Colloques en ligne

Jean-Marie Seillan

La littérature contre le document : le cas des romanciers de la Revue des Deux Mondes

1Les lecteurs familiers de la seconde moitié du xixe siècle ont probablement tous fait le même constat : l’histoire littéraire nous offre de la production romanesque une vue lacunaire et unilatérale. Les manuels nous racontent l’ascension et le triomphe de l’école réaliste et de sa filiale naturaliste, parfois appelée école du « document humain ». C’est l’histoire d’une littérature affamée de savoir qui transforme le roman en encyclopédie ; c’est une succession de romanciers décidés à se faire, à la suite de Balzac, les « archéologue[s] du mobilier social » et les « nomenclateur[s] des professions1 », persuadés, comme Flaubert, qu’il leur faut « tout connaître pour écrire2 », convaincus à la suite de Zola qu’ils « traitent de tout et [qu’]il leur faut tout savoir, puisque le roman est devenu une enquête générale sur la nature et sur l’homme3 ». Pourtant, si l’on prend la patience de relire les romans appréciés par leurs contemporains, le tableau paraît plus complexe et plus contrasté. On découvre que les principes de cette poétique n’étaient observés que par une partie seulement des romanciers, et qu’il existait une école adverse, homogène et solidaire, constamment renouvelée, disposant d’éditeurs puissants, d’un public fidèle et de théâtres qui adaptaient ses œuvres avec succès. Ces écrivains pré-publiaient leurs romans dans la revue la plus diffusée alors en France et à l’étranger, la Revue des Deux Mondes, où des critiques écoutés se chargeaient de les défendre et de les pousser, disait-on, jusqu’à l’Académie française. Les écrivains et les critiques des années 1860-1890 disposaient pour nommer leurs œuvres de l’appellatif « roman idéaliste ». Les historiens modernes de la littérature, eux, ont oublié non seulement cette dénomination, mais jusqu’au nom d’Octave Feuillet, de Victor Cherbuliez, de Marcel Prévost, d’André Theuriet et de quelques autres, plus obscurs encore, comme Henry Rabusson ou Léon de Tinseau.

2Or poser la question du document et de son apport littéraire est un bon moyen de rappeler l’existence – le temps d’un colloque, qu’on se rassure – de ces romanciers que le naturalisme a combattus et contre qui, c’est-à-dire grâce à qui, il a défini sa propre poétique et s’est constitué comme école. Car la plupart d’entre eux étaient indifférents, et parfois violemment hostiles à l’usage du document en littérature. Ils l’étaient pour une multiplicité de causes convergentes que cette étude se propose de débrouiller, en examinant successivement les raisons d’ordre religieux et philosophique, les raisons liées à la sociologie de leurs fictions, les raisons de nature esthétique et enfin celles qui tiennent à la posture même de l’écrivain4.

Religion et philosophie

3Roman naturaliste et roman idéaliste se comprennent mal l’un sans l’autre. Ils sont aussi interdépendants que le sont, dans Madame Bovary, le pharmacien Homais et l’abbé Bournisien. Autant le premier affiche ses prétentions scientifiques, sans craindre de commettre le « sophisme capital » qu’Henry Céard signalait à Zola à propos de la capacité du roman à devenir expérimental5, autant l’autre se défie de la science, qu’il considère comme une machine de guerre dressée contre la foi et destinée à délier la morale de la religion. Rares sont en effet les romanciers idéalistes qui n’attaquent pas la science. Dans Comme dans la vie (1890), Albert Delpit accuse Charles Darwin et, à sa suite et en bloc, Alfred Fouillée, Charles Richet et Théodule Ribot de promouvoir un positivisme matérialiste qui ruine les consciences et qui finit, à force d’affirmer : « La vie est un combat : tant pis pour ceux qui succombent ! », par légitimer le meurtre6. Dans sa Physiologie de l’amour moderne, parue un an plus tôt, Paul Bourget reproche aux psychologues modernes de « parler de l’âme humaine comme on parle des triangles et des carrés, […] des roues et des cylindres7 ». Octave Feuillet, que le roman à thèse n’effraie pas plus que ses contemporains, dénonce également dans la pensée de Darwin (qu’il falsifie en l’alignant sur la philosophie de la nature du marquis de Sade) un danger mortel pour un catholicisme fondé sur le sacrifice de soi : dans Honneur d’artiste (1890), il compose le portrait d’un personnage atteint d’une « cynique perversité », en expliquant que « quelques bribes de Darwin, recueillies çà et là, et mêlées à une confuse teinture de Schopenhauer, lui avaient fourni la vague théorie du nihilisme moral qu’il affichait8 » ; dans La Morte (1886), il fait dire à un homme de science nommé Tallevaut que « c’est par la science qu’on d[oit] parvenir à combler le vide effrayant que laiss[ent] dans le monde moral les anciennes religions épuisées9 ». Et l’intrigue du roman de fournir sur-le-champ la sinistre preuve de son erreur puisque la nièce de ce Tallevaut, fidèle à la pensée de son oncle, justifie l’assassinat qu’elle vient de commettre sur la personne de sa rivale en alléguant le nom de Darwin. Écoutons-la :

