Colloques en ligne

Élisabeth Cardonne-Arlyck

Entre humeur et émotion : la mélancolie mobile de Jacques Roubaud et W. G. Sebald

1Dans un des chapitres posthumes de L’Homme sans qualités de Robert Musil, Ulrich médite sur la dynamique du sentiment, « inséparable d’une constante modification de tout ce qui lui est lié extérieurement et intérieurement1 ». Le terme de « sentiment », que les traducteurs ont choisi de préférence à « émotion », ne signale pas la force d’irruption, le caractère d’événement que peut comporter l’émotion ; mais il a le mérite d’ouvrir largement le champ de l’engagement affectif, ainsi qu’y invite la réflexion de Musil. Notamment, le sentiment participe de l’humeur comme de l’émotion, sorte de fonds commun labile à partir duquel les distinguer. Pareil continuum apparaît clairement dans l’analyse de Musil : chaque sentiment, dit-il, « quand il atteint une certaine intensité et une certaine durée, se crée un monde choisi, irrésistible, son propre monde, ce qui n’est pas sans jouer son rôle dans les rapports humains2 ! ». Si les variations d’intensité et de durée valent pour l’émotion comme pour l’humeur, la tendance à saturer l’intérieur et l’extérieur d’une même tonalité impérieuse caractérise plus spécialement l’humeur, et en particulier la mélancolie.

2Entre émotion et humeur, la démarcation est donc fluide. Chacune peut se changer en l’autre. Les sentiments, remarque Musil, « n’apparaissent jamais purs, mais toujours, uniquement, sous forme d’approximation. En d’autres termes encore : le processus de mise en forme et de consolidation n’est jamais achevé3 ». Ce processus, qui articule sentiment et action l’un à l’autre en une « relation de renforcement et de résonance mutuelle4 », peut jouer pareillement entre émotion et humeur. Le philosophe Peter Goldie reprend ainsi la réflexion de Musil en déplaçant les termes de « mise en forme » et de « consolidation » vers l’intrication de l’émotion non seulement avec l’action, mais avec l’humeur : « Ainsi, l’humeur peut se consolider en émotion. Et […] l’émotion peut se brouiller en se défocalisant dans la non-spécificité de l’humeur5. » On note les termes privatifs que Goldie applique à l’humeur (« défocalisant », « non-spécificité ») : celle-ci se définit à partir de l’émotion, par un manque. La difficulté à cerner indépendamment l’humeur dont témoignent ces soustractions se retrouve à travers les analyses philosophiques des émotions, même lorsqu’elles partent d’une conception forte de l’humeur, telle que la Stimmung heideggérienne. Ainsi, dans une étude portant sur « la personne entre humeurs et affects », René Rosfort et Giovanni Stanghellini proposent-ils une série bipartite d’oppositions6 : les émotions sont focalisées, intentionnelles, motivées, articulées, déterminées, directes ; les humeurs sont non focalisées, non intentionnelles, non motivées, inarticulées, indéterminées, non dirigées. Les seuls traits qui échappent à cette caractérisation privative portent sur la temporalité : les humeurs sont soutenues, alors que les émotions sont instantanées7. Le caractère durable, quoique diffus, des humeurs les rapproche du tempérament, en lequel elles peuvent se consolider et se fondre. Les émotions, en revanche, sont, selon le raccourci de Goldie, « complexes, épisodiques, dynamiques, et structurées8 ». Bien que, comme Rosfort et Stanghellini, il nuance ces dichotomies, celles-ci n’en manifestent pas moins une répartition élémentaire dans laquelle les émotions occupent le pôle positif, déterminant, du champ affectif, et les humeurs, le négatif, déterminé par son contraire parce qu’incernable directement.

3Pourtant, hormis l’amour, quelle expérience affective a fait l’objet, depuis l’Antiquité grecque, d’une attention plus soutenue et plus diverse (médicale, philosophique, littéraire, iconographique) que l’humeur mélancolique ? « [S]’agissant de l’infigurable mélancolie, remarque Jean Starobinski, les figures ne seront jamais assez nombreuses, dans leur insuffisance, pour tenter de lui donner corps […]9. » Le nom même de la mélancolie, qui l’assigne à la bile noire — en survivante unique des quatre humeurs d’Hippocrate — témoigne de cet effort pour donner corps à l’humeur fuyante. La résistance qu’elle oppose à toute figuration qui prétendrait la contenir fait ainsi de la mélancolie le modèle exemplaire de l’humeur, telle que la philosophie des émotions s’efforce de la définir. Les faces multiples et mouvantes qu’elle présente d’une époque historique à l’autre dans la littérature et l’art, sa prégnance dans les représentations contemporaines, seraient le revers des difficultés que rencontre la réflexion philosophique à la catégoriser. Plus contrainte sa définition, plus expansive sa représentation.

