Colloques en ligne

Claudia Bouliane

Le démonisme d’André Gide : le pouvoir de l’induction

1La présence de la figure du Diable dans les œuvres fictionnelles d’André Gide a fasciné les lecteurs comme les critiques. Elle a occasionné depuis leur parution une longue série de travaux visant à élucider le rapport équivoque que l’écrivain ambigu, à la fois tout dévoilement et tout mystère, entretenait avec le Mal, posant toutefois la question des seuls points de vue éthique et théologique.

2Plus récemment, le flou sémantique autour du terme « démon » dans les écrits de Gide a donné lieu à plusieurs analyses de sa parenté probable avec le daimon grec. À partir de comparaisons similaires avec les œuvres de Baudelaire, de Blake, de Dostoïevski, de Goethe et de Nietzsche, elles insistent toutes sur le caractère moral de la lutte du Bien et du Mal au sein des mêmes extraits de Paludes, des Nourritures terrestres, de L’Immoraliste, des Faux-Monnayeurs, etc. Aucun critique ne glose la pratique scripturale à l’œuvre dans ces représentations démoniaques. La présente étude propose de déplacer la question de la compréhension daimonique du démonisme gidien vers une lecture de sa conception de l’art romanesque.

Du daimon socratique au « démon » gidien

3Les exégètes des textes anciens s’entendent pour définir le daimonion de Socrate comme le pouvoir intermédiaire ou demi-dieu qui a pour but de faire respecter la justice divine. Le philosophe grec est inculpé de vouloir introduire cette figure à la place des dieux de la cité. Chez Platon, ce sont uniquement ses accusateurs qui emploient le terme daimonion, Socrate utilisant plutôt les images de « signe divin » ou de « voix ». Celle-ci ne lui signifierait pas des révélations, au sens propre, mais des messages qu’il lui faut décoder. Suivant une bipartition généralement admise par les spécialistes, la voix dissuade et le signe prescrit. Gregory Vlastos, dans son ouvrage synthétique Socrate : ironie et philosophie morale, explicite l’une des façons dont le daimonion se manifeste à Socrate : « Socrate a un “flash” – une forte intuition – lui indiquant que telle croyance ou telle action est correcte sans être capable d’exprimer sur le moment les raisons qu’il a de le croire1.» Chez Xénophon, dont les témoignages sont considérés par les commentateurs comme moins fiables que ceux de Platon, le daimonion est à l’origine des actions de Socrate, il le fait agir.

4Lorsque les Grecs s’éloignent des conceptions anthropomorphiques, le mot daimon acquiert des sens additionnels. Dans sa célèbre maxime, Héraclite écrit que le daimon est l’ethos de l’homme, c’est-à-dire une manière de pouvoir qui forme l’homme et le fait devenir ce qu’il est. Louis-André Dorion rappelle l’évolution du terme dans les traductions successives des écrits anciens :

Platon et Xénophon ne parlent jamais du « démon » (daimôn) de Socrate, mais plutôt de la divinité (daimonion) qui s’adresse parfois à Socrate par le truchement d’un signe. C’est au IIe siècle apr. J.-C., à l’époque du moyen platonisme, que Plutarque, Maxime de Tyr et Apulée assimileront le signe divin de Socrate à un « démon » [...]2.

5De fait, nombre d’auteurs français classiques et récents ont employé ce terme indifféremment pour désigner le Diable ou le daimon socratique.

6L’interprétation des occurrences du mot « démon » dans l’œuvre de Gide en termes de pratiques d’écriture a pour fondement le proverbe au sujet de la création romanesque que le romancier formule dans sa cinquième conférence sur Dostoïevski : « “Il n’y a pas d’œuvre d’art sans collaboration du démon.” Oui, vraiment, toute œuvre d’art est un lieu de contact, ou, si vous préférez, est un anneau de mariage du ciel et de l’enfer3. » L’édition scientifique de la Pléiade consacrée aux Études critiques de Gide indique que ce passage constitue l’un des très rares ajouts complètement inédits rédigés par l’auteur lors de la publication en 1923 des textes retravaillés d’après les conférences données en 1922. Cette nouvelle réflexion sur l’œuvre d’art peut s’expliquer par l’intérêt pour la poésie de Blake qui se développe en lui au fil de sa traduction du Mariage du ciel et de l’enfer4, mais surtoutpar sa pratique de l’écriture romanesque qui tend à devenir plus continue dès 1922.

