. Dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Foucault articulait la question auctoriale avec le champ de la réception. Pour lui, c’est en effet dans « le jeu de la fonction-auteur »21 que se donnent à voir les rapports sociaux aux discours. Selon Foucault, l’étude du « nom d’auteur » invite à considérer de plus près « les modes de circulation, de valorisation, d’attribution, d’appropriation » de ces discours22. Notre corpus nous fait parcourir le chemin inverse : ce sont les rapports sociaux aux discours tels qu’ils apparaissent lorsqu’on se penche sur les circonstances et les modalités concrètes de la réception qui nous renseignent sur l’image et, bien plus, sur les fonctions de l’écrivain. Les études littéraires, les problématiques de l’auctorialité et les recherches sur la posture ont certainement beaucoup à découvrir en s’intéressant aux usages des œuvres et aux appropriations lectrices. Pour Jérôme Meizoz, par exemple, « la posture d’auteur, plus ou moins sciemment mise en scène, ne présume pas de sa réception effective par les publics. Il y a très souvent mouvement dialectique complexe entre la posture proposée et sa réception effective »23. La complémentarité est évidente entre les recherches consacrées à l’auteur et la question de savoir comment les diverses entités qui composent cette notion – dans le cas de l’écrivain célèbre qu’est Simenon, la tripartition entre personne, personnage et personnalité – se retrouvent et s’entremêlent sur le terrain concret de la réception et dans le processus même de la lecture.

20(Université de Lausanne)