Colloques en ligne

Carole Ksiazenicer-Matheron

Faux Messies et vrais démons. L’écran fantastique de l’histoire dans la littérature yiddish de l’entre-deux guerres

1Représenter l’histoire ne va pas de soi en contexte juif1, et la littérature yiddish, expression multi-séculaire de la vie ashkénaze, connaît à la période moderne des développements qui témoignent d’une évolution intrinsèque, mais également de la naissance conjointe de l’historiographie. Ce mouvement d’écriture de l’histoire s’inscrit dans la lignée des changements conceptuels introduits par la Wissenschaft des Judentums (la « science du judaïsme ») et l’ouverture disciplinaire résultant des Lumières.

2Ainsi, l’entre-deux-guerres condense et radicalise des évolutions qui se situent en amont, liées à la sécularisation et à la modernisation de la société juive en Europe orientale, ainsi qu’aux transformations des savoirs. En s’ouvrant à la représentation du mouvement de l’histoire, la littérature permet de développer des régimes d’historicité (F. Hartog) jusqu’alors inédits, et accède à de nouveaux objets de représentation, à une répartition différente du visible par rapport aux modes mémoriels de  la tradition, davantage inspirés par les rituels de la parole et de l’échange dialogique.

3Cette période, on le sait, se caractérise par la brutalisation des sociétés issues de la Grande Guerre2, et assiste à la naissance des mouvements totalitaires, qui procèdent à ce que Walter Benjamin définit comme des formes d’« esthétisation de la politique3 ». Lire la littérature yiddish en corrélation avec les écrits de W. Benjamin, de S. Kracauer, (pour sa théorie de l’ornement de la masse4), ou avec les travaux de G. Scholem sur Sabbataï Tsevi, (le faux messie qui révolutionne le monde juif au xviie siècle5 et évoque la puissance inquiétante de la personnalité charismatique), permet de dessiner des points de jonction entre les discours (littéraire et scientifique), mais aussi entre des manifestations congruentes de la Renaissance culturelle juive, à l’Est comme à l’Ouest6.

4 On peut avancer le terme de « métahistoire7 » pour définir ces représentations structurées par un imaginaire médiatisé : partant d’énoncés théologiques désymbolisés, immergés dans la contingence du profane, et produisant ces nouveaux « aperçus » de la surface (Kracauer), liés à des formes d’aperception inconsciente et à l’influence artistique des appareils d’enregistrement technique de la réalité. La littérature yiddish, à la croisée d’interdiscours multiples, accomplit ainsi, en un laps de temps accéléré et condensé par l’urgence de l’Histoire, une série de mutations décisives.

Mutations de la mémoire

5La mémoire juive traditionnelle, depuis ses fondements bibliques, se définit comme impératif  religieux et social, cimentant l’unité des groupes dispersés dans le temps et dans l’espace. Le zakhor, l’injonction mémorielle formulée à de multiples reprises dans la Bible, est promesse de vie, de perpétuation de l’existence collective malgré et contre les aléas de l’Histoire. La capacité d’engendrement de l’identité et de transmission des idéaux éthiques se dit en termes à la fois prescriptifs et vitalistes ; la mémoire se situe dans le tréfonds de l’identité, au niveau du cœur, elle est symbolisée rituellement par le port des phylactères contenant des fragments du texte sacré comme un rappel, un « signe » entre les yeux, au milieu du front, lieu de l’intelligence rationnelle et du regard humain sur le monde divin. Elle se perpétue par le biais des récits, de l’enseignement intergénérationnel, lors de moments réglés, extraits du quotidien par la charge sacrée du rituel ou de l’étude. Il s’agit bien de cette « mémoire vraie », vivante et en même temps soustraite à l’écoulement temporel profane, dont parle P. Nora, dans son introduction aux Lieux de mémoire8. Le canal principiel de la réception de la Loi et de la réeffectuation de la mémoire est l’écoute, qui innerve l’injonction monothéiste retracée dans la principale prière du judaïsme, le Shema. La profération, l’enregistrement, l’incorporation de la Loi impliquent sa réactualisation : en particulier par le biais de l’étude, centrée non seulement sur la lecture, le commentaire, mais aussi sur la scansion rythmique du texte, psalmodié, cantilé, appris par cœur et intégré dans une sorte d’érotique de la connaissance, qui débouche d’autre part sur les puissants courants souterrains de la mystique juive et de l’imagination ésotérique.