L’art du roman selon Gide

7L’analyse des textes non fictionnels écrits par Gide entre le 17 juin 1919, date du début de la rédaction des Faux-Monnayeurs, et le 8 juin 1925, qui marque la fin de cette période, permet de mettre en lumière sa vision démonique du travail du romancier, liée à la philosophie socratique plutôt qu’à ses croyances religieuses. Pour comprendre ce choix de balises temporelles, il importe de rappeler brièvement le processus réflexif qui conduit Gide à nier au fur et à mesure qu’évolue sa conception de l’œuvre romanesque le genre « roman » à ses œuvres publiées sous cette désignation. Alain Goulet, dans sa notice pour Les Faux-Monnayeurs, indique que

[Gide] qui, en janvier 1891, s’était proclamé le romancier du Symbolisme et qui, jusqu’en 1913, pensait avoir écrit plusieurs romans, précisait en 1902, aux lendemains de L’Immoraliste, son intention de créer un roman résolument moderne. […] La Porte étroite sera « roman » jusqu’en 1911 [date de publication d’Isabelle], et Isabelle est d’abord conçue comme roman5.

8Pourtant, comme les deux précédentes publications, Isabelle se mérite au final le genre « récit ».

9Celui qui voulait être un « grand romancier » dès le projet des Cahiers d’André Walter croit parvenir, avec Les Caves du Vatican, à écrire un « roman d’aventure », suivant le projet proposé par Jacques Rivière dans son essai de 1913, mais déçoit ses propres espérances, comme en témoignent les dernières lignes de la lettre dédicatoire à Jacques Copeau datant de la même année où il explique la désignation finale de « sotie6 ». L’expérience décevante se renouvellera avec La Symphonie pastorale7. Ce n’est qu’à la parution des Faux-monnayeurs, en 1926, qu’il peut enfin dédier un « premier roman » à son ami Roger Martin du Gard. Il appert donc que la réflexion générique se trouve au cœur des préoccupations de Gide dès ses premiers pas d’écrivain.

De l’inspiration

10À la lecture des textes non fictionnels de Gide, force est de constater qu’il n’existe nulle trace d’une voix ou d’une divinité dont le romancier reconnaîtrait avoir reçu l’influence. Tout au plus fait-il état d’« illuminations subites », qu’il est possible de rapporter aux « flashes » de Socrate évoqués par Vlastos. Comme ceux-ci, les illuminations de Gide lui révèlent une manière satisfaisante de procéder sans qu’il comprenne sur le coup en quoi exactement elles sont justes, mais qui lui permettent néanmoins de dénouer l’écheveau de problèmes que la rédaction de son roman suscite : « J’attends trop de l’inspiration ; elle doit être le résultat de la recherche ; et je consens que la solution d’un problème apparaisse dans une illumination subite ; mais ce n’est qu’après qu’on l’a longuement étudié8 » ; « En attendant les bagages, à l’arrivée du train qui me ramène de Brignoles, j’ai la brusque illumination du début des Faux-monnayeurs9 » ; « Vous savez que le travail, chez moi, procède par illuminations soudaines. L’autre nuit, brusquement, tout un grand pan de l’histoire s’est éclairé : J’ai découvert que Bernard est un enfant adultérin […]10. » Ces illuminations viennent résoudre des difficultés ; elles surviennent d’ordinaire dans un moment de temps contraint (le voyage en train, dans l’exemple précédent) ou dans le sommeil. La consultation des écrits métalittéraires de Gide ne révèle guère plus sur ses élans de pur abandon à la création, lesquels sont extrêmement rares, suivant ses notations.

11Gide, cependant, théorise amplement sur la nécessité de s’abandonner ainsi, de s’immerger entièrement dans l’histoire, de se laisser envahir par les personnages. Cet idéal de la création découle de son admiration pour l’œuvre de Dostoïevski, particulièrement de la lecture de ses textes non fictionnels dans lesquels il fait état de périodes où il se fait submerger par l’univers qu’il est en train de créer :

Ensuite, m’est venue la véritable inspiration et, soudain, je l’ai aimée cette œuvre, je l’ai saisie des deux mains, et je me suis mis à biffer ce que j’avais d’abord écrit. Cet été, un autre changement est survenu, un nouveau personnage a surgi avec la prétention de devenir le héros véritable du roman […]11.

12Dans le Journal des Faux-Monnayeurs, également publié en 1926, le romancier consigne de semblables moments où s’est suspendue sa maîtrise narrative, lesquels ont accidentellement donné lieu à l’épanouissement inattendu de certains personnages :

Le mauvais romancier construit ses personnages ; il les dirige et les fait parler. Le vrai romancier les écoute et les regarde agir ; il les entend parler dès avant que de les connaître, et c’est d’après ce qu’il leur entend dire qu’il comprend peu à peu qui ils sont. [...] J’ai écrit le premier dialogue entre Olivier et Bernard et les scènes entre Passavant et Vincent, sans du tout savoir ce que je ferais de ces personnages, ni qui ils étaient. Ils se sont imposés à moi, quoi que j’en aie12.