4Dans son analyse de l’interaction entre sentiment (émotion et humeur conjointes) et action, Musil insiste sur la dimension temporelle qui leur permet de se former, de se renforcer, et finalement de s’affaiblir mutuellement. C’est ce processus lui-même qui constitue, dans son déploiement, la vie affective. L’humeur et l’émotion peuvent toutefois s’y distinguer par leur modalité temporelle : la première, nébuleuse, dépourvue d’objet précis, et sans bords, se caractérise par une durée indéterminée, alors que la seconde, dirigée vers un objet spécifique, suit un cours plus net et tend à s’épuiser plus rapidement. Bien qu’il ne s’agisse là que de traits plus ou moins saillants selon les cas, et sujets à correction, émotion et humeur se différencieraient ainsi d’abord par leurs tempos respectifs. Or la littérature, comme la musique, peut, par ses seules différences de tempo, rendre perceptibles, sans les nommer, émotions ou humeurs dans leurs mouvements les plus fins. Ou elle peut les nommer à côté, de biais, par intermédiaire ou relai. Prêter attention à de telles possibilités qu’offrent la littérature et, plus généralement, les arts correspond à ce que le poéticien Charles Altieri appelle une perspective « adverbiale10 » : celle-ci considère les affects comme des modalités de l’action (perspective proche de celle de Musil), en opposition avec la perspective adjectivale, qui classe (approche cognitive, qu’Altieri juge insuffisante) : « Les adjectifs, affirme-t-il, trient efficacement le monde parce qu’ils fournissent à la croyance un réseau stable de suppositions11. » Je me définis en cet instant triste, effrayée ou joyeuse, par exemple. Une perspective adverbiale, qui suit les affects dans la complexité mouvante, et souvent indéfinissable, de leur emmêlement à l’action, permet une approche, qu’Altieri appelle performative, des émotions.

5Mon intention n’est pas de mettre la distinction d’Altieri à l’épreuve, mais de considérer, selon une semblable « perspective adverbiale », certaines modalités de l’humeur mélancolique (et ses possibles connexions avec l’émotion), dans deux œuvres narratives contemporaines : le récit en sept volumes de Jacques Roubaud, « le grand incendie de Londres » — en particulier La Bibliothèque de Warburg —, et les narrations en prose de W. G. Sebald — en particulier Les Anneaux de Saturne. Ces deux œuvres, en lesquelles la mélancolie est un motif récurrent, ont d’abord en commun de présenter celle-ci comme une humeur, et non pas de la circonscrire d’emblée, à l’instar de récits de dépression tels que Face aux ténèbres de William Styron, aux troubles qui la manifestent. Conserver à cette humeur son nom ancien, c’est ainsi maintenir ouvert « l’immense territoire mélancolique12 », comme l’appelle Roubaud, en refusant d’enfermer son réseau complexe d’affects dans une nosographie centrée sur le sujet ; c’est garder ouverte la possibilité que l’expérience affective de ce sujet dépasse sa seule psyché — « la maison forte de la mélancolie13 », selon la formule de Sebald — et que, en manifestant quelque chose de son rapport à la réalité, la mélancolie révèle aussi quelque chose de cette dernière.

1. Obsessions

6« Le grand incendie de Londres », « prose de mémoire » à six branches publiée en sept volumes14, a, entre autobiographie et fiction, un statut indécidable. « Prosateur non romancier », se déclare Roubaud15. Conçu dès le départ comme une entreprise de longue haleine, l’ensemble est régi par le nombre, par un système de digressions fréquentes, réglées en incises et bifurcations, et par un protocole précis de rédaction : écriture au présent, sans retours en arrière ni ratures, et composition mentale à l’aide d’une technique que Roubaud appelle « mains mnémoniques16 », inspirée des « arts de mémoire » de la Renaissance. Quelque liberté que l’écrivain ait pu prendre avec sa propre méthode, et quelque place que celle-ci fasse à la contingence (le clinamen oulipien), l’insistance que Roubaud met à en exposer l’extrême complexité relève certes de la contrainte oulipienne, mais pointe aussi vers une obsession du système, dont le cycle, de la première branche à la dernière, narre les manifestations. Outre la méthode de composition enchevêtrée du cycle lui-même (à l’intérieur de chaque branche et entre elles), dont Roubaud déplie peu à peu les principes jusqu’à La Dissolution finale, il décrit aussi les modes de composition qui ont présidé à l’écriture d’autres ouvrages, notamment ses premiers livres de poèmes, Signe d’appartenance et Trente et un au cube, fort complexes eux aussi. Les méthodes s’emboîtent.

