Colloques en ligne

Mathilde Bernard

« Là où est debout le vice, là est le logis de la peur » : fonctions de l’allégorisation de l’émotion dans les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné

1Pendant les guerres de Religion en France, la peur des populations naît de la faiblesse du pouvoir et de la menace des Espagnols, mais également des nouvelles formes que prennent les batailles et de la fréquence des massacres. Agrippa d’Aubigné, comme tous ses contemporains, est obsédé par la peur ; il en développe dans son Histoire universelle1 comme dans les Tragiques2une pensée assez complexe et pas toujours très cohérente a priori : alors même qu’il montre que la peur est le plus grand agent de la défaite protestante (en raison des conversions qu’elle suscite), il argumente également sur le fait qu’elle peut être une bonne chose pour souder les troupes. C’est qu’il y a en fait différentes peurs : la lâcheté est une émotion délétère, la terreur une passion mauvaise, mais la crainte est une peur saine, voire sainte, qui est l’effet de l’amour filial de Dieu, et Agrippa d’Aubigné la distingue en théorie (même si, en pratique, il confond parfois les termes). Ainsi, au septième livre des Tragiques, dans Jugement, il adresse cette prière à Dieu :

Loge le pasle effroi, la damnable terreur,
Dans le sein qui te hait et qui loge l’erreur ;
Donne aux foibles agneaux la salutaire crainte.
La crainte, et non la peur, rende la peur esteinte3.

2La lâcheté est le propre de ceux qui n’ont pas une foi suffisante, de ceux qui ne sont pas soutenus par Dieu et qui trébuchent, des méchants enfin ; l’effroi et la terreur sont leur punition et la peur est alors « damnable » au sens où elle scelle la damnation. La crainte en revanche est bonne et peut vaincre la peur car elle est un attribut des enfants de Dieu, et la marque de leur élection.

3Si la peur est omniprésente dans l’œuvre d’Agrippa d’Aubigné, ce dernier s’est attaché également à lui donner une consistance qui aide à comprendre son système : la peur est non seulement un fait et un agent, mais elle est aussi un signe, et, en cela, elle acquiert une réalité tangible. C’est aux Tragiques que nous nous attacherons ici, afin de voir ce que la poétisation de l’émotion peut apporter à son expression et plus précisément de tenter de comprendre la fonction de l’allégorisation de la peur. L’étude portera essentiellement sur deux allégories qui, si elles ne sont pas similaires sur le plan stylistique, marchent de pair : celle de Caïn au livre de « Vengeances », et celle de la crainte dans « LaChambre dorée ». Au livre III des Tragiques, l’énonciateur présente un tableau allégorique de la chambre de Justice, parangon de l’injustice où tous les vices sont représentés4. La crainte (comprise comme peur mondaine et non comme crainte théologique) est, comme il se doit, tapie au fond de la salle :

Au dernier coin se sied la miserable Crainte.
Sa paslissante veuë est des autres esteinte,
Son œil morne et transi en voyant ne void pas,
Son visage sans feu a le teint du trespas.
Alors que tout son banc en un amas s’assemble,
Son advis ne dit rien qu’un triste oui qui tremble.
Elle a sous un tetin la playe où le Malheur
Ficha ses doigts crochus pour luy oster le cœur5.

4La crainte représente ici la détestable lâcheté humaine, mais au livre VI, alors qu’on s’approche de la fin des Tragiques, la vision est de plus en plus eschatologique. Avant la fresque finale du Jugement dernier, on assiste au jugement sur terre. Caïn, à l’orée du livre de « Vengeances » annonce déjà le livre VII, puisque son châtiment est un exil à jamais sur la terre, réplique de punitions infernales. Il semble être un parangon de peur, et même d’épouvante. L’allégorie ne fonctionne pas dans le même sens que celle de « La Chambre dorée », puisque Caïn ne s’appelle pas « la peur », mais sa personne devient l’émotion et se réifie en quelque sorte :