13« Profitendieu est à redessiner complètement. Je ne le connaissais pas suffisamment, quand il s’est lancé dans mon livre. Il est beaucoup plus intéressant que je ne le savais13 » ; « […] mes personnage m’entraînent14. »

14Le lecteur de ses journaux n’est cependant pas dupe : s’il note quelques scènes d’épiphanies, Gide témoigne à plusieurs reprises du caractère pénible de l’effort qu’il doit fournir, non pas, comme le romancier russe qu’il prend pour modèle, pour parvenir à coucher sur le papier dans le temps qui lui est imparti le roman qu’il entrevoit, mais pour s’assujettir aux « règles du jeu » qu’il établit pour atteindre à une spontanéité comparable à celle qu’il admire dans Les Possédés : « La difficulté vient de ceci que, pour chaque chapitre, je dois repartir à neuf. Ne jamais profiter de l’élan acquis – telle est la règle de mon jeu15. » Il doit donc contraindre la facilité avec laquelle, contrairement à Dostoïevski, il exprime ses pensées, suivant en cela le conseil de Roger Martin du Gard qui, sous l’empire du vitalisme littéraire, l’enjoint dès 1920 à ne plus se « laiss[er] aller » à la production de « belle[s] coulée[s] de miel16 », sa manière naturelle. Alors que chez Dostoïevski, ce foisonnement est spontané, chez Gide, il est le produit d’une ratiocination prolongée puis d’un travail éminemment contrôlé.

15Qui plus est, bien loin de se soumettre à la voix d’un daimon ou d’écouter celle de ses personnages, c’est Gide lui-même qui cherche à insuffler ses pensées dans leur esprit. Cette conception du roman comme réceptacle des idées du romancier, exposées par le truchement des protagonistes, il la formule également dans ses conférences sur l’auteur de L’Idiot, auquel il prête cette pratique scripturale : « [... L]es idées ne se présentent jamais, dans l’œuvre de Dostoïevski, à l’état brut, mais restent toujours en fonction des personnages qui les expriment (et de là précisément leur confusion et leur relativité)17. » Suivant la représentation de Xénophon, le romancier s’avère semblable au daimon socratique, en cela qu’il fait agir ses personnages par sa voix qu’il leur donne :

Il m’est certainement plus aisé de faire parler un personnage, que de m’exprimer en mon nom propre ; et ceci d’autant que le personnage créé diffère de moi davantage. [...] Ce faisant, j’oublie qui je suis, si tant est que je l’aie jamais su. Je deviens l’autre. [...] Ceci est la clef de mon caractère et de mon œuvre. Le critique fera de mauvaise besogne qui ne l’aura pas compris […]18.

16L’admirateur de Rimbaud et de Whitman aimant à se dépeindre selon la figure de Protée valorise certes le « devenir autre » nombreux sont les commentateurs de l’œuvre et de la vie de l’artiste qui ont tenté d’expliciter cette particularité d’un point de vue biographique. Mais, dans l’optique de l’étude de l’art romanesque selon Gide, la publication de telles directives de lecture par l’auteur, l’année même de la parution des Faux-Monnayeurs, indique l’antériorité et, partant, la primauté de la théorie sur la pratique, la « fécondation de l’idée par le fait », pour reprendre le précepte gidien.

Le théâtre du roman

17Gide observe le monde autour de lui, en tire des conclusions puis formule à partir de celles-ci une loi humaine. Il procède donc par induction pour atteindre à cette vérité. Celle-ci lui sert par la suite de fondement pour l’œuvre qu’il désire écrire. Son unique roman a pour origine une révélation quant au subterfuge du Diable ou de son « pseudonyme », comme l’indique Gide dans un feuillet, l’acte gratuit19 :

Le traité de la non-existence du diable. Plus on le nie, plus on lui donne de réalité. Le diable s’affirme dans notre négation. Écrit hier soir quelques pages de dialogue à ce sujet – qui pourrait bien devenir le sujet central de tout le livre, c’est-à-dire le point invisible autour de quoi tout graviterait20...

*

C’est là le propre du diable dont le motif d’introduction est : “Pourquoi me craindrais-tu ? Tu sais bien que je n’existe pas.” J’ai déjà inscrit un bout de dialogue, qui n’a pour but que d’amener et d’expliquer cette très importante phrase, une des clefs de voûte du livre21.

