Colloques en ligne

Régis Lanno

Maurice Blanchot à L’Insurgé

1Au cours des années 1930, Maurice Blanchot inaugure certains aspects de sa théorie de la littérature, alors même qu’il fréquente les milieux intellectuels de l’extrême droite. Nous chercherons à montrer qu’une part de la théorie littéraire de Blanchot s’ébauche dans un dialogue avec son engagement nationaliste. À cette fin, nous nous pencherons plus particulièrement sur la collaboration de Blanchot à un hebdomadaire, L’Insurgé, qui parut de janvier à octobre 1937.

2Nous situons notre démarche dans une perspective sociologique compréhensive, d’inspiration wébérienne, dont l’un des buts est de saisir le sens que les individus donnent à leurs actes, de comprendre leurs actions dans toute la complexité de leurs existences, à travers les multiples socialisations auxquelles ils sont confrontés. Il s’agira donc de comprendre le sens que donne Blanchot à son engagement à l’extrême droite, comprendre ce que signifie la littérature pour lui à cette époque, et de voir si ces deux significations entrent dans une certaine résonance. Nous tenterons également d’éviter deux écueils : déduire la vision de la littérature de Blanchot de son engagement nationaliste d’une part, et déduire son engagement à l’extrême droite de sa conception de la littérature d’autre part. En effet, il semble que la théorie de la littérature qu’élabore Blanchot dans ces années, et son identification à un imaginaire nationaliste, procèdent d’un même mouvement et fonctionnent dans une même cohérence, sans pour autant que l’une soit la conséquence de l’autre.

Blanchot dans les années 1930

3Après des études de philosophie à Strasbourg, au cours desquelles il se lie d’une amitié, qui durera toute sa vie, avec Emmanuel Levinas, Blanchot rejoint Paris vraisemblablement à la fin des années 1920. Il connaît à partir de cette époque un engagement à l’extrême droite à travers sa collaboration à de nombreux journaux et revues nationalistes. Blanchot appartient au cours de ces années à un milieu de jeunes intellectuels persuadés d’avoir un rôle à jouer pour enrayer le déclin, pêle-mêle, de la France, de l’Occident, de la civilisation. Le manifeste de la revue Réaction en avril 1930 parle ainsi de « Crépuscule des nations blanches », du « Déclin de l’Occident », de l’approche des « derniers jours », de l’avènement d’un « nouveau Moyen-Âge1 ». Ces jeunes auteurs, formés pour certains par la doctrine de l’Action française, sont échaudés par l’immobilisme et le conservatisme de Maurras face aux changements de leur temps2 : c’est ainsi qu’on a pu les désigner comme des « dissidents ». Cette génération d’auteurs a fait son entrée dans l’historiographie politique et intellectuelle sous le nom de « non-conformistes des années 1930 », selon l’expression de Jean-Louis Loubet del Bayle. Son analyse distinguera plus précisément trois groupes : « Ordre nouveau », autour d’Arnaud Dandieu et Robert Aron, les intellectuels se rassemblant autour d’Emmanuel Mounier et de la revue Esprit, et enfin, la « Jeune Droite » (l’expression serait de Mounier), à laquelle appartient Blanchot, mais dont les figures de proue seront davantage Thierry Maulnier, Jean-Pierre-Maxence ou Jean de Fabrègues.

4Entre 1931 et 1938, Blanchot apportera sa collaboration à diverses publications, à des niveaux de responsabilité différents, parfois en tant que rédacteur en chef, plus souvent en tant que simple journaliste. Il participera ainsi aux Cahiers Mensuels, à la Revue universelle3, à la Revue française, à Réaction, à La Revue du Siècle, au Journal des Débats, au Rempart, Aux écoutes, à La Revue du vingtième siècle, à Combat, et enfin, à L’Insurgé.

