Colloques en ligne

Yan Hamel

Le romancier américain, de Paul Morand à Roger Nimier

1Recommandant l’écrivain William Buehler Seabrook au public hexagonal, Paul Morand écrit en 1929 :

Je ne viens pas présenter au public un nouveau génie de la littérature anglo-saxonne. Beaucoup plus encore que la nôtre, celle-ci est envahie, depuis cinq ou six ans, par des astres nouveaux. Il y en a au moins un par éditeur. Annonciations fulgurantes, début étincelants […]. Le pétrole jaillit, les critiques se précipitent, les lecteurs achètent… L’année d’après, l’action se négocie dans la rue1.

2Il s’agit bien sûr d’une boutade où, pour poursuivre la métaphore financière, l’auteur se livre au plaisir de la surenchère qui lui est coutumier. Il faut cependant reconnaître que, en ces années, romans et romanciers des États-Unis sont abondamment discutés, par des écrivains français, dans les revues littéraires et culturelles. Le tournant des années 1930 est le moment où la critique passe de l’appellation « littérature anglo-saxonne », qu’utilise encore Paul Morand, à celle de « littérature américaine » qui reconnaît une pleine spécificité et une entière autonomie aux auteurs des États-Unis2. Les Nouvelles littéraires, La Nouvelle Revue française, Europe et plusieurs autres périodiques publient les articles que Marcel Arland, Eugène Dabit, Edmond Jaloux et Philippe Soupault consacrent aux auteurs des nouveaux romans « traduits de l’américain ». Certaines de ces œuvres ont le privilège d’être préfacées par quelques-unes des plumes les plus en vue de l’époque : L’Adieu aux armes est encensé par Pierre Drieu la Rochelle en 1929, André Malraux introduit en 1933 les lecteurs à l’édition française de Sanctuaire, Valéry Larbaud présente Tandis que j’agonise en 1934 et André Maurois Le Petit Arpent du bon Dieu en 1936.

3Plus que tout autre, c’est cependant un professeur de Princeton, Maurice-Edgar Coindreau, qui a fait connaître la littérature américaine. En plus d’avoir, par son travail de traducteur, rendu accessible des romans importants de Dos Passos (Manhattan Transfer, 1928), d’Hemingway (L’Adieu aux armes, 1932 ; Le Soleil se lève aussi, 1933), de Faulkner (Tandis que j’agonise, 1934 ; Lumière d’août, 1935 ; Le Bruit et la fureur,1938), de Caldwell (Le Petit Arpent du Bon Dieu, 1936 ; La Route du tabac, 1937), et de Steinbeck (Des Souris et des Hommes, 1939 ; Les Raisins de la colère, 1947), il a présenté chacun des auteurs au fil d’une série de préfaces et d’articles publiés une première fois dans les années 1930 avant d’être refondus en une monographie, Aperçus de littérature américaine, publiée chez Gallimard en 19463.

4Une sorte de commotion est provoquée, dans le monde des lettres parisien, par la forme des textes américains, par les principes de leur composition et de leur narration, par ce que l’on appelle en ces années « la technique romanesque américaine », et aussi par ce que les romanciers mettent en scène, par les thèmes privilégiés qu’ils abordent, par les situations et les types qu’ils décrivent. Dans le célèbre excipit de sa préface à Sanctuaire, André Malraux écrit que le roman de Faulkner « est l’intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier4. » En adoptant le point de vue de l’histoire littéraire, on pourrait dire que le roman américain est l’intrusion d’un facteur de désordre dans un monde littéraire tenu à tort ou à raison pour policé, un monde littéraire où la narration aurait jusqu’alors été encadrée par les principes du cartésianisme et de la grande tradition réaliste remontant à Balzac. Le Français qui découvre le roman d’outre-Atlantique voit ses habitudes de lecture bousculées par les monologues intérieurs et les jeux sur le temps narratif de Faulkner, par le simultanéisme et l’éclatement des points de vue chers à Dos Passos, par le récit dit « objectif » ‑ c’est-à-dire une narration de type behavioriste exempte d’approfondissements et d’explications psychologiques ‑ pratiqué par Hemingway, Steinbeck et Caldwell.