la nature […] élimine avec un égoïsme impassible tout ce qui la gêne […] ; elle écrase le faible pour faire place au fort… […] ce sont les faibles qui s’en vont… et ils ne font que leur devoir, et quand on les y aide un peu, on ne fait, après tout, que ce que fait Dieu !… Relisez votre Darwin, mon oncle10 !

4Or, aux yeux de tous ces romanciers, le document est acoquiné avec le positivisme, pour cette raison qu’il entre, contre la foi, dans la logique de la preuve. Le document est du côté de saint Thomas qui doute, qui désire voir et toucher. Il est lié au monde matériel, au mesurable, au quantifiable, au vérifiable qu’Auguste Comte avait désignés pour seuls objet et méthode de connaissance dans son Cours de philosophie positive. Ce que les idéalistes s’efforcent d’atteindre n’est pas la matérialité des choses, mais le mystère de l’âme, le travail secret qu’y accomplit la Providence. Témoin leur porte-parole en matière de critique littéraire dans la Revue des Deux Mondes. Ferdinand Brunetière, qui rentre ébranlé par l’audience que le pape Léon XIII lui a accordée au Vatican en 1894, révise sa définition de l’écrivain idéaliste, dont il loue désormais la « renaissance ». Il avait commencé par le définir comme l’écrivain qui a des idées, à la différence du réaliste, censé n’en avoir pas. Désormais, idéaliste est celui pour qui, « derrière la toile, au-delà de la scène où se jouent le drame de l’histoire et le spectacle de la nature, une cause invisible, un mystérieux auteur se cache, – Deus absconditus, – qui en a réglé d’avance la succession et les péripéties11 ». Sur le terrain moral et spirituel, idéaliste est l’œuvre qui affirme « le sens de l’inconnaissable et du mystère12 », qui s’élève et élève son lecteur jusqu’à l’Idéal, au sens d’absolu et d’infini.

5Le document, du fait de son incapacité à saisir l’au-delà invisible de l’objet, s’en trouve ainsi discrédité. S’il ne sert pas de voile pour masquer et révéler à la fois la présence de Dieu, ou d’instrument à l’exercice de sa volonté, il est frappé d’insignifiance. C’est bien pourquoi les idéalistes rejettent avec mépris ce qu’on appelle dès cette époque l’information. On a beaucoup étudié les rapports unissant la fiction réaliste au fait divers, au journalisme qui diffuse des informations factuelles récentes, suivant la mode anglo-saxonne, accueillie en France avec beaucoup de résistance, du reportage ou de l’interview. Le même Brunetière, porte-parole de l’idéalisme littéraire, profite de son discours de réception à l’Académie française, prononcé le 15 février 1894, pour lancer une charge contre le journalisme d’information, contre le reportage et, plus généralement, contre ce qu’il appelle la « tyrannie de l’actualité » : « c’est à fortifier la tradition, c’est à maintenir ses droits contre l’assaut tumultueux de la modernité […] que j’ai consacré tout ce que j’avais d’ardeur13 ». Il le répète dans la conférence sur L’Art et la morale dont il publie le texte en 1898, en rappelant l’urgence de « maintenir l’autorité de la tradition contre la fureur de la nouveauté14 ». Ce qu’apporte le document d’actualité n’est que l’écume de la vague et n’apprend rien sur les mouvements de fond. Comme le disait avec plus de talent Léon Bloy à un curé qu’il avait rencontré lors d’un pèlerinage à Notre-Dame de La Salette, et qui voulait lui prêter son journal : Monsieur le curé, « quand je veux savoir les dernières nouvelles, je lis saint Paul ».