18Les deux expressions que Gide emploie dans son Journal : « point invisible » et « clefs de voûte » marquent la centralité de l’idée, mais également son secret volontaire.

19À partir de cette idée qui a été fécondée par les faits observés, le romancier imagine de nouveaux faits, lesquels constituent les péripéties de son roman. Il procède alors par déduction. Or Gide renverse une fois de plus le mécanisme, de manière à rejouer le processus inductif pour le faire expérimenter au lecteur, qui « découvrira », à l’instar de l’auteur avant lui, une vérité, prédéterminée par l’auteur, à partir de faits généraux, formés par l’auteur :

C’est ainsi que toute l’histoire des faux-monnayeurs ne doit être découverte que petit à petit, à travers les conversations où du même coup tous les caractères se dessinent. […] Je voudrais que les événements ne fussent jamais racontés directement par l’auteur, mais plutôt exposés (et plusieurs fois, sous des angles divers) par ceux des acteurs sur qui ces événements auront eu quelque influence. Je voudrais que, dans le récit qu’ils en feront, ces événements apparaissent légèrement déformés ; une sorte d’intérêt vient, pour le lecteur, de ce seul fait qu’il ait à rétablir. L’histoire requiert sa collaboration pour se bien dessiner22.

20Dans cette perspective, Gideconçoit Les Faux-Monnayeurs comme un théâtre du roman plutôt que comme un roman en tant que tel23 : le romancier exige la collaboration du lecteur, comme un dramaturge celle du spectateur, afin de lui faire vivre une catharsis doublée d’une découverte. William W. Holdheim souligne l’ironie de cette fausse collaboration prévue et dirigée par l’auteur :

Through cleverly suggestive notations, [the author] can lead [the reader] to discover what he himself pretends to ignore. The objective perspective painfully re-established by the reader is really pre-established by the author, the former’s “kind of interest” is the intellectual enjoyment one finds in piecing together a puzzle. Again the technique is that of ironic illusionism24.

21À ces conclusions, il faut ajouter une nuance fondamentale pour comprendre l’œuvre de Gide : si la création romanesque gidienne est ironique, cette ironie est socratique. L’ironie de l’auteur des Faux-Monnayeurs n’est pas la fin d’un esprit qui se considère supérieur et souhaite bassement imposer cette supériorité à son public, mais le moyen qu’un « découvreur » prend pour partager des idées souvent jugées immorales ou licencieuses par ses contemporains.

Une induction infinie

22Dans ses écrits non fictionnels, Gide érige l’induction au pinacle de la création romanesque. C’est ce procédé inductif qui lui fait apprécier Stendhal plus que tout autre romancier français :

[T]andis que Marivaux (et c’est par là qu’il m’exaspère) promène ses héros, dépersonnalisés jusqu’à l’abstrait, dans un pays du Tendre dont la carte puisse servir indifféremment à n’importe qui, l’itinéraire d’Octave [de Stendhal] ne saurait être suivi que par lui seul ; l’un procède du général et déduit, l’autre induit et, s’il cherche la règle, c’est en partant d’un cas unique, particulier jusqu’à l’anomalie25.

23Ce faisant, il condamne la déduction. Il s’oppose à maintes reprises aux jésuites et aux sophistes usant du raisonnement pour abuser ceux qui daignent leur prêter oreille. Le Diable imaginé par Gide opère par sophisme, séduisant sa victime par l’intelligence et non par les sens, comme la tradition le statuait :

Il comprend par quels arguments le Diable l’a dupé […] et qu’il a lié partie avec lui, dès l’instant qu’il a accepté de transporter le terrain d’action sur un sophisme : « En admettant que nous ne vivions pas, et que, par conséquent, rien de ce que nous ferons désormais ne doive tirer à conséquence26... »

24La figure de Satan telle que la conçoit le romancier pour Les Faux-Monnayeurs se distingue du daimon socratique, qui s’exprime sur un mode inductif, influençant plutôt que dirigeant la pensée de son destinataire.

