Colloques en ligne

Claude Mouchard

« Ô pli du temps, ô strates de la mémoire ». Des poèmes-témoignages en Corée

 « je bois le lait aigre du temps »
Yi Yon-ju

« une femme s’en va sans un mot
et la porte en acier gris de la mer se referme »
Choe Sung-ja

La vie, aujourd’hui encore, a chanté le prélude de la mort
Ce chant, quand finira-t-il ?

Les humains…
Dansent
Sur le chant de la vie corrosif jusqu’à la moelle des os.
Avant que le soleil ne se couche,
Ils n’ont pas eu le temps de penser
A l’épouvante de la fin de ce chant.

Celui qui lança ce chant en plein cœur du ciel,
Comme pour l’y graver avec précision, qui est-il ?

Et puis, celui qui interrompit ce chant,
Comme une fin d’orage, qui est-il ?

Grands hommes, vainqueurs de la mort
Dont, une fois disparus, il ne reste que les os !

1Ces vers, tirés du poème intitulé « La vie et la mort » de Yun Tong-ju (daté du 24-12-1934), surgissent comme pour faire exploser les bords du temps1.

2Dans ces vers rapides de Yu Tong-ju, la vie humaine apparaît elle-même comme un chant ou une danse. Lancée en plein ciel, elle va être interrompue.  

3Quelles traces une vie laissera-t-elle ? Qu’aura-t-elle « gravé avec précision », et dans quel ciel qui serait alors le support d’un tracé, voire d’une écriture lumineuse ?

4L’interrogation, dans ce poème semble bien prendre un tour religieux. « Celui qui lança », « celui qui interrompit » : n’est-ce pas une présence transcendante que le poème voudrait deviner ?

5Il reste que l’interrogation est d’abord poétique. Pour dire la vie, le geste même du poème s’élance comme une danse. Cependant, moins fugace que les pas et gestes d’un danseur, il cherche lui-même à se « graver » – dans quel espace-temps qui serait à jamais commun aux hommes ?

6C’est par hasard que j’ai lu ce poème de Yun Tong-ju.

7La poésie coréenne en général, depuis quelque vingt ans, je l’aurai rencontrée – par bourrasques, éclairs d’évidence ou résistances – grâce, d’abord, à des étudiants de l’université Paris 8, et aussi à des rencontres, en Corée ou en France avec des écrivains coréens.

8Il y a – c’est un exemple parmi beaucoup d’autres possibles – des traits du poème de Yun Tong-ju – et particulièrement l’usage des temps verbaux –, sur lesquels j’aimerais (en remontant avec la traduction vers, comme dit Valéry, « le poème possible ») interroger des lecteurs et traducteurs coréens.

9J’aimerais, de manière générale, pratiquer, plus qu’on ne le fait, la lecture et la critique à plusieurs, voire en collaboration. C’est, me semble-t-il, une urgence historique, aujourd’hui. Il faudrait, à côté des traductions en collaboration, oser écrire des lectures de poèmes, et spécialement celles de poèmes traduits, à plusieurs. Voilà, oui, qui me paraît secrètement requis dans « le monde d’aujourd’hui » (à supposer que ce formule ait un sens).

10Sans prétendre expliquer ou justifier ma réceptivité, irréductiblement naïve,  à des romans ou à des poèmes coréens traduits en français (ou, éventuellement, en anglais), je ne peux éviter, ici, d’interroger mon propre passé – là où le vécu le plus individuel aura été au contact des événements historiques démesurés du vingtième siècle.

11Elle fut précoce, ma rencontre – celle de toute une génération – avec l’histoire de la Corée, peu d’années après la deuxième guerre mondiale… Elle fut de l’ordre de ces impressions excessives qui débordent la réceptivité d’un enfant – ce que j’allais cesser d’être en 1950-53 –, un enfant qui, en silence, perçoit trop et trop peu (par les journaux, par la radio) de ce qui se joue dans le monde adulte2.