5Pour rendre compte de ce choc, pour expliquer les particularités des thèmes abordés et des techniques narratives développées aux États-Unis, les critiques français exposent systématiquement des considérations sur les milieux d’où sont issus les auteurs américains, sur les vies qu’ils ont menées et sur les caractéristiques géographiques, sociales et politiques du nouveau continent. Il n’est à peu près pas possible en ces années de discuter un roman américain sans convoquer la figure mythifiée de l’écrivain américain, laquelle obsède littéralement la critique littéraire française. La critique américaniste des années 1930 est à ce titre essentiellement biographique.

6En se basant uniquement sur ce que disent Coindreau et les autres critiques littéraires de l’entre-deux-guerres, le lecteur actuel qui s’emploierait à dresser les portraits-robots des différents romanciers américains alors en vogue arriverait, pour les uns et les autres, à des résultats remarquablement similaires réunissant toujours, à peu de choses près, la même série fermée de traits distinctifs. L’écrivain américain est un dur et un indiscipliné.À la manière d’Hemingway, c’est un « gars qui n’a pas froid aux yeux, qui se moque du gendarme 5[…]. » L’écrivain américain est un « révolt[é]6 » : c’est « la révolte contre ce qu’il appelle “les mensonges qui nous étouffent” qui a obligé Dos Passos à s’exprimer7. » L’écrivain américain est alcoolique. Malraux rappelle comment « les échos américains [répètent] complaisamment que l’alcool fait partie de la légende personnelle de M. Faulkner8. » Il n’en va pas autrement pour ses collègues. Ceux-ci sont à ce point obsédés par la bouteille que, pour parler de leurs œuvres, Coindreau définit le genre du « roman alcoolique », l’« un des chapitres les plus importants dans l’histoire des lettres aux États-Unis9. » L’écrivain américain « ne connaît d’autre but que l’action10 » ; il méprise ou, encore plus souvent, ignore les complexités de la psychologie. L’écrivain américain est un vagabond marginal. Devant son existence « à la résistance de [ses] muscles11 », il a voyagé du nord au sud, d’est en ouest. On le retrouve successivement dans différentes villes, comtés, États où il pratique tous les métiers, se mêle à tous les milieux. Caldwell, qui « a mené une vie de héros picaresque12 », pratiqua

des métiers fort divers, propres à enrichir un futur romancier d’images et de types nouveaux.

Il fut journaliste, ouvrier dans une usine où l’on fabriquait de l’huile de graines, ramasseur de coton dans le Tennessee, assistant cuisinier et garçon de nuit dans un buffet de gare, machiniste dans un théâtre « burlesque » de Philadelphie, critique littéraire dans le Texas et joueur de football dans une équipe de Pennsylvanie13.

7Aux yeux de Drieu la Rochelle, l’auteur de L’Adieu aux armes est pour sa part « un Maupassant qui n’aurait pas été enfermé dans un ministère ou dans Paris et qui, tout jeune, aurait pris le large dans son bateau. Un Maupassant qui aurait vu des pays à demi sauvages, qui aurait été dans la guerre, la mouise, le peuple14. » L’écrivain américain est un autodidacte. Il se tient habituellement loin des collèges, des universités, de la société des artistes reconnus et des intellectuels. Ce n’est pas la tradition littéraire, mais leurs déboires qui les ont amenés à écrire. Ainsi, selon Drieu La Rochelle, Hemingway « connaît les choses qu’il a remuées, les endroits où il a été et les gens qu’il a fréquentés. Et rien d’autre. Ce n’est qu’avec cela qu’il compose son univers15. » Souvent, l’écrivain américain aura commencé dans la carrière des lettres en pratiquant quelque genre trivial comme l’annonce publicitaire ou le reportage journalistique. C’est la raison pour laquelle son art n’est pas châtié comme celui des Européens. Si son écriture et la construction de ses œuvres révèlent souvent quelques maladresses et une évidente naïveté, leur originalité, leur spontanéité, leur force, leur violence et leur impact sur le lecteur n’en sont en revanche que plus forts, plus authentiques. L’auteur de Lumière d’août est à ce titre emblématique :

Faulkner travaillait dans une usine de force motrice. Il y transportait le charbon du dépôt jusqu’aux chaudières, et la nuit, faisant une table de sa brouette, près d’un mur derrière lequel ronflaient les dynamos, il écrivait. En six semaines, de minuit à quatre heures du matin il rédigea As I lay dying sans une rature16.