25Suivant cette discrimination, la force diabolique personnifiée dans le roman dispose d’un pouvoir dont la portée est limitée aux seuls personnages dont l’inclination naturelle les rend réceptifs à sa logique déductive. C’est alors le romancier lui-même qui est investi de la puissance démonique d’exercer son ascendant, non seulement sur son personnel romanesque, mais plus essentiellement sur ses lecteurs. Le faire agir les personnages a donc pour unique raison d’être le faire penser les lecteurs. Dans cette perspective, l’idéal de la construction romanesque serait pour Gide une induction infinie, l’ouverture du roman ne permettant jamais de parvenir à la conclusion. Le romancier y laisserait entrevoir, par l’accumulation de faits particuliers tous liés entre eux, la possibilité d’une loi générale, sans jamais la préciser : il confierait au lecteur le soin de la découvrir, puis de la formuler, à sa manière, quitte à s’opposer dans ses conclusions à celles envisagées par le romancier au moment de l’écriture de l’œuvre. L’entrée du 9 juin du Journal des Faux-Monnayeurs peut être lue comme la morale finale de la création romanesque : Gide, après avoir achevé le livre, inscrit ces dernières lignes : « Mais, tout considéré, mieux vaut laisser le lecteur penser ce qu’il veut – fût-ce contre moi27. »

26Comme pour la plupart de ses théories sur le roman, Gide découvre le principe de cette ouverture infinie du processus inductif dans l’œuvre de Dostoïevski :

En romancier (car Dostoïevski n’est nullement un théoricien, c’est un prospecteur), il se garde de l’induction et sait l’imprudence qu’il y aurait (pour lui du moins) à tenter de formuler des lois générales. Ces lois, c’est à nous, si nous le voulons, de tenter de les dégager, comme taillant des avenues à travers le taillis de ses livres. Cette loi par exemple : que l’homme qui a été humilié cherche à humilier à son tour28.

27Le « nous » inclut Gide dans le clan des lecteurs : il donne l’exemple à ses lecteurs potentiels en tentant lui-même d’énoncer la vérité contenue dans le roman de Dostoïevski, qui répugne à l’accomplissement de l’induction plutôt qu’à l’induction en elle-même. L’ouverture de l’induction inscrit l’œuvre romanesque dans un perpétuel devenir, qu’il admire également chez le romancier russe : « […] chacun de ses personnages [...] se présente à nous dans toute sa complexité problématique. […] Ses principaux personnages restent toujours en formation, toujours mal dégagés de l’ombre29. »

28La formulation qu’emploie Gide rappelle celles de Lukács pour définir l’ambiguïté romanesque, qu’il est possible de schématiser ainsi : le roman est le récit ironique d’une quête démonique menée par un héros problématique dans un monde sans Dieu. Ces éléments de définition constituent le fondement de sa théorie du roman publiée en 1920, soit deux ans avant que le romancier ne prononce ses conférences au Vieux-Colombier. Si le caractère démonique postulé par le théoricien hongrois ne recoupe pas tout à fait les composantes du daimon socratique, il s’en rapproche par plusieurs aspects : ni bienfaisant ni malfaisant, le démon présenté dans La Théorie du roman se situe à la rencontre des forces diabolique et divine. Dans le roman tel que Lukács le conçoit, le « héros problématique » n’est plus guidé par une « voix qui, sans équivoque lui montrerait le chemin à suivre30 », mais conduit par la voix démonique. Celle-ci l’influence plutôt qu’elle ne lui prescrit ses actions, car l’absence de Dieu obscurcit la ligne de partage entre le Bien et le Mal, d’où la nécessité pour le héros d’interpréter ses conseils, souvent ambigus. L’ironie fondamentale du roman consiste dans le fait que le protagoniste sait qu’il existe une « idée » au terme de sa quête, mais sa découverte dépend de tant de facteurs incertains qu’elle relève pratiquement du hasard : « […] ses fins [ne] lui sont [plus] données dans une évidence immédiate […] les idées deviennent en l’homme des faits psychiques subjectifs, des idéaux31. »

29André Gide, lorsqu’il décrit l’ouverture dynamique de l’œuvre qu’il souhaite voir advenir, considère semblablement le roman comme une entreprise périlleuse32 : il fait appel aux deux métaphores de l’aventure et du cours d’eau, toutes deux cardinales dans la définition du « roman d’aventure » par le bien nommé Jacques Rivière, lequel évoque maintes fois les « tourbillons », les « ondées » et les « vagues » qui emporteront le lecteur du roman qu’il imagine33 : « Le roman que je veux aura le cours aisé des rivières ; sinueux, tour à tour lent et rapide ; allant non vers un but et simplement suivant sa pente ; et accueillant toutes les eaux d’alentour sans crainte de jamais trop grossir34 » ;

Certains se dirigent vers un but. D’autres vont devant eux, simplement. Pour moi, je ne sais où je vais ; mais j’avance. Je ne suis peut-être qu’un aventurier. Ce n’est que dans l’aventure que certains parviennent à se connaître – à se trouver35.