6Cette disqualification de l’événement d’actualité discrédite du même coup la fonction pédagogique que les réalistes, conformément à l’étymologie, prêtent au document. Non que les idéalistes soient moins désireux d’enseigner que les réalistes. Sans doute le sont-ils même bien davantage. Seulement l’enseignement qu’ils délivrent n’est pas du même ordre que le leur. Il ne relève pas du savoir positif, de l’intelligence : il est de nature morale et spirituelle. Il ne transite pas par la raison argumentative, mais par l’exemple, par l’imitation. Le roman idéaliste n’a donc pas besoin d’enquêter sur la vie ordinaire, de rassembler des « documents humains ». Ce qu’il raconte, c’est une histoire qui tire son exemplarité de sa nature extraordinaire, et dont un personnage vénérable (un prêtre, souvent) vient in fine dégager la signification morale à l’usage du lecteur. Le roman d’Octave Feuillet intitulé La Morte, publié en 1886, c’est-à-dire entre Germinal et La Terre, en offre une bonne illustration. Aliette de Courteheuse, une jeune fille d’une grande piété issue de la vieille noblesse normande, accepte d’épouser un viveur agnostique parce qu’elle s’assigne en secret la mission de ramener à Dieu cette âme égarée. Seulement son époux, mécréant cynique et adultère, lui résiste si bien que la jeune femme va devoir emprunter la voie étroite de l’exemplarité sacrificielle pour atteindre son but. Aliette découvre un jour en lisant Chateaubriand que M. de Rancé s’est converti à la vue de la tête tranchée de sa maîtresse. Sa voie est tracée : « Si j’étais sûre, se dit-elle, que ma tête eût la même vertu, j’aimerais la mort15. » Aliette se laisse donc sciemment empoisonner à l’aconit par sa rivale, une libre-penseuse amorale qui, en faisant ultérieurement le malheur de son mari veuf, qui l’a épousée, permettra à celui-ci de retrouver la foi par la voie du remords. Enseignement fondé non sur des documents issus d’une quelconque observation, mais sur une chaîne d’exemplarités : le lecteur est invité à méditer sur l’oblation salvatrice d’Aliette, qui a pris pour modèle M. de Rancé, lequel avait, au-delà, compris celui du Christ. La morale d’une telle littérature, c’est Albert Delpit qui la dégage à la fin de La Marquise, un roman publié en 1882 : « l’exemple donné par l’élite suffit à enseigner la foule16 ».

Sociologie romanesque

7« L’exemple de l’élite. » L’exemplarité suppose en effet l’existence d’âmes d’élite. Élite morale et spirituelle, s’entend. Cependant, à fréquenter ces romanciers, le lecteur découvre vite que leur élite se confond, de fait, avec l’élite sociale, avec les « gens du monde » qui se recrutent dans les rangs de l’ancienne noblesse française. C’est dans les vieilles familles du faubourg Saint-Germain qu’on trouve, assurent-ils, les esprits affinés par des siècles d’histoire, les âmes éprises d’honneur et d’idéal, demeurées fidèles aux principes de l’Ancien Régime. Or ces êtres d’élite, accoutumés à mépriser l’argent et les transactions commerciales, dépourvus de toute activité professionnelle, se meuvent à une telle altitude qu’ils ignorent tout du monde matériel, des besoins que le travail permet de satisfaire, des objets utilitaires qu’il sert produire et à vendre. Ils dédaignent trop les instruments et les ustensiles pour se compromettre dans des échanges didactiques et accepter une quelconque délégation descriptive. Du même coup, le roman idéaliste exclut radicalement l’emploi des techniques de description mises au point par Zola pour étudier la société industrielle. Il n’a que faire de l’ignoble série des Manuels Roret puisque ses personnages ne font rien. Et n’apprennent rien, car ils n’ont besoin d’acquérir, du fait de leurs dispositions innées, aucune formation intellectuelle ou technique par voie d’apprentissage. Fidèles aux usages de l’ancienne noblesse, ces aristocrates regardent de haut le savoir et ceux qui le transmettent. Henry Rabusson écrit ainsi de l’un de ses jeunes premiers, Régis Le Prat de Montignan, que des études incomplètes « devaient pleinement lui suffire, étant données son intelligence naturelle et la catégorie sociale à laquelle il appartenait17 ».