8Selon Philippe Soupault, c’est « par sa spontanéité et son naturel qu’Hemingway arrive à se débarrasser de tous [les] liens qui paralysent l’évolution du roman17. » Avec ce type d’écriture, l’écrivain américain fait violence à son public. Hemingway « malmène son lecteur, comme un boxeur malmène son adversaire18. » Après avoir proposé une brève synthèse des livres marquants publiés outre-Atlantique au cours des dernières années, André Maurois conclut l’un de ses articles sur la constatation suivante : « Proust dit qu’il y a des auteurs qui sont méchants, qui veulent nous faire souffrir. Beaucoup de jeunes écrivains américains, et parmi ceux qui ont le plus de talent, sont méchants19. » Préfaciers et critiques insistent également sur le caractère à leurs yeux excessivement cruel et bestial des événements qui s’enchaînent dans les histoires racontées par les romanciers américains. Avec Erskine Preston Caldwell, dont l’œuvre est « osée, violente et macabre20 », William Faulkner est certainement celui qui remporte la double palme de l’exotisme et de la sauvagerie, et ce, bien qu’il ne soit « ni un monstre, ni un fou. Et encore moins un écrivain pornographique21. » Marcel Arland souligne que ce romancier

tend d’instinct fût-ce en les condamnant, vers les manifestations les plus violentes de la vie. [Lumière d’août]est une œuvre violente jusqu’à la frénésie, dense, amère et par certains points monstrueuse. Elle séduit et déconcerte. Elle est arbitraire et crie de vérité. On n’y voit guère que meurtres, lâcheté, mensonge, luxure, sadisme, folie […]22.

9Cependant, l’écrivain américain est modeste, il ignore la vanité. On « chercherait vainement un homme plus simple [que Faulkner], plus inconscient du fait qu’il est à l’heure actuelle l’écrivain le plus puissant et le plus original des États-Unis23. » L’auteur de 42e parallèle se démarque par la « modestie, l’absence de grandiloquence, la franchise24. » Pour sa part, une fois devenu célèbre, « Caldwell n’a rien perdu de sa charmante simplicité. Encore timide, il parle peu. Il semble n’éprouver aucun plaisir à discuter ses œuvres, et lui tirer les vers du nez […] n’est pas chose facile25. » Le romancier d’outre-Atlantique est d’une telle candeur, d’une telle sincérité, il déteste à ce point la publicité pouvant être faite autour de sa personne qu’il en vient à adopter des comportements à la limite de l’incivilité. Maurice-Edgar Coindreau, qui connut personnellement quelques-uns des romanciers dont il traduisit les œuvres, excelle à rapporter des anecdotes illustrant leur sauvagerie :

C’était à New York,en décembre 1933. Erskine Caldwell, qui s’était enfin décidé à quitter ses forêts du Maine, m’avait prié de l’accompagner, ce soir-là, au Masque Theatre où il allait, pour la première fois, écouter les trois actes que Jack Kirkland venait de tirer de son roman, Tobacco road. Je le vois encore dans son costume d’homme des bois, prenant place au troisième rang des fauteuils de balcon. Il avait l’air d’un grand garçon timide, avec sa blonde figure de Viking et les senteurs forestières qui semblaient l’imprégner encore26.

10Les articles publiés par Coindreau réunissent régulièrement l’ensemble des motifs composant le portrait du romancier américain en de courtes biographies. La longue citation suivante, qui rapporte quelques faits saillants de la vie mouvementée de John Steinbeck, est représentative du type de micro-récit par l’entremise duquel le lectorat français découvre l’un de ces êtres extraordinaires et fascinants que sont les écrivains des États-Unis :

On savait maintenant qu’il était né en 1900, à Salinas, petite ville de Californie où son père était trésorier. Dès son plus jeune âge, la vie l’emporte et le rudoie. Il travaille comme garçon de ferme avant d’entrer à l’Université de Stanford mais, à la salle de classe il préfère les ranchs de Salinas où son énergie trouve meilleur emploi et où, quand il veut lire, il le fait à sa fantaisie. Attiré par New York, il s’embarque sur un cargo et s’arrête à Panama. C’est ensuite toute la variété que New York peut offrir aux esprits qui aiment l’aventure. Steinbeck y fait un peu de tout, depuis le reportage jusqu’au métier plus humble de maçon ; puis il repart pour la Californie. On lui donne à garder une maison juchée dans la Sierra Nevada, sur les bords du lac Tahoe. Dans cette solitude glacée, enfoui pendant plusieurs mois sous la neige, il écrit Cup of gold avec les souvenirs de son séjour à Panama. […]