30Cette ouverture aventureuse est à mettre en lien avec la forme des essais conçue par l’auteur « ondoyant et divers », d’autant plus que Gide a publié en 1929 une étude sur Montaigne, qu’il admirait beaucoup. Dans le sillage de son modèle, il comprend le roman d’aventure comme le lieu d’un constant retour sur soi-même, d’un dialogue avec soi-même, lequel permet d’atteindre à la connaissance de soi, application littéraire de la célèbre injonction socratique. Cette forme de dialogisme intérieur, déjà pratiquée dans le Journal, s’accomplit cependant dans la création romanesque, où la rencontre avec l’autre, nécessaire à la connaissance de soi, est rendue possible par la sympathie avec les personnages :

« Il faut d’abord chercher à se connaître », lis-je dans l’interview de Henry Bordeaux (Annales). Curieux conseil ! Se connaître ; c’est bien la dernière chose à laquelle l’artiste doive prétendre ; et il n’y peut arriver que par ses œuvres, qu’en les produisant. C’est du moins le cas de tous les grands artistes. Et ceci explique la froideur de certaines œuvres : lorsque l’artiste « se connaissait ». Le meilleur moyen pour apprendre à se connaître, c’est de chercher à comprendre autrui36.

31Comme c’est souvent le cas, Gide développe d’abord cette idée dans ses réflexions sur l’œuvre de Dostoïevski :

Le véritable artiste reste toujours à demi inconscient de lui-même, lorsqu’il produit. Il ne sait pas au juste qui il est. Il n’arrive à se connaître qu’à travers son œuvre, que par son œuvre, qu’après son œuvre... Dostoïevski ne s’est jamais cherché ; il s’est éperdument donné dans son œuvre. Il s’est perdu dans chacun des personnages de ses livres ; et c’est pourquoi dans chacun d’eux on le retrouve. [...] C’est en leur prêtant vie qu’il se trouve37.

32Ultimement, comme seul le romancier qui se trouve dans ses personnages est le véritable artiste, l’écrivain profondément humain, selon la logique gidienne, le lecteur qui a en commun avec lui cette qualité peut parvenir à se trouver lui-même, à partager, ne serait-ce qu’en partie, l’expérience du romancier par le biais de la lecture de son œuvre. En effet, l’ouverture du roman en perpétuel devenir autorise également l’auteur à entamer une manière de dialogue avec le lecteur qui, face aux questions laissées en suspens, est renvoyé à lui-même pour dénicher les réponses. Cette pratique participe de la construction dialectique de l’œuvre gidienne, qui permet au romancier de couper à l’aspect analytique, « critique », qu’il dénigrait dans ses œuvres précédentes. C’est pourquoi la fin des romans prend pour lui une importance capitale :

[Ce livre] s’achèvera brusquement, non point par épuisement du sujet, qui doit donner l’impression de l’inépuisable, mais au contraire, par son élargissement et par une sorte d’évasion de son contour. Il ne doit pas se boucler, mais s’éparpiller, se défaire38...

33La clôture de l’œuvre romanesque faisait l’objet d’un litige qui n’a jamais pu être réglé entre Gide et Roger Martin du Gard : « Martin du Gard reproche à mes dialogues d’être des monologues rompus. L’un des deux interlocuteurs n’est là, dit-il, manifestement que pour accoucher l’autre et lui permettre de s’exprimer39. » L’auteur des Thibault a vu juste, bien qu’il en fasse à Gide un reproche, en évoquant ainsi la fonction d’« accoucheur », moteur des dialogues socratiques : il fait allusion, peut-être malgré lui, au résultat des propos de Socrate sur son interlocuteur-questionneur. Cette fonction porte également fruits en-dehors de la diégèse, agissant sur l’esprit du lecteur de ces dialogues.

La maïeutique gidienne

34La technique de Gide pour agir sur le lecteur, de même que pour maintenir le perpétuel devenir nécessaire à l’ouverture dialogique de ses œuvres, est analogue à celle qui constitue le noyau de l’ironie socratique : interrogeant sans jamais fournir de réponse, multipliant les points de vue sur le sujet et les angles d’approche de la question, il suscite la perplexité chez son lecteur-interlocuteur. Pour Gide, le doute se trouve au fondement de toute création.

35D’une part, il permet le retour sur soi indispensable pour la découverte de vérités enfouies, fonction de la connaissance de soi. Le Journal comporte une multitude d’entrées témoignant du doute continu du romancier, aventurier parfois perdu, emporté par le « tourbillon » de son œuvre débordante qui le dépasse lui-même :

Naviguer durant des jours et des jours sans aucune terre en vue. Il faudra, dans le livre même, user de cette image ; la plupart des artistes, savants, etc. sont des côtoyeurs, et qui se croient perdus dès qu’ils perdent la terre de vue40.