6Yerushalmi, dans son livre Zakhor, retrace la naissance tardive de l’historiographie en contexte juif, attribuée à la domination de la mémoire qui, à la différence de l’histoire, est partielle, intériorisée, typologique : mémoire procédant par rimes entre les temps et les lieux, entre les différentes figures de l’histoire et de la légende fondues dans les types exemplaires de ce que Jan Assmann appelle, reprenant les théories d’Halbwachs9 sur les cadres sociaux de la mémoire, des figures-souvenir10. La notion de figura déborde largement sa référence visuelle, et englobe la puissance effective du récit, la diction d’événements légendaires ou historiques déjà structurés narrativement, comme dans le cas de l’Exode. C’est dire que le visuel, s’il n’est bien sûr pas absent de l’imagination mémorielle, est d’emblée subordonné à une dimension de renvoi vertical, au filet de la parole consacrée par la canonicité textuelle et répétée de génération en génération. En parallèle avec cette mémoire incorporée, on remarque le caractère fusionnel des temporalités, produisant un effacement de la subjectivité individuelle et la subordination de l’espace-temps concret à la signification, symbolique, éthique, religieuse, qui conduit nécessairement à l’effacement des contextes particuliers11 ; l’histoire, constate Yerushalmi, si elle intervient puissamment sur la constitution de ces processus de transmission liés à la précarité de la vie collective, ne pouvait émerger en tant que savoir distinct qu’une fois la brisure de ces cadres sociaux et intellectuels accomplie : « Une imprégnation absolue des rabbins par l’histoire pourrait largement expliquer qu’ils n’aient jamais écrit d’ouvrages historiques ». « La Bible leur avait appris que pour prendre le pouls de l’histoire, il ne fallait pas écouter les manifestations en surface mais entendre une histoire invisible dotée de plus de réalité12 ».

7Mis à part quelques chroniques imprégnées de messianisme et qui se relient au modèle de la « chaîne de la tradition », c’est donc la modernité, après les ruptures des Lumières, qui est selon Yerushalmi à l’origine de la constitution de cet objet nouveau qu’est l’histoire en contexte juif, domaine de savoir découpé par la confrontation avec les savoirs des « nations », par le biais des processus de sécularisation et d’assimilation, ou tout au moins d’intégration nouvelle aux modèles cognitifs des sciences européennes. Mais par conséquent, c’est une autre distribution du visible et de l’invisible qui s’établit, ainsi qu’un régime d’apparition d’objets innombrables jusqu’alors négligés, sans nom (Kracauer). Mais essentiellement, il s’agirait avant tout de passer de cette écoute de la profondeur invisible à un enregistrement inédit de la surface, une prise en charge de l’espace dans sa diversité visible par rapport à la domination exclusive du temps. Plus encore, il va falloir désintriquer le temps du filet de la parole sacrée, le déplier dans sa spécificité relative, afin de le rattacher à des espaces circonscrits et explorés dans leur détail, leur variété, leurs micro-histoires particulières.

8Cette spatialisation du temps est accomplie de façon concomitante par la littérature moderne et l’historiographie, qui se développent conjointement à partir de la seconde moitié du xixe siècle. Ces deux formes de déploiement de la surface temporelle redéfinissent parallèlement le régime du visible et de l’invisible, qu’il convient dès lors de nommer, de convertir en objets de savoir ; ainsi, les transformations du fantastique dans le domaine littéraire, en liaison avec l’histoire, traduisent-elles à leur façon les mutations en cours. Le développement de techniques d’enregistrement et de reproduction de la réalité, comme la photographie et le cinéma, concourent à donner forme à ces nouvelles visibilités et à leur négatif : c'est-à-dire par conséquent qu’elles contribuent à l’émergence de la subjectivité au centre de la configuration littéraire, aux métamorphoses d’un imaginaire traditionnel redéfinissant les no man’s land du savoir positif, aux résurgences du refoulé mémoriel ou aux formes d’anxiété inédites liées à la modernisation. Ainsi l’écrivain I. L. Peretz peut-il dire qu’il n’y a pas encore de forme, dans la littérature yiddish, pour dire l’amour et l’attraction charnelle (dans son poème Monish datant de 1888), de même que Mendele Moykher Sforim évoque les obstacles culturels qui s’opposent à l’évocation autobiographique, dans l’histoire fictionnalisée de sa vocation littéraire : « ma vie en elle-même, quel mérite possède-t-elle, et qu’a-t-elle d’original pour qu’elle soit jugée digne d’être écrite13 ? ».