Après avoir quitté la maison qu’il avait en garde, il travaille quelque temps à l’élevage des truites dans un établissement de pisciculture, puis, s’étant marié, il va s’installer sur la côte du Pacifique, près de Carmel, colonie d’artistes rivale de Taos, dans le New Mexico. […]

Il n’en devint point plus sociable. Établi à Los Gatos, à quelques kilomètres au sud de San Francisco, il ne sortait de cette retraite que pour de longs voyages à l’étranger, des randonnées documentaires à travers les États-Unis, ou, incidemment, pour de brèves apparitions à New York. De ses ancêtres allemands, il tient un physique vigoureux et nordique. À ses ancêtres irlandais il doit son sens de l’humour, son goût du mystérieux, et un sentiment profond des valeurs poétiques. Son horreur de la publicité […] est matière à anecdotes. Quand le Commonwealth Club de San Francisco lui décerna la médaille d’or pour In Dubious battle, il refusa de l’y aller chercher et, à un dîner offert à New York, en 1937, en l’honneur de Thomas Mann, il s’éclipsa dès le second discours et alla se réfugier au bar. La première de l’adaptation théâtrale de Of Mice and men se fit sans lui, à New York, et il ne vit pas davantage la comédie que Jack Kirkland tira de Tortilla Flat27.

11Les réactions des critiques sont partagées devant ces créateurs de nouvelles formes romanesques qui menacent les manières de faire et le « bon goût » français. Bien qu’il ait accompli un travail colossal pour que Faulkner, Dos Passos, Hemingway et consorts soient connus et appréciés en France, même s’il admire « l’ingéniosité » de leur « technique si neuve et si hardie28 », Maurice-Edgar Coindreau présente les particularités formelles de leurs textes comme les marques d’une insuffisance par rapport à un aboutissement artistique véritable, à une norme du « bien écrit », du « bien raconté », dont les lettres françaises seraient à la fois les meilleures représentantes et les plus fidèles gardiennes :

La composition est toujours le point faible des romanciers américains. Ignorants des solides disciplines classiques, ils ont peine à serrer leur sujet, à éviter les digressions, à élaguer, à ordonner. Beaucoup écrivent comme un robinet coule, ne s’arrêtant que lorsque le nombre de mots exigé par leur éditeur est atteint. Ce défaut pourrait être, sinon corrigé, du moins fort atténué, si le romancier se souvenait de certaines règles impératives de l’art dramatique29.

12À l’exact opposé, un auteur avant-gardiste comme Philippe Soupault voit dans les innovations narratives développées aux États-Unis un espoir de libérer la prose romanesque française des formules convenues qui la sclérosent. Cinquante mille dollars, L’Adieu aux armes et Le Soleil se lève aussi sont à ses yeux des œuvres dont la vérité s’énonce « contre les dogmes aveuglants que sont devenues les formules balzaciennes30 » ; « Hemingway arrive à se débarrasser de tous [l]es liens qui paralysent l’évolution du roman31. »

13Dans un cas comme dans l’autre, aussi bien du côté de Coindreau que de celui de Soupault, ce sont deux grands types d’écriture, deux manières étrangères de pratiquer l’art du roman, et deux mentalités collectives difficilement conciliables qui sont opposées, et hiérarchisées, par la critique du roman étasunien. Tout se passe chez le premier comme si l’Américain devait se franciser pour pouvoir devenir un écrivain véritablement grand, tandis que chez le second, tout se passe au contraire comme si c’était le Français qui devait s’américaniser pour parvenir à créer une littérature novatrice et vivante.

14Avant la Seconde Guerre mondiale, la position défendue par Coindreau domine. La valorisation de l’œuvre américaine passe alors fréquemment par des tentatives, plus ou moins habiles et convaincantes selon les cas, d’établir des rapprochements avec les classiques de la grande littérature européenne. C’est ce que Malraux faisait en parlant de tragédie grecque à propos de Sanctuaire. C’est aussi ce que fait constamment Coindreau ; dans le compte rendu suivant, il s’emploie à décrire un recueil de Caldwell et à donner envie de le lire :

Le trait le plus frappant des contes d’American Earth […] était la spontanéité avec laquelle on les sentait écrits. […] La concision et la nervosité du récit, comme aussi son amertume, rappelaient Maupassant ; l’humour faisait songer à un Rabelais tenu en laisse par le cynisme un peu sec de Swift32 […].