7La méthode, cependant, n’est pas sans risque pour l’entreprise qu’elle régit. Si elle permet de lancer le projet de narration et de le soutenir sur plus de deux décennies, elle offre aussi la jouissance périlleuse d’une élaboration sans cesse croissante, jusqu’au point où cette élaboration excède le pouvoir de la pratiquer. Moteur de la narration, elle en porte aussi l’échec éventuel17. Cette valence contradictoire, et la mélancolie latente qui la sous-tend, marquent la « Feuille mentale » selon laquelle, dans La Boucle, Roubaud imagine la rédaction du cycle :

[J]e vois le mur de la chambre de prose circulaire, comme en un donjon (où je suis prisonnier, peut-être pas volontaire, cela dépend). L’écriture, chapitre après chapitre, de chaque branche s’effectue en spirale descendante ; c’est-à-dire que le récit proprement dit […] s’achève, topologiquement, sur la même verticale du cylindre qu’est la feuille, mais en dessous18.

8Et la description continue. Dans cet emprisonnement, « peut-être pas volontaire », dans le donjon de la méthode, la mélancolie, tacitement, menace. La « maison forte de la mélancolie » de W. G. Sebald n’est pas loin. L’humeur noire est d’abord un risque de la méthode.

9On ne saurait imaginer, en revanche, moins oulipien que W. G. Sebald. « Je n’ai jamais aimé faire les choses systématiquement », affirme-il, soulignant la dimension impulsive et aléatoire de son travail, fondé sur des recherches fragmentaires et des rencontres de hasard19. Ses quatre « proses narratives20 » sont des textes autonomes, quoique, de l’un à l’autre, se reconnaisse, comme dans « le grand incendie de Londres », le même narrateur à la première personne. Bien que sa proximité biographique à l’auteur incite, comme dans le récit de Roubaud, à les identifier, la relation entre eux demeure flottante. Du fait que l’humeur définit l’interaction du sujet avec son milieu et avec les circonstances, la difficulté à situer l’instance narrative s’étend à l’humeur, qu’elle empêche d’assigner sans équivoque. L’humeur peut être privée d’un sujet qui l’éprouve. Ou elle peut être démultipliée. C’est le cas dans les récits de Sebald où le narrateur se double d’un second ou même d’un troisième interlocuteur dont il rapporte le récit, à la manière emboîtée de Thomas Bernhard, ainsi que de personnages qui réfractent les affects. Si le narrateur de troisième degré n’intervient que ponctuellement, le deuxième peut occuper le centre du récit, comme le protagoniste éponyme d’Austerlitz ou les interlocuteurs successifs des Émigrants. Inversement, dans Vertiges, le narrateur intègre dans son récit des épisodes empruntés à des écrivains élus dont il se fait le chroniqueur : Stendhal, Casanova, Kafka. Il rapporte ces épisodes de la même manière parcellaire et idiosyncratique qu’il narre, dans Les Anneaux de Saturne, les histoires de personnages, soit historiques tels que Swinburne ou Conrad, soit contemporains tels que le poète Michael Hamburger, en qui Sebald voit un alter ego21. La diction des narrateurs secondaires et des personnages réfringents ne se différenciant pas de celle du narrateur principal, une même tonalité élocutoire circule d’un sujet à l’autre et, avec elle, l’humeur qu’elle porte. La prégnance de celle-ci tient donc d’abord à la structure emboîtée du récit. Par ailleurs, tout adonné à l’aléa que se dise Sebald, ses récits apparaissent comme une galerie de personnages obsessionnels, acharnés à quelque unique projet, ou collectionneurs invétérés. Une figure emblématique en est le médecin et naturaliste Thomas Browne, récurrent dans Les Anneaux de Saturne, et dont Sebald cite sur quatre pages le contenu, largement imaginaire et hétéroclite, du Musœum clausum22. Or, comme Browne, le narrateur de Sebald aime à inventorier. Si, ainsi que le dit Jean Clair, « [c]ollectionner et un passe-temps mélancolique23 », l’humeur saturnienne se répercute, sans se désigner, entre l’obsession des personnages et la texture du récit.

10L’humeur, donc, peut avoir part à la méthode ou à la facture du récit, sans être nommée. Dans l’espace du texte, elle forme ce que Matthew Ratcliffe, partant de la conception heideggérienne de la Stimmung, appelle « la structure de fond de l’intentionnalité », que « présuppose la possibilité d’émotions intentionnellement dirigées24 ». Les humeurs, ajoute Ratcliffe, « constituent les divers moyens par lesquels nous pouvons faire l’expérience des choses comme nous important25 ». L’obsession, à quelque niveau qu’elle opère, révèle ce qui importe ; l’humeur qui s’y attache manifeste ainsi la modalité affective de l’expérience des choses ; mélancolique, elle les constate ou les anticipe abolies.