12Parmi les premiers souvenirs d’informations entendues à la radio – dans une vieille ville de province, Orléans, qui avait été largement détruite par les bombardements allemands en 1940 et anglo-américains en 1944, et qui restait en ruines – , il y eut, il y a, des nouvelles de la guerre de Corée. Du très lointain, incompréhensible – et pourtant si proche. Je n’aurai pas oublié, ma vie durant, le sentiment oppressant, éprouvé alors, de retour de la guerre,  ou celui de la menace d’un troisième conflit mondial. Une peur cosmique régnait par instants : saveur acide dans l’air au-dessus des ruines, corrosion filtrant dans la lumière entre les murs et sur les toits des maisons.

13Est-ce sur le fond de ce passé décomposant que j’ai lu, bien plus tard, Kim Su-Yong ?Un sentiment de familiarité cruelle m’a saisi à lire un poème daté de 1959, « Sagesse à la mesure d’un monde étroit » (dans Cent poèmes3), et en particulier ces vers :

L’obus
Vole vers son point d’impact.
Sous un angle très précis,
Avant d’accomplir son œuvre de destruction
En fragments de bonheur, de gloire et de feu.

La finalité de l’obus !
C’est calculer la différence entre la victoire et la défaite

« C’est ici
Ta liberté violente qui ressemble à un suicide. »

14Dans l’instant qu’il crée, dans la fluidité interne de ses vers (ou entre eux), le poème fait venir et flotter l’événement – l’impact d’unobus, ici – qui, par sa violence exorbitante, n’avait pu réellement s’inscrire dans une conscience individuelle (et, singulièrement, enfantine), mais s’était révélé de nature à la mettre, presque littéralement, en pièces.

15Ce n’est pas sans rapport avec l’expérience précoce de la guerre mondiale (dont je n’ai pas mentionné les conséquences sur la vie – et la mort – de tel de mes proches) et avec la hantise fantomatique de la guerre de Corée, que j’en serai venu, sans l’avoir nullement programmé, à travailler (le mot convient-il ?), des années durant, sur ce que j’appelle des « oeuvres-témoignages ».  

16Il s’agit d’écrits de témoins de violences extrêmes, c’est-à-dire de survivants parlant de ce en quoi ils étaient, selon les visées des persécuteurs et des bourreaux, voués à disparaître. De pareilles violences, les assassinats de masse, les génocides, n’ont pas commencé, on le sait, au vingtième siècle. Mais jamais, dans l’histoire des humains, ils n’avaient été à ce point politiquement idéologisés, socialement et administrativement organisés et, dans un certain nombre de cas, technicisés.

17Les victimes des massacres et destructions furent, au vingtième siècle, innombrables. Les survivants qui ont pu parler ou écrire ne furent qu’une minorité. Et ils eurent souvent le sentiment – comme l’a dit, douloureusement, Primo Levi – de parler à la place de tous ceux qui n’avaient laissé aucune trace.

18Moins nombreux encore – mais tout de même, au bout du compte, nombreux – ceux qui auront pu faire de leurs témoignages des œuvres, comme Primo Levi ou Robert Antelme, comme Chalamov ou Anna Akhmatova, comme bien d’autres encore, dont on comprend enfin, aujourd’hui, l’importance.

19Les œuvres-témoignages constituent une part majeure de l’héritage littéraire du vingtième siècle ; de surcroît, elles auront agi latéralement sur beaucoup d’autres œuvres... J’ai tenté en diverses circonstances des analyses de certains de ces écrits. Sans l’avoir prévu, j’ai été amené à aborder des textes qui ont trait à des réalités historiques très diverses, même si certaines d’entre elles étaient contemporaines les unes des autres, voire liées les unes aux autres : le génocide des Juifs par le nazis, le Goulag en Union soviétique, les violences japonaises en Chine, les bombes américaines sur Hiroshima et Nagasaki – d’autres violences étant, il est vrai, plus récentes, mais mêlant toujours le local et le mondial : la terreur au Cambodge ou le génocide au Rwanda, voire plus récemment encore, au Darfour.