9 La notion de fantastique décrit alors moins l’hésitation entre des causalités alternatives, comme dans la littérature européenne du xixe siècle, que l’inquiétante étrangeté d’une histoire redécouvrant ses propres impensés ou ses zones d’occultation idéologique. Car ainsi que le dit Yerushalmi, « l’effort contemporain de reconstruction du passé juif commence à une époque qui est témoin d’une brutale rupture dans la continuité de la vie juive, et qui voit donc également s’accélérer chez les Juifs la perte de la mémoire du groupe. En ce sens, – quand ce ne serait qu’à ce titre – l’histoire devient ce que jamais auparavant elle n’avait été – la foi de Juifs perdus14 ». Mais aussi : « Pour autant qu’elle se veuille vraiment « contemporaine » et demande à ce qu’on la considère avec sérieux, l’historiographie doit rejeter, de par sa fonction du moins, les prémisses qui furent dans le passé à la base de toutes les conceptions juives de l’histoire15 ». Or dans cette fonction d’oubli et de séparation inhérente au geste historiographique, la littérature paraît capable de prendre en charge une partie de ce refoulé, afin de le transformer en récits et en images, assurant dès lors des formes de continuité, en même temps d’ailleurs que de contestation, par rapport à la mémoire culturelle.

Appropriations du visible, métamorphoses de l’invisible

10La littérature de la Haskala (le mouvement juif des Lumières) se définit avant tout par ses objectifs pratiques de modernisation et de combat contre la vie traditionnelle, dans ses aspects les plus routiniers et fermés, de même que dans ses nouvelles formes plus exaltées, influencées par le renouveau religieux lié au piétisme hassidique. Ses formes de prédilection sont la satire et le théâtre, formes dialogiques incluant souvent le pastiche des différents sociolectes, des discours, voire des langues, toujours enchevêtrées dans le contexte multiculturel ashkénaze. A l’extrême inverse idéologique, le mouvement hassidique développe lui aussi une littérature didactique, qui passe en particulier par les anecdotes, les « dits » hagiographiques autour des figures charismatiques qui déterminent les différentes obédiences du mouvement. Outre les satires maskiliques (éclairées), la littérature yiddish moderne commence avec les contes de rabbi Nakhman de Braslav16, qui ouvrent une perspective symbolique liée à la puissance rédemptrice du récit en même temps qu’à la complexité, voire l’impossibilité herméneutique, annonçant déjà certains aspects de l’œuvre de Kafka.

11Même les premiers accomplissements romanesques véritablement modernes, comme les œuvres de Mendele Moykher Sforim, à partir des années 1860, conservent cette allure dialogique, carnavalesque, proche des développements de la satire ménippée, telle qu’elle est définie par Bakhtine dans son contexte slave, qui pourrait rendre compte en partie également de la culture yiddish17. Les  récits sous forme de monologues (skaz) de Sholem-Aleykhem18, ou les contes néo-hassidiques de Peretz19, au tournant du siècle, mettent en place l’écrasante supériorité du jeu verbal, parfois vertigineux dans ses mises en abyme, qui constitue alors les caractéristiques originales de la littérature yiddish, à l’apogée de ce que l’on appelle rétrospectivement son moment « classique ».  

12La conquête du visible, par rapport à cette théâtralisation verbale, se formule à travers des dispositifs optiques insérés dans les récits mêmes. Par exemple dans La Haridelle (1873), de Mendele Moykher Sforim, c’est le topos du « vol dans les airs », sur les ailes du démon Asmodée, qui rend compte du regard panoramique porté sur l’histoire, la guerre, l’industrialisation et les pogroms, qui deviennent récurrents et de plus en plus violents, dès les années 187020. Cependant, ce n’est pas une lunette optique qui démultiplie la vision, mais une pichenette du diable sur les yeux humains effarés, découvrant à la fois l’histoire, la géographie et un regard stéréoscopique sur la réalité, qui annonce déjà le cinéma. La contemplation en surplomb du déroulement de l’histoire reste cependant encadrée dans le dispositif langagier, citationnel et vertical, caractéristique de la ménippée juive, et suscitant la reprise ironique de la citation biblique : « La voix est la voix de Jacob, mais les mains sont les mains d’Esaü21 » ;  cette formule, devenue quasi proverbiale, désigne le partage typologique entre les rôles historiques, entre la victimisation juive et la puissance des « nations », mais aussi, au-delà de la sentence morale, permet chez Mendele Moykher Sforim de caractériser de façon figurale le spectacle sonore de l’histoire.