*

Par instants, je me persuade que l’idée même de livre est absurde, et j’en viens à ne plus comprendre du tout ce que je veux41.

36D’autre part, le doute entretenu à même l’œuvre par le romancier permet au lecteur de s’interroger, comme l’a fait l’auteur avant lui, de se connaître. En tant que lecteur, Gide apprécie la façon dont son romancier français préféré, Stendhal, perturbe le cours de sa lecture, ébranle ses convictions, le déstabilise :

L’intrigue ne se joue pas seulement entre les personnages, mais surtout entre l’auteur et le lecteur ; pour un peu je dirais qu’elle se joue du lecteur. À lire Armance distraitement, on n’y voit d’abord qu’une idylle ; que l’on s’y tienne, et l’on est dupe ; on le sent vaguement ; cela gêne. [...] mais on [peut] douter, car le roman entretient savamment le mystère […]. Faire deviner cette impuissance est, pourrait-on dire, la proposition même du livre et je n’en connais pas qui demande du lecteur une collaboration plus subtile ; à vrai dire, ce n’est qu’une fois renseigné et qu’en le relisant que l’on comprend la pleine signification de certaines indications, où d’abord l’on n’entendait pas malice42.

37Ce doute transmis au lecteur implique de sa part un retour sur soi, mais également un retour sur l’œuvre, d’où l’importance de la relecture pour le romancier qui écrivait dans son Journal n’écrire que pour être relu43.

38Cependant, le soulèvement de ce doute comporte une large part de manipulation du lecteur, dont le romancier « se joue » :

Le peintre qui s’obstine. Les conversations à son sujet. Ne point chercher à les traiter ironiquement : il est nécessaire de donner au lecteur l’impression que la raison est contre le peintre. [...] Expliquer cette lente épuration de l’œuvre de manière à faire se demander : est-ce que peut-être il n’aurait pas raison. Propos du peintre qui paraissent, du coup – bien supérieurs à tout le reste44.

39Le roman doit donc interroger le lecteur, sans lui fournir de réponse, mais indiquant par petites touches quelques pistes de solution, de manière à permettre l’accouchement de sa vérité propre. Cette vision du rôle de l’écrivain comme sage-femme rappelle pour plusieurs raisons la maïeutique socratique, dont le philosophe grec donne, par la plume de Platon, sa définition45.

40Gide, bien avant que Martin du Gard lui en fasse la remarque, avait adopté de plein gré ce rôle d’accoucheur : « Je crois que chaque génération nouvelle arrive chargée d’un message et qu’elle le doit délivrer ; notre rôle est d’aider à cette délivrance46. » Gide n’emploie pas à la légère ce terme de « délivrance », euphémisme pour désigner l’accouchement. Le romancier entend ainsi accompagner le lecteur dans la découverte de soi : « Ils s’inquiètent beaucoup trop de connaître ma pensée ; je n’eus souci que de leur révéler la leur47. » La vérité qu’il leur inculque n’est pas extérieure aux lecteurs48. De même, plus que d’incorporer sa vérité dans l’esprit de son lecteur, Gide a pour ambition de lui faire découvrir qu’il la porte également en lui : « Je prétends donner à ceux qui me liront force, joie, courage, défiance et perspicacité – mais je me garde surtout de leur donner des directions, estimant qu’ils ne peuvent et ne doivent trouver celles-ci que par eux-mêmes (j’allais dire : “qu’en eux-mêmes”)49.» Gide exprime ici, comme souvent ailleurs, sa pensée sous la forme à la fois brusque et délicate de la prétérition, figure rhétorique ambiguë qui convient parfaitement à sa poétique.

41Cet accouchement ne s’accomplit cependant pas sans douleur, Gide devant parfois faire commencer le travail, sans l’accord total du lecteur :

Pour moi j’estime que je n’ai rien fait tant que je n’entraîne pas avec moi mon lecteur, avec tout son faix de réticences et d’objections. [...] ce qui m’importe ce n’est pas d’aller loin moi-même, mais d’y mener autrui50

*

Ce n’est point tant en apportant la solution de certains problèmes, que je puis rendre un réel service au lecteur ; mais bien en le forçant à réfléchir lui-même sur ces problèmes dont je n’admets guère qu’il puisse y avoir d’autre solution que particulière et personnelle51.