15À la libération, par contre, la perspective se renverse en faveur de Soupault. La vogue du roman américain, qui avait été frappé de censure sous l’Occupation, est si forte en territoire hexagonal, la volonté de développer des écritures comparables à celles d’Hemingway, de Faulkner ou de Dos Passos est si répandue parmi les écrivains émergeants, que les œuvres françaises publiées à cette époque sont volontiers jaugées à l’aune du nouveau modèle dominant que constituent les chefs-d’œuvre étasuniens parus au cours des années 1920 et 1930. Dans un ouvrage significativement intitulé L’Âge du roman américain et paru en 1948 la critique littéraire Claude-Edmonde Magny croit que le roman américain joue par rapport à la littérature française « un rôle de précurseur autant que d’exemple », qu’il est « comme en avance par rapport aux œuvres européennes33. » Deux ans plus tôt, Jean-Paul Sartre remarquait dans une conférence prononcée à Yale que

c’est pendant l’Occupation, lorsque les Allemands ont interdit toute impression et réimpression de livres américains, que nous avons commencé à voir paraître en France un grand nombre d’ouvrages inspirés par cette nouvelle façon d’écrire. On eût dit que, privés de leur dose habituelle de romans américains, les Français s’étaient mis à en écrire eux-mêmes, afin d’avoir quelque chose à lire34.

16Rappelant au passage comment il s’est lui-même inspiré du simultanéisme de Manhattan Transfer et de la trilogie USA pour composer Le Sursis, Sartre soutient que l’écriture de L’Étranger est redevable à celle du Soleil se lève aussi, que Le Sang des autres de Beauvoir et que Les Mendiantsde Des Forêts empruntent à Faulkner, qu’Enrico se rapproche de Caldwell, que Mouloudji « écrit “à l’américaine” aussi naturellement qu’on respire, et avec la même innocence35 », etc. Il poursuit en assurant ses auditeurs qu’« [a]ujourd’hui, les deux tiers des manuscrits soumis par de jeunes auteurs à la revue que je dirige [Les Temps Modernes] sont écrits à la Caldwell, à la Hemingway, à la Dos Passos36. » La dernière partie de Qu’est-ce que la littérature ? conforte la théorie de l’engagement en dressant un portrait du romancier américain qui récupère plusieurs des principaux stéréotypes mis en circulation une dizaine d’années plus tôt37. Creusant le même sillon, Claude-Edmonde Magny rappelle de son côté que

les Américains n’ont à peu près pas de tradition littéraire […]. Socialement, leurs écrivains sont issus de classes plus diverses que les nôtres ; ils ne se recrutent pas essentiellement parmi les intellectuels, fonctionnaires ou professeurs, ou chez ceux que leur aisance dispense d’avoir un métier. Ils ont été vendeurs de journaux, garçons d’ascenseur, détectives privés38.

17Cet « âge du roman américain », ou plutôt cet âge du roman français à l’américaine, qui se confond avec l’âge de la littérature dite existentialiste, s’étend sur un peu plus d’une décennie. Il culmine en 1954, lorsque Les Mandarins, qui intègre des monologues intérieurs inspirés de Faulkner en plus de situer une longue partie de son intrigue à Chicago, est couronné par le prix Goncourt.