5Si Blanchot fréquente alors assidûment les milieux d’extrême droite, son engagement, ses idées ne sont pas ceux d’un Drieu ou d’un Brasillach. On s’accorde ainsi généralement sur la date de 1938 pour situer les dernières publications politiques de Blanchot dans la presse d’extrême droite. Cependant, Mike Holland4 met en évidence que sa collaboration avec des journaux d’extrême droite ne s’arrête que bien plus tard, en juillet 1940. S’il est vrai qu’il ne « signe » plus d’article politique depuis 1937, il remplace en revanche Paul Lévy5 à la direction du journal Aux écoutes (alors replié à Clermont-Ferrand) du 15 juin au 27 juillet 1940. Holland cite alors un extrait de l’éditorial paru le 20 juillet 1940, et donc sous la responsabilité de Blanchot :

La grande bataille pour la rénovation est commencée. Des journées décisives pour la France ont eu lieu et elles ont mis fin à un régime contre lequel nous avons lutté pendant des années. […] [N]ous avons chaque semaine exprimé les raisons urgentes de refondre totalement notre régime et de faire la révolution nationale. Cette révolution est commencée. Si jamais elle échouait, ce serait la fin de la France […]6.

6Holland précise encore que tous les articles paraissant Aux écoutes étaient, à de rares exceptions, anonymes. L’éditorial cité ci-dessus n’a donc pas été signé. Cependant, son propos est identique à ce que Blanchot a pu écrire durant des années dans la presse de la Jeune Droite. Il semble donc difficile de considérer que le retournement idéologique de Blanchot se soit déjà opéré à cette date.

7Si, parmi l’ensemble de ces publications dans la presse nationaliste – on parle ici de plus de 200 articles d’analyse politique, de chroniques littéraires ou notes de lectures entre 1931 et 1938 – nous avons choisi de nous pencher sur la collaboration de Blanchot à L’Insurgé, c’est tout d’abord parce qu’il s’agit des derniers articles à caractère politique que Blanchot fera paraître dans la presse nationaliste, et que cette participation apparaît à bien des égards comme une sorte d’aboutissement de son évolution politique au cours de cette décennie. Mais l’exemple de L’Insurgé offre aussi un avantage méthodologique. En effet, Blanchot y donnera, presque chaque semaine, à la fois un article traitant de l’actualité politique et une chronique littéraire. La pensée du politique se déploie ici simultanément à la pensée sur la littérature.

Qu’est-ce que L’Insurgé ?

8L’hebdomadaire L’Insurgé est né sous l’impulsion d’une partie de l’équipe du mensuel Combat, fondé par Jean de Fabrègues et Thierry Maulnier. Un certain nombre de ses rédacteurs trouvent que Combat se satisfait trop d’un certain élitisme et souhaitent fonder un journal plus en prise avec l’actualité et ayant pour objectif une diffusion plus large de ses idées. Pierre Monnier7, jeune provincial originaire de Bordeaux, militant d’Action française, semble être à l’origine du projet avec Thierry Maulnier et Jean-Pierre Maxence. Ces derniers parviennent à convaincre nombre de contributeurs de Combat, dont Blanchot, de s’associer à l’entreprise.

9L’Insurgé est alors un hebdomadaire de huit pages, de grand format. La une du premier numéro, placé sous le double patronage de Jules Vallès (le nom de L’Insurgé provient de son roman éponyme) et d’Édouard Drumont8, porte le titre suivant : « La concentration des pourris. Les radicaux, les modérés et les trusts préparent un nouveau ministère. On y retrouvera tous les Pourris : Mandel, Reynaud, Flandin, Chautemps, Boncour ». Ce sera la tonalité du journal.