8Tout ce qui touche à l’objet, produit d’une matérialité dégradante réservée à la bourgeoisie, au peuple, et plus encore à la domesticité, est donc proscrit de leurs fictions. Flaubert s’émerveillait de découvrir « dans la poétique de Ronsard un curieux précepte : il recommande au poète de s’instruire dans les arts et métiers, forgerons, orfèvres, serruriers, etc., pour y puiser des métaphores » et il conseillait à Louise Colet de s’en inspirer18. Idée aberrante aux yeux d’Armand, Augustin, Joseph, Marie Ferrard, comte de Pontmartin, qui tient le feuilleton littéraire de la Gazette de France. En 1877, il exprime sa gratitude envers Octave Feuillet, qui lui a donné à lire son dernier roman, Les Amours de Philippe, au sortir de l’ignoble Assommoir:

Quelle sensation agréable, lire un roman sans rompre une minute avec la bonne compagnie ! Étudier le langage et les sentiments des personnages sans avoir préalablement à apprendre l’argot des cabarets et des bouges ! N’être pas forcé de se déclarer incompétent, faute de connaître à fond les mœurs, les goûts, les élégances, la langue et les breuvages des blanchisseuses, des piqueuses de bottines, des laveuses d’écuelles, des voyous de barrières, des repris de justice et des chiffonniers19 !

9Sept ans plus tard, accablé par la lecture de La Joie de vivre, Pontmartin oppose, comme un antidote à l’entrée en force du monde du savoir et du travail dans la fiction romanesque, le modèle insurpassable à ses yeux du roman aristocratique. Il écrit :

Pour analyser à fond le roman de M. Zola, il faudrait préalablement apprendre par cœur le Manuel du chimiste, du physicien, du botaniste, du naturaliste, du minéralogiste, du mécanicien, du charpentier, de l’hydrographe, du pédicure, de l’anatomiste, de l’ingénieur, du vétérinaire et de la sage-femme. « Ô princesse de Clèves ! » s’écrierait Sainte-Beuve20.

10La description, porte d’entrée principale du document dans la fiction, est donc interdite de séjour chez les romanciers idéalistes. Ceux-ci jugent indigne de se commettre dans l’énumération et l’infiniment petit du détail où s’enlisent, disent-ils, les sectateurs de Flaubert. Dépouiller des traités et les catalogues de botanique, comme l’a fait Zola pour décrire le Paradou de l’abbé Mouret, leur semble du dernier ridicule. Ils ne lancent donc, au grand dam de Philippe Hamon, aucun « appel à la compétence lexicale et encyclopédique du lecteur21 », car l’emploi d’un langage technique spécialisé leur paraîtrait une impolitesse désobligeante. Partisans en tous domaines de l’indétermination, ils considèrent qu’ils ont accompli leur tâche s’ils ont signalé, pour peindre une campagne, la présence d’arbres et de fleurs. Pour le reste, c’est le vocabulaire abstrait des moralistes de l’âge classique qui l’emporte, les sentiments des personnages s’affrontant comme autant de synecdoques dans des combats intérieurs prudemment détachés de cette ignoble physiologie que les naturalistes traînent avec eux comme un péché littéraire originel.