Caïn grinça des dents, palit, espouvantable,
Il massacra son frere, et de cet agneau doux
Il fit un sacrifice à son amer courroux.
Le sang fuit de son front, et honteux se retire
Sentant son frere sang que l’aveugle main tire ;
Mais quand le coup fut fait, sa premiere pasleur
Au prix de la seconde estoit vive couleur :
Ses cheveux vers le ciel herissés en furie,
Le grincement des dents en sa bouche flestrie,
L’œil sourcillant de peur descouvroit son ennuy.
Il avoit peur de tout, tout avoit peur de luy :
Car le ciel s’affeubloit du manteau d’une nue
Si tost que le transi au ciel tournoit la veuë ;
S’il fuyoit au desert, les rochers et les bois
Effrayés abboioient au son de ses abois.
Sa mort ne peut avoir de mort pour recompense,
L’enfer n’eut point de morts à punir cette offense,
Mais autant que de jours il sentit de trespas :
Vif il ne vescut point, mort il ne mourut pas.
Il fuit d’effroi transi, troublé, tremblant et blesme,
Il fuit de tout le monde, il s’enfuit de soy-mesme.
Les lieux plus asseurés luy estoyent des hazards,
Les fueilles, les rameaux et les fleurs des poignards,
Les plumes de son lict des esguilles piquantes.
Ses habits plus aisez des tenailles serrantes,
Son eau jus de ciguë, et son pain des poisons ;
Ses mains le menaçoyent de fines trahisons :
Tout image de mort, et le pis de sa rage
C’est qu’il cerche la mort et n’en voit que l’image.
De quelque autre Caïn il craignoit la fureur,
Il fut sans compagnon et non pas sans frayeur,
Il possedoit le monde et non une asseurance,
Il estoit seul par tout, hors mis sa conscience :
Et fut marqué au front afin qu’en s’enfuyant
Aucun n’osast tuer ses maux en le tuant6.

5La peur emplit ici tout le texte et ses manifestations sont présentes à tous les vers : elle prend une place plus importante à mesure qu’on s’approche de la fin du livre et de la fin du monde, qui s’opère dans un retour aux sources de l’humanité, aux fautes de la Genèse. Dès « La Chambre dorée » cependant,Agrippa d’Aubigné développe sur la mauvaise crainte une théorie de l’énergie vitale qui mène à la confondre avec le vice. L’émotion de la peur et le mal seraient deux perversions, marques des damnés.

La pâle crainte : une théorie de l’énergie vitale

6La peur est montrée comme une violence extrême qui ôte à l’homme son humanité ; en cela elle s’apparente à la mort. Elle est même plus que la mort, image de la dépossession et du vice originel. La peur a une couleur dans les Tragiques, elle n’est pas bleue, elle est blême, d’un blanc lugubre, à l’opposé du blanc éclatant des vertueux7. Le champ lexical qui se développe dans les deux allégories est éloquent.

7Dans « LaChambre dorée », les termes « pâlissante vue », « éteinte », ou « œil morne » amplifient l’effet de la disparition des couleurs par le biais de la focale sur l’œil, offrent un gros plan sur le visage sans feu. L’émotion de la peur a pour conséquence première d’anéantir l’expression, la caractérisation humaine ; elle est déjà la couleur du vrai trépas, dans l’Au-delà. Si la peur a une fonction vitale et permet au corps de répondre à l’imminence du danger, elle devient par son allégorisation une fonction de mort. C’est ainsi qu’elle agit sur Caïn, qu’elle pénètre le criminel, qui pâlit, présente un front « blesme ». Sa pâleur va même s’accentuant (« Sa première pasleur / Au prix de la seconde estoit vive couleur »), comme pour décrire un blanc qu’on ne peut s’imaginer, ce qui prépare le lecteur à la dimension eschatologique du texte ; son œil de la même façon ne peut capter les couleurs (le ciel se couvre « du manteau d’une nue » quand il le regarde). La pâleur des peureux signifie leur absence de vie et leur déliquescence : le peureux à son paroxysme est comme un homme mort et nous verrons qu’il l’est réellement pour Agrippa d’Aubigné, mais, surtout, il est dépouillé de tout ce qui fait de lui un homme.