20Or, quel que soit mon intérêt, voire ma passion, pour un certain nombre d’écrivains coréens, je n’ai jamais, jusqu’à la présente circonstance, abordé sous l’angle du témoignage aucun texte coréen. Serait-ce que l’héritage coréen, en cette matière, est démesuré ?  Comment aborder, avec mes tâtonnantes questions, des romans et des poèmes touchant aux oppressions et violences qui ont frappé la Corée tout au long du siècle, sous les Japonais d’abord, puis pendant la guerre de Corée et, plus tard, sous la dictature (avec, en particulier, les violences de Kwangju en 1980) ?

21Une « guerre oubliée » ! C’est ainsi qu’on a pu nommer la guerre de Corée, alors même qu’elle fut un événement central dans le siècle. Oui, vite oubliée en Occident, par les combattants eux-mêmes, par les Américains – à la différence, par exemple, de la guerre au Vietnam. Et étrangement méconnue, en France, des générations plus récentes que la mienne.

22Il ne s’agit pas de ramener au témoignage toute la littérature coréenne moderne, ni d’enchaîner sa créativité actuelle à la mémoire du passé, si écrasant soit-il. Et je songe soudain à un poème de Kim Su-Yong, encore (Cent poèmes,Poème 10), intitulé « Mon foyer » et daté de 1954 ; on y lit :

Dans ma maison pourtant d’allure ancienne
Je ne sais quand sont entrés à flot le vent
L’eau le goût du renouveau.

23Néanmoins, il est de fait que, tout au long du vingtième siècle en Corée, des œuvres, et souvent des poèmes, auront tenté de ressaisir (frontalement, ou par des effets plus dérobés) la violence de ce qui s’abattait sur la société ou sur certains, au moins des individus.

24Comment, à quel prix, des œuvres ont-elles pu être composées par des auteurs qui ont connu des conditions-limites? Des poèmes ont été écrits pendant la guerre de Corée même  – et j’ai pu en lire quelques-uns traduits et commentés en anglais par Suh Ji-moon4. Ainsi, le lendemain du début de la guerre, Cho Chi-hun remarque, dans « Journal du désespoir, 26 juin 1950 » :

A deux heures de l’après-midi
Je fais cours sur la poésie dans une salle de classe au troisième étage de l’Université de Corée.
J’entends un bruit de fusils en direction de Uijongbu.

Et le haut-parleur sur le campus transmet d’une voix chevrotante les nouvelles du front.

Les jeunes semblent trouver que le langage de la poésie n’a pas sa place en ce moment.
Mais c’est dans les moments de crise que la poésie peut vous soutenir.

« Maintenant, leur dis-je, vous allez comprendre le sens de votre anxiété et de votre existence. »

………..

En sortant dans le hall d’entrée,
Je vois la poésie aspirée au loin par la fumée du combat.

25« C’est dans les moments de crise que la poésie peut vous soutenir » affirme ce poème : ne serait-ce qu’une illusion, qui pouvait rester encore possible au début de la guerre ?5 Quels poèmes ont été écrits plus tard, pendant la guerre de Corée ou à son issue ?6

26C’est  après des années que, dans d’autres œuvres – poèmes, récits ou romans –, la violence de cette guerre fait retour, pour un personnage ou, d’abord, pour l’auteur. Ainsi dans la nouvelle (datée de 1996) de Yi Ch’ongjun  « Le blessé »7.

27Des récits, nouvelles ou romans : pour revenir sur ces passés historiques, n’est-ce pas la voie qui s’impose ?