11Car l’essentiel à leurs yeux ne réside nullement dans le sérieux de l’observation qui conditionne la crédibilité référentielle de l’écriture réaliste. En matière de référentialité, ils n’ont d’ambition que ce qu’il faut pour se faire lire. L’essentiel réside dans le plaisir et la leçon procurés au lecteur par l’aventure racontée, et donc dans l’agencement de cette aventure elle-même. L’imagination reste ainsi leur ressource principale. C’est Armand de Pontmartin, encore lui, qui le prouve en se mettant à la place du lecteur des romans publiés en feuilleton par les fournisseurs attitrés de la Revue des Deux Mondes :

Lorsque Victor Cherbuliez, Octave Feuillet, André Theuriet […] nous racontent dans la Revue, par fragments et à quinze jours d’échéance, leurs plus belles histoires, quoi de plus agréable que d’imaginer à soi tout seul et à sa guise ce qu’ils nous font attendre quinze jours ? […] Maintenant, attendre une quinzaine, c’est bien long ! Que va-t-il se passer ? Quel parti l’auteur tirera-t-il de ce caractère ? Quel sera le mot de cette énigme ? Que faut-il augurer de cette situation, de ce dialogue ? Par quels moyens mettre d’accord la vraisemblance et la surprise ? Voyons ! Si j’essayais22 ?

12L’intérêt du lecteur dépendant de la seule tension narrative créée par l’affabulateur, celui-ci n’a pas de compte à rendre à la réalité et à la vérité des documents qui pourraient servir à l’authentifier. Leur vraisemblable n’est pas référentiel, il est intertextuel. Résumant le dénouement d’un roman de Feuillet, Pontmartin concède volontiers que tout le monde « dirait que les choses ne se passent pas ainsi dans la vie réelle » ; mais c’est pour ajouter aussitôt : « Tant pis pour les choses, pour la vie et pour la réalité », puisque ce que le romancier recherche, ajoute-t-il, c’est « le culte, le fanatisme, l’héroïsme, le roman de l’honneur23 ». Autant de termes renvoyant non à l’univers extradiégétique, mais à celui de la littérature, vers lequel il faut se tourner pour comprendre les raisons esthétiques du rejet du document.

Nostalgies esthétiques

13Qu’ils l’affirment ou non, ces romanciers obéissent en effet au principe classique de la belle nature choisie. Tous gardent vivant à la mémoire le chapitre xxxv de l’Histoire naturelle de Pline, qui raconte comment procéda le peintre Zeuxis chargé d’« exécuter pour les Agrigentins un tableau destiné à être consacré dans le temple de Junon Lacinienne » : « il examina leurs jeunes filles nues, et en choisit cinq, pour peindre d’après elles ce que chacune avait de plus beau ». À cette fâcheuse différence près qu’ils prient d’abord les jeunes filles de se rhabiller, les romanciers de la Revue des Deux Mondes procèdent de même. Pour composer leurs personnages et leur donner la beauté parfaite sans laquelle ils n’entreraient pas en fiction, ils n’ont pas besoin d’enquêter ni d’observer : ils ne font poser aucun sujet vivant, ils copient les copies antérieures, idéales et atemporelles, fournies par les grands modèles picturaux. Quand, dans le premier chapitre de leurs romans, Feuillet ou Bourget combinent la scène de rencontre de leurs jeunes premiers, ce qu’ils nous montrent, c’est un Van Dyck descendant de son cadre pour saluer un Titien, un Rembrandt faisant la révérence devant un Botticelli.

14C’est pourquoi ils font l’économie du portrait physique de lignée réaliste. Aucun risque chez eux de rencontrer un nez porteur d’une loupe, une femme boiteuse ou un regard qui louche. À leurs yeux, la singularité d’un visage est une imperfection désobligeante et ne mérite pas d’être notée. Ils jugent tout aussi inutile de différencier leurs personnages, les salons où ils évoluent, les tenues vestimentaires qu’ils portent. Il se contentent d’accumuler les superlatifs laudatifs et de remettre au goût du jour l’ouverture de La Princesse de Clèves : « Jamais cour n’a eu tant de belles personnes, et d’hommes admirablement bien faits, et il semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu’elle donne de plus beau dans les plus grandes Princesses, et dans les plus grands Princes24. » Évidemment, à force de s’égaler dans la même perfection, héros et héroïnes se ressemblent au point de devenir interchangeables. Quand on a lu à la suite plusieurs romans de Feuillet ou de Bourget, il est impossible de ne pas confondre tous ces beaux jeunes gens aussi élégants dans le maniement de l’épée que dans celui de la tasse de thé, toutes ces valseuses blondes au cœur battant et aux épaules marmoréennes.