10L’hebdomadaire est en outre financé par l’industriel Jacques Lemaigre-Dubreuil, également bailleur de fonds de l’OSARN (Organisation secrète d’action révolutionnaire nationale), plus connue sous le nom de « la Cagoule ». L’Insurgé installe ses locaux rue Caumartin à Paris, dans un local laissé libre par l’organisation d’extrême droite. Pierre Monnier reconnaît d’ailleurs volontiers en avoir été membre, avoir même réalisé pour l’organisation un certain nombre de missions de transports d’armes, mais assure que l’équipe de L’Insurgé n’a eu, quant à elle, aucun lien avec les cagoulards. Il rapporte néanmoins une anecdote, au cours de laquelle Blanchot raillait la personnalité trop naïve d’Eugène Deloncle, fondateur de la Cagoule9. S’il est certain que Blanchot n’avait aucun lien avec l’organisation, il connaissait cependant suffisamment Deloncle pour s’autoriser un jugement personnel. Maurras lui-même s’inquiéta des rapports du journal avec la Cagoule. Il semblait craindre en effet que Thierry Maulnier, l’un de ses jeunes disciples les plus prometteurs, certes éloigné de l’orthodoxie maurrasienne, ne fraye avec une organisation terroriste incontrôlable à l’idéologie incertaine. Maulnier s’empressera de lui assurer que L’Insurgé n’avait aucun lien avec l’organisation d’extrême droite.

11Le dernier numéro du journal paraît le 27 octobre 1937, le principal mécène du journal, Lemaigre-Dubreuil, en ayant arrêté le financement. Il semble cependant qu’il ne s’agisse pas de la seule raison, une certaine lassitude des animateurs de la revue, face au faible écho de la publication a pu peser également dans la décision, le nombre d’abonnés n’ayant jamais dépassé les 200010.

12Avant d’aborder directement les chroniques politiques de Blanchot dans L’Insurgé, il est encore nécessaire de s’attarder sur un élément. Deborah M. Hess rapporte, dans un ouvrage consacré à Blanchot11, qu’elle demanda l’autorisation à l’écrivain de reproduire certains passages des articles issus de L’Insurgé. Blanchot lui répondit qu’il serait heureux de l’autoriser à citer d’autres articles, mais que ceux-ci n’avaient, soit pas été écrits par lui, soit avaient été modifiés sans son accord. Il ajoute encore que c’est pour cette raison, et à sa demande, que L’Insurgé cessa de paraître12. Ces deux affirmations sont cependant très peu vraisemblables. En effet, l’éditorial politique de Blanchot paraît chaque semaine (sur une période qui va de janvier à juillet 1937). Dès lors comment aurait-il accepté que des articles signés de son nom paraissent pendant presque huit mois s’il n’en avait été l’auteur ? Il faut aussi s’interroger sur les motivations qui auraient été celles des directeurs de L’Insurgé pour se livrer à cette supercherie. En effet, Blanchot ne jouit pas à cette époque d’un tel statut que sa signature soit un élément dont un journal souhaite absolument se prévaloir. Que L’Insurgé cesse de paraître sur la demande de Blanchot semble également contredit par différents témoignages, dont le plus détaillé, celui de Pierre Monnier.

Un éditorialiste de politique étrangère

13Blanchot donne une chronique de politique étrangère à L’Insurgé chaque semaine de janvier à juillet 1937. Cette chronique s’interrompt alors, tandis que sa critique littéraire continue de paraître pratiquement jusqu’à la fin de la publication du journal, en octobre. Il semble que l’interruption de la chronique politique à partir de juillet ne puisse pas être interprétée comme un changement dans les convictions de Blanchot, dans la mesure où il signe un article politique, dans le dernier numéro de l’hebdomadaire, figurant bien en vue sur la dernière page, contrairement à l’habitude.

14La chronique politique paraît en page quatre du journal, dans un premier temps sous une rubrique intitulée « L’abjection française », un peu plus tard sous un autre titre, « Libérez la France ». Blanchot y aborde sur un ton extrêmement virulent, parfois très violent, les principaux faits de politique étrangère. On peut noter d’emblée que l’impression persistante qui se dégage de la lecture de ces chroniques est la sensation d’une constante répétition d’un article à l’autre, tant les thèmes et l’argumentaire dont use Blanchot demeurent les mêmes au fil des semaines.