28En réalité, des événements comme la guerre de Corée, destructeurs non seulement des corps, mais aussi de toute appartenance, se sont souvent révélés, pour les individus, impossibles à intégrer dans leur mémoire propre – celle de sujets qui tentent de construire et d’orienter leur propre temporalité8. D’où, pour toute tentative d’ordre narratif, des résistances…

29Les poèmes, alors, (ou ces proses qui, comme chez Yi Ch’ongjun, touchent, par construction, par leur puissance rythmique, à la poésie, voire, thématiquement, au chant – au pansori) ont pu se révéler nécessaires : leur instantanéité spécifique, leur pouvoir d’entailler la continuité temporelle et d’y créer des effets paradoxaux, des tourbillons, de l’inorientation.

30Hwang Ji-U (né en 1952) témoigne, en certains de ses poèmes, sur la prison, sur la torture qu’il a subie sous la dictature en Corée du Sud, après les événements sanglants survenus à Kwangju en 19809.

31Que dit, par exemple, le poème « Pour les jours sans réponses 3 »10 d’un interrogatoire subi par l’auteur ? Le poème ne raconte pas ; ses vers rapides  et sarcastiques s’ouvrent à la teneur sensible d’un ici-maintenant – « A ce moment », «  » –  où fut bloqué, seul, désarmé, un jeune détenu et dont la clarté redoutable semble devoir être enfin inévitable pour le lecteur imprévu.

À ce moment, là, je riais.
Nom, âge, profession : j’ai répondu.
V’lan ! un coup de poing.
Sous les pétales tombants des chrysanthèmes
Ce moment, là, je riais.
D’un verre, l’eau gicla sur un portrait solennel.
Tel un chien enragé,
Qui rogne son ombre dans une poubelle,
Ainsi, en moi, l’ai-je senti.
Sur l’eau révélatrice, quelques pétales de fleurs
Flottaient comme des langues.

32Dire les pétales qui, aperçus une première fois, se retrouvent l’instant d’après à flotter dans de l’eau renversée, c’est inscrire l’effet latéral du coup ; ce n’est pas le corps du brutalisé qui est décrit, mais ce qu’en un éclair, juste après le coup, il a entrevu. Telle est la force mordante, anti-emphatique, de ce « poème-témoignage ».

33Ce sont des instants du même ordre que fait revenir un autre poème de Hwang Ji-U : « Un long couloir dans la serrure ». Poème admirable. Ce n’est pas seulement qu’il témoigne. En créant un alliage verbal entre choses (couloir-serrure) ou, surtout, entre corps humain et choses  (« nez de la serrure »), il fait revenir les sensations du prisonnier ; ou plutôt, avec une force discrète mais irréductible, il recompose, dans la tension de présent propre à ses vers, et il expose le présent d’un homme naguère livré à l’impuissance et à l’humiliation:

[…] Bruit de pas. Du long couloir dans la serrure
Un homme vient
L’homme et effroyable.

Par le nez de la serrure, l’eau assombrie de la montagne
Coule et entre. Dans mes méninges flotte ma lointaine
Enfance ; l’araignée d’eau,
Les plantes marines, le bruissement de l’eau
Qui tourbillonne une ou deux fois à mes oreilles,
« Avoue ! »

Par l’œsophage de la serrure, ardemment
Le téléphone sonne encore.
Dans la gorge, d’un seul trait
J’avale un couteau glacial.
Le couteau enfoncé,
Répondre à la question.
« Nous ne sommes plus des hommes »

Par le trou de la serrure, souffle le vent sonore.
Les feuilles de l’orme s’agitent
Quelqu’un le prend à la gorge et le secoue
Branche par branche,
Les papiers à deux faces flottent
Le dernier saisit l’empreinte
De mon doigt.
Je voudrais dormir.
« Ah, ce corps, pourquoi existe-t-il ? »
[…] »

34Les métaphores réalisent ici la cruauté subie. Ce sont des métamorphoses. Le corps du prisonnier, par ses orifices (qui l’exposent à la violence), s’unit à la porte et – en se fondant au bois ou au métal – à la serrure : gorge et lame, œsophage et trou-couloir de la serrure. 