15Encore faut-il, bien sûr, que le style des romanciers soit digne de tels personnages, la diction à la hauteur de la fiction. Soyons sans crainte : l’osmose est parfaite à tous niveaux. Feuillet, qui est sans doute le dernier écrivain de cour de la littérature française, était salué par tous comme un homme du monde accompli. Expert en mondanités, Paul Bourget en témoigne, qui voyait en lui « un homme de bonne compagnie, chez qui le langage et les manières sont surveillés » : « l’auteur est du même monde que ses personnages. […] il est l’un d’eux, il a leurs mœurs, leur manière de sentir, de penser, leur origine25 ». Fait significatif, les critiques de son temps recouraient pour décrire le talent de Feuillet aux qualifications élogieuses qu’il décernait lui-même à ses personnages. Sainte-Beuve louait la « forme toujours élégante […] et polie » de ses romans26 ; Anatole France le tenait pour « le romancier galant homme », dont l’esprit possède « une délicatesse, une discrétion, une noble pudeur […] une pureté singulière, une finesse exquise, une élégante netteté27 », et Georges Pellissier admirait ses « heureuses qualités de grâce, de tact, de convenance exquise28 ».

16À quoi tient donc cette absence de dissonance, cette fluidité harmonieuse que les contemporains reconnaissaient à un tel romancier – qualités qui peuvent posséder, aujourd’hui encore, un curieux charme désuet ? Parmi bien des raisons, sans doute à l’effacement des rugosités de l’Histoire et des bariolages de la société moderne. Idéalisé, le monde des idéalistes vit dans une bulle protectrice, à l’abri des besoins et des menaces. Rien ne change jamais dans le monde, en effet, pour qui le contemple sub specie aeternitatis. Tel est l’avis développé par Léon Gautier, un critique catholique militant qui règle son compte en 1877 à L’Assommoir de Zola et à ses prétentions documentaires : « Rien ne ressemble à un assommoir du xixe siècle comme un mauvais lieu du xve29. » Pourquoi s’informer puisque, pour Gautier, « la vie humaine reste toujours la même par essence » ? Les idéalistes choisissent, Zola donc a raison, de peindre « l’homme métaphysique » et de le faire mouvoir, en accord avec une certaine tradition classique, « sur un fond neutre, indéterminé, conventionnel […], hors du temps et de l’espace30 ». Perçus du haut du Ciel, les êtres se fondent dans l’indistinction. Comme Georges Ohnet l’écrit du saint curé de Favières en 1897, « qu’était l’humanité contemplée des hauteurs où planait son âme31 ? » Comment le lecteur ne serait-il pas flatté de s’élever jusqu’à ces altitudes grisantes ?

Question de métier

17Ainsi conçus, l’usage ou le refus du document deviennent enfin la pierre de touche différenciant deux conceptions du métier d’écrivain. Les médaniens, qui tiennent la prise de notes et la constitution de fichiers pour une phase préalable de l’écriture, assoient leur réputation de sérieux scientifique en valorisant la persévérance et le travail, mots clés de l’éthique professionnelle réaliste depuis que Balzac a décrit son « effroyable labeur » dans l’« Avant-propos de la Comédie humaine32 ». Comme le rappellent Jean-M. Goulemot et Daniel Oster, « on sait […] quelle forte légitimité sociale et intime la nouvelle idéologie du travail leur permettra de construire et d’exhiber dans le champ culturel33 ». Les naturalistes font donc passer les romantiques prétendument inspirés pour des flemmards, leurs concurrents idéalistes pour des dilettantes mondains, des improvisateurs produisant sans effort, par une sorte de dégoulinade verbale incontrôlée et inépuisable, trois fois plus de livres qu’eux. Zola parle ainsi avec dédain de la facilité de George Sand – qui publiait, comme lui, un roman par an – et de la paresse de Musset :

Il appartenait à une génération d’écrivains qui affectaient le dédain du travail. Les travailleurs puissants, en 1830, se cachaient pour produire ; la mode était de laisser croire qu’on ouvrait la fenêtre et que l’inspiration entrait, comme un oiseau divin. Cela nous étonne un peu aujourd’hui, nous autres qui mettons toute notre force dans le travail et qui nous honorons d’avoir du talent à force de patience34.