13Ces nouvelles visibilités passent également par l’élargissement du questionnaire posé à la vie juive, se reflétant par exemple dans les enquêtes statistiques ou ethnographiques entreprises d’abord à l’instigation des autorités, puis au sein des courants de l’autonomisme culturel, en particulier autour de S. Doubnov et d’Anski, qui contribuent à la création de l’historiographie et de l’ethnographie modernes. L’accélération de la judéophobie d’État concourt à la nécessité de rendre compte des causalités historiques par le parcours des lieux sous forme d’enquêtes, de collectes de documents, de constitution de stocks d’archives publiques, puis avec le déclenchement de la guerre mondiale, de missions de renseignements, d’aide et de témoignages sur les pogroms. L’effort concerté de documentation des pogroms par les historiens juifs, comme E. Tcherikover, qui constitue un fonds important d’archives sur les pogroms de 1917 puis sur ceux de la guerre civile, utilise les ressources d’enregistrement de la photographie et même du cinéma, car on retrouve des films tournés directement pendant les événements22. On peut imaginer que c’est cet arrière-plan filmique et documentaire qui inspire les techniques descriptives de Rachel Feigenberg, une proche de Tcherikover, qui participe à ses côtés à la défense à Paris en 1926 de Simon Schwarzbardt, l’assassin juif de Petlioura, l’un des principaux chefs militaires ukrainiens responsables de pogroms. Dans son récit sur la destruction du shtetl de Dubove23, elle évoque les vagues rapprochées de pogroms qui vont causer l’anéantissement total de la bourgade, et décrit la dernière, la plus cruelle, comme l’arrivée carnavalesque d’un cortège chamarré de cosaques mêlés à des repris de justice et aux athlètes d’un cirque, en une image-mouvement très proche de ce que fait Boulgakov dans La Garde blanche ou d’un plan de film soviétique sur la guerre civile.

14L’écho littéraire de ce contexte, perçu comme apocalyptique et inaugurant des formes de destruction massives, est considérable. Doubnov et Anski eux-mêmes en rendent compte dans leurs témoignages, qu’ils soient construits comme fiction biographique et historique, dans L’Histoire du soldat juif de Doubnov24, ou comme  récit d’enquête autobiographique, dans La Destruction de la Galicie, chez Anski25. Dans les deux cas, la même visualisation massive de l’histoire s’effectue par alternance entre regard panoramique et focalisation sur des moments dramatiques, des images symboliques de la destruction, condensation du temps à travers des formes inoubliables, tels des monogrammes mémoriels : comme cette image, rappelée par Anski, des tables de la loi brisées dans une synagogue, où le message divin est inversé par la brisure de la pierre, faisant disparaître la négation hébraïque initiale, et dévoilant un contenu scripturaire entièrement consacré au mal : tuer, profaner, voler, etc.

15On trouverait de multiples exemples de ce « fantastique » historique dans les textes, qu’ils soient documentaires, de l’ordre du témoignage, fictionnels ou même poétiques. Ils épousent le mouvement de l’histoire et en soulignent la charge tragique ou ironique, par un regard attentif à la fois à sa spectacularisation et à ses micro-récits, à ces « images agissantes » (Frances Yates), qui restent fichées dans la rétine et hantent à jamais les mémoires. La dimension grotesque, carnavalesque, macabre, associée à ces manifestations de la cruauté humaine, de l’anéantissement par la technique ou de l’indifférente juxtaposition spectaculaire au sein de la nature, évoque les esthétiques avant-gardistes, qui ont tendance à déployer et à démultiplier la surface, à accentuer l’expression et à briser les connexions naturelles entre les objets, produisant une forme à la fois d’empathie et d’abstraction : telles sont précisément les catégories (empruntées à W. Worringer), qu’utilisent Rudolf Kurtz26 ou Lotte Eisner27 à propos du cinéma expressionniste.

16L’évocation de la grande ville, qui supplante peu à peu la littérature de la bourgade traditionnelle (le shtetl), est très proche également des techniques de construction avant-gardistes. Chez Israël Joshua Singer, par exemple, membre de l’avant-garde de Khaliastra, une revue futuro-expressionniste28, la double référence à l’évocation urbaine et à la technique photographique est présente dans la nouvelle « Dans l’obscurité29 » : l’aliénation et la réification se lisent à travers les lignes de fuite brisées de la peinture urbaine et le fantastique spectral de la représentation photographique, qui, dans les cuves à négatifs, inverse la chaleur de la vie en pâleur blafarde et figée. La ville est déjà un espace fantôme, lors même qu’elle s’ouvre aux masses avides de divertissement et aux couches sociales aux activités et aux intérêts divergents, produisant les différents flux des passants, qui ne font que se côtoyer sans communiquer entre eux.