11Méthode emballée et inventaire débridé correspondent en effet l’un et l’autre à l’effort, vaincu d’avance, pour recenser le passé, en retenir des fragments. Pour Roubaud comme pour Sebald, le récit est un acte de mémoire. Et pour l’un et l’autre, celui-ci est lié à la destruction. Pour Roubaud, ce qui fut détruit en amont, c’est d’abord le jardin d’enfance, hortus conclusus dont le donjon de la méthode serait la figure inversée ; mais, en aval, le récit détruit aussi ce qu’il capte du passé ; en fixant le souvenir, il en oblitère l’émotion, il le transforme en simulacre. Il efface en conservant. L’émotion perdue, reste l’humeur de cette perte, la mélancolie. Pour Sebald, qui songeait avant sa mort accidentelle en 2001 à focaliser son prochain récit sur son enfance bavaroise, le passé est irrémédiablement contaminé par le silence maintenu en Allemagne après la guerre – non seulement sur les atrocités causées par les nazis, mais sur la destruction des villes par les Alliés. Le récit est obligatoire ; il vise à rendre visibles les marques de destruction que l’observateur attentif découvre, par orbes concentriques, à travers l’histoire et les continents. Les « anneaux de Saturne » sont de tels orbes, inéluctablement mélancoliques.

12Pour Roubaud, donc, la destruction de la mémoire est un effet induit, mais sombrement délibéré et analysé, du récit ; pour Sebald, elle en est le mobile affectif et l’impératif moral. Cette différence essentielle a un impact sur la tonalité émotionnelle de leurs récits respectifs. Même lorsqu’elle décrit deuil profond ou mélancolie, la voix narrative du ‘grand incendie de Londres’ maintient une certaine sobriété, un certain détachement. Jamais dite, l’émotion est inférée ; c’est un effet de lecture, qui tient au décalage, précisément, entre le ton retenu et l’objet de la description : c’est le manque, et la basse continue de la mélancolie sous-jacente, qui engagent l’imagination. Chez Sebald, au contraire, la pluralité narrative va de pair avec l’extrême ductilité d’affects intenses qui circulent parmi les personnages, les choses et les lieux, entre humeur, émotion et sensation : c’est la mobilité et la porosité des affects qui pénètrent l’imagination.

2. Jacques Roubaud : le récit, objet perdu de la mélancolie

13Selon Michel Vanni, reprenant à son tour la conception heideggérienne, l’humeur ne se perçoit qu’en crise : « Si nous voulons parler d’orientation de l’action par la Stimmung, nous devons alors dire que cette orientation ne se révèle et ne devient lisible, que dans le moment de crise. Le plus souvent, l’arrière‑fond humoral n’apparaît pas, n’est pas lisible, et ceci pour le personnage comme pour le lecteur26. » De fait, La Bibliothèque de Warburg comme Les Anneaux de Saturne ont pour impulsion première une crise de mélancolie.

14La Bibliothèque de Warburg, cinquième branche du « grand incendie de Londres », débute sur la relation d’une descente à pied du Mississippi, accomplie par Roubaud en 1976, soit plus de vingt ans auparavant. Partant in medias res, lors d’une tornade dans le Minnesota, Roubaud revient ensuite en arrière, pour présenter les préparatifs du voyage. Puis vient la question, au paragraphe suivant : « Soit. Mais pourquoi ? pourquoi partir ? pourquoi ainsi, et là ? » Je cite le début de la réponse, qui s’étend sur les deux paragraphes suivants, soit huit pages :

J’étais, c’est vrai, cette année-là, fort sombre. J’étais seul. Cela ne suffit pas. Seul, je le suis généralement. Je peux, selon les jours, être seul heureusement, efficacement ; selon les autres platement ; ou pire. Car être seul tantôt rend ivre : ivresse d’un temps entier disponible, à employer, à rendre intense, à concentrer en méditations, en labeurs, à occuper sans distraction, sans hésitations, d’un seul tenant […] ; il y a tant à faire ; tantôt, au contraire, sans qu’il soit possible d’identifier le pourquoi de cette bascule dans le contraire fébrile d’un emploi du temps, être seul rend sobre : il y a soudain trop de temps qu’il ne faudrait pas gaspiller, pas assez de temps pour ne pas le dépenser à vide, trop de moyens possibles de le rendre plein. Il y a maintenant beaucoup trop de manières de ne pas remplir les heures qu’il ne faudrait pas laisser s’évanouir. C’est un temps désemployé, vacant27.