35Ce poème, loin de tout discours sur l’histoire ou de quelque phraséologie idéologique, happe des instants qui déjà se sont éloignés, et, tout en les faisant revenir dans son propre ici-maintenant, il rend encore sensible – et il fait passer plus loin, dans l’avenir indéterminé qu’appelle le poème  – le présent d’un prisonnier sans possibilités et (sous l’œil de la serrure) sans retrait…

36Ces poèmes de prisonnier constituent par eux-mêmes une résistance spécifique : celle que recréent et entretiennent les vers eux-mêmes, par leur imagination brûlée de réel, et par leur désir inextinguible de se donner.

37L’ouverture interne d’un poème et, en elle, le suspens maintenu de ses vers ne sont possibles que dans le mouvement d’un former qui est d’emblée un donner. Mais à qui ou quoi, ce don ?

38Le  destinataire – l’« interlocuteur », comme dit Mandelstam – du poème serait-il tout proche : sur son autre face, comme une attention aussitôt impliquée, une écoute qui le double ? Aussitôt, pourtant, il va fuir à travers d’indéfinies incarnations possibles (jamais fixées, tremblant en profils qui se dédoubleront sans fin).

39Dans des poèmes-témoignages, ce pouvoir de (se) donner à du tout proche-indéterminé, est reconquis contre la puissance destructrice  – celle qui (par pure indifférence technocratique, ou par acharnement idéologique,  ou par souci de conséquences judiciaires ultérieures) entend empêcher toute transmission de ce qui a eu lieu. A quoi s’ajoute, dans les violences éradicatrices ou génocidaires, l’intention de rompre toute continuation, biologique aussi bien que mémorielle, du groupe qui est l’objet de la haine.

40Dans ces situations, le « don » poétique prend la force d’une résistance, celle de la préservation ou de la reconstitution, voire de la projection dans l’avenir, de continuités quasi détruites.

41Dans ce geste poétique qui d’emblée donne ce qu’il forme, ou dans l’instance proche-fuyante de « l’interlocuteur », on peut encore déceler une reviviscence ou une transposition, une métamorphose, de ce qui, au fond de tout présent humain, subsiste comme un soutien, comme ce désir autre, nécessairement antérieur, que le sujet existe et sente, et qu’il vive, s’il se peut, comme assuré d’un appui dans son sentir même...

42Voilà encore ce que la violence veut très précisément décomposer. Au soutien archaïque qui, ayant précédé et soutenu la naissance d’un être humain, devrait se prolonger quelque peu, fût-ce hallucinatoirement, sous tout présent à vivre, la destruction s’attache à substituer un refus organisé et sans faille, un rejet manifestant avec minutie une haine enveloppante11.

43Je n’ai pas le loisir ni, surtout, les ressources pour amorcer une analyse de ces aspects dans des poèmes coréens...

44Simplement, j’ai cru sentir, dans de nombreux textes écrits en Corée, des mises en œuvre continues du « lien ». Voilà qui n’est sûrement pas sans rapport avec la violence de l’histoire. Le lien mère-enfant12, d’abord, est – c’est trop évident – ce dont la résistance est vital pour toute continuité humaine13. Il ne s’agit pas seulement de continuité biologique. Comme le dit à  peu près Kafka, à toute bouchée matérielle que nous recevons s’ajoute une autre bouchée – symbolique. Que l’humain n’émerge à la vie qu’enveloppé d’attente, de désir, de langage, c’est toute une fragilité qui peut en faire la proie des violences de masse. Mais c’est aussi ce qui est toujours remis en mouvement par l’art.

45On lit, au début de « Quand la nuit sera tombée », poème de Lee Seong Bok (traduit dans  Des choses qui viennent après la douleur), des vers qui sonnent comme une promesse ambiguë :

Quand la nuit sera tombée
Le chemin te conduira
N’hésite pas
Comme l’enfant mort qui flotte sur les vagues
Nous flottons dans le regard de notre mère.