15Les titres des articles annoncent un nationalisme tout à fait particulier, un nationalisme amer, dénigrant un pays qui s’est enfoncé dans « l’abjection ». Parmi ceux-ci on peut citer : « Réquisitoire contre la France13 », « Notre première ennemie, la France14 », « Le Déshonneur français15 », « La France condamnée à avoir tort16 ». On comprend au vu de ces titres que le nationalisme sourcilleux de Maurras ne pouvait pas s’accommoder de telles tournures, qui supposent un patriotisme trop ambigu. Maurras en fera d’ailleurs largement part à Thierry Maulnier.

16Le nationalisme de Blanchot consiste à faire le portrait d’une France « abjecte », abjecte parce que républicaine et socialiste17. Blanchot use alors souvent d’un vocabulaire évoquant la maladie pour aborder la situation politique du pays. Il revient inlassablement sur « l’état de dissolution18 » dans lequel serait la France, « une nation [qui] se décompose19 », gouvernée par des « êtres dégradés20 ». La France s’enfonce dans un état d’« abaissement » généralisée, les Français ne devraient plus que ressentir le « dégoût de ce qu’ils sont21 ».

17Pour Blanchot, il est impossible de ne pas se sentir solidaire de cette dégradation et écrit : « Nous pensons qu’à ces heures-là il est utile que nous éprouvions pour nous-mêmes le mépris qu’ils nous inspirent afin de puiser dans ce sentiment la force de les abattre22 ». Dans un autre article, il écrit encore : « Absence de virilité, faiblesse sans la honte d’être faible, fatuité sans confiance, voilà ce qu’il y a dans le patriotisme de tant de Français pour qui la France n’est que le support de leur égoïsme et l’écran de leur déchéance23 ». Autre élément qui apparaîtra à plusieurs reprises dans ses chroniques, l’appel à des valeurs viriles, garantes pour Blanchot d’une politique énergique, vigoureuse.

18La figure de Léon Blum, quant à elle, avait déjà été très durement attaquée dans le mensuel Combat, les positions de L’Insurgé à son encontre vont encore se radicaliser, et Blanchot y prendra largement sa part. Pour Blanchot, Blum constitue en quelque sorte l’incarnation de la déchéance française ; il écrit dans le premier numéro de L’Insurgé : « Il est donc juste que, jusqu’à nouvel ordre, Blum reste le symbole et le porte-parole de la France abjecte dont nous faisons partie24. » La question d’un certain antisémitisme est également posée, lorsque Blanchot écrit par exemple que Blum « représente exactement ce qui est le plus méprisable pour la nation à laquelle il s’adresse, une idéologie arriérée, une mentalité de vieillard, une race étrangère25 ». Blum est régulièrement assimilé à l’étranger, il est « l’adversaire qu’on ne respecte pas parce qu’il n’est même pas l’héritier de la civilisation qu’il devrait défendre26 », ou encore « il est si étranger à ce qu’a été la France et à ce qu’elle exige qu’il paraît suscité pour lui faire honte de sa dégradation27 ». On peut dès lors s’interroger, au regard de l’amitié de Blanchot avec Levinas ou l’homme de presse Paul Lévy : cet antisémitisme n’est-il qu’un outil rhétorique ? Les très nombreux, trop nombreux, a-t-on envie de dire, passages de la sorte n’inclinent pourtant pas à le penser.

19Pour Blanchot, si Blum menace « d’altérer la substance28 » de la nation, il est avant tout « à la tête de ce régime de traîtres patentés, payés par l’étranger…29 » On touche ici à une autre des obsessions de Blanchot dans ses éditoriaux politiques : la menace communiste. Blum serait alors avant tout l’agent des soviétiques, qui poussent à la guerre, à l’affrontement entre la France et l’Allemagne. Combattre le communisme est dès lors une « entreprise de salut », au nom de laquelle Blanchot appelle à soutenir, coûte que coûte, Franco contre « la pourriture soviétique de Valence et de Barcelone30 ».