15La mélancolie, que Roubaud ne nomme que deux pages plus loin, vous tombe dessus, venue d’on ne sait où. Roubaud, comme les philosophes, la définit d’abord par son opposé, non pas affectif, mais pratique : « le contraire fébrile d’un emploi du temps ». C’est un état physique d’asthénie fiévreuse, qu’accompagne une sorte de démence de la relation au temps : il ne faudrait pas le gaspiller parce qu’on en a trop, on le perd parce qu’on n’en a pas assez ou parce qu’on a trop de possibilités d’en faire quelque chose et trop de façons de n’en rien faire. L’accumulation de paradoxes conjoignant excès et défaut traduit l’état de crise et la difficulté à situer la mélancolie. Comme la folie, celle-ci vous désaccorde avec ce qui est, pour Roubaud, un principe de survie : l’activité de l’esprit en prise avec ce qu’il appelle le « temps réel », c’est-à-dire le temps du calendrier et des horloges, temps des nombres et de la mesure. Marquage des dates et des heures, rituel des anniversaires et programme journalier, les nombres non seulement rythment le temps vécu, mais, comme dans La Vie mode d’emploi, de Georges Perec, génèrent et règlent le récit. Assailli par l’humeur, le sujet sort de la mesure. Il a, dit Roubaud, « cessé d’être accordé au temps. Or on peut cesser d’être en temps réel non seulement un peu, ou beaucoup, mais passionnément, à la folie28 ». Plonger, en somme – à l’instar des personnages de la nouvelle de Borges, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » –, dans un univers parallèle, où le temps est radicalement autre.

16Lorsque l’humeur est nommée, elle qualifie non le narrateur, mais les fêlures du plafond. La menace de s’écrouler se projette moins du sujet sur le milieu qui l’entoure qu’elle ne semble provenir de celui-ci :

Ce sont les temps que je nommerai les temps du plafond. Le plafond est parallèle à homme couché. Il a ses paysages offerts à la délectation morose ; fortement couturés de lignes visibles et invisibles, de craquelures géographiques, de méandres mélancoliques, marqués, peints à l’à quoi bon29.

17Dans sa traduction de l’Ecclésiaste, Sous le soleil : Vanité des vanités, Jacques Roubaud écrit que « [l]’Ecclésiaste est le livre de l’“à quoi bon”, du deuil, de la tentation mélancolique, de la spirale suicidaire30 ». Sous l’apparence désinvolte d’un haussement d’épaules, la formule « à quoi bon », récurrente à travers l’œuvre de Roubaud, désigne pour lui un continuum redoutable, qui inclut le suicide de son jeune frère en 1961.En déplaçant sur le plafond la mélancolie et le sentiment de la vanité de toutes choses, Roubaud pose à distance une relation au monde qui n’est pas pour lui sans danger ni gravité. Alors que, dans l’œuvre de Sebald, tout être, tout lieu ou toute chose peuvent exsuder la mélancolie, Roubaud circonscrit celle-ci en double démoniaque et indépendant de la conscience : c’est le « démon bicolore du plafond (noir et blanc, la couleur photographique : noir des pensées noires qui se broient, blanc des vacances de l’espoir)31 ». « [J]e ne crois pas être mélancolique », affirme-t-il d’ailleurs32. La mélancolie n’est pas pour lui un tempérament, mais une situation.

18Pas de pathos immédiat de la mélancolie, donc, mais une description aiguë des perturbations qu’elle cause dans la relation au temps. En parallèle, cependant, le suicide de son frère (dont Roubaud révèle les circonstances par bribes successives d’une branche à l’autre du « grand incendie de Londres ») — ce suicide, de par les réticences mêmes qui l’enserrent, pèse sourdement sur la narration, comme un secret étouffé, qu’on ne peut déplier que peu à peu. Quoique de manière plus limitée que les écrits de Sebald, le cycle du « grand incendie de Londres » est lui aussi issu du silence et de la destruction qu’il recouvre. À la fin du premier chapitre de La Bibliothèque de Warburg, une incise nous apprend que, en entreprenant de descendre le Mississippi, Roubaud comptait user des heures de marche pour mettre au point, « non seulement de manière statique, mais dans son mouvement33 », le plan du projet extrêmement ambitieux, exigeant des années de préparation et d’exécution, qu’il avait conçu peu après la mort de son frère en 1961 et qui devait conjoindre poésie, mathématique et roman. Or ce projet, qu’il appelle « le Grand Tout, ou BIG TOO34 », nous savons depuis l’Avertissement qui introduit la première branche, Le Grand Incendie de Londres, qu’il ne fut jamais réalisé, et que le cycle de prose est issu de cet échec, dont il narre les différentes étapes. Je cite le début de cet Avertissement, rédigé en octobre 1978, soit deux ans après la descente du Mississippi :

En traçant aujourd’hui sur le papier la première de ces lignes de prose (je les imagine nombreuses), je suis parfaitement conscient du fait que je porte un coup mortel, définitif, à ce qui, conçu au début de ma trentième année comme alternative à la disparition volontaire, a été pendant plus de vingt ans le projet de mon existence35.