46Ces vers sont équivoques : ils unissent un enfant mort à un regard enveloppant dont « nous » avons tous besoin ; et c’est sur ce fond qu’ils ont, d’abord, esquissé la certitude d’un chemin capable de guider dans la nuit…

47Mais c’est que Lee Seong-bok s’attache à trouver la continuité – avec le sens du passé  et celui des liens à travers les générations  – dans ce qui la rend douloureuse :

Ils sont passés les jours irremplaçables
Quand la rivière coule vers le ciel,
Quand les rayons de soleil se brisent contre le riz pour les gâteaux de fête
Si nous souffrons
C’est que la vie nous aime

Et encore, dans le même recueil

Celui qui aura longtemps souffert saura
Que l’humiliation qu’il a tant voulu éviter était un dense,
Un dense amour

48Des témoignages ? Certains des poèmes coréens que je relis indéfiniment ont moins trait à des faits ou des événements (la répression sanglante à Kwangju en 1980, par exemple) qu’à ce qui, catastrophiquement déjà, les aura rendus possibles.

49Ces poèmes, en effet, sont capables  – grâce à un savoir-faire comme tactile, et de toutes leurs tensions constitutives – de capter des imminences dangereuses ; ils auront – flairant l’élément où va naître (comme on le constatera plus tard) le pire – happé dans leur élément interne un peu de ce qui aura été (avant même les explosions réelles d’événements collectifs sur la scène politique et dans la vie sociale) l’air sombre du temps14.

50Ainsi des poèmes redoutables – et que le lecteur sent comme autant de passages d’une lame –, de Yi Yon-ju (qui, née en 1953, se suicida en  1992, et dont sa traductrice en anglais, Don Mee Choi15, écrit : « Sa poésie dépeint des femmes vivant au bord de la société sud-coréenne et marginalisées par l’industrialisation rapide des années 70 et 80 qui fut rendue, en partie, possible par l’exploitation de jeunes femmes des régions rurales pauvres. »)

51Ils simplifient, avec brusquerie mais aussi subtilité, les complexités qu’ils auront frôlées et happées. S’ils affrontent des dispositions générales et extérieures (des instances de pouvoir, la domination exercée sur les femmes, l’abaissement auxquelles certaines sont condamées), c’est en les captant ou en les  faisant re-surgir dans leurs vers en figures qu’ils puissent aussitôt livrer à des retournements ou, rageusement, à des moments d’annulation libératrice.

52Voici l’un de ces poèmes, intitulé « Le dictateur » : si un « moi » y apparaît, c’est pour être substantiellement livré à des divisions ou des décompositions :

Mon journal est en deux parties – résistance et obéissance.
L’un est un cœur ouvert en haut de mon bureau
et l’autre est enfoncé dans une gorge,
de la sueur froide s’y amasse.

Aujourd’hui je suis une adulte
dont l’existence gonfle au levain
comme pâte en travail.
Journal de deux êtres – résistance et obéissance.

Un mâle dominant soumet une femme
qui trouve son bonheur dans l’obéissance.
Une rivière qui s’écoule et les quatre saisons
sont une jarre bleue au couvercle brisé dans une crypte.

La langue de l’habitude divisée au goût amer.
Ma nouvelle journée de labeur, journée de perte,
s’écoule en sueur froide.

Je traîne les deux moi que j’ai élevés.
Pourrais-je être cette classe professionnelle
habile à manipuler la psychologie de groupe ?
Me voici déjà devenue la populace,
le dictateur de moi-même.

53Écrire, pour Yi Yonju, fut à tout instant affaire de vie ou de mort – qu’il s’agît du poème (le poème incarnant la pure fragilité, la possibilité maintenue de n’avoir pas eu lieu) ou de celle qui l’écrivait (jusqu’à ce qu’en effet Yi Yon-ju se tuât).

54La poésie de Kim Hye-soon (née en 1955) n’a pas moins de force pour happer des instances dominatrices – celles qui prétendent assigner des identités, des positions, des types de rapports – et pour les livrer à des métamorphoses imprévisibles.