17Un certain fantastique social relie beaucoup de ces textes au thème expressionniste (et plus particulièrement au courant de la Nouvelle objectivité) de la « rue », comme dans le roman d’I. Rabon du même nom30, roman du retour de guerre, assez proche de ceux de Joseph Roth à la même époque, la fin des années vingt. Le cinéma est évoqué comme l’abri où se réfugie le soldat démobilisé errant dans les rues de Lodz, et où il trouve un travail de récitant pour lire les sous-titres au public des ouvriers ; ces derniers, en grève, voient les scènes de la Révolution française se dérouler sur l’écran, dans le film Les Deux orphelines, et pris d’enthousiasme, s’attaquent au principe même de l’illusion, contraignant le projectionniste à revenir en arrière et à leur repasser les scènes qui leur ont plu. Accompagnés par le pathos lyrique de la voix du personnage-narrateur, Danton, Robespierre et Saint-Just n’en finissent pas de réapparaître sur l’écran, rappelés à l’ordre du désir collectif, dans une atmosphère d’émeute joyeuse. Écrit en 1928, le roman contient une allusion au thème, théorisé de façon contemporaine par Kracauer, de l’« ornement de la masse », la mise en scène de la masse comme spectacle, démonstration du pouvoir du chef et ornement purement esthétique dans la représentation de la puissance. Ainsi, le directeur du cinéma vante-t-il son récitant devant le public et déclare : « L’orateur que vous allez entendre tout à l’heure soulève dans les meetings l’enthousiasme de centaines de milliers de personnes. Les fascistes lui ont proposé de se mettre à leur service pour cinq mille dollars31 ». Bien que parodique, le passage est néanmoins significatif.

18Toute l’atmosphère du roman est contaminée par un fantastique hallucinatoire, qui souligne l’errance sans fin du soldat, privé de « tout abri transcendantal » (S. Kracauer), devenu véritablement à la suite de la guerre l’« homme sans monde » (H. Arendt) ou l’homme superflu que décrit J. Roth dans les dernières pages de son roman La Fuite sans fin (1927). Ses hallucinations, dues en grande partie à la faim, lui font alors recréer des fantasmagories que l’on dirait empruntées au Cabinet des figures de cire, de Paul Leni : sortes de contes fébriles où règne une boulangère-sorcière, et où des hommes à fez rouge consomment son corps morcelé et ensanglanté, transformé par la boulangère en petit pain cuit au four. L’évocation très précise des symptômes hallucinatoires unit les images de la modernité, affiches, journaux, dépêches radiophoniques, aux odeurs de forêts ou d’oranges fraîches montées des pavés de la rue, sous l’effet du rêve famélique. Le processus onirique décrit est très proche de la vision expressionniste, qui impose les formes de l’intériorité au réel : « Quand je rêvais d’un pays ombragé, le soleil disparaissait du ciel et l’obscurité, une obscurité totale s’abattait sur la rue dans laquelle je marchais32 ».