20Face à cette situation de décadence dans laquelle s’enfonce la France, une seule issue pour Blanchot : la révolution. Il écrit : « la seule manière digne d’être français, c’est d’être révolutionnaire31 ». Le problème cependant est qu’on ne sait jamais de quelle révolution parle Blanchot. Il ne s’agit évidemment pas de la révolution au sens marxiste, on vient de le voir. Aucun projet positif n’est jamais formulé, la rhétorique révolutionnaire s’use dans une perspective purement négative, uniquement critique. Cette révolution, selon Blanchot et la Jeune Droite, est avant tout refus : refus de la société démocratique assimilée au monde bourgeois, installé, conservateur, mais aussi de l’égalité, synonyme d’uniformisation et de nivellement par le bas. Ce refus est également celui du capitalisme, allant de pair avec la démocratie. Ils perçoivent une crise dans la société, ils s’insurgent, vitupèrent, appellent au changement radical, à la violence révolutionnaire, tandis qu’ils conspuent à la fois socialisme et capitalisme. Ils s’exaspèrent, manifestent leur dégoût face à la marche des choses, lancent de véhémentes invectives : le monde leur est insupportable, leur malaise est existentiel, historique.

21Ainsi, Blanchot ne parvient-il jamais à fournir des buts à sa révolte, à formuler des solutions, encore moins à établir une stratégie d’action. Il se borne à appeler à la révolution, au renversement du régime, mais ne propose aucune alternative ; son emportement reste stérile, et prend parfois l’apparence de ces colères d’adolescents qui, révoltés par l’état du monde, rêvent d’un destin plus grand qu’eux.

L’ébauche d’une théorie de la littérature

22Notons que le temps de cette première période d’un Blanchot critique est aussi celle d’une réflexion plus intime sur la pratique romanesque : Blanchot s’attèle, au cours d’une période qui va de 1932 à 1940, à l’écriture de son premier roman, Thomas l’Obscur, qui paraîtra en 1941.

23Les chroniques littéraires, parues sous le titre « Les lectures de l’Insurgé » forment un ensemble assez disparate. Un certain nombre de chroniques portent sur des écrivains aujourd’hui passablement oubliés, parmi lesquels : Louise Hervieu, Georges Reyer, Raymond Guérin, Thyde Monnier, Guy Mazeline, Hubert Chatelion, Jean Guirec, Jolan Fœldes, Charles Plisnier, Henry Poulaille, Lucien Maulvault…

24On retrouve également ce qui peut s’apparenter à des hommages obligés, deux chroniques élogieuses32 consacrées à des livres de Maurras, figures sans doute imposées dans le milieu de cette Jeune Droite, mais dont Blanchot s’acquitte bien au-delà du nécessaire. Ainsi, Blanchot évoque le « génie de Maurras ». Dans une chronique portant sur un ouvrage de Denis de Rougemont, Maurras est encore cité et perçu comme « le seul dont on puisse dire qu’il a vraiment pensé33 ». L’équipe de L’Insurgé est certes en « dissidence » de la doctrine officielle de l’Action française, mais ne rompt pas avec la figure tutélaire du maître. De la même manière, Blanchot fera une critique très élogieuse de l’ouvrage d’Henri Massis, L’Honneur de servir34, ouvrage pourtant d’une rare indigence. D’autres chroniques portent sur des auteurs « amis » ou proches des milieux d’extrême droite et de la Jeune Droite : Denis de Rougemont, on l’a cité, Drieu La Rochelle, Jean Fontenoy ; d’autres auteurs encore, ancrés à droite, Chardonne ou Bernanos.

25Certains ouvrages sont exécutés avec une haine froide, comme La Jeunesse d’un clerc de Julien Benda. Blanchot règle également quelques comptes avec de jeunes intellectuels issus d’autres groupes de la mouvance des « non-conformistes ». Ainsi, il éreinte un livre de Daniel-Rops, proche d’Ordre nouveau, et stigmatise les « penseurs acrobates de la revue Esprit35 ».