42Sous couvert de s’effacer derrière son texte, le romancier prétend toutefois peser de toute son influence sur son lecteur, le « forc[er] » à réfléchir par ses interrogations ouvertes. Gide emploie à plusieurs reprises le lexique de la contrainte, ne dédaignant pas de mettre une certaine dose de brutalité au service de son entreprise pédagogique :

Ne pas amener trop au premier plan – ou du moins pas trop vite – les personnages les plus importants, mais les reculer, au contraire, les faire attendre. Ne pas les décrire, mais faire en sorte de forcer le lecteur à les imaginer comme il sied52

*

Le bien écrire que j’admire, c’est celui qui, sans se faire trop remarquer, arrête et retient le lecteur et contraint sa pensée à n’avancer qu’avec lenteur53.

43De l’influence, sa voix glisse paradoxalement vers le commandement. L’auteur des Faux-Monnayeurs se fait fort d’aller à contre-courant, à la fois du désir de confort propre au lecteur et de la tendance générale du roman contemporain :

Puis, mon livre achevé, je tire la barre, et laisse au lecteur le soin de l’opération ; addition, soustraction, peu importe : j’estime que ce n’est pas à moi de la faire. Tant pis pour le lecteur paresseux, j’en veux d’autres. Inquiéter, tel est mon rôle. Le public préfère toujours qu’on le rassure. Il en est dont c’est le métier. Il n’en est que trop54.

44Lorsque la force ne suffit pas, Gide revêt le masque socratique de la feinte ignorance, derrière lequel il dissimule son savoir :

Il sied tout au contraire de Meredith ou de James, de laisser le lecteur prendre barre sur moi – de s’y prendre de manière à lui permettre de croire qu’il est plus intelligent que l’auteur, plus moral, plus perspicace et qu’il découvre dans les personnages maintes choses, et dans le cours du récit maintes vérités, malgré l’auteur et pour ainsi dire à son insu55.

45Ce rapport pédagogique avec le lecteur institue le narrateur en guide dans l’univers romanesque. À la manière de Méphistophélès dans Faust, le narrateur gidien introduit le lecteur dans des endroits inédits et à des vérités inouïes, lui permettant d’accéder à la vérité ou à la connaissance qu’il recèle : « Il me plaît qu’on entre dans le récit comme par une fissure étroite. Celui qui s’aventure dans la faille admire si s’ouvrent enfin devant lui de gigantesques souterrains56. » Ce désir d’explorer les failles, de mettre au jour ce qui se cache dans les anfractuosités, doit être mis en parallèle avec la sonde des abîmes évoquée par Rivière dans un article à propos de Dostoïevski, que Gide cite dans ses conférences sur cet auteur :

[…] ou bien [le romancier] réservera [les] cavernes [du personnage], ou bien il les exposera. [...] En tout cas, [...] Dostoïevski s’intéresse avant tout à leurs abîmes, et c’est à suggérer ceux-ci le plus insondables possible qu’il met tous ses soins57.

46Cette prospection des tréfonds de l’âme, des abîmes de l’être, dans le but d’y déceler des vérités secrètes, implique de la part du romancier un total contrôle de l’œuvre. Cependant, pour permettre au lecteur d’expérimenter la découverte inductive que lui-même a vécue, il lui faut rejouer ironiquement cette découverte et, partant, taire sa connaissance de la loi générale qu’il faut découvrir. De cette manière, l’ironie permet paradoxalement l’accès à la vérité. Gide a conçu ce paradoxe au courant de la rédaction de son premier roman. En témoigne un feuillet où il formule un renversement selon lequel l’ironie devient sincérité :

Et j’en vins à comprendre que la parfaite sincérité, celle qui fait, selon moi, le plus valeureux, le plus digne, la sincérité non point seulement de l’acte même, mais du motif, ne s’obtient qu’avec l’effort le plus constant mais le moins âpre, qu’avec le regard le plus clair (j’entends par là : le moins suspect de complaisance), et qu’avec le plus d’ironie58.

47En écrivant pour la première fois un roman, Gide a pour but, non pas de faire agir ses lecteurs au sens où le publiciste Massis l’entend lorsqu’il l’accuse, à l’instar des juges de Socrate des siècles auparavant, d’« influence59 » : il souhaite plutôt les faire penser, ce qui est un tout autre objectif. Par conséquent, si, comme l’écrit Georges Strauss dans La Part du diable dans l’œuvre d’André Gide, l’« envie de déclencher l’action plutôt que d’agir […] conduit […] à ce détachement froid et inhumain, à cette expérimentation avec l’homme-cobaye qui sont proprement diaboliques60 », l’aspiration à provoquer la réflexion, à faire penser, est profondément démonique.