55Il ne s’agit pas vraiment, alors, de témoigner sur des événements ayant eu lieu et connus – ou susceptibles d’être connus – de quiconque. L’urgence est de faire précipiter en images  des présences  obsédantes ou des instances qui fuient.

56Impossible de dire ici (il y faudrait bien des pages) comment un lecteur lointain, et soudain si proche, peut recevoir la fluidité corrosive de ces poèmes, leur ironie germinative, et la liberté, en eux, des métamorphoses (dont Canetti a mis en évidence la nécessité dans la littérature moderne).

57Il suffira de citer le début d’un poème intitulé « Rouge femme-ciseaux » :

Au loin, sortant d’une clinique d’accouchement, la femme.
A ses côtés, une vieille
portant un nouveau-né dans ses bras.

Les deux jambes de la femme ont l’air de ciseaux
tandis qu’elle va coupant son chemin dans la neige qui crisse.

Mais comme de gros nuages noirs voici de molles lames de ciseaux ;
la nuit dernière, la femme, qui levait ces ciseaux
en hurlant, qu’a-t-elle découpé ?
De rouges lueurs crépusculaires à l’odeur de sang se déversent entre les deux jambes16.

58Houle des transformations, présences qui surgissent éclatantes ou féroces pour s’évanouir en des « trous » mobiles  ou en taches de néant : que désirent de pareils vers ?  Ils se révèlent voués à happer, à faire choir et à remêler en une agitation universelle tout ce qui, instance plus ou moins transcendante,  assignerait des identités reconnaissables, fixerait les rapports, assurerait son emprise sur les existences.

59La rébellion de Kim Hye-soon va jusqu’à secouer tout ce qui prétendrait (en particulier par la voix des critiques ou dans les propos du milieu littéraire) définir sa position poétique, lui assigner une place repérable par rapport aux autres, et exiger  une pauvre fidélité à l’image qu’on se sera forgée d’elle : « Quand, dans mon pays (écrit-elle dans « Mon enfer, ma muse »17), un poète écrit un essai sur la poésie, cet essai devient le code de son pays de poèmes. Il arrivera par la suite qu’on reproche au poète d’avoir violé ce code. »

60Et un peu plus loin : « Si [le poète] a fit en regardant la lune : « deux lunes dans un ciel nocturne », n’aurait-il plus le droit de dire que : « la lune vierge est aujourd’hui basse à me griffer la joue » ? Il s’en trouvera pour maugréer en demandant : « et depuis quand la lune a la peau rugueuse ? » Ainsi, le poète qu’il était autrefois le surveillerai, lui, le poète d’aujourd’hui. Son moi du passé s’adresserait à celui du présent : « Le moi poétique ne change jamais. » Quelle horreur ! »

61Me suis-je éloigné du « témoignage » ?

62Les poèmes peuvent, certes, se rapporter à ce qui fut, pour des pans entiers de l’humanité, écrasant. Mais souvent aussi, dans le filet de rapides tracés, ils tendent à inclure en eux et à « essayer » (dans ou entre leurs vers, leurs phrases, leurs mots, leurs rythmes et leurs sons) ce qui, se donnant par sensations vite dérobées, par tensions vibrantes, fait l’élément (sans cesse changeant) où respirer, penser, désirer, parler.

63N’est-ce pas ce que j’avais jadis perçu (et ce qui m’a définitivement retenu) dans tels des premiers poèmes coréens que je vis surgir comme en formation, au hasard de ces conversations avec des étudiants que j’ai déjà évoquées, alors que nous crayonnions des esquisses de traduction sur une table de café (puis, bientôt, pendant de longues séances de travail) ?

64Ainsi s’imposèrent à nous (les découvrant ou redécouvrant chacun à sa manière et selon sa propre position dans les langues et dans... la vie) des proses courtes de Ki Hyung-do (1960-1989).