19De cette phrase mélancolique est issu pour nous le cycle de prose tout entier, dans les centaines de pages de ses sept volumes. Certes, la narration, sombre ou allègre selon le sujet, change également de tonalité en son long cours : le premier volume est marqué par la mort d’Alix Cléo, la jeune épouse de Roubaud, en 1983, soit trente mois avant que celui-ci n’entreprenne son œuvre de prose ; le dernier volume disperse sereinement l’entreprise par l’émiettement systématique du récit. Mais toute phrase liminaire influence jusqu’au bout notre lecture. Quelque distancée, donc, ou amusée que s’avère la narration du « grand incendie de Londres », et comiques certains épisodes, notre lecture demeure sous l’influence sourde du « coup mortel, définitif » qu’annonce l’Avertissement — sous le coup d’une fin volontaire. En qualifiant ainsi de « coup mortel » l’abandon du projet, Roubaud déplace sur la création littéraire la mort volontaire, dont il enraye la tentation, désormais logée dans le passé. Mais, en entreprenant de raconter l’échec du projet, qu’il qualifie rétrospectivement de « magma mégalomane36 », il maintient présente l’alternative entre suicide et création, et, par là, réaffirme tout ensemble l’importance vitale qu’a pour lui la littérature, et l’horizon mortel sur lequel ouvre la mélancolie.

20Celle-ci, écrit le psychanalyste Pierre Fédida en se démarquant de Freud, « est moins la réaction régressive à la perte de l’objet que la capacité fantasmatique (ou hallucinatoire) de le maintenir vivant comme objet perdu37 ». C’est là exactement (maintenir vivant comme objet perdu) ce qu’accomplit le cycle du « grand incendie de Londres ». En reprises spiralées de branche en branche, le récit confère à cet objet perdu qu’est le projet, poursuivi pendant dix-sept ans avant d’être finalement abandonné, la consistance fictive de sa longue description. Au fil des livres, cependant, et du temps, le projet, en tant que fiction désirable et perdue, a changé :

[A]u commencement de l’écrire, je n’ignorais pas que l’effort d’élucidation auquel j’allais me livrer (et longuement ; j’ai su tout de suite qu’il serait long) allait mettre en jeu plus qu’une délinéation de ruines. J’allais raconter, mais aussi reconstituer d’une manière imaginative. C’est dire que la démarche serait apparentée à celle du roman, à celle de la fiction38.

21Reconstitué « d’une manière imaginative », le projet renoncé est bien, comme l’objet perdu de la mélancolie, maintenu vivant. Mais l’effort d’élucidation qui anime cette reconstitution fictive va bien au-delà du projet lui-même, en cercles concentriques. Il englobe l’histoire du narrateur et de sa famille, ainsi que, dans la mesure où elles se recoupent, l’histoire du pays : la Résistance, à laquelle le père et la grand-mère de Roubaud participèrent de façon éminente, le communisme de l’après-guerre, la guerre d’Algérie, le réseau Jeanson, et les essais nucléaires au Sahara. Plus largement, la composition de ce « Mémoire » personnel vise à formuler un « Traité de la faculté de mémoire39 ». Partis de l’élucidation d’une crise de mélancolie, nous voici parvenus à l’élucidation du fonctionnement de la mémoire, mélancolique lui aussi.

22À travers et par-delà les passes noires qu’analyse le narrateur, la mélancolie s’avère ainsi constituer le moteur profond du récit. Le mélancolique, écrit Marie-Claude Lambotte, « hanté par la perspective de l’inaccomplissement de toutes choses, plutôt que de s’abandonner à l’inertie fatale, s’adonne au contraire corps et âme aux entreprises humaines, en les intégrant à des systèmes de plus en plus complexes, autre manière de pallier la répétition de l’impuissance originelle40 ». Les Essais de Montaigne, l’encyclopédique Anatomie de la mélancolie de Robert Burton (dont Sebald dit qu’il « s’est installé sa vie durant dans la mélancolie comme dans une maison41 ») furent ainsi entrepris comme ressources contre l’humeur noire. Si, pour Roubaud, la mélancolie fut ce qui présida à l’élaboration d’un projet toujours plus complexe et de moins en moins réalisable, et, par là, ce qui mena à son inévitable ruine, elle constitue aussi la force de résistance qui continue de faire vibrer cette ruine en la représentant. « [L]a mélancolie, dit Giorgio Agamben dans Stanze, ne parvient à s’approprier son objet que dans la mesure où elle en affirme la perte42. » « De toute façon, déclare Roubaud du « grand incendie de Londres », c’est un tombeau43. »

3. W. G. Sebald : la mélancolie est-elle endogène ou exogène ?

23Dans Les Anneaux de Saturne comme dans La Bibliothèque de Warburg, un voyage à pied, entrepris pour sortir d’un accès de vacuité, donne son impulsion à la narration. Celle-ci commence en ces termes :

En août 1992, comme les journées du Chien approchaient de leur terme, je me mis en route pour un voyage à pied dans l’est de l’Angleterre, à travers le comté de Suffolk, espérant parvenir ainsi à me soustraire au vide qui grandissait en moi à l’issue d’un travail assez absorbant44.