18À l’opposé, accumuler une masse toujours croissante de notes de lecture et de documents devient un critère de qualité littéraire. Produire lentement, douloureusement, apporte la preuve de la scientificité de la littérature. Contre la facilité supposée des idéalistes, Zola, à la suite de Flaubert, dresse l’image néo-sacrificielle du bûcheur casanier :

C’est notre art nouveau, notre amour du réel, l’horreur de la pose et les nécessités de l’observation continue, qui nous ont embourgeoisés et enfermés dans nos cabinets de travail, comme des hommes de science. […] Nous nous isolons, et nous portons lourdement le poids de notre solitude35.

19De son côté, Edmond de Goncourt, qui vise nommément Bourget et le dernier Maupassant, réprouve dans son Journal « l’habitude de faire un roman toutes les années, un roman en courant, avec la glane rapide du dernier assassinat, du dernier adultère, du dernier fait typique, mêlée de racontars d’après-dîner des gens du monde36 », et oppose à cette façon de (mal) faire les « vingt années de notes écrites » que lui a coûté la préparation de Renée Mauperin, les « quatorze ans » d’observation « d’après nature » nécessités par celle de Germinie Lacerteux. Huysmans est fier, lui aussi, de publier des romans qui lui donnent « un mal de recherches énorme ». Au moment où il prépare La Cathédrale, le naturaliste qu’il n’a pas cessé d’être voit dans l’exhaustivité documentaire la marque même du sérieux, quitte à plomber la lecture du livre : « si je ne traite pas la Symbolique à fond, dans toutes ses branches, écrit-il, l’on dira que ce n’est pas étudié et sérieux – mieux vaut affronter l’ennui que l’on me reprochera et justement, je l’avoue37 ». Et il n’hésite pas, avec un mélange de fierté et d’embarras, à montrer Durtal, son alter ego, en train de « rang[er] les notes entassées peu à peu » sur telle ou telle sainte, ou « ahuri, devant ses livres et ses calepins, […] perdu dans [un] amas de textes contradictoires accumulés devant lui38 ».Ce qui ne l’empêche pas de tenir la concurrence à l’œil au moment où il rédige L’Oblat : « c’est une véritable duperie, écrit-il à son ami Arij Prins, que de faire si consciencieusement des livres, pendant 2 ou 3 ans d’affilée, alors qu’un tas de salauds écrivent des romans quelconques en quelques mois et satisfont parfaitement ainsi au goût du public39 ». Logique qui l’avait conduit à prétendre, au moment où il écrivait En route, que son ancien maître galvaudait lui-même le travail de documentation puisqu’il publiait un livre par an : « J’envie presque le Zola qui se donne si peu de mal et se contente des premiers racontars qu’on lui débite40 ! »

20Bref, les débats autour de l’usage ou de l’éviction du document dessinent plusieurs lignes de clivage dans la fiction de la fin du xixe siècle. De part et d’autre de ces lignes s’affrontent – et souvent s’injurient – tenants de la tradition catholique et promoteurs de la modernité scientifique ; nostalgiques de l’ordre social ancien et romanciers ouverts à la société démocratique, avec l’immense bric-à-brac d’objets et de descriptions qu’elle fabrique et traîne à sa suite ; stylistes courant après le Beau éternel et romanciers accumulant des fiches ; écrivains accusés de fainéantise et prolétaires autoproclamés de la plume. Ce combat, dira-t-on, est aussi loin de nous que la cavalerie de Reichshoffen et les discours de Sadi-Carnot. Nul doute non plus que le parti des corps sans âme ne l’ait emporté sur celui des âmes sans corps et que Zola n’ait triomphé de Feuillet. Encore faut-il ne pas oublier que les vainqueurs n’auraient pas combattu sans adversaires et qu’il n’existe pas d’avant-gardistes sans l’existence d’une arrière-garde41.

21Jean-Marie Seillan

22Université de Nice-Sophia Antipolis, CTEL