Messianisme juif et écran démoniaque 

19Cette obscurité annonciatrice des menaces de l’Histoire est la toile de fond sur laquelle se déploient les visions apocalyptiques de plus en plus fréquentes dans la littérature yiddish de l’entre-deux guerres. Les références au messianisme juif, qui fait alors l’objet de recherches d’historiens comme G. Scholem33 ou Max Weinreich34, occupent la scène de nombreux récits. Dès la pièce de Peretz, La Nuit sur le vieux marché35, qui précède la survenue de la Première Guerre mondiale, la référence aux morts sortis de leurs tombes et venus hanter les vivants exprime les angoisses d’une période de transition, entre usage de thèmes fantastiques issus du folklore populaire et réinterprétation moderniste d’un démoniaque étrangement inquiétant. Dans Le Messie fils d’Ephraïm36, en 1924, de Moïshé Kulbak, qui a quitté momentanément la Russie soviétique pour s’installer à Berlin, la référence traditionnelle au messie qui échoue, le Messie fils de Joseph ou d’Ephraïm, par opposition au Messie davidique, censé apporter la rédemption finale, s’accompagne d’une spectacularisation largement inspirée par « l’écran démoniaque » des films expressionnistes. Dans un chapitre intitulé « Le spectacle », apparaissent, comme sur fond d’écran, les morts sortis de leur tombe pour gagner la ville de Rome, où le Messie, dans la légende talmudique, est censé séjourner parmi les miséreux, refaisant les pansements de ses plaies un à un, « car il pense qu’il pourrait avoir à partir sans tarder37 ». Cette lente invasion, macabre mais aussi parodique, surgit de l’obscurité, tels les fantômes de Nosferatu de Murnau, et procure un spectacle mi-attrayant mi-effrayant aux personnages du récit, « massés à la fenêtre, entassés les uns sur les autres, [et qui] regardent le spectacle, le souffle coupé38 », à l’écoute de « la nuit remplie de râles » et des appels à la vengeance, au nom des victimes des persécutions. La thématisation cinématographique apparaît alors explicitement dans le texte : « Entre-temps, l’espace s’était assombri, les images commencèrent à s’éteindre, on ne voyait plus qu’un lointain carré blanc, au fond des ténèbres39 ».

20Dans Satan à Goray, d’Isaac Bashevis Singer40, écrit en 1932, au moment où le parti nazi se prépare à prendre le pouvoir en Allemagne et où la Pologne connaît un regain d’antisémitisme, la référence au « faux » messie du xviie siècle, Sabbataï Tsevi, étudiée par Scholem de façon quasi contemporaine41, tisse les énoncés messianiques issus des chroniques avec le souvenir des pogroms cosaques de 1648 et la mise en scène de la démonologie populaire issue de la Kabbale. Le pouvoir des leaders politico-religieux repose sur l’hypnose collective, due au traumatisme historique et au désir de revanche imaginaire sur une histoire à sens unique. Mais le désir de briser la linéarité du temps historique par l’imminence messianique débouche finalement sur l’invasion des pulsions déchaînées, incarnées par le pullulement des démons dans toute leur variété ethnographique et culturelle. Comme dans Le Golem de Wegener, où la dualité de la puissance s’exprime à travers le couple du rabbi et de son serviteur surnaturel, cette forme d’argile animée magiquement pour défendre la communauté juive menacée, la thématique de l’autorité, de l’obéissance passive et du sacrifice du bouc-émissaire démoniaque est située dans le cercle fermé de la collectivité traditionnelle, qui confère un visage juif aux thèmes d’époque et aux interrogations sur l’Histoire. Les démons sont intérieurs au groupe, et la collectivité se purge de sa participation au mal et à la transgression par l’exorcisme final, qui donne lieu, chez Singer, à côté d’une forte figuration plastique, à la vocalisation de l’histoire par l’intermédiaire de la voix réfractaire du dibbouk.

21Le temps viendra bientôt de donner aux démons le visage de l’ennemi, comme dans la plupart des textes témoignant de la Shoah, où, à l’inverse de la position critique assignée à la littérature de l’entre-deux-guerres qui ne cesse de s’interroger sur les fonctionnements internes à la société, on assiste à un processus massif d’idéalisation du peuple frappé par l’anéantissement, face à une altérité tellement infigurable qu’elle est à nouveau évoquée par le biais des archétypes traditionnels. Les figures de la « bête » nazie, des « méchants », des « pervers », acharnés à la pure jouissance de la cruauté, des persécuteurs typologiquement associés au Aman biblique, semblent effacer  les démons juifs de la scène littéraire. Jusqu’au geste majeur de reprise effectué par l’œuvre d’Isaac Bashevis Singer, aux Etats-Unis, à partir de 1944, qui donne une ultime visibilité à ces créatures de l’autre monde et à leurs monologues truffés de références talmudiques.

22Dans cette œuvre démultipliée par l’exil, les démons intérieurs, incarnés plastiquement à travers l’imaginaire folklorique, côtoient les fantômes des juifs polonais revenus assister à un mariage à Brownsville42, ou les apparitions spectrales des personnages en blouse blanche qui hantent la Cafétéria, autour de l’apparition terrifiante d’Hitler en chair et en os43. Les démons de l’Histoire n’en finissent plus d’opérer des passages et des transgressions multiples : entre les genres, les langues, les textes, les époques, dans une langue que Singer appelle fantôme, mais qui semble rester merveilleusement (ou diaboliquement) vivante.

23(Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3)