26Dans l’ensemble que forment ces chroniques, certaines apparaissent plus fondamentales que d’autres pour saisir la théorie de la littérature qui s’ébauche chez Blanchot au cours de ces années. Nous n’en retiendrons qu’une, il s’agit de l’article qui inaugure la chronique littéraire de L’Insurgé, « De la révolution à la littérature36 » qui prend l’allure d’un texte programmatique, à l’instar du texte liminaire « De l’angoisse au langage », repris quelques années plus tard dans Faux pas37.

27La « révolution » dont il est question ici est bien sûr à mettre en lien avec l’orientation politique du journal. Blanchot aborde donc explicitement la question du lien entre son engagement « révolutionnaire » et sa vision de la littérature, on pourrait aussi dire sa pratique de la littérature, qui demeure encore secrète à ce moment-là : rappelons encore une fois qu’il écrit alors Thomas l’obscur.

28Il commence cependant par affirmer nettement la nécessité d’une autonomie de la littérature, il écrit ainsi :

Nous espérons que personne ne viendra chercher dans cette chronique où seront examinés les livres quelque affreux masque de la politique. […] C’est le signe d’un temps littéraire très affaibli que la littérature ne se contente pas de ses propres passions et y ajoute des représailles de clans. Un marxisme de pacotille nous a donné des habitudes de troupeau.

29Blanchot illustre alors son propos par l’exemple de l’ouvrage d’André Gide, Retour de l’URSS, et la manière dont celui-ci a été accueilli, très chaleureusement par la presse de droite, et on s’en doute, très négativement par le journal L’Humanité. Il adresse au passage une pique à Gide, qu’il qualifie d’écrivain « depuis longtemps […] sorti de son art et dont l’ombre erre pathétiquement ».

30Il est donc clair qu’une œuvre ne doit pas être jugée en fonction des appartenances partisanes de leurs auteurs, Blanchot y insiste : « la critique [...] échappe par principe aux infiltrations indélicates de l’esprit de parti parce qu’il est le contraire de l’esprit critique », mais précise tout de suite son propos et affirme que « là s’arrêterait [la] prétention [des œuvres] à l’indépendance ». Blanchot avance alors la question essentielle, selon lui, qui doit animer la critique et « qui la conduit à se demander si dans un temps où la révolution est souhaitable, il n’y a pas quelques affinités à reconnaître entre la notion de révolution et les valeurs littéraires ». La formulation n’est cependant pas exempte d’ambiguïté. Alors que le titre de la chronique parlait de « la révolution » et de « la littérature », Blanchot parle maintenant plus prudemment de « la notion de révolution » et « des valeurs littéraires ».

31Cette retenue de Blanchot dans les termes employés s’explique par sa crainte de faire courir « à la littérature un péril mortel ». Pour lui,

la littérature ne supporte pas facilement d’être tirée d’elle même, fût-ce pour être confrontée avec son objet. L’homme ou l’univers qu’elle s’est donnée pour dessein d’exprimer lui appartiennent si profondément qu’elle est presque insensible aux accidents qui peuvent affecter l’homme dans son univers.

32Ce qui intéresse Blanchot ici, ce ne sont pas, il le dit, les « conditions sociales et politiques de l’art ». Il cherche davantage à aborder la littérature en tant que monde clos, dans lequel demeure « intact et préservé tout ce que menace la chute du monde ». La littérature apparaît alors comme une issue possible face à la décadence, à la perte, à la « dégénérescence ». Elle est préservée justement parce qu’elle n’a pas besoin du monde, elle est indifférente aux « décadences » comme aux « rénovations », elle est un univers à elle seule. Blanchot désigne encore cet univers comme la « sphère des belles œuvres », une sphère autonome, fermée, abritant « tout ce qui est sans doute suffisant à la naissance d’autres belles œuvres ». La littérature est alors suffisante à elle-même, les grandes œuvres naissant d’autres grandes œuvres. On voit là déjà s’esquisser les traits de la pensée de la littérature tels que Blanchot pourra les formuler par la suite. Il ajoute encore que l’art peut permettre à l’homme d’accéder à une « vie supérieure ». On peut déjà se demander si Blanchot ne perçoit pas que son engagement politique est une impasse, impasse de laquelle il pense peut-être pouvoir sortir par le biais de l’art.