À chaque solstice d’hiver, la nuit, dans mon enfance, quand le vent caressait le calfeutrage, ma mère épluchait pour moi, avec un couteau mal aiguisé, une rave toute bleue en prenant ma tête sur ses genoux. Maman, j’ai peur de ces sanglots, et même de toi. Ecoute, ce ont des bruits qui résonnent en toi. Quand tu seras grand, il te faudra pleurer bien plus fort ou te souvenir de cet hiver. […]

65Le critique Kim Hyon commente ce passage, dans son étude sur  Ki Hyungdo (« Expérience d’une chambre éternellement fermée »), et il montre chez ce poète une intrication entre la force douloureuse des liens et l’extrême solitude.

Ce qui lui fait vraiment peur, écrit le grand critique, ce n’est pas le vent, c’est le père, c’est la mère. La mère le sait bien. Aussi lui dit-elle que ce dont il a peur, c’est le sanglot qui retentit en lui. Je sais. Quand tu seras plus âgé, tu pleureras encore plus fort. Sa mère avait raison. Il compose ses poèmes avec ses cris, et il les fait écouter à tout le monde. Pour pleurer plus fort, il s’exile à l’endroit qu’il a nommé « lieu d’exil intérieur » […]18.

66Peur et solitude sont – on le sent avec acuité chez Ki Hyung-do, mais aussi chez d’autres auteurs coréens –  liées à la pauvreté ou à l’impuissance qu’elle entraîne, et par conséquent à « l’humiliation » (pour reprendre un mot de Lee Seong-Bok ou comme Kim Hyun qui a intitulé son essai sur ce dernier poète : « La transformation poétique de l’humiliation »).

67L’écrasement  ressenti ici est-il  d’abord économique et social – plus que politique ? Il n’en aura pas moins été le résultat des oppressions et conflits subis, durant tout le vingtième siècle, par la Corée. Et il affecte l’expérience même du temps passé, celle, enfantine, des liens familiaux ou des événements naguère advenus... – mais aussi celle du possible.

68L’ « exil intérieur » auquel l’humiliation, donc, semble devoir condamner devient, dans les brèves et sombres proses de Ki Hyung-do, un élément où tous les déterminations langagières semblent être en suspens. Alors trouve une évidence singulière ce en quoi rien – événements, choses, personnes – ne fut jamais proprement présent : limpidité d’un « passé absolu », immersion bleue (qui peut rappeler Trakl19) où tout ici-maintenant ne cesse de se désinsérer20 .

69L’humiliation qui isole – peut-être est-ce là ce qui fait la force de Ki-Hyung-do – tend (ce n’est jamais qu’une imminence) à rejoindre un sentiment social global, une expérience historique vécue collectivement en Corée.

70Cependant, il faudrait encore, lisant Ki Hyung-do, mais aussi en remontant à l’énigmatique Yi Sang  (1910-1937), interroger le rapport entre témoignage sur soi – sur  ses propres « états » –  et témoignage « historique » ou politique. C’est là un de aspects les plus complexes des littératures du vingtième siècle – au premier rang desquelles la poésie coréenne.

71Jamais, cependant, dans ces tourmentes collectives ou individuelles, ne doit être oubliée la force secrète de l’instant poétique, pour peu qu’il parvienne encore à se reconstituer.

72C’est cette force que je retrouve – au bord, enfin, du silence –  dans Le front contre la fenêtre de Lee Ka-Rim21.

73Il se trouve dans ce recueil trois poèmes intitulés « Miroir de l’instant ». On ne saurait les dire « poèmes-témoignages ». Mais il n’y aurait pas de poésie de témoignage si toute poésie était astreinte à témoigner.

74Voici le premier de ces trois poèmes de Lee Ka-Rim :

Miroir de l’instant 1
Les yeux de la Terre
Regardent le miroir du ciel

A la marge des yeux
Une barque glisse
Et trace de fines rides sur le lac
Quelques morceaux de nuages surpris
Comme des poissons
Se dispersent vite
En agitant leurs nageoires

75(Université Paris 8)