18Autre signe de l’importance prise, dans le milieu littéraire parisien, par la narration à l’américaine : des auteurs marginaux, contestataires ou avant-gardistes éprouvent après-guerre le besoin de situer leur esthétique propre et leur projet littéraire en réinterprétant tantôt l’engouement pour le roman des États-Unis, tantôt la valeur des œuvres françaises qui en sont issues. Dans ses essais sur l’art du roman, Paul Gadenne défend des idées proches de celles qui seront exposées quelques années plus tard par Julien Gracq dans La Littérature à l’estomac et ses essais plus tardifs sur l’écriture. Soutenant dans une « réponse à une enquête de René Char », datée de 1941, que l’art du romancier doit puiser « ses racines dans une vie intérieure profonde, largement alimentée, étrangère à tout souci de publicité, et que n’altère pas la hâte d’exploiter ses trésors39 », il entend montrer, au sortir de la guerre, que les romans américains ne sont pas étrangers à sa conception de l’art littéraire, mais qu’ils sont au contraire abusivement réduits, par les contemporains, à une forme d’objectivité behavioriste doublée d’un refus de l’intellectualité, du psychologisme et de la vie intérieure. Dans un article de 1946 consacré à la recherche de l’objectivité dans le roman américain, Gadenne veut montrer comment « il existe, chez ces romanciers, justement, tout autre chose qu’une technique habile, autre chose qu’un souci d’objectivité : mais un sens du mystère humain40 », comment il est possible de découvrir la « présence sous-jacente41 » du romancier derrière la technique et sa prétendue objectivité. Les techniques américaines doivent selon lui être tenues pour « un moyen, le plus nouveau, donc le plus efficace pour le moment, de communiquer sa pensée42. » L’année suivante, en octobre 1947, Nathalie Sarraute donne aux Temps Modernes un essai revalorisant la littérature d’analyse psychologique, dont Dostoïevski est à ses yeux le plus grand représentant. Elle écorche au passage les romanciers américains et leur théoricienne française attitrée, Claude-Edmonde Magny. Elle discrédite avec une ironie méprisante l’idée largement partagée à l’époque selon laquelle la « saine simplicité du jeune roman américain, sa vigueur un peu rude redonneraient, par l’effet d’une contagion bienfaisante, un peu de vitalité et de sève à notre roman, débilité par l’abus de l’analyse et menacé de dessèchement sénile43. » Situé aux antipodes sur les cartes esthétique et politique, Roger Nimier écrit de son côté une chronique où il revient sur le « débat entre les admirateurs des U.S. et les Français traditionalistes44. » Prenant ouvertement parti pour les seconds, bien que son œuvre phare, Le Hussard bleu, soit composée d’une succession de monologues intérieurs calquée sur Tandis que j’agonise,Nimier soutient que l’intérêt pour le roman américain s’explique exclusivement par la déconsidération à ses yeux injuste dont ont souffert ses écrivains français de prédilection, notamment à la suite des années d’Occupation :

Mais, à quelques années de distance, nous sommes amenés à nous demander si nous n’avions pas été choisir aux U.S.A. ce qui nous ressemblait le plus. Un grand nombre de nos écrivains étaient déconsidérés pour des raisons politiques ou morales. On n’avait plus le droit de lire Céline, mais il y avait Miller. On accusait Proust de futilité : il restait Faulkner. On n’aimait plus Montherlant ‑ et on se pâmait sur la moindre ligne d’Hemingway. Je ne veux pas dire que nos cousins d’Amérique nous copiaient, mais seulement que nous possédions déjà leurs techniques, leurs goûts, depuis longtemps : il n’y avait pas rupture d’un pays à l’autre, ce n’était pas deux civilisations si différentes45.

19Chacun à leur façon, et pour des raisons qui leur sont propres, Gadenne, Sarraute et Nimier montrent comment, de la fin des années 1940 au milieu des années 1950, le roman américain et ses avatars français étaient à ce point centraux qu’il fallait prendre position à leur égard ; il fallait les critiquer, les rejeter ou les tirer à soi si l’on voulait parvenir à définir et à légitimer une esthétique et une politique romanesques dans le monde des lettres parisien.

20L’utilisation que Maurice-Edgar Coindreau et consorts font du terme « Américains » montre d’un côté que, dans le discours de la critique littéraire française des années 1930-1950, la représentation souvent stéréotypée de la civilisation d’où est issue une œuvre (ou un corpus d’œuvres) infléchit la réflexion à propos de l’esthétique, du sens et de la modernité de cette œuvre (ou de ce corpus d’œuvres). À l’aube de la période romantique, des penseurs comme Johann Gottfried Herder et Germaine de Staël expliquaient les différences entre les formes littéraires par des différences de sensibilités, de traditions, de mythologies et de tempéraments nationaux46. Un siècle et demi plus tard, la manière avec laquelle les écrivains français jouent les « Américains » contre les « Français », ou inversement, laisse entendre que ce caractère national des littératures constitue encore une variable-clé influant profondément sur la théorie du texte romanesque.