33Comment dès lors lier la littérature à la révolution ? Blanchot va procéder par une définition négative et dire ce que n’est pas une œuvre révolutionnaire. Il écrit :

N’est évidemment pas révolutionnaire une œuvre qui est la transposition volontaire, obtenue par déduction abstraite, de valeurs sociales nouvelles. Rien n’est plus étranger à un art révolutionnaire que la prise en charge par la littérature de tous les refus ou toutes les aspirations propres à une révolution politique même véritable.

34Blanchot vise ici le statut de l’art en URSS et ajoute encore qu’« il n’y a pas pour lui de corruption plus grande que d’accepter avec une passivité impure le travail déjà fait contre un système politique et contre une société ». Mais pour Blanchot la littérature ne devient pas non plus révolutionnaire parce qu’elle renouvellerait, « révolutionnerait », son esthétique :

Les révolutions littéraires sont assurément peu de chose ou si elles sont quelque chose, elles le doivent à des luttes de théories, à des batailles de critiques, à des changements de doctrine, à tout ce qui est étranger à l’œuvre qui se fait et présent seulement dans l’œuvre accomplie.

35Une œuvre n’est donc pas révolutionnaire du seul fait qu’elle accompagne un mouvement politique, et ne l’est pas davantage parce qu’elle inventerait une esthétique nouvelle. Comment dès lors concevoir cette littérature révolutionnaire ? Blanchot esquisse une réponse (mais justement il ne fait que l’esquisser) : le destin de l’art est de « recouper et peut-être d’aider le destin de l’homme qui refuse ». Mais ce refus est-il un refus opérant dans le monde extérieur ? On peut en douter dans la mesure où Blanchot affirme que :

Ce qui importe davantage c’est la force d’opposition qui s’est exprimée dans l’œuvre même et qui est mesuré par le pouvoir qu’elle a de supprimer d’autres œuvres ou d’abolir une part du réel ordinaire, ainsi que par le pouvoir d’appeler à l’existence de nouvelles œuvres, aussi fortes, plus fortes qu’elle ou de déterminer une réalité supérieure.

36Le refus agit donc dans l’œuvre et n’est pas, a priori, dirigé vers l’extérieur.

37Blanchot évoque ensuite les écueils que l’auteur doit éviter pour aboutir à une pratique révolutionnaire en littérature : « Ce qui compte aussi, c’est la force de résistance que l’auteur a opposée à son œuvre par les facilités et les licences qu’il lui a refusées, les instincts qu’il a maîtrisés, la rigueur par laquelle il se l’est soumise. » On perçoit ici les exigences auxquelles Blanchot semble se soumettre lui-même dans son écriture romanesque. Si l’auteur parvient à mettre en pratique ces recommandations, alors il est possible, écrit Blanchot, qu’une puissance « vraiment révolutionnaire » sorte de son œuvre.

38Cette puissance révolutionnaire, Blanchot la décèle aussi dans les grandes œuvres du passé :

[…] il est presque certain que quelques-uns des grands ouvrages classiques accomplissent aujourd’hui leur dessein en nous préparant un univers où les grandes œuvres soient à nouveau concevables et en nous apportant non pas un héritage tout fait, mais les raisons, l’espoir et la force de rassembler notre héritage personnel, de devenir nos propres héritiers.

39Blanchot appuie encore son raisonnement et affirme : « Par quoi se vérifie encore l’axiome qui établit que seule la perfection est infiniment révolutionnaire. » Ces ouvrages du passé ne peuvent être reçus pleinement, trouver leur pleine mesure, que dans les « temps qui ne les ont pas produits (parce que les temps qui ont besoin d’eux sont évidemment aussi ceux où ils manquent, où les conditions pour les faire naître ne sont pas réunies) ». Blanchot reconnaît néanmoins que d’autres œuvres, contemporaines, « même mutilées, aient l’aptitude de correspondre [à un] plus grand destin ». Ce sera pour Blanchot l’une des tâches de cette chronique dans L’Insurgé, reconnaître ces œuvres contemporaines, dont il énonce certaines caractéristiques : une « indifférence aux choses vaines », « un certain orgueil qui les force à refuser les ressources communes », « une certaine dureté à l’égard d’eux-mêmes et à l’égard de nous-mêmes », et même précise Blanchot « quelquefois à l’oubli où ils tiendront le public ».