24Bien que Sebald ne s’y attarde pas, la séquence effort intellectuel — vide intérieur — voyage à pied esquisse un scénario proche de celui décrit par Roubaud. Mais l’attitude des narrateurs vis-à-vis des circonstances — et donc celle à laquelle ils invitent leur lecteur — diffère radicalement : l’humour de Roubaud, qui désamorce le pathos, est clair et fiable ; celui de Sebald, qui renchérit sur le drame, est sombre et désarçonnant. Ainsi la tornade que Roubaud décrit au tout début de sa descente du Mississippi passe-t-elle rapidement sans le moindre dommage, alors que les étranges « journées du Chien » lors desquelles a lieu la randonnée dans le Suffolk nous engagent d’emblée dans le monde des signes néfastes, le monde de Saturne. Le souvenir de la liberté euphorique d’une marche solitaire vire rapidement au noir :

[…] l’antique superstition selon laquelle certaines maladies de l’esprit et du corps s’enracineraient en nous de préférence sous le signe du Chien m’apparaît aujourd’hui plus que justifiée. Par la suite, en effet, je ne fus pas seulement aux prises avec le souvenir d’une belle liberté de mouvement mais aussi avec celui de l’horreur paralysante qui m’avait saisi à plusieurs reprises en constatant qu’ici également, dans cette contrée reculée, les traces de la destruction remontaient au plus lointain passé45.

25Si nous ne sommes pas invités à croire aux maléfices du signe du Chien, nous le sommes au contraire à prendre au sérieux « l’horreur paralysante » qui affecte le narrateur et, à travers elle, la destruction qui la cause. Comme Justine, la protagoniste du film de Lars von Trier, Melancholia, le narrateur de Sebald est un lecteur de signes ou, plus exactement, un capteur ultra-sensible d’une destruction partout présente. Qu’il traverse le Suffolk, comme dans Les Anneaux de Saturne, qu’il voyage de Vienne à Venise et Vérone, comme dans Vertiges, ou aux Pays-Bas et en Belgique, comme dans Austerlitz, le narrateur est assailli par les marques de désastres accumulés au cours des âges, désastres naturels, mais surtout désastres dus à la violence humaine.

26La destruction qui affecte le narrateur de Sebald n’est pas celle d’un projet individuel, fût-il vital, comme dans « le grand incendie de Londres », ou celle qui guette chacun de nous, mais celle de l’histoire humaine tout entière, dans la suite de ses atrocités. Là où Roubaud met à distance et analyse une expérience interne, Sebald éprouve et internalise une situation externe. Et cela intensément. Il poursuit en effet ainsi :

Et c’est peut-être pour cette raison qu’une année jour pour jour après le début de mon voyage, je me trouvai dans l’incapacité quasi totale de me mouvoir, si bien qu’il fallut me transporter à l’hôpital de la capitale régionale, Norwich, où j’entrepris, du moins en pensée, de rédiger les pages qui suivent46.

27Sebald, comme Roubaud, porte aux dates une attention extrême. Pour celui-ci, elles rythment le temps en configurations signifiantes. Pour celui-là, les coïncidences de dates relient entre eux, de façon mystérieuse et parfois alarmante, des événements distants dans l’espace ou le temps, sans rapport causal avéré, mais que leur rapprochement même dote de force convaincante. Ainsi la connexion entre quasi-paralysie et spectacle répété de la destruction est-elle implicitement confirmée par l’exacte correspondance de dates : « une année jour pour jour ». Et malgré le scrupule que marque « peut-être », la connexion s’impose. Ce qui la sous-tend, en effet, c’est, selon les termes de Sebald, « la question qui en dernier ressort ne peut pas […] être tranchée sur le plan clinique : la mélancolie est-elle un état endogène ou exogène47 ? ». Si elle est exogène, ses symptômes, tels que la paralysie qui affecte le narrateur un an après son excursion dans le Suffolk, ou l’acedia qui détruit graduellement le protagoniste éponyme d’Austerlitz, ainsi que le Dr Henry Selwyn, Paul Bereyter et Ambros Adelwarth dans Les Émigrants, — ces symptômes témoignent d’un mal social profond qu’il s’agit de désigner pour pouvoir y résister. En accueillant dans ses récits les voix et les vies de personnages mélancoliques, souvent exilés par la guerre ou l’oppression, Sebald multiplie les êtres et les circonstances à travers lesquels s’atteste le caractère exogène de la mélancolie, et son rôle de révélateur historique. « Car il n’est pas de témoignage de culture, dit Benjamin, qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie48. »

28Avant que la crise de mélancolie ne terrasse le narrateur, la destruction et la perte irrémédiable qui en sont cause le frappent à coups répétés au cours de sa marche. Elles le saisissent avec la force et la soudaineté d’une émotion, qui déstabilise la relation de son corps au lieu et au moment. L’espace ou la durée semblent se distendre, se rétrécir, ou s’abolir sous ses yeux, en un accès d’inquiétante étrangeté. Du fait que pareils accès sont imprévisibles et peuvent survenir inexplicablement à tout moment de la narration, le lecteur se trouve un peu devant le récit comme devant un compagnon énigmatique, dont on guette des réactions qu’on ne comprend pas tout à fait. Étant donné, par ailleurs, que ces accès sont éphémères et relatés au passé par un narrateur qui maîtrise de bout en bout un récit formellement très sophistiqué, le lecteur est aussi invité à porter sur eux le regard d’un observateur sympathique, parfois même amusé. Semblables impressions d’inquiétante étrangeté apparaissent souvent au début des récits. Ainsi, lorsque le narrateur des Anneaux de Saturne est hospitalisé, il est pris par le désir impérieux de s’assurer que la réalité extérieure ne s’est pas « évanouie à jamais ». Il poursuit ainsi :

[À] la nuit tombante, [ce désir] devint si fort qu’après avoir réussi à me glisser par-dessus le bord du lit, moitié à plat ventre, moitié sur le flanc et, une fois au sol, à rejoindre le mur à quatre pattes, je me redressai malgré les douleurs que cela me causait, me hissant à grand-peine, cramponné à l’appui de fenêtre. Dans la posture crispée d’une créature qui vient d’adopter pour la première fois la station debout, je me tins ensuite contre la vitre et ne pus m’empêcher de songer à la scène dans laquelle le pauvre Gregor, s’agrippant de ses petites pattes tremblantes au dossier de son siège, regarde par la fenêtre de sa chambre […]49.

29Et comme le personnage de Kafka, le narrateur ne reconnaît pas la ville pourtant familière qui s’étend sous ses yeux. Présentée comme une pensée irrépressible (« je ne pus m’empêcher de songer »), la comparaison avec le protagoniste de La Métamorphose colore la précision gestuelle du pathétique froid et de l’inquiétante étrangeté propres à Kafka50. Celui-ci, que l’on retrouve sous les traits du Dr K. dans Vertiges, fait partie de la galerie de mélancoliques qui peuplent les récits, comme les faces et les voix multipliés d’une unique expérience, variable, mais largement partagée51.

30Sebald pousse donc bien plus loin que Roubaud la description des affects, qui peuvent aller jusqu’à de véritables hallucinations. Ainsi, dans Vertiges, le narrateur, parcourant Vienne des journées entières, croit voir des personnes qu’il n’a pas rencontrées depuis des années et dont certaines sont mortes, comme « le poète Dante, menacé du bûcher et banni de sa ville52 » ; lorsque le narrateur presse le pas pour le rattraper, le poète tourne une rue et disparaît. Malgré l’humour de cette rencontre manquée, l’exil de Dante le range évidemment parmi les figures d’opprimés mélancoliques. Et son apparition n’est pas sans ressembler à ce que Benjamin appelle « la véritable image historique dans son surgissement fugitif53 ».


***

31La mélancolie, donc, rythme les récits de Jacques Roubaud et W. G. Sebald, sur différents tempos. Les crises, aiguës mais espacées, l’intensifient et la concentrent en expérience soudaine de l’humeur. Moins dramatiques mais non moins efficaces, vocabulaire et figures la diffusent à une autre allure au long des récits. Dans le cycle du ‘grand incendie de Londres’, la récurrence des divers noms de l’humeur noire, le retour répété de l’échec, la prégnance de la photographie, explicitement liée à la mélancolie, forment une sorte de rythme fondamental de l’humeur, que n’entament ni la litote, ni l’humour ; ils la renforceraient plutôt. Dans Les Anneaux de Saturne, comme dans les autres récits de Sebald, les narrateurs seconds et les personnages épisodiques multiplient la parole et le ton mélancoliques, formant, comme le récit de l’échec chez Roubaud, une sorte de basse continue. De plus, et contrairement à Roubaud, les accès brefs de trouble perceptif créent, comme les émotions, des liens affectifs immédiats entre le narrateur et l’environnement qu’il parcourt, soumis à la destruction. Si donc l’humeur importe et nous affecte dans les livres de Roubaud et de Sebald, c’est pour son caractère obsessionnel même. Sebald, dans son refus de détourner son regard de la destruction, Roubaud, dans sa persistance à reconstruire un projet sur ses échecs, manifestent des manières de résistance qui, en elles-mêmes, sont sombrement revigorantes. Le mélancolique, comme l’a vu Freud et comme Sebald le dit de Kafka, a la capacité de contempler sans ciller la réalité. L’obsession qui la caractérise peut être un mode de rythme, quand l’écriture ou le travail artistique lui confèrent une forme.