8« Tout s’enfuit de Caïn, il s’enfuit de lui-même » : ce n’est pas seulement Caïn qui fait peur à tout le monde, mais bien son émotion qui se propage, car, sans aucun doute, la peur est communicative. La punition de Caïn est de causer lui-même sa perte, de s’exclure du cercle des humains et d’alimenter ainsi sa terreur par son isolement. Il a beau être seul au monde, il ressent néanmoins constamment la menace de l’autre (« De quelque autre Caïn il craignoit la fureur / Il fut sans compagnon et non pas sans frayeur »). La perte est totale, car s’il est abandonné des autres, il est également dessaisi de lui-même : la vie se retire de lui, non seulement les couleurs de la vie, mais sa forme même (sa bouche se flétrit), et, comble de la punition, la mort disparaît8. C’est par là que Caïn devient une allégorie de la peur, parce qu’il est condamné à souffrir sans fin par elle. La peur est représentée comme une émotion qui, au-delà d’une certaine intensité et d’une certaine durée, devient une peine infernale.

9L’allégorie de « La Chambre dorée » est peinte par le négatif selon la même poétique du paradoxe : Caïn ne peut achever ses souffrances par la mort et la Crainte de « LaChambre dorée » « en voyant ne void pas », comme ces idoles du psaume 135, « qui ont une bouche et ne parlent pas, des yeux et ne voient pas9 » ; l’allégorie de la peur est semblable à ces statues de pierre qui n’ont que l’apparence humaine. La force de l’écriture d’Agrippa d’Aubigné est ici de rapprocher l’allégorie et le portrait dans le processus de réification qui s’opère. La crainte de la Chambre dorée ne peut s’affirmer car son avis est un non-avis, un « oui » constant et mal assuré. Si elle n’a plus de volonté, c’est qu’elle n’a plus de cœur. Cet organe n’est pas seulement le siège des sentiments d’empathie, c’est avant tout le lieu du courage ; la crainte, en toute logique, ne peut avoir de cœur, et partant, ne peut plus aimer ou souffrir pour les autres non plus. Ainsi le peureux est sans doute une victime spoliée par le malheur, mais il n’en devient pas moins un être sans cœur et pire encore, un vicieux.

10La peur n’est pas une simple émotion, car elle se dissémine dans la caractérisation de plus de la moitié des vices décrits dans « LaChambre dorée ». En fait les allégories de ce livre concernent certes beaucoup les vices, mais aussi les états misérables, les défauts et d’autres émotions. Voici la liste de ces allégories assises auprès de l’Injustice : l’Avarice, l’Ambition, l’Envie, l’Ire, la Faveur, l’Ivrognerie, L’Hypocrisie, la Vengeance, la Jalousie, l’Inconstance, la Stupidité, la Pauvreté, l’Ignorance, la Cruauté, la Passion, la Haine, la Vanité, la Servitude, la Bouffonnerie, la Luxure, la Faiblesse, la Paresse, la Jeunesse, la Trahison, l’Insolence, la Formalité, la Crainte. S’il est vrai que figurent ici certaines passions qui sont des vices canoniques dénoncés par Thomas d’Aquin, comme « l’ire » ou « l’envie », les émotions sont loin d’être toutes représentées par Agrippa d’Aubigné10. Si l’Injustice, la première allégorie qu’il avance est générique, la dernière doit également avoir une place de choix, en bonne logique. Or c’est là que nous retrouvons la crainte : dans ce monde à l’envers où l’Injustice siège à la Chambre de justice, c’est donc de la crainte que tout procède.

11Pour l’ensemble des allégories, la couleur semble révélatrice, selon une même théorie de l’énergie. Les allégories sont soit caractérisées par l’excès dans le chatoiement et la fureur des couleurs, soit par la langueur et la pâleur. Beaucoup ont des points communs avec la peur, qui, conformément à la place qu’elle occupe dans « La Chambre dorée » semble même être à l’origine de bien des vices : La « Formalité », qui n’ose juger franchement, « oste l’être à la chose11 », comme la peur ; la Trahison a également des yeux mal assurés12, qui fuient («  La lasche Trahison / De qui l’œil esgaré à l’autre ne s’affronte13 »), elle est « lasche ». La Paresse « Feint de voir et sans voir / Juge sur l’etiquette14 », semblable elle aussi aux idoles du psaume 135. À la Faiblesse, « tout […] sert de crainte, et ses craintes de loix », « Elle tremble, elle espere ; elle est rouge, elle est bleme15 » : non seulement elle est dominée par la peur (le terme « crainte », une fois de plus, signifie la peur mondaine ici), mais elle est la marque d’un dérèglement suprême, car elle hésite à choisir un camp, oscille entre des couleurs opposées. L’inconstance a « l’œil lousche16», la Jalousie est « pâle comme la mort, comme feu cramoisie17 », l’Hypocrisie est « tremblante, / Pasle aux yeux chassieux18 ».

12Une des fonctions de l’allégorisation que l’on peut repérer ici est d’exprimer cet état de moindre être. Le tableau fige, l’émotion est montrée d’une façon paradoxale qui traduit bien l’ambiguïté qui caractérise la peur : émotion intense, elle diminue les fonctions vitales quand elle s’assimile à la pathologie, au vice. L’allégorisation par ailleurs permet d’établir des passerelles entres les émotions et les vices, de les confondre dans un même tableau et une même rhétorique. Cela va dans le sens de ce que veut montrer Agrippa d’Aubigné : la peur est un péché.

La peur et le péché

13Dans l’optique protestante d’Agrippa d’Aubigné, les hommes ne peuvent pas se convertir à moins que Dieu ne leur prête grâce. La peur qu’ils ressentent est la marque de leur répulsion : ils sont abandonnés du Seigneur, voire punis par un Dieu qui exerce ses vengeances sur terre avant le Jugement dernier. La dépossession qu’exerce l’émotion est ici le signe de la possession du damné. C’est par cette tension que l’on peut expliquer les couleurs oxymoriques qui s’attachent aux peureux dans les temps derniers, et qui rappellent certains vices de la Chambre dorée. Le vicieux est blanc de peur d’être à jamais cramoisi dans les feux d’Enfer.

14Le fait que celui qui est en proie à la terreur perde de son humanité est aussi la preuve qu’il est possédé par le diable, ou plus exactement abandonné de Dieu. La peur dévoile la possession. Ainsi, au début de « Fers », lorsque Satan se transforme en ange de lumière pour aller voir Dieu, et que celui-ci le démasque, il prend peur. Alors sa véritable physionomie se dévoile :

Lors le trompeur trompé d’asseuré devint blesme,
L’enchanteur se trouva desenchanté luy-mesme.
Son front se seillonna, ses cheveux herissés,
Ses yeux flambants dessous les sourcils refroncés. […]
La bouche devint pasle ; un changement estrange
Luy donna front de diable et osta celuy d’ange19.

15L’homme qui a peur se craint lui-même puisqu’il est la source de son mal. La peur chez Aubigné n’est pas une fonction vitale (l’auteur lui ôte en effet cette caractéristique essentielle, afin d’en faire essentiellement la marque du Jugement divin). Elle est liée à la mort étrange ; Caïn est sa propre menace puisqu’il risque de se tuer lui-même en s’étranglant et qu’il est sans cesse poursuivi par lui-même, par son écho, ainsi que la dissémination du son [wa] mimétique des aboiements de la meute canine le signifie (« les rochers et les bois / Effrayés abboioient au son de ses abois »). Celui qui est dans la terreur est tout aussi éloigné de celui qui est dans la bonne crainte que celui qui est dans la désespérance est à l’opposé que celui qui est dans le doute20. Les extrêmes de la peur que montre Aubigné dans ces allégories sont des signes du péché ; ils s’alimentent de désespérance et lui sont conjoints, la « crainte caïne » devient une épithète homérique. C’est à nouveau par la peinture, le goût du tableau, que le poète montre en quoi la violence extrême de cette dépossession est celle de la possession. Le diable s’est déjà emparé de ces âmes abandonnées par Dieu. Ainsi la peur n’est pas seulement une cause, elle est un effet, un signe. Aubigné peint dans d’admirables fresques des pâleurs flamboyantes car c’est la concrétisation de fantômes de l’enfer que dévoilent ces allégories de la peur.

16Dans le dernier livre des Tragiques, « Jugement », c’est le dernier moment de l’Apocalypse et la parousie. Tous les éléments reprennent l’expression de la peur.

Tout se cache de peur ; le feu s’enfuit dans l’air,
L’air en l’eau, l’eau en terre ; au funèbre mesler
Tout beau perd sa couleur ; et voici tout de mesmes
A la paleur d’en haut tant de visages blesmes
Prennent l’impression de ces feux obscurcis,
Tels qu’on void aux fourneaux paraître les transis21.

17Ce qui fait perdre la couleur — et donc retrouver l’expression de l’allégorie de la peur —, c’est un renversement qui est lui-même la conséquence de la peur. Cette dernière est fondamentalement laide et a trait au péché. Le ciel à nouveau (comme dans la description de Caïn) se voile, mais d’une nue étrange pour se conformer à la couleur des réprouvés. À cette heure, ceux qui sont dans la terreur sont les pécheurs, les catholiques, les apostats, tous ceux enfin qui n’ont pas été élus par Dieu et qui savent que l’heure est venue d’aller en enfer. C’est alors qu’ils se font reconnaître eux-mêmes, en se fondant esthétiquement dans la pâleur d’en haut, conjuguant le blanc de la terreur aux sombres couleurs du mal. L’Enfer, quant à lui, réunit les ténèbres et le feu et Agrippa d’Aubigné mêle le blême au bel oxymore des « feux obscurcis ». Les êtres sous l’emprise de la peur sont une pâte molle sur laquelle tout s’imprime mais rien ne reste, et les réprouvés sont des spectres qui laissent tout passer mais ne peuvent capter une couleur réelle : les feux dont ils s’imprègnent sont les flammes de l’enfer, et ces flammes ne peuvent briller, car aucune couleur ne jaillit du blême. Les réprouvés sont condamnés dans leur terreur à la souffrance des flammes infernales et au retour au magma originel.

18La peur est un signe d’esclavage, de l’esclavage de l’homme qui n’a pas voulu trouver sa liberté, de l’esclavage de ces apostats qui fuient la vérité. Dieu les hait, Dieu les punit : « Il hait la pâle peur d’esclaves fugitifs22 ». À la parousie, au moment du Jugement dernier, certains se cachent, comme Adam et Ève après la faute. Ceux qui se dissimulent sont donc les pécheurs, et celui qui représente ces lâches réprouvés, à nouveau, est Caïn : « Qui se cache ? Qui fuit devant les yeux de Dieu ? / Vous, Caïns fugitifs, où trouverez-vous lieu ?23».

Conclusion

19Lorsqu’on n’ose pas avoir le courage d’un homme, lorsqu’on diminue son être en le ravalant au rang de la bête qui n’est qu’instinct, on mérite dans l’optique protestante de subir des peines inhumaines. L’allégorisation de l’émotion rend par conséquent bien compte de ce qu’est cette émotion, dans la mesure où la peur est une juste punition pour le pécheur et que le péché se voit, marque les traits de l’homme24. La peur des réprouvés est semblable à la mort qui glace ; la mort éternelle est la « pâle mort » aux couleurs de l’émotion.

20L’allégorisation de la peur permet de dissocier l’émotion naturelle (celle que l’on éprouve à l’approche du danger et qui n’est pas condamnée par Agrippa d’Aubigné, quand elle ne s’apparente pas à de la lâcheté25) ou encore la bonne crainte qui est plus proche de l’amour que de la peur, de la terreur suprême. Elle crée une image de ce qu’Aubigné appelle « la damnable terreur ». Il ne faut sans doute pas diminuer le sens de « damnable » puisque l’auteur exprime dans ce qualificatif la croyance suivante : le jugement se lit dans l’émotion et cette dernière ne doit pas être analysée en dehors d’une vision eschatologique. L’allégorisation permet à Agrippa d’Aubigné d’établir des passerelles qu’il construit tout au long de son œuvre. Il pose des motifs (celui de la couleur est fondamental, ceux de la fuite et du dépérissement aussi), les intègre dans un champ d’interprétation religieux, par les parallèles poétiques qu’il établit. L’allégorie prend son sens à l’échelle du livre, et se réalise dans l’apocalypse, la révélation finale du septième livre. Il semble donc que, dans cette architecture, elle n’ait pas tendance à figer l’émotion, mais qu’elle conduise davantage à la sortir de la grille habituelle d’interprétation, trop physiologique, voire philosophique, pour l’attirer dans le terrain du théologique.