40On mesure ici l’ambition du projet critique, et on perçoit également le fossé qui sépare cette ambition d’une part non négligeable des chroniques de Blanchot dans L’Insurgé.

41Revenons encore sur le mouvement qu’imprime le titre de cette chronique : « De la révolution à la littérature ». En effet, Blanchot ne dit pas « De la littérature à la révolution », ce qui pourrait signifier, comment une pratique de la littérature peut contribuer à la révolution, comment la littérature peut en quelque sorte être enrôlée au service de la révolution. Il écrit bien « De la révolution à la littérature », c’est-à-dire comment une préoccupation révolutionnaire, celle de l’homme qui refuse, peut trouver une issue dans la littérature. Il semble alors éclairant de recourir à une citation issue de L’Amitié, ouvrage paru en 1971. Blanchot écrit :

La littérature est peut-être essentiellement (je ne dis pas uniquement, ni manifestement) pouvoir de contestation : contestation du pouvoir établi, contestation de ce qui est (et du fait d’être), contestation du langage et des formes du langage littéraire, enfin contestation d’elle-même comme pouvoir. Sans cesse elle travaille contre les limites qu’elle contribue à fixer et quand ces limites, indéfiniment reculées, disparaissent enfin dans le savoir et dans le bonheur d’une totalité réellement ou idéalement accomplie, alors sa force de transgression se fait plus dénonciatrice […]38.

42Cette citation extraite d’un ouvrage paru plus de trente ans après la chronique inaugurale de L’Insurgé n’apparaît pourtant pas anachronique s’agissant de la période qui nous concerne. En effet, on perçoit que cette citation entre en écho avec la chronique précédente. Blanchot énonce donc en 1971 une vision de la littérature quasi-identique à celle énoncée trente ans plus tôt. Simplement, en 1937 il énonce cette vision dans un engagement à l’extrême droite, en 1971 il l’énonce dans un engagement à l’extrême gauche. On pourrait donc en déduire que la théorie de la littérature de Blanchot est indépendante du contexte, en tout cas qu’elle n’a aucun lien avec son engagement politique dans la mesure où elle demeure la même. Les choses semblent cependant plus complexes. On peut également percevoir la théorie de la littérature qu’élabore Blanchot dans ces années, et son identification à un imaginaire nationaliste comme procédant d’un même mouvement, fonctionnant dans une même cohérence. Blanchot est en proie à un malaise existentiel, à une angoisse historique qui débouche sur un appel intransigeant à la révolution, à un renversement, à un bouleversement fondamental. Il s’agit là d’un refus du monde, d’un « non » global lancé au réel, mais aussi d’un sentiment profond d’être en inadéquation avec le monde, avec la marche des choses, inadéquation qui semble être la source de l’angoisse de Blanchot.

43Ce sentiment d’inadéquation débouche sur un appel à une révolution radicale, complète, absolue. Blanchot cherche à la fois une issue dans la politique, à l’instar d’autres intellectuels, et dans la littérature. C’est cette exigence d’une révolution nécessaire qui donne sens à son engagement à l’extrême droite, car pour lui aucun autre engagement politique n’est possible, aucun ne promet la révolution qu’il attend, la révolution communiste étant déjà trop incarnée par l’URSS pour lui paraître enviable. Cette exigence révolutionnaire, Blanchot tente alors dans ces années de la faire passer dans sa vision de la littérature. Et au vu du programme qu’il énonce dans sa chronique inaugurale, il ne s’autorisera aucune facilité. L’engagement nationaliste de Blanchot signifie avant tout refus et contestation, la signification de la littérature telle que la définit Blanchot ne signifie